« Le monde moderne, l’esprit moderne, laïque, positiviste et athée, démocratique, politique et parlementaire, les méthodes modernes, la science moderne, l’homme moderne, croient s’être débarrassés de Dieu ; et en réalité, pour qui regarde un peu au-delà des apparences, pour qui veut dépasser les formules, jamais l’homme n’a été aussi embarrassé de Dieu.[1] »

Quand Jacques Maritain publie son ouvrage intitulé Antimoderne, en 1922, il le dédie « À Vladimir Ghika prince dans le siècle et par une vocation plus haute prêtre dans l’Église de Jésus-Christ »[2]. Cela peut paraître un peu étrange car, à cette date, Vladimir Ghika n’est pas encore ordonné prêtre. Il le sera en octobre de l’année suivante.

Ayant reçu le livre alors qu’il est en Roumanie, Vladimir Ghika écrit à l’auteur, le 21 août 1922 : « Merci pour l’Antimoderne, relu avec satisfaction et communiqué avec fruit autour de moi. Merci pour sa dédicace dont le bon souvenir m’a bien touché. [3] »

Vladimir Ghika indique qu’il a « relu » le livre, c’est donc qu’il a sans doute eu accès à une version du livre avant publication, à moins qu’il ne fasse référence aux articles ou conférences qui sont à l’origine des chapitres du livre et qui, pour certains, datent de plusieurs années. Quoi qu’il en soit, il s’en montre satisfait et ne communique aucune critique à l’auteur. C’est donc qu’il est en plein accord avec le contenu de l’ouvrage. Alors on peut se poser légitimement la question : Vladimir Ghika est-il antimoderne ?

Dit comme ça, au premier abord, l’idée fait horreur ou du moins paraît étrange, comment peut-on être antimoderne ? Comme quand Montesquieu se demandait : « Comment peut-on être Persan ? » Il faut donc dès l’abord tenter de définir ce que c’est que ce mot, « antimoderne », ce qu’il signifie, ce qu’il désigne, à cette date-là, au début du XXe siècle.

« La Loi du Moi »[4]

Qu’est-ce donc, tout d’abord, que le « modernisme » ? puisque l’« antimoderne », par son nom même, semble s’y opposer. Le terme « moderne » a, au début, été utilisé par les historiens pour désigner la période qui suit le moyen âge. L’époque moderne commence ainsi avec la Renaissance et culmine avec le temps des Lumières. Et c’est là justement que le bât blesse, car la philosophie des Lumières, qui conduit à la Révolution française de 1789, n’a pas que des admirateurs. Elle a ses détracteurs, notamment du côté de l’Église. Et c’est justement parmi eux que l’on trouve ceux que l’on va appeler les « antimodernes ».

En quoi se caractérise donc cette philosophie des Lumières ? Il faut d’abord voir quelle en est la cause pour la comprendre. Et la cause première de ces Lumières, c’est qu’elles viennent après une période, certes de Renaissance, sous-entendu de la grande Antiquité, mais surtout de troubles, avec les guerres de religion, qui ont ensanglanté l’Europe, au moins dans sa partie occidentale, aux XVIe et XVIIe siècles. Les historiens estiment que pendant la seule Guerre de Trente Ans (1618-1648), certaines régions de l’Allemagne ont perdu plus de la moitié de leur population…

Si ces guerres sanglantes se sont faites, dans une certaine mesure, au nom de Dieu, alors c’est que la religion ne doit pas être le principe sur lequel doit se construire une société harmonieuse, se disent alors certains penseurs. C’est de là, entre autres, que naissent les Lumières. Mais que mettre à la place de Dieu ? Par quelle valeur le remplacer ? Les philosophes répondent alors, presque unanimes, par la vie humaine, elle qui a été si dédaignée pendant les guerres de religion. L’homme va désormais se placer au centre des préoccupations. Et, peu à peu, cela va se concrétiser par l’adoption d’une charte nouvelle, basée sur ce que l’on va appeler les droits de l’homme. La royauté absolutiste de droit divin va laisser la place au droit des individus, organisés en nations, libres de disposer d’eux-mêmes.

L’homme devient ainsi origine et source de tout droit, de toute justice, de toute morale et sa liberté ne s’arrête que là où commence celle des autres, les droits de l’homme devenant bientôt le droit des nations. D’ailleurs, le roi de France Louis-Philippe, en 1830, prend le titre de « roi des Français » et non plus celui de « roi de France », symbole que sa légitimité provient du choix de la nation française, et donc des hommes, et non plus de Dieu. Le roi autrefois « très chrétien » ne l’est plus guère.

Quelle est la place de Dieu dans tout cela. Il n’est pas absent, les philosophes du XVIIIe siècle ne sont pas Libertins, comme on disait, c’est-à-dire athées, ils sont en général déistes, tel Voltaire, qui parlait du « grand horloger de l’univers », mais Dieu, ne peut être considéré comme une base solide à l’édification d’une société juste et harmonieuse ici sur terre, quant à ce qui se passe dans le ciel… cela reste très hypothétique.

« On a réduit le monde à la taille de l’homme au lieu de mettre l’homme à la taille de l’Univers (et au-dessus) »[5]

Mais l’homme est-il digne d’un tel honneur d’être l’étalon de la société ? Oui, répond Jean-Jacques Rousseau, l’homme naît bon et c’est la société qui le rend mauvais, et la conséquence de cette idée c’est que si l’on réforme la société, l’homme deviendra meilleur, et la société se faisant meilleure, elle entrera dans un cycle de progrès permanent jusqu’à devenir le paradis… sur terre, et non plus au ciel.

Des idées modernes naissent des tas d’utopies, qui n’ont certes pas attendu les Lumières pour apparaître. L’on pense à l’Utopie, livre écrit en 1515 par Thomas More – canonisé par l’Église Catholique en 1935 –, à la Cité du Soleil décrite en 1604 par Tommaso Campanella – un Dominicain, – ou encore aux États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac, – un Libertin, lui, – publiés de manière posthume en 1650. L’on pourrait citer beaucoup d’autres exemples d’utopies de ce genre publiées aux XVIIIe et XIXe siècles. Celle qui, finalement, aura le plus de succès, car sans doute la mieux pensée, la mieux en phase avec son époque, c’est le communisme marxiste. Il laisse espérer le paradis, là, à portée de mains, il suffit de renverser les oppresseurs, la classe bourgeoise. Et cela ne peut laisser indifférent une grande partie de la population qui, chassée du travail de la terre par la misère et la mécanisation croissante, exploitée par le capitalisme naissant, voit là un espoir plus concret que ce que peut promettre une Église, très exigeante en matière de morale d’une part et d’autre part qui se place presque toujours du côté de l’ordre social, des puissants donc, lorsque l’on ose contester les excès des exploiteurs.

Cette idée du paradis que l’on peut construire sur terre est renforcée par les progrès que fait la science à cette époque. La science ne semble pas, alors, avoir de limites.

« La science, une conscience de l’ordre »[6]

Le modernisme semble s’incarner dans les progrès de la science. Celle-ci vainc les maladies et les souffrances physiques, améliore les techniques de production, permet de maîtriser la nature, etc. Jusqu’où ira-t-elle ? L’homme ne peut-il devenir omniscient ? omnipotent ? tel un Dieu ?

 On en arrive au milieu du XIXe siècle, à développer un véritable culte pour la science. Le positivisme, développé par Auguste Comte, devient une sorte de religion. Une religion qui s’oppose donc au christianisme. Surtout que ce dernier semble, dans bien des cas, être un frein au développement scientifique. S’opposant, Bible en tête, aux avancées de cette science triomphante, l’Église paraît rétrograde, voire réactionnaire.

Le cas de la réaction de l’Église – ou même plutôt des Églises, aussi bien catholique que protestantes – aux idées évolutionnistes de Darwin et autres est symptomatique. Les arguments des croyants basés sur une lecture littérale de la Bible s’effondrent sous les coups de boutoir des progrès scientifiques. De là à penser que la Bible entière va s’écrouler et tout ce qui se base sur elle, il n’y a qu’un pas, que d’aucuns franchissent allègrement. Le modernisme est donc, de bon droit, à la fin du XIXe siècle senti comme un danger pour l’Église.

Celle-ci réagit et, dans le seconde moitié du XIXe siècle, s’oppose au « modernisme », s’oppose à l’organisation de la société selon les seuls critères du bon vouloir humain, s’oppose à l’espoir fou que le bonheur éternel est possible sur terre, s’oppose à l’idée qu’un jour la science expliquera le tout du tout.

Pie IX, en 1864, dans son célèbre Syllabus, pointe du doigt l’erreur doctrinale suivante : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » Mais le coup de grâce est donné plus tard, quand, « en 1907, Pie X condamne le modernisme dans le décret Lamentabili, que suit peu après l’encyclique Pascendi (…) complétées en 1910 par un serment antimoderniste. [7] »

Ces textes n’ont guère d’effet et les espérances qu’ont fait naître la modernité auront besoin des coups de la cruelle réalité pour se modérer.

« Diviniser, et, à l’autre pôle, diviser. »[8]

Ainsi, certains en arrivent même à penser non seulement que la religion est l’opium du peuple, mais que « Dieu est mort ». C’est de là que l’on passe à la divinisation de l’homme.

Oui, mais quel homme ? Le bon sauvage de Rousseau étant bien difficile à trouver dans l’espèce humaine, l’on pense soit faire naître au forceps un « homme nouveau » – comme le font les communistes – soit l’on cherche le surhomme nietzschéen, celui que les nazis croiront découvrir dans la race parfaite et tout aussi utopique des Aryens.

Alors on développe des programmes de sélection humaine, pour améliorer la race, comme on l’a fait pour les animaux domestiques. L’eugénisme prend son essor. Les êtres non viables sont castrés voire éliminés, comme dans l’Allemagne nazie. Ce ne sont pas seulement des pays à l’idéologie extrémiste qui ont pratiqué cet eugénisme institutionnalisé, la Suède, entre autres, a pratiqué une politique de castration des handicapés mentaux jusque dans les années soixante-dix du XXe siècle.

Comme nous le disions plus haut, dans la société moderne, la liberté finit là où commence la liberté d’autrui. Mais qui est cet autre ? Quand devient-on « autre », c’est-à-dire « homme », ayant ses droits particuliers. Le cas du problème de l’avortement est symptomatique en la matière. La liberté qu’a la femme de disposer de son corps lui permet-elle de tuer l’embryon qu’elle porte ? Oui, si celui-ci n’est pas encore un être humain dit la société moderne. Mais qui a décidé qu’à trois mois il était humain (comme dans la plupart des législations européennes) et avant non ? L’homme lui-même. Dans certaines sociétés traditionnelles les enfants ne devenaient êtres humains qu’au moment où ils commençaient à parler, vers deux ans. Avant, les parents avaient droit de vie et de mort sur eux. De même, on sait que l’infanticide féminin a été beaucoup pratiqué en Inde ou en Chine jusque récemment. Aujourd’hui les techniques échographiques permettent aux parents de savoir le sexe de leur enfant avant la naissance et à la femme d’avorter si le sexe de l’enfant ne leur convient pas ! On pourrait donner beaucoup d’exemples de ce genre.

Si on laisse à l’homme le droit de dire qui est homme et qui ne l’est pas, alors il peut déclarer que ses voisins ne sont pas des hommes, mais des « chiens », et les tuer. Les déclarer des sous-hommes et les exterminer. L’histoire récente en donne beaucoup d’exemples, malheureusement.

Les utopies du XXe siècle, étrangement, elles qui devaient apporter le bonheur éternel à l’homme, ont, comme on le sait trop bien, semé la mort et la désolation tout autour de la terre pendant presque un siècle. Il s’agit là d’exemples extrêmes, mais il n’empêche qu’ils se basent sur des notions fondamentales d’organisation de la société moderne qui, pour les antimodernes, sont erronées à la base.

Jusque-là nous avons donc exposé le contexte, celui du modernisme, d’où il naît, comment il se manifeste, quels sont ses principes, ce n’est que maintenant que nous pouvons aborder l’antimodernisme et l’attitude de Vladimir Ghika vis-à-vis de ces deux courants de pensée. Essayons d’analyser la naissance et les ressorts de l’antimodernisme.

« Oublier Dieu, c’est déjà, et pour tout, sortir de la réalité »[9]

Si l’antimodernisme naît avant qu’éclatent au grand jour les excès des idéologies modernistes extrêmes, comme le communisme soviétique ou le nazisme, il en a vu, dès le départ, les défauts essentiels qui se concrétisent à la fin du XVIIIe siècle par les crimes de la Révolution. Ce que reprochent essentiellement les antimodernes aux modernes, c’est, tout simplement, d’oublier Dieu, pas forcément de le nier, mais de le mettre dans un placard, bien propret, certes, mais un placard tout de même.

Les premiers antimodernes, tels Joseph de Maistre ou Chateaubriand réagissent aux excès de la Révolution française[10]. Pour Chateaubriand, auteur du Génie du christianisme (1802), qui écrit alors que la Terreur a pris fin, toute société doit s’appuyer sur le fait religieux, et ce « religieux » est forcément chrétien : « L’idée chrétienne est l’avenir du monde.[11] »

Mais quel avenir propose-t-il ? Celui d’une société théocratique, à l’image de la république iranienne des mollahs actuelle ? Une royauté absolue dominée par un roi très-chrétien tout-puissant, que justement la Révolution vient de faire tomber à cause de son incapacité à créer une société juste et équitable ?

« Dieu premier servi[12], c’est Dieu premier servant »[13]

Bien entendu la religion, qu’elle soit chrétienne ou autre, peut avoir sa place dans la société telle que la voient les modernes (même les communistes), elle n’en est pas forcément exclue, mais c’est une place non essentielle, accessoire. Cette relégation de Dieu dans la sphère de la vie privée, les antimodernes ne l’acceptent pas. Tout d’abord l’antimoderne montre qu’il est absurde de rejeter Dieu en marge de la société humaine. « Si nous sommes antimodernes, écrit Jacques Maritain, ce n’est pas par goût personnel, certes, c’est parce que le moderne issu de la Révolution antichrétienne nous y oblige par son esprit, parce qu’il fait lui-même de l’opposition au patrimoine humain sa spécification propre, hait et méprise le passé, et s’adore, et parce que nous haïssons et méprisons cette haine et ce mépris, et cette impureté spirituelle.[14] »

Jacques Maritain reproche ainsi à l’homme des Lumières de « s’enferme[r] comme un tout-puissant dans sa propre immanence, fai[re] tourner l’univers autour de sa cervelle, s’adore[r] enfin comme étant l’auteur de la vérité par sa pensée et l’auteur de la loi par sa volonté. La Science qu’il construit pour se soumettre l’univers matériel interdit à sa raison l’accès des réalités supérieures. [15] »

Adorer l’homme, en faire une idole, c’est contrevenir au premier commandement qui enjoint de n’avoir pas d’autre Dieu que Dieu.

L’on peut résumer cela par une brève pensée laissée par Vladimir Ghika : « Déification de l’homme (plan divin) et divinisation par l’homme (mal).[16] » Comment oublier Dieu, le créateur de toute chose ? Comment baser la société sur un homme imparfait, un homme empreint du péché originel ?

« À la base de l’antimoderne se trouve la foi dans le péché originel, tandis que la décadence moderne, sous tous ses aspects, résulte de l’abjuration de cette foi.[17] » L’antimoderne croit donc au péché originel et ne pense donc pas, comme Rousseau, que l’homme naît bon. Ce que Vladimir Ghika résume ironiquement : « L’honnête homme est, en général, un criminel manqué[18]. » Et si l’homme est mauvais à l’origine, comment pourrait-on bâtir une société juste, un paradis sur terre, en se basant sur sa seule raison humaine, si limitée ?

Pour l’antimoderne, la société naturelle n’est pas égalitaire et ne peut l’être. D’où une certaine tendance à l’aristocratisme, à l’acceptation des inégalités sociales et matérielles, à l’acceptation d’une royauté dont le souverain serait désigné par Dieu. La mort de Louis XVI est ainsi vue par les antimodernes comme un renouvellement du péché originel. Pour ne parler ici que d’un des crimes de la Révolution. Des crimes diaboliques, selon Joseph de Maistre : « Il y a dans la Révolution française un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu et peut-être de tout ce qu’on verra[19]. » Non, on a vu bien pire depuis…

Cette outrecuidance de l’homme à vouloir construire une société juste basée sur les droits de sa seule personne est la réplique de l’outrecuidance de Satan voulant jouir de sa liberté.

La liberté est-elle donc mauvaise ? Non, répondent les antimodernes, puisqu’elle est donnée par Dieu. L’homme est totalement libre, de suivre les commandements de Dieu… ou non.

« Le pire châtiment n’est-il pas d’être sans progrès ? »[20]

Mais alors l’homme n’a pas la liberté de chercher à améliorer sa vie sur terre ? L’homme est condamné à subir les inégalités sociales, les catastrophes naturelles ? L’homme doit renoncer à toute idée de progrès ? Vladimir Ghika répond : « Progrès sans Dieu est absurdité[21]. » Qui rappelle la célèbre phrase de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Cela ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir progrès, mais que le seul vrai progrès ne peut être que spirituel.

Qu’est-ce que le progrès pour un antimoderne ? C’est une progression vers un avenir meilleur et selon tout vrai chrétien cet avenir ne peut être que la vie éternelle. Tout ce qui éloigne de la vie éternelle est donc mauvais, même s’il peut paraître, ici-bas, un progrès, une amélioration de la vie humaine, une atténuation des souffrances de l’homme. Est-ce à dire que toute amélioration de la vie sur terre est impossible ? Non, bien entendu, mais elle ne peut être que secondaire par rapport à la progression spirituelle. Parler de progrès dans le domaine de l’économie, du social, des sciences, etc. est absurde si cela empêche un progrès spirituel.

L’antimoderne refuse-t-il donc toute avancée de la science ? tout progrès de l’humanité ? Est-il un réactionnaire de la pire espèce qui reste indifférent aux soulagements que pourrait apporter la science aux souffrances de l’humanité sous prétexte que c’est Dieu qui a voulu que les choses soient ainsi ?

Vladimir Ghika, qui a tant fait pour soulager les maux physiques des hommes qu’il a pu croiser, notamment en amenant les Filles de la Charité en Roumanie, en s’intéressant de près aux lépreux, etc. ne peut être accusé d’avoir été indifférent aux maux de la société. « Vibrer à toute souffrance d’autrui en s’oubliant soi-même,[22] » écrit-il. Ou encore : « Notre charité doit partager les souffrances d’autrui : Le moindre d’entre nous vaut qu’on meure pour lui.[23] »

Alors que le monde moderne tente d’effacer toute souffrance grâce à la science, les antimodernes rappellent que ce n’est pas la douleur qu’il faut faire disparaître, mais le mal, ce qui est différent. Vladimir Ghika écrit ainsi : « Heureux dès cette terre ceux qui souffrent injustement. Car ils ont là une preuve de l’autre vie et une sûre créance sur cette autre vie[24]. » Il ne faut pas oublier que, pour lui, et pour les antimodernes chrétiens, la souffrance peut être source de vertu, peut être source de progrès spirituel. « Bénir ses propres souffrances et les faire servir à tous, c’est faire partie de la Passion du Bien aimé, et ne plus appartenir qu’à Lui.[25] »

Un monde sans douleur serait tel le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (1932), qui, sans doute l’un des premiers, a poussé jusqu’à l’absurde dans son roman cette propension qu’avait l’homme de vouloir créer un monde parfait basé sur la science et où personne ne souffrirait plus de rien. Tel que décrit par l’écrivain britannique, ce monde serait… un Enfer. Rappelons au passage que Vladimir Ghika a échangé quelques lettres avec Aldous Huxley dans l’entre-deux-guerres, mais aucune rencontre entre les deux hommes ne semble jamais avoir eu lieu.

« C’est Dieu qui fait toutes les vérités de la science comme il a fait toutes les réalités de la Création. »[26]

L’on sait qu’Aldous Huxley, tout comme Vladimir Ghika, suivait de près l’évolution de la science, notamment grâce aux nombreux biologistes qui composaient sa famille (dont un Prix Nobel). Il n’était pas un ennemi de la science, mais en voyait les dérives philosophiques et pratiques. De même Vladimir Ghika, et les antimodernes en général, ne s’opposent pas à la science en tant que telle, seulement à sa prétention à vouloir expliquer l’essence même de toute chose, en faisant abstraction de toute métaphysique.

Et Vladimir Ghika dit : «Une science sans amour n’est pas une science, c’est un marché ou un truc[27]. » Et on voit bien dans notre monde actuel comment des découvertes scientifiques, bonnes ou mauvaises, sont développées pour devenir des marchés lucratifs que les gouvernements ne savent endiguer, voire favorisent.

Pour Vladimir Ghika la science c’est avant tout la découverte de la nature, telle que créée par Dieu. Il écrit : « La Nature est l’art de Dieu, et l’art de l’homme est de retrouver dans la nature un peu du secret de cet art.[28] » Or si l’on ôte l’idée de Dieu, il reste une nature orpheline, sans sens, sans raison. La science est subordonnée à Dieu. « La science humaine est, au fond, dit-il aussi, une recherche de paternité divine, une enquête sur la parenté des choses entre elles et avec nous.[29] »

Jacques Maritain, de son côté, écrit : la raison « fait crédit à la science, veut qu’on laisse les savants pousser aussi loin que possible leurs hypothèses, et se défend d’intervenir au nom de la foi, tant que la contradiction avec le dogme n’est pas tout à fait irréductible. Il convient, d’un autre côté, de faire confiance à l’esprit humain ; le même Dieu qui nous a donné la révélation, c’est lui aussi qui a fait l’intelligence humaine, et la logique et la méthode et la science ; là donc où cette intelligence bien employée, où cette science vraiment compétente arrivent non à des hypothèses mais à des certitudes, il est impossible qu’elles se trompent et se trouvent en désaccord avec la vérité ; et de fait, sur aucun des points où la science est certaine de ce qu’elle avance il n’y a le moindre conflit entre elle et la doctrine révélée.[30] »

C’est la raison de Dieu et non celle de l’homme qui doit guider la science, selon Vladimir Ghika : « Toute vraie science est enquête sur la Sagesse de Dieu, intelligence de l’Ordre de Dieu, en mettant partout les raisons de Dieu à leur place[31]. »

Jacques Maritain tout comme Vladimir Ghika affirme hautement et fermement qu’il n’est pas contre la science, contre la nouveauté : « Nous aimons le nouveau. Mais à une condition, c’est que ce nouveau continue véritablement l’ancien, et s’ajoute, sans la détruire, à la substance acquise.[32] »

« De la philosophie des hommes vivants. »[33]

Et quelle est cette « substance acquise » ? Pour lui, et pour l’Église, cela ne peut être qu’un retour à la philosophie scolastique, à celle de saint Thomas d’Aquin, qui fait concorder foi et raison. « Saint Thomas seul apparaît aujourd’hui comme le représentant par excellence de la philosophie chrétienne, et parce que seul il en contient dans ses principes toute l’universalité, et toute la largeur, la hauteur et la profondeur, seul il peut la défendre efficacement contre des erreurs auxquelles nul palliatif ne saurait plus remédier. La scolastique moderne ne peut mettre sa fierté qu’à l’imiter humblement, et non pas à repenser sa doctrine à la mode de notre temps, mais à repenser, selon le mode de sa doctrine, tous les problèmes de notre temps[34]. »

Il n’est pas ici question de faire un cours de philosophie thomiste, ce serait trop long et l’auteur de ces lignes en est bien incapable. Disons seulement qu’à la suite d’Aristote et des philosophes gréco-romains en général, saint Thomas a développé une théologie se basant sur la foi en Dieu, montrant qu’il n’y a pas contradiction entre philosophie et théologie et même que la première fait partie de la seconde (et non l’inverse).

Les philosophes modernes en partant de la nature sont, parfois, mais pas toujours, parvenus au surnaturel. Or c’est là, selon les antimodernes, une erreur fondamentale. C’est du surnaturel qu’il faut partir pour parvenir au naturel.

« Le surnaturel est au-dessus de la nature non seulement dans l’ordre de l’excellence, mais dans celui de la réalité[35] » écrit Vladimir Ghika. Autrement dit : « Le Ciel est plus existant, plus réel, et plus agissant que la Terre. Le surnaturel plus actuel et plus puissant que la nature même[36]. »

Mais il dit encore, ironiquement : « Trop de surnaturel mettrait du désordre dans les intelligences[37]. »

Il faudrait faire toute une recherche à ce sujet dans les papiers laissés par Vladimir Ghika.

« N’oublions pas que la Nature tout entière, dans son ensemble est une chose surnaturelle »[38]

Les philosophes des Lumières se sont déjà posé la question : si l’homme est au centre du monde, de quel droit y est-il mis ? Si l’homme n’est pas l’élu de Dieu, de quel droit s’autoproclame-t-il seul et unique étalon de toute chose ? N’est-il pas un animal comme les autres ? Comme le montre un ouvrage récent[39], la Révolution française débat déjà de ce sujet. Et cette question revient de nos jours, au centre de l’actualité avec la montée des courants écologistes. Les animaux n’ont-ils pas des droits eux aussi ? Et au-delà des animaux, la Nature, la planète ? Et ces droits ne dépassent-ils pas ceux de l’homme ? Ne faut-il pas défendre la nature contre l’homme ?

Le surhomme et l’« homme nouveau » ayant succombé avec les idéologies modernes qui les accompagnaient, l’homme postmoderne se retrouve face à son animalité, face à la nature à laquelle il appartient. On comprend dès lors que les idées écologistes naissent, elles aussi, du courant moderniste. L’homme n’est plus l’être élu par Dieu, il est un animal comme les autres et même pire que les autres puisqu’il détruit la nature. De là à une divinisation de la nature, il n’y a pas loin. Certains ont même franchi le pas et l’intérêt de beaucoup de nos contemporains pour la pensée bouddhiste ou les courants New Age vient en partie de là. Une religion sans Dieu, où l’idéal, tel qu’il est compris par la pensée populaire, c’est de se fondre dans la Nature, se divinisant ainsi avec elle. Vladimir Ghika résume et critique cette idée par cette phrase ironique : « J’admets un Dieu, mais j’exige qu’il s’appelle Nature et qu’il soit idiot.[40] »

Cela ne veut pas dire que Vladimir Ghika méprisait la nature. Comment aurait-il pu la déprécier puisqu’elle est l’œuvre de Dieu ? Non, mais il la replace dans la création divine. « Le secret de la Nature n’est pas un secret naturel, dit-il, et nulle nature n’en pourra donner la clef.[41] » Au-delà de la Nature, il y a la Sur-Nature. Bien plus vaste. « L’immense Nature occupe à peine un coin du Royaume de Dieu,[42] » écrit-il.

« Orgueil stupide du hasard »[43]

C’est dans ce contexte qu’il faut en partie comprendre le combat des antimodernes du XIXe siècle et du début du XXe siècle contre les idées évolutionnistes. Le fait que Darwin et ses confrères placent l’homme au même rang que les animaux, en en faisant un être parmi tant d’autres, c’est là ce qui est principalement inacceptable pour la pensée chrétienne, bien plus que l’idée d’évolution et de remise en cause de la création du monde et de l’homme à une date relativement récente contrairement à ce que peuvent en dire les Écritures selon une lecture très littérale. Si les opposants au darwinisme ont pu, un temps, s’appuyer sur les failles de théories encore mal consolidées, il est certain que, de nos jours, le combat antiévolutionniste tel que le développent les créationnistes actuels paraît un combat réactionnaire et d’arrière-garde. La théorie scientifique est aujourd’hui assez bien assise pour ne pas pouvoir être abattue par quelques citations bibliques. Le Pape Jean-Paul II lui-même n’a-t-il pas affirmé que le darwinisme était plus qu’une théorie…

Il n’en reste pas moins que les théories selon lesquelles le monde évoluerait en étant soumis au hasard et non à la volonté divine, elles, sont bien fragiles. Vladimir Ghika fait remarquer que l’« on appelle hasard les échéances lointaines ou obscures de la Providence[44] ». On rejoint là l’idée apparue relativement récemment du dessein intelligent (intelligent design), qui veut que « certaines observations de l’Univers et du monde du vivant sont mieux expliquées par une cause intelligente que par des processus non dirigés tels que la sélection naturelle[45] ». Ce qui revient à dire, selon une formule incisive de Vladimir Ghika, que : « Sans l’élément surnaturel, le monde actuel ne peut être qu’un monde borné, et pour esprits bornés.[46] »

« Les spectacles sublimes d’horreur »[47]

Cette manière quelque peu vitupératrice de s’exprimer, que l’on trouve dans cette dernière citation et dans bien d’autres pensées de Vladimir Ghika, est, selon Antoine Compagnon, l’une des marques de fabrique des antimodernes, « prophètes de malheur[48] ». Fils de diplomate, petit-fils de prince régnant, élevé dans la bonne société, Vladimir Ghika ne pouvait certes pas, comme un Léon Bloy, le parrain de Jacques et Raïssa Maritain, choquer la société par son langage et ses idées. Il ne pratique donc guère l’outrance langagière, sauf peut-être dans quelques-unes de ses pensées non publiées. Ainsi, les pécheurs, aux Enfers, selon la vision de Vladimir Ghika, sont la proie de tourments incroyables, on pourrait presque dire indescriptibles si, justement, l’auteur de ces visions ne tentait d’en faire une description qui n’épargne au lecteur aucune sublime horreur…. Et l’on retrouve là une autre des caractéristiques de l’antimoderne, toujours selon Antoine Compagnon : l’esthétique du sublime. Ce dernier cite Burke, comme exemple de l’esthétique antimoderne, dans l’introduction à son chapitre consacré au sublime : « Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger ; c’est-à-dire, tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source de sublime ; ou, si l’on veut, peut susciter la plus forte émotion que l’âme soit capable de sentir.[49] »

Or, comment ne pas reconnaître là toute l’esthétique que Vladimir Ghika déploie dans ses écrits encore inédits relatifs aux fins dernières. Ces écrits, ces visions, pourrait-on dire, qui se veulent héritières de Dante et qu’il est bienvenu de qualifier de dantesques, quoique ce terme ait été si galvaudé, tirent leur poésie, si l’on peut dire, des horreurs infernales. Il n’est pas lieu, ici, d’en présenter des extraits, cela se fera en son temps et en son heure, quand l’immense matériel laissé par Vladimir Ghika sera déchiffré, classé, ordonné et commenté, mais ce qui nous intéresse ici c’est de constater combien l’œuvre de ce dernier correspond parfaitement à cette esthétique considérée par Antoine Compagnon comme étant la marque de l’antimodernisme.

« L’humanité au sens large doit se régler d’après l’homme Dieu. »[50]

Voilà, nous en arrivons à la conclusion de cet article. En le commençant je pensais pouvoir démontrer que Vladimir Ghika était un antimoderne modéré, qu’il fallait le remettre dans son contexte historique pour nuancer ses idées et voilà qu’arrivé à la fin de cette analyse, il ressort qu’il est antimoderne sans conditions, pleinement et entièrement. Est-il donc étranger au monde moderne, ou disons plutôt actuel ? On a vu qu’il n’en était rien et que le modernisme étant mort de ses outrances, dans  notre époque postmoderne l’antimoderne se fait ultramoderne (voir la citation de Jacques Maritain).

Après l’effondrement chaotique des utopies humaines, que reste-t-il à l’homme pour poser les fondements de sa société, si ce n’est un retour à Dieu ? Peut-être est-ce en ce sens qu’il faut comprendre les paroles attribuées à André Malraux (et qu’il s’est bien défendu d’avoir prononcé) : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » C’est peut-être aussi là une clé pour comprendre que la montée de l’Islam violent n’est pas une résurgence des guerres de religion dans des pays culturellement arriérés, comme on pourrait bien le penser à première vue, mais plutôt une tendance religieuse postmoderne suivant la mort des utopies qui voulaient créer le paradis sur terre. Beaucoup de mes amis musulmans, autrefois communistes, sont aujourd’hui islamistes. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !

Je pensais m’arrêter là, content d’avoir trouvé une conclusion en phase avec l’actualité, et voilà que, étrangement, Vladimir Ghika me fait signe. Tout en travaillant à cet article je continuais à déchiffrer les petits billets laissés par lui et qui se trouvent aujourd’hui aux Archives Vladimir Ghika à l’Archevêché de Bucarest. Je pensais les avoir tous introduits dans un fichier électronique et était passé à l’étape de la vérification, quand, il y a quelques jours, je me suis rendu compte que j’avais oublié d’introduire plusieurs centaines de feuillets. Je me suis mis au travail et voilà que, soudain, me tombe sous les yeux un billet dont le sens en tout autre temps m’aurait paru bien obscur et qui là, alors que ma tête est pleine d’opinions diverses et variées sur l’antimodernisme, là donc, ce billet prend tout son sens, semblant avoir attendu le moment opportun pour me tomber sous les yeux. Je vous le livre dans son intégralité, tel que je l’ai lu :

« hum[anisme[51]] histor[ique] inexact

[humanisme] général et nouveau une q[uestion] préal[able]

Avec cette formule si on est Χρ [chrétien] on admet l’exist[ence]  de l’h[omme] D[ieu] du D[ieu] fait h[omme]

On ne peut régler la situation de l’hum[anité] qu’au format[52] du seul h[omme] parfait et surélevé à sa destin[ation] surn[aturelle] de l’h[omme] D[ieu].

L’hum[anité] au sens large donc doit se régler d’après l’h[omme] D[ieu].

Or l’h[omme] D[ieu] a un nom il s’app[elle] le Christ.

Donc l’hum[anité] au sens large c’est t[ou]t simpl[emen]t le Χisme [Christianisme]

c.q.f.d. [= ce qu’il fallait démontrer[53]]

Il  n’y avait pas à se battre les flancs[54] p[our] arriver là et si on n’y arrive pas on n’a rien fait.[55] »

Et voilà donc que tout s’éclaircit, tout se résout. L’homme bon, l’homme nouveau, le surhomme, l’homme en quelque sorte divinisé qui, selon les modernes, est l’étalon de toutes choses, n’est autre, et ne peut être autre, selon Vladimir Ghika, que l’Homme Dieu, c’est-à-dire le Christ. Et, en quelque sorte, au bout du raisonnement qui paraît si évident aux yeux de Vladimir Ghika, le modernisme se dissout dans l’antimodernisme…

Le choix n’est donc pas à faire selon Vladimir Ghika entre une humanité soumise aveuglément à un Dieu tout-puissant et vengeur d’un côté (celui des extrémistes musulmans d’aujourd’hui par exemple) et un monde où Dieu serait absent, remplacé par un homme déifié (celui des athéistes militants), mais un monde où règnerait un juste milieu, non comme dans la blague qui dit que d’aucuns disent que Dieu existe, d’autres qu’il n’existe pas et que la vérité est certainement quelque part au milieu, mais dans la personne d’un Dieu fait homme et mort pour le salut des hommes.

« Si l’on voulait se faire une idée des responsabilités de ceux qui dirigent le monde depuis un siècle (considérés collectivement bien entendu, comme groupe social ou comme classe, non chacun à chacun), il suffirait de poser quelques questions. Qui a congédié Dieu et l’Évangile ? nié les droits de Dieu sur la cité et sur la famille ? spolié l’Église, méconnu les immunités des prêtres et des religieux, ôté à l’autorité et à la justice humaines le fondement divin de leur légitimité ? Qui a traité les pauvres comme une chose qui rapporte, — et qui leur a appris à mépriser la pauvreté ?  Qui a prétendu fonder l’ordre humain sur la négation du péché originel, sur le dogme de la bonté originelle et de la perfectibilité indéfinie, et sur la revendication des droits de la concupiscence ? Qui a promulgué que la loi de la vie terrestre n’est pas la croix mais la jouissance, qui a cherché comme le royaume de Dieu l’argent et le bien-être temporel, et érigé l’égoïsme individualiste en système social. Qui s’est complu dans Voltaire, dans Béranger, dans Renan, dans Zola, qui a corrompu l’esprit public? Qui a assuré le triomphe de l’idéologie révolutionnaire ? Qui s’est efforcé d’arracher au peuple les biens spirituels, de le dépouiller de la grâce et des vertus chrétiennes, de lui ôter toute raison de vivre, tout en le soumettant à des conditions de travail infra-humaines ? Qui lui a appris à se scandaliser de la souffrance, à refuser la loi de Dieu, à restreindre le nombre des naissances ? Qui a fait un devoir à l’État laïque de disputer à Dieu l’âme des enfants ? Qui a expulsé des cités humaines la justice et la charité ?[56] »

« Souffrir, c’est ressentir en soi une privation et une limite. Privation de ce qu’on aime, limite apportée à ce qu’on aime. On souffre à proportion de son amour. La puissance de souffrir est en nous la même que la puissance d’aimer. C’est en quelque sorte son ombre ardente et terrible – une ombre de sa taille, sauf quand le soir allonge les ombres. Une ombre révélatrice, qui nous dénonce. Elle suit, sans les jamais quitter, toutes nos aspirations, depuis l’amour obscur et inconscient que l’homme éprouve pour la plénitude, si restreinte, de son être propre, jusqu’à l’amour lumineux et désintéressé qu’il peut ressentir pour l’Être parfait, pour le Dieu infini. (…)

Le chrétien, lui, complète et illumine, avec le secours de Dieu, sa connaissance naturelle de la douleur. La souffrance ne cesse pas, pour lui, d’exister, en théorie comme en pratique. Au contraire, elle existe pour lui plus que pour aucun autre ; il la sent d’abord, il la sent plus que n’importe qui, car son âme est plus pure et par conséquent moins distraite, moins arrachée par mille objets divers à cette douleur ; il la connaît, il la comprend, avec tout le mystère d’enveloppement et de possession contenu en ce mot comprendre ; il en multiplie les sujets ; il doit manier et conduire cette chose terrible, aller jusqu’à l’aimer, jusqu’à la chercher, quand elle est noble et belle et qu’elle le jette plus vite en Dieu.[57] »

L’une des « marques de fabrique » si l’on peut dire, de l’antimoderne, c’est, entre autres, selon Antoine Compagnon[58], l’emploi de la figure rhétorique appelée « antimétabole », c’est-à-dire la répétition des mêmes mots, dans des ordres différents, dans le même discours et avec un autre sens[59]. Or, justement, Vladimir Ghika est un grand utilisateur de cette figure de style. Donnons en quelques exemples, dans un désordre parfait, pour nous distraire un peu :

« L’actualité n’est pas éternelle. L’éternité est toujours actuelle. »

« Peuple d’esclaves, et esclaves du peuple. »

« Dieu ne se refuse à personne, mais on peut se refuser à Dieu. Dieu n’a pas d’ennemi, mais il y a des ennemis de Dieu. »

« Il y a des gens qui crient parce qu’ils sont sourds, mais il y en a qui sont sourds parce qu’ils crient. »

« La mission de la conscience comporte en premier lieu la conscience d’une mission. »

« L’habitude du sacrifice est seule capable de nous faire sacrifier des habitudes. »

« Tout ce qu’il y a d’histoire d[an]s la poussière. Et tout ce qu’il y a de poussière dans l’histoire. »

« Des noms qui sont des injures ; des injures qui nomment. »

« La fatigue de la mémoire est elle-même une mémoire de la fatigue. »

« La connaissance de l’infini n’est possible que par l’infini de la connaissance. »

 « Ce que j’appelle ici antimoderne, aurait pu tout aussi bien être appelé ultramoderne. Il est bien connu, en effet, que le catholicisme est aussi antimoderne par son immuable attachement à la tradition qu’ultramoderne par sa hardiesse à s’adapter aux conditions nouvelles surgissant dans la vie du monde.[60] »

[1] Charles Péguy (1873-1914), I, 1400-1401, cité par Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, pp. 222-223. Péguy, « probablement le seul authentique antimoderne », selon Antoine Compagnon, était très admiré de Vladimir Ghika. Ils étaient nés la même année.

[2] Jacques Maritain, Antimoderne, Éditions de la Revue des jeunes, Desclée, Paris, 1922.

[3] Archives Vladimir Ghika

[4] Archives Vladimir Ghika. Toutes les pensées de Vladimir Ghika citées dans cet article ont pour source les manuscrits se trouvant aux Archives Vladimir Ghika à l’Archevêché Catholique de rite Latin de Bucarest. Nous avons essayé, dans la mesure du possible de donner aux titres de nos chapitres des pensées de Vladimir Ghika.

[5] Archives Vladimir Ghika.

[6] Archives Vladimir Ghika.

[7]  Émile Poulat, « Des catholiques contre le monde moderne », in L’Histoire, n° 224, septembre 1998, p. 40.

[8] Archives Vladimir Ghika.

[9] Archives Vladimir Ghika.

[10] Voir Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, pp. 21 et suiv.

[11] Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Livre de Poche, Paris, t. 2, pp. 1017-1018, cité par Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, p. 156.

[12] C’était la devise de Jeanne d’Arc.

[13] Archives Vladimir Ghika

[14] Jacques Maritain, Antimoderne, p. 21.

[15] Jacques Maritain, Antimoderne, pp. 199-200.

[16] Archives Vladimir Ghika.

[17] Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, p. 89.

[18] Archives Vladimir Ghika.

[19] Joseph de Maistre, Considérations sur la France, in Écrits sur la Révolution, PUF, Paris, 1989, p. 132, cité par Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, p. 103.

[20] Archives Vladimir Ghika.

[21] Archives Vladimir Ghika.

[22] Archives Vladimir Ghika

[23] Archives Vladimir Ghika

[24] Archives Vladimir Ghika.

[25] Archives Vladimir Ghika

[26] Archives Vladimir Ghika.

[27] Archives Vladimir Ghika.

[28] Archives Vladimir Ghika.

[29] Archives Vladimir Ghika.

[30] Jacques Maritain, Antimoderne, pp. 45-46.

[31] Archives Vladimir Ghika.

[32] Jacques Maritain, Antimoderne, p. 18.

[33] Archives Vladimir Ghika

[34] Jacques Maritain, Antimoderne, p. 103.

[35] Archives Vladimir Ghika.

[36] Archives Vladimir Ghika.

[37] Archives Vladimir Ghika.

[38] Archives Vladimir Ghika.

[39] Pierre Serna, Comme des bêtes – Histoire politique de l’animal en Révolution (1750-1840), Fayard, 2017.

[40] Archives Vladimir Ghika.

[41] Archives Vladimir Ghika.

[42] Archives Vladimir Ghika.

[43] Archives Vladimir Ghika.

[44] Archives Vladimir Ghika.

[45] Citation tirée d’une traduction par Wikipedia (article en français sur le « Dessein Intelligent ») d’un texte paru sur une page Internet en anglais dédiée à l’Intelligent Design : http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.discovery.org%2Fcsc%2FtopQuestions.php%23questionsAboutIntelligentDesign.

[46] Archives Vladimir Ghika.

[47] Archives Vladimir Ghika.

[48] Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, p. 137.

[49] Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Vrin, Paris, 1973, p. 69 cité par Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, p. 111.

[50] Archives Vladimir Ghika.

[51] Tout ce qui est entre crochets est mon interprétation des abréviations utilisées par Vladimir Ghika.

[52] Mot incertain.

[53] Formule classique concluant les démonstrations mathématiques.

[54] Faire de grands efforts.

[55] Archives Vladimir Ghika.

[56]  Jacques Maritain, Antimoderne, pp. 214-215.

[57] Vladimir Ghika, Entretiens spirituels, chapitre « la Souffrance », Beauchesne, Paris, 1961.

[58] Antoine Compagnon, les Antimodernes – de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005, pp. 143 et suiv.

[59] Selon la définition du Wiktionnaire.

[60] Jacques Maritain, Antimoderne, pp. 14-15.

Luc Verly


Articol publicat online în revista Pro Memoria, nr. 15-16 / 2016-2017, p. 125-142.