Flacăra din vitraliu este prinţul moldovean, convertit la catolici, devenit preot devotat al lui Cristos, prieten al leproşilor şi al săracilor, susţinător al ecumenismului şi, în final, un mare martir al timpurilor noastre. Vitraliul arată câmpul de apostolat al Monseniorului Ghika şi oamenii de toate categoriile pentru care el a fost o adevărată făclie de lumină, căldură şi bunătate. Autoarea, o colaboratoare a Monseniorului Ghika şi un martor în perioada 1926-1939, consideră că a fost o binecuvântare din partea lui Dumnezeu, iar ea a avut o onoare de a-l fi cunoscut pe Vladimir Ghika.
Une flamme dans le vitrail – Yvonne Estienne
Lettre – Préface du Comte Pierre de BRIEY
Du comte Pierre de Briey
neveu de Mgr. Ghika
et gendre du principe Demetre Ghika
Chère Mademoiselle,
Vous me demandez la chose la plus simple et la plus difficile en me priant d’écrire quelques mots au sujet de votre livre. La plus simple, car il s’agit d’évoquer la mémoire d’un parent très cher et toujours présent dans nos coeurs. La plus difficile, car votre livre est tout entier une prière et il faut être incroyablement téméraire pour parler d’une prière. Ces lignes si ferventes écrites en la présence de Dieu, jamais je ne pourrai en retrouver le ton et l’intensité. Ce récit tout uni échappe à toute prise, à tout qualificatif.
Il me semble que je puis cependant, sans manquer trop de respect envers le saint prêtre que fut Monseigneur Ghika, l’évoquer à mon tour, tel qu’il m’est apparu lorsque je suis entré dans sa famille et surtout lorsqu’il est venu nous voir en Afrique centrale, au retour de son voyage à Sydney, à l’occasion du Congrès Eucharistique. Chevelure et barbe blanches, les yeux très doux, la tête un peu penchée en avant, sa silhouette dépourvue d’épaisseur donnait une impression de lassitude et de fragilité. On s’attendait à le voir trébucher à tout instant. Il fallait le voir marcher de son pas égal et souple de montagnard pour comprendre que ce faible était infatigable et qu’il ne s’arrêterait de servir et de bénir qu’en entrant, usé jusqu’à la corde, dans la vie même de son Dieu. Sa faiblesse était réelle cependant, mais elle devenait mystérieusement en lui.
L idée que nous nous faisons de la justice divine relève trop souvent de notre imagination. On la voit sous forme d’un commerce, d’un marché avec Dieu; et c’est une conception fausse, du seul fait qu’elle suppose déjà entre le Seigneur et nous un pied d’égalité sur lequel se mènerait la discussion.
Et la miséricorde? Ne sommes-nous pas tentés de la regarder comme une faiblesse susceptible d’exploitation, alors qu’elle est, en Dieu, une justice supérieure. Pour rester dans la vérité en appréciant les rapports entre justice et miséricorde, il nous faut partir de l’idée précise, distincte de l’indulgence: elle est la remise d’une dette. Or, si le fait de s’intéresser à une dette prouve l’existence d’une justice, celui d’aller au-delà, par la miséricorde, prouve une toute-puissance qui, plus encore que le châtiment, est bien le propre de Dieu.
Il nous appartient de choisir entre les deux positions: exploiter ou aimer cette miséricorde, être jugés par la seule justice ou nous réfugier en cette miséricorde … Le redoutable problème s’évanouira, ayant trouvé sa solution, pour les êtres de choix qui sont eux-mêmes, sur terre, des miséricordieux; et cela parce qu’ils expérimentent et manient cette miséricorde divine remise en leur pouvoir.
Mgr Vladimir Ghika fut un de ces êtres.
Préface
Il le fut à un degré magnifique, avec une sûreté de touche qui explique sa vie face à Dieu et face aux hommes. À travers lui, nous avons pu réellement apprécier ce qu’est la justice quand elle a trouvé son sens ultime au service de la miséricorde, et comprendre comment cette miséricorde arrive toujours à avoir le dernier mot sans pourtant affadir la justice.
Pour lui, aucun conflit entre les deux. Avoir trouvé la solution du problème, y croire et en vivre s’enchaînaient. Il pouvait y avoir – et il y avait là – une porte étroite à découvrir. Mgr Ghika s’y était engagé et l’ayant franchie, il débouchait sur l’absolue bonté divine. Enveloppé de celle-ci, ne vivant plus que de la tendresse de Dieu, il en investissait alors tous ceux qui l’approchaient.
La doctrine d’une sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui espérait «autant de la justice que de la miséricorde», fut la sienne. Il aurait pu signer son attestation: «Je sais que Jésus m’a plus remis qu’à sainte Madeleine puisqu’il m’a remis d’avance, m’empêchant de tomber. Il m’a remis non pas beaucoup, mais tout» (man. aut. p. 92). Souvenons-nous de l’épisode où la sainte de Lisieux, parlant du purgatoire, essayait de communiquer sa confiance à soeur Fébronie, terrifiée à l’idée de la justice divine: «Ma Soeur, vous voulez de la justice de Dieu? vous aurez de la justice de Dieu. L’âme reçoit exactement ce qu’elle attend de Dieu» (man. aut. gr. édit. 1955, T. II; p. 61).
Comme sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, le prince Ghika avait donc fait son choix, un choix merveilleux, mais redoutable aussi, car tout de même, ainsi qu’il l’écrivit un jour, il existe en amour des options tragiques!
Et voilà l’enseignement profond, nécessaire, qui se dégage de sa vie et réclame d’être connu: arrivé au point où seul l’amour de l’homme croit à l’amour seul de Dieu, il avait avec la miséricorde divine une affinité qui le rendait lui-même miséricordieux. La vertu théologale d’espérance en découlait, irradiante: elle espérait Dieu directement chez lui pour ses amis, ses pécheurs, à la seule condition de les voir courir à la recherche des préférences de l’Ami divin, au-delà des conseils de sa Loi.
Et la joie enveloppait sa vie, malgré les peines, les tragédies qui la jalonnèrent, de par cette conséquence: seuls sont bienheureux ceux qui font miséricorde, parce qu’ils trouveront eux-mêmes miséricorde.
Il n’est pas exagéré de parler de tragédies à propos de l’existence d’un Vladimir Ghika. La sensibilité de son coeur aux prises avec des circonstances adverses, a fait de lui, à plusieurs époques de sa vie, un martyr sans qu’il eut à donner son sang. Là aussi, il nous a laissé de péremptoires leçons au sujet du pardon: pardonner est un acte grave qui ne relève pas de l’indulgence. Quand on aime quelqu’un, on prend ses fautes au sérieux, et la justice demande d’infliger la peine due au délit. Mais que fait Dieu en face des nôtres? Il va au-delà; il donne au-delà; il pardonne. Être seulement juste, ce serait fournir à la créature ce qui lui est nécessaire pour atteindre sa fin; Dieu nous a donné au-delà du nécessaire en nous offrant son Fils, Jésus-Christ.
À son exemple et toutes proportions gardées, voilà ce que sut faire Mgr Ghika tout au long de sa longue vie. Voilà ce qui explique ses amoureuses audaces au service des âmes. Voilà ce qui le résume, lui et son apostolat; il avait su se faire inviter par Dieu à partager son Festin d’amour; en hôte habituel de cette Table divine, il invitait à son tour tous ceux qu’il rencontrait à la partager.
Ce livre, lui aussi, n’est autre chose qu’une invitation à se nourrir de l’âme d’un Vladimir Ghika, en vue de mieux orienter nos vies au service du Royaume.
Comment l’écrire? Très simplement, comme il l’eut préféré, et surtout à coups de faits vécus, voire d’anecdotes d’où jailliront un direct enseignement.
Il me reste à justifier pourquoi j’ose l’entreprendre. C’est que j’ai bien connu le prince Ghika durant cette quinzaine d’années qui s’écoula de son ordination à la guerre de 1939. Je ne dirai pas que j’eus l’honneur et la joie – ce sont de pauvres mots humains! – mais la grâce d’être de ses familiers, associée à ses divers apostolats comme à ses réactions personnelles au cours des circonstances qu’il traversa.
On a parlé de sa Fondation d’Auberive et l’on a eu raison puisqu’elle explique sa spiritualité; mais on l’a mal et incomplètement appréciée parce qu’elle reste quelque peu mystérieuse, de par le volontaire silence des diverses personnalités qui y furent mêlées … Or, ma famille maternelle est originaire d’Auberive; je possédais là-bas une maison de vacances, sise à côté de l’Abbaye où j’ai passé de longs mois en grande intimité avec celle-ci. Si, pas plus que les personnalités évoquées, je ne peux ni ne veux soulever certains voiles, du moins suis-je au courant de ce qu’ils recouvrent; et ceci me permet de comprendre, puis d’essayer de dire ce que fut le vrai prince Vladimir Ghika.
Il m’a toujours témoigné une invraisemblable confiance, sans doute parce que le Seigneur avait permis que nous nous abordions sur le plan des âmes, plus que sur le croisement de nos routes terrestres. Un jour où devant faire une conférence sur son apostolat, je lui exprimais ma crainte d’étre au-dessous de la tâche et de le trahir: «Non! me répondit-il avec autorité, vous ne trahirez jamais!» Il me savait fidèle.
Et c’est parce que j’entends encore sa voix dans la fidélité du souvenir, que j’ai osé livrer ces pages au lecteur.
Neuf années à peine se sont écoulées depuis la mort de Mgr Ghika dans les prisons de Roumanie.
Et déjà, une sérieuse bibliographie explique la place importante qu’il a tenue de son vivant dans l’Église, aussi bien que le rayonnement prolongé par les écrits et souvenirs qu’il laisse derrière lui.
Aucun de ces livres ne double l’autre, bien que chacun présente sa substance et sa forme propres. Nous en donnons ici la nomenclature avec une brève indication de ce qu’ils peuvent apporter:
1. – Du palais à l’autel, Prince Vladimir Ghika, par Pierre Ghermann (Coll. «Convertis du XXe siècle», Foyer Notre-Dame, 184, rue Washington, Bruxelles). Courte brochure de 16 pages.
Elle résume succinctement la vie et la mort de son héros: premier hommage, publié en librairie, qui lui fut rendu après sa mort, et semble une rapide introduction aux livres qui suivront.
2. – L’Apôtre du XXe siècle, Vladimir Ghika, par Jean Daujat (La Palatine – Plon, 1956), réédité chez Mame en 1961 – 216 pages.
L’auteur, élève de Normale Supérieure, Directeur du «Centre d’Études Religieuses», devenu ensuite «Doctrine et Vie», a personnellement connu Mgr Ghika et collaboré avec lui durant les années qui vont de son ordination à la dernière guerre (1923-1939). Il l’étudie au point de vue de ce qu’il apporta par sa doctrine, sa spiritualité et son apostolat aux milieux intellectuels, politiques, sociaux auxquels il fut mêlé, et aussi bien dans l’Église que dans le monde profane, normal ou anormal des grands pécheurs. Travail documentaire sur l’époque qui justifie le titre.
3. – Une âme de feu, Mgr Vladimir Ghika, par Michel de Galzain (Beauchesne 1962) – 172 pages.
L’auteur, qui confesse humblement n’avoir pas connu Mgr Ghika personnellement, a travaillé avec conscience sur des documents aussi authentiques que divers, réunis par Mgr Barleâ: il nous présente ainsi son héros dans l’ensemble d’une existence qui constitue un document historique de premier plan.
4. – Vladimir Ghika, Prince et Berger, par Suzanne Marie-Durand (Casterman 1962) – 172 pages. Souvenirs vécus, Roumanie et Auberive.
Ce sous-titre indique bien l’intention, admirablement réalisée par l’auteur qui fut d’abord collaboratrice des oeuvres commençantes du Prince Ghika, en Roumanie, puis devint supérieure de la brève mais importante Fondation d’Auberive réalisée en France: c’est l’intérieur de ces oeuvres qu’elle donne son témoignage.
5. – Et j’arrive à mon tour avec: Une flamme dans le vitrail, Souvenirs sur Monseigneur Ghika.
Je ne pense pas que ce dernier volume fasse double emploi avec les précédents. Il s’appuie sur chacun d’eux et il les appuie, en témoignant à son tour de ce que fût ma collaboration avec Mgr Ghika entre 1926 et 1939.
Tandis que S.-M. Durand voit Auberive de l’intérieur, j’en fus un élément extérieur, concordant avec ce qu’elle affirme, mais sur deux positions différentes qui s’harmonisent sans se doubler.
Tandis que Michel de Galzain parle en historien documenté, je vois surtout en l’histoire de cette vie, ce qui explique l’esprit et l’activité dont je fus à la fois juge et partie.
Tandis que Jean Daujat (avec qui j’ai beaucoup collaboré, c’est pourquoi je le citerai souvent) situe la place tenue par un Vladimir Ghika dans la société de son époque en une vaste synthèse, je me suis surtout attachée à l’analyse, vécue en de typiques détails, de ce que fut cette tranche importante de sa vie.
À tous ces auteurs une amitié me lie, et c’est dans une pleine concordance qu’il faut considérer les pierres apportées par chacun de nous à l’édifice mis au service de la grande figure dont nous souhaitons voir continuer le rayonnement.
Il reste à rendre hommage ici à M. Beauchesne, à la fois ami de Mgr Ghika et éditeur de son enseignement qu’il a réuni en deux volumes:
Pensées pour la suite des jours (2e édition 1962) – 184 pages.
Entretiens spirituels: Les réalités de la Foi dans la Présence de Dieu, la Liturgie du Prochain, La Souffrance, l’Heure Sainte, La Visite des Pauvres (1962) – 200 pages.
Il est remarquable de constater l’unité de vues de Mgr Ghika entre ce qu’il enseignait de son vivant (et que j’ai recueilli en de nombreuses notes) et le témoignage apporté depuis sa mort par les publications de la Maison Beauchesne. Le premier confirme le second; et le second prolonge le premier en le développant.
Que tous ceux qui ont bien voulu me fournir des documents – écrits, relations, photographies – sur Mgr Ghika soient remerciés, tout particulièrement Madame la Vicomtesse Roger de Préval, qui connut intimement notre apôtre et dont la collaboration m’a été précieuse.
Je formule ici le voeu final que nos communs travaux, ci-dessus signalés, contribuent à garder, à amplifier dans notre monde actuel l’esprit de celui qui fut à la fois apôtre, âme de feu, prince et berger; il se résume en un mot que nous demanderons par nos prières à notre sainte Mère l’Église de prononcer un jour: celui d’un saint.
Yv. E
Le passé prépare l’avenir
„Le chemin du ciel est étroit, mais il est plus facile de ne pas dévier dans un sentier que dans une plaine”.
(Pensées pour la suite des jours)
Ma première rencontre avec le prince Vladimir Ghika fut marquée d’un caractère aussi inattendu que déconcertant: Il m’a déplu! Et je ne crois pas m’être trompée en sentant que je ne lui étais pas sympathique non plus … Disons tout de suite que cela devait s’arranger au cours d’un second contact où il me parla de la baraque qu’il était en train de projeter, pour y vivre au milieu des chiffonniers de Villejuif.
Comment cette charité qui débordait les moules habituels ne m’aurait-elle pas conquise? Et comment, une fois bappée par cet amour envahissant, le prince Ghika n’aurait-il pas reconnu en moi un être avec qui on allait tout de même pouvoir s’entendre?
De part et d’autre, cette fois, et les trompeuses apparences écroulées au profit de nos demeures intérieures, la sympathie s’établissait … que dis-je? elle s’affirmait d’emblée et déjà vigoureuse.
C’est chez la baronne Coche de la Ferté, présidente de l’oeuvre des «Amis des Infirmes» dont le prince était aumônier, que je l’avais abordé pour la première fois, à Paris, en cet hiver de 1925-1926. Cette oeuvre se trouvant en difficulté par suite de l’absence d’une secrétaire malade, avait appris, on ne sait comment – mais ces genres de renseignements se faufilent dans le monde catholique sans discrétion! – que je ne savais pas refuser d’aider les gens dans l’embarras. On en avait profité. Et donc, je dépannai l’oeuvre, ce qui dura fort peu de temps, juste assez pour me permettre de faire la connaissance de son aumônier.
Comme tout le monde, j’avais entendu vanter cet être extraordinaire qui avait abandonné les honneurs pour entrer dans les ordres deux ans plus tôt. Chacun prononçait le mot de «saint» en parlant de lui … Voire? Cela méritait contrôle! Mais avant d’exercer le dit contrôle, ce qui me dérouta, au cours de notre première rencontre-choc, ce fut l’aspect inattendu d’un homme de 50 ans qui, de loin, en paraissait 70; de près, il vous déconcertait aussi avec ses longs cheveux blancs bouclés, sa barbe blanche, ses sourcils fauves et ses yeux charmeurs de Slave au milieu d’une invraisemblable pâleur.
Qui était-il exactement? D’où venait-il?
On racontait sur son passé des choses … oui, des choses plus ou moins vraies, exagérées ou déformées. Le tri des renseignements sera facile à faire ici au profit de la seule vérité: je possède, en effet, une feuille couverte de l’écriture soignée du prince Vladimir Ghika où, sur ma demande, en vue d’une documentation exacte, au service des collaborations que j’eus avec lui, il me retraça, un jour, ce qu’avait été sa ligne de vie antérieure: document que je transcris ici, sans y changer une virgule.
«Vladimir Ghika.
«Né le 25 décembre 1873 (à Constantinople).
«Petit-fils du dernier souverain national de Moldavie, Grégoire Ghika X (1849-1856) – d’une famille qui, depuis 1657, a donné dix Princes régnants aux deux Principautés de Valachie et de Moldavie.
«Fils du Général Prince Jean Ghika, ministre de la Guerre et des Affaires Etrangères – ministre à Constantinople, Vienne, Rome et Pétersbourg (où il meurt en 1881).
«Sang français du côté maternel (et de toutes provinces de France).
«Arrivé en France en 1878. Elevé et instruit en France (Toulouse et Paris).
«Études précoces et poussées en tous sens (lettres, sciences, droit, médecine, philosophie).
«Converti à la foi catholique «officiellement» (il l’était déjà de coeur depuis plusieurs années) le 15 avril 1902.
«Fondateur des premières oeuvres de charité catholique en Roumanie (maison des Filles de la Charité de St-Vincent-de-Paul).
«Licencié en philosophie scolastique et docteur en théologie à Rome chez les Dominicains (1905).
«Organisateur des ambulances pour les victimes des révoltes paysannes de 1907 en Roumanie. Donne des morceaux de peau et de chair pour recomposer, par greffe, les tissus d’un visage brûlé.
«S’enferme avec les Filles de la Charité au lazaret des cholériques de Timnicea en 1913, et y attrape, non pas le choléra, mais la médaille militaire, quoique en qualité de civil.
«Durant la grande guerre, s’occupe tour à tour (outre certaines missions d’ordre politico-religieux au profit de l’Entente) des victimes du tremblement de terre d’Avezzano, des tuberculeux de l’hospice de Rome, des blessés du front, de la levée de la légion roumaine pour continuer la lutte après la paix de Bucarest qu’il ne veut pas reconnaître.
«Dans l’après-guerre, reprise de travaux apostoliques, surtout à Paris, et d’activité littéraire ou artistique (articles de revue dans le Correspondant, la Revue Hebdomadaire, la Revue des Jeunes, la Documentation Catholique) – réédition d’un livre sur la Visite des Pauvres, Manuel de la Dame de Charité – publication d’un livre de Pensées détachées («Pensées pour la suite des jours»), etc. … dessins exposés à deux Salons (1921-1923), album des «Intermèdes de Talloires» (1920), etc.
«Ordonné prêtre en 1923 (7 octobre).
«Établit le Groupement des F.F. et S.S. de St-Jean, avec l’autorisation du Souverain Pontife.
«Auberive – Paris – Villejuif.»
La dernière ligne si laconique ne contient que trois noms, mais combien significatifs de ce qu’allait se révéler, à partir de cette année 1925, un vaste apostolat dont tant d’âmes seront marquées. C’est ce triple apostolat qui sera surtout évoqué dans ces pages.
Auparavant, et pour mieux connaître l’apôtre qui va l’aborder, n’est-il pas utile de revenir, un instant, sur plusieurs tranches de cette vie passée, prélude de ce qui suivra?
Toute «la manière» du prince Vladimir Ghika tient dans la forme de l’exposé ci-dessus: précision, simplicité qui dit sans ambages ce qu’on doit dire, avec une pointe d’humour pour relever le morceau. Il n’empêche que l’exposé, volontairement sec, mérite de s’habiller de quelques explications, puisées elles aussi à des sources authentiques.
De ses ascendants, ne tenait-il pas cet amour de la liberté, du non-conformisme qui le marqua toujours d’une originalité de bon aloi? … L’Histoire a enregistré que le règne de son grand-père, Grégoire Ghika X, fut marqué par l’émancipation des tziganes et la promotion de la liberté de la presse. Mais c’est surtout sa mère qui imprima très tôt sur le petit Vladimir un double sceau de piété et de charité en affirmant et prouvant qu’étant princesse, «elle se savait née pour servir le peuple».
Cette grande dame, Alexandrine Ghika, était fort belle ainsi qu’en témoigne une miniature que son fils, devenu prêtre, gardait toujours auprès de lui dans sa chambre, car il lui avait voué une tendresse teintée de vénération. Mais comme dans les contes de fée, nous la trouvons aussi bonne que belle. Profondément pieuse, elle avait fait baptiser ses fils dans l’Église russe orthodoxe à laquelle elle appartenait; et il n’est pas douteux que, tout petit, Vladimir ait été émerveille par la somptuosité des cérémonies orientales où il l’accompagnait. Elle l’emmenait aussi dans ses visites chez les pauvres. C’est là, et grâce à elle, qu’il prit contact plus tard, à Salonique, avec les oeuvres de Soeur Pucci qui eut aussi tant d’influence sur l’orientation de son apostolat. À cause de sa mère encore, originaire d’émigrés français en Russie, il s’est toujours préoccupé des Russes, tant à Rome qu’à Paris: un grand portrait dédicacé de S.S. Benoît XV célébrait, dans sa chambre, l’importance de son action à leur égard.
Mais n’anticipons pas. Et marquons seulement ici l’influence d’une telle mère sur le coeur de son enfant. Il était si tendre qu’en passant un jour devant un palais de Justice et en apprenant que là se jugeaient les querelles, il se prit à pleurer en face de l’horrifiante découverte: était-il donc possible que tous les hommes puissent ne pas s’aimer?
Né un jour de Noël, il semblait garder la nostalgie du cantique de Paix qui avait enveloppé, à Bethléem, l’Enfant divin affamé d’amour. Toute sa vie en sera dominée: écolier au lycée de Toulouse où ses parents qui veulent lui donner une culture française l’ont envoyé; puis, étudiant à l’École des Sciences Politiques à Paris: partout, le Cantique continuera à chanter en lui. Et il sera pour beaucoup dans l’évolution qui l’amènera au catholicisme romain, tandis que son esprit très droit commence à découvrir des lacunes dans sa religion orthodoxe natale. Avant même de quitter Toulouse pour Paris, l’étudiant se sent déconcerté devant la divergence des confessions chrétiennes qui se réclament du Christ; laquelle réalise le plus justement les volontés du Fondateur? Laquelle, par conséquent, est la seule véritable? Serait-ce cette Église catholique romaine dont il commence à étudier la doctrine, la constitution, et que sa raison incline à croire authentique? … Son âme, si profondément religieuse, n’a pas trouvé jusqu’alors dans la foi de ses pères les secours spirituels qu’il souhaite. De plus, il est tourmenté par la recherche de l’unité des chrétiens que peut seule réaliser la primauté de Pierre.
Incertain, il va confier ses perplexités à l’archevêque de Toulouse, le futur cardinal Mathieu qui le dirige dans ses recherches sans vouloir cependant l’influencer ni le presser. Le débat durera des années encore à Paris – c’est si grave une orientation religieuse qui briserait le coeur maternel! – mais le Cantique continuera à chanter en sourdine sous les thèmes raisonneurs de l’esprit, à travers la vie du jeune homme si bien doué que tout le monde se l’arrache.
Oui, tout le monde! Et cependant, une amie d’enfance, Mlle Marietta Dabija témoignera que, dès le matin, quand elle jouait au croquet avec Démètre, frère cadet d’un an de Vladimir, celui-ci ne se mêlait guère à eux et les regardait avec une certaine pitié, pensant qu’ils perdaient ainsi leur temps! … Pour faire plaisir, il lui arrivait pourtant de se prêter avec condescendance à des choses inattendues, tel à devenir comédien de salon, comme il me le conta un jour en riant: «Oui, j’ai joué la comédie sur le désir d’une grande dame qui, devenue vieille et laide, s’était muée en femme de lettres et avait composé une comédie inepte intitulée: «Ce que peut l’amour!» Notre acteur improvisé atteint alors ses 27 ans.
Ses débats de conscience vont prendre fin deux ans plus tard, à Rome, quand il entrera dans l’Église Catholique par les soins de son ami, le T.R.P. Lépidi, Maître du Sacré-Palais. Il se dévouait alors dans le milieu des oeuvres charitables catholiques et fréquentait les églises romaines. On prétend que sa décision fut brusquée par une de ces circonstances où son esprit de foi discerna une indication providentielle: au cours d’une conversation, un interlocuteur le crut catholique; ne l’ayant pas détrompé, Vladimir Ghika ne put souffrir cette équivoque et demanda de suite – puisque aussi bien il y était prêt – à faire sa profession de foi catholique.
La première nuit qui suivit sa conversion, il entreprit de réciter son chapelet; mais le tiers de son temps de repos y passa, car chaque fois qu’un Ave ne lui paraissait pas parfait, il le recommençait! Scrupuleux? … Non! mais aligné déjà sur le plan où il conviendrait vraiment d’aborder Dieu.
Pourtant, vingt ans vont s’écouler avant que le nouveau converti aboutisse au sacerdoce auquel il semblait naturel de le voir accéder. Sa volonté y tend et le sens du surnaturel qui le guide en toutes choses ne lui permet guère de rester en deçà. Il vient donc avec confiance demander au pape saint Pie X qui lui témoignait grande bienveillance (ainsi que tous ses successeurs) d’approuver son dessein. Mais à sa grande surprise, le Saint-Père ne l’encouragea pas à entrer dans les Ordres. Il lui conseilla au contraire de rester plutôt dans le monde – du moins momentanément – afin d’y travailler plus efficacement, semblait-il, au salut de ses compatriotes orthodoxes, à l’unité de l’Église, et d’y donner, autour de lui, le témoignage d’un christianisme intégralement réalisé dans une vie de laïc.
Sans doute la princesse Alexandrine Ghika n’avait-elle pas été étrangère à cette décision? Dans une précédente audience que le Saint-Père lui avait accordée en sa qualité de descendante d’une famille régnante, nous savons qu’elle avait parlé de son fils, et dans ce sens, à saint Pie X. Celui qui deviendra par la suite Monseigneur Ghika a toujours attribué grande importance à cette intervention de sa mère susceptible d’influencer la décision de Rome à son égard. Dans un discours qu’il fit à Bucarest en 1946, pour fêter l’anniversaire de l’arrivée des Soeurs de la Charité en cette ville, et l’ouverture du premier dispensaire gratuit, il a fait remonter à cette démarche maternelle toute la suite providentielle de son oeuvre au cours de laquelle il constatait l’enchaînement de l’action divine à travers les ans.
C’est qu’en effet, ayant vu dans la réponse du pape une volonté signifiée de Dieu, il pensa que, s’il ne pouvait être prêtre, il devait du moins se consacrer pleinement à l’exercice de la charité. Et l’orientation de ses activités apostoliques en découla.
Il est intéressant de savoir que, dès cette époque, il conçut la possibilité de fonder une famille d’âmes groupée sous la Règle adoptée par lui, de l’Amour de Dieu. Vingt-quatre ans plus tard, il en posera les bases dans cette Maison d’Auberive qui a joué un si grand rôle dans sa vie.
Mais en 1902, il ne s’agissait pas de se payer de rêves, si beaux fussent-ils: il fallait réaliser la consigne du Saint-Père. Alors se précisent les oeuvres de charité auxquelles il se dévoue avec Soeur Pucci, et d’autres encore. Elles ont représenté un déferlement d’amour du prochain pour l’amour de Dieu, sorti d’une sûre doctrine. Car le jeune homme ambitionne d’être un laïc théologien en même temps qu’un laïc charitable; voilà pourquoi il pousse des études de philosophie qui le conduiront au doctorat de théologie. Il sera un précurseur en cela de la formation scolastique et de l’apostolat des laïcs basé sur une solide doctrine. C’est pour apprendre aux âmes la valeur de la vérité catholique qu’il pratique des charités matérielles de toutes formes envers les pauvres, les malades, les lépreux, les victimes des cataclysmes, des guerres, des révolutions. Au-delà des corps en détresse, il regarde les âmes, et si on le trouve, selon le mot de Jacques Maritain, «à tous les carrefours de la charité», c’est pour y révéler au monde le véritable visage de Dieu qui est Amour.
Durant un séjour chez son frère, le prince Démètre Ghika, consul général de Roumanie, il avait rencontré, à Salonique, en 1904, cette étonnante Soeur Pucci qui, à ses côtés, sut introduire – Dieu sait au milieu de quelles difficultés que d’autres auraient qualifiées d’impossibilités! – les Filles de la Charité à Bucarest et, par là, fonder l’Association des Dames de la Charité. Avec une religieuse de cette trempe, que ne pouvait-il mettre sur pied! Un livre ne suffirait pas à le dire. Mais à côté des actes administratifs obtenus des Autorités civiles et religieuses pour ses fondations, des traits individuels nous prouvent combien, dès cette époque, chaque âme comptait pour lui, à titre d’enfant de l’Église, comme si elle était seule. Je n’en relèverai qu’un exemple: Quand il eut organisé à Bucarest le culte gréco-catholique, d’abord dans la chapelle baptismale de la cathédrale Saint-Joseph, puis avec le temps, à l’église de la Strada Polona, peu à peu construite, son souci fut d’y réunir les fidèles presque un à un. Entendait-il, dans la rue, quelqu’un crier: «Giamôo …» il pensait: «Voilà un Transylvain de la région de Médias qui fait le vitrier; c’est un gréco-catholique; il faut que je lui dise qu’il a une église de son culte, qu’il n’aille pas dans une église orthodoxe, que je l’y conduise afin qu’il en sache le chemin …» Et, faisant attendre toutes autres occupations, il y conduisait l’homme!
Durant la guerre 1914-1918, d’importantes et multiples missions d’ordre politico-religieux au profit de l’Entente, lui sont confiées: il travaille à la formation d’un gouvernement roumain en exil, fait partie d’un triumvirat, sert d’intermédiaire entre le cardinal Mercier, Mgr Deploige et le Saint-Père, assure d’étroites relations, pour la France, avec les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme. Or, on peut se souvenir de la mission qu’avaient assumée, à ce moment, ces deux princes avec Raymond Poincaré: préparer une paix séparée entre l’Autriche et les Alliés, afin d’aboutir à une paix authentiquement européenne.
Après guerre, c’est à Paris que nous le retrouvons, adonné à de nouveaux travaux, mais toujours inspirés par la même ardente foi: il participe aux grands mouvements de rénovation chrétienne, pose partout, de paroles et de gestes, la nécessité de rapprochement des Forces catholiques dans tous les pays. Mêlé à des négociations, aussi bien au Vatican qu’en Roumanie, l’Unité de l’Église reste une de ses préoccupations majeures.
Il soutient aussi, en France, le mouvement de renaissance thomiste, celui des artistes chrétiens avec Rouhaut, collabore à diverses revues. «Les Intermèdes de Talloires» qu’il mentionne sont une suite de très fins dessins à la plume, publiés en un tirage limité et hors commerce. Il en avait trouvé l’inspiration durant un séjour sur les rives du lac d’Annecy chez un couple ami, le peintre Albert Besnard et sa femme, Mme Charlotte Besnard: «petit entracte plaisant, écrira-t-il lui-même, dans une vie vouée à d’autres soucis». L’entracte fut bref: et même ces petits poèmes, d’abord profanes, se mueront, aux dernières pages, en une poésie religieuse d’une intense beauté.
Si l’auteur et l’artiste en Vladimir Ghika nouent des amitiés dans le monde des lettres et des arts, s’il fréquente, à Paris, la haute société qui est la sienne, ne croyons pas qu’il néglige pour cela ses meilleurs amis: les pauvres, les humbles, les petits. Là encore, je ne citerai qu’un trait, précurseur de son apostolat à Villejuif, et qu’il m’a conté un jour avec une humilité truffée d’humour.
Il s’agit de ses débuts de catéchiste qui, à ce moment-là, ne furent pas heureux, mais devaient lui servir d’expérience par la suite pour mieux faire. On lui avait confié des enfants arriérés – nous dirions aujourd’hui les «demeurés» – parmi d’autres plus normaux. Cependant tous n’étaient-ils pas arriérés, sinon par l’intelligence, du moins par la maladie; et la turbulence donc! Que faire d’une telle troupe? Il imagina, pour fixer les mémoires rétives, un catéchisme en musique: «Tes père et mère hono …» scandait le maître.
– … rera» hurlaient les garçons.
L’entrain ne dura pas. Vite lassés, les petits faisaient des sottises. Quelle punition imaginer? Les mettre au coin? Oui, mais après le coin? Cela devait finir lamentablement par un jeu nullement méchant, mais déconcertant pour le pauvre instituteur: profitant d’un moment d’inattention de sa part, les enfants s’étaient faufilés sous sa belle table au tapis vert, à moins qu’ils n’aient grimpé ailleurs, laissant le maître seul sur son champ de bataille! … Alors, se rendant compte qu’il manquait complètement d’autorité pédagogique, le maître s’en fut étudier d’autres méthodes plus sûres pour enseigner la science de Dieu aux esprits bornés.
Et son sacerdoce? N’y pensait-il donc plus? Ce serait une grave erreur de le croire.
De janvier 1920 à mars 1922, son frère représenta la Roumanie à Paris et, outre ces fonctions diplomatiques, fut délégué à la Conférence de la Paix, ainsi que son cousin, le professeur-docteur Jean Cantacuzène (un des piliers de l’Institut Pasteur, fondateur aussi, à Bucarest, du bel Institut des sérums et vaccins). Durant ces deux années, Vladimir Ghika habita rue de Bellechasse avec son frère et sa belle-soeur; il ne les quitta qu’au moment de leur départ, pour s’installer alors 5, rue de la Source, chez les Bénédictins. Il en sera l’hôte entre ses voyages et multiples séjours à Auberive, jusqu’à la guerre de 1939. On l’y trouve souvent agenouillé devant le Saint-Sacrement, ou à l’autel de la Vierge, absorbé en de longues oraisons.
Ainsi donc, une cellule de moine est son domaine; une vie de prêtre, sans être prêtre, sa raison d’exister. Est-ce suffisant?
Si Pie X l’a engagé autrefois à faire le sacrifice du sacerdoce, en fils de l’Église, il a obéi, mais sans jamais désespérer pourtant d’y aboutir un jour. La preuve en est dans ce mot qu’il dit à un prêtre ami, au printemps de 1922, et qui évoque assez les alternatives d’espoir et de déceptions par lesquelles il a pu passer depuis vingt ans: «Plusieurs fois j’ai cru voir, dans le mur, s’ouvrir une porte. Et puis, au moment de passer, je voyais qu’il n’y avait plus de porte, mais toujours le mur». Or, en cette même année, le mur allait enfin s’écrouler de par les décisions du pape Pie XI qui levait les derniers doutes de conscience et accordait à ce laïc pourvu – et au-delà! – de la science enseignée dans les séminaires, toutes les dispenses nécessaires pour un accès rapide aux divers Ordres.
Sa mère, la fervente orthodoxe tant aimée à qui il avait répugné de causer la plus petite peine – et nous savons que c’est, en grande partie, ce qui retarda son entrée dans l’Église catholique – sa mère était morte. Tous les obstacles écartés, la seule hésitation possible de ce coeur d’apôtre ne relevait plus que d’une question appuyée sur l’expérience d’un passé de vingt ans: ne puis-je faire plus de bien aux âmes en restant dans le monde pour y donner l’exemple d’un laïc vivant son christianisme en plénitude, comme Pie X l’avait, pour un temps, encouragé?
– Mais, lui répondit un jour quelqu’un avec qui il en parlait, une seule messe célébrée par vous fera infiniment plus pour le bien des âmes que tout le bien que vous pouvez leur faire par votre action en restant dans le monde!
Ce fut le caillou qui cristallisa ses pensées, ses aspirations autour de la définitive décision: la foi en l’efficacité infinie de la messe, la certitude de sa supériorité sur toute forme d’action pour sauver les âmes.
Qui était la personne dont ces mots lui avaient apporté une telle lumière? S’il n’a jamais caché la raison déterminante qui l’achemina au sacerdoce, il s’est montré plus discret au sujet de l’intermédiaire qui pesa sur sa décision. Il a pourtant raconté comment, dans ses jours d’incertitude, il s’était confié, à Rome, à l’amiral Yamamoto qui fut un de ses grands amis. Celui-ci, une des plus curieuses figures du Japon contemporain où il jouissait d’un grand prestige, ami fidèle de la France, avait mené des négociations avec le Vatican dont il avait reçu les insignes de Grand Croix de l’Ordre de Saint-Grégoire. En diplomatie comme en religion, il s’entendait au mieux avec Vladimir Ghika. Ce dernier fit confiance à son ami lorsqu’il lui conseilla d’entrer en relations avec une mystique, convertie, malade, habitant Londres, qui lui avait fourni à lui-même au cours de sa carrière, de précieuses directives: c’était Violette Sussmann.
Nous savons que, sur cette indication, le prince Vladimir, au cours d’un déplacement à Londres pour une affaire politico-religieuse, alla voir cette mystique, après s’être mis en rapport avec l’évêque de Londres. Il devait encore la retrouver à Paris où elle revint par la suite, ayant grande influence sur un groupe d’âmes qui ne fut pas étranger, comme nous le verrons plus tard, à la fondation de la Maison Saint-Jean d’Auberive. N’avait-elle pas rappelé à l’amiral Yamamoto un engagement pris par lui avec Dieu, dans la solitude de sa cabine, sur un vaisseau au large de Ceylan, et qu’il était seul au monde à connaître? D’autres encore avaient éprouvé la valeur de ses conseils. Ses familiers professaient grande confiance en elle.
Violette Sussmann fut-elle le caillou cristallisateur qui fit du laïc le prêtre que nous avons connu? Cela est possible et même probable. Il ne m’en a cependant jamais parlé, sans doute par manque de temps car, à partir du jour où nous nous sommes connus, les travaux apostoliques du présent ont déferlé sur nous sans nous laisser beaucoup de loisirs pour revenir sur le passé.
Ce qui importe d’ailleurs c’est de savoir que, le 7 octobre 1923, en la chapelle des Lazaristes, rue de Sèvres, à Paris, le cardinal Dubois conférait l’ordination sacerdotale au prince Vladimir Ghika. Il avait choisi cette chapelle en signe de vénération pour Soeur Pucci et pour saint Vincent de Paul, le patron de ses premières oeuvres de Bucarest. Il distribua ensuite aux Soeurs une image caractéristique du sens de l’apostolat sacerdotal qu’il entendait mener: celle de saint Josaphat, Jean Kuntsevitch, Ukrainien, né en 1850, devenu moine basilien à Vilna, convertisseur, «ravisseur d’âmes», puis prêtre, archevêque de Polotsk, mis à mort le 12 novembre 1923 par des révoltés opposés à l’Union à Rome.
Au Vatican, on avait suivi avec intérêt la vie menée par le prince Vladimir Ghika. Aussi reçut-il, pour son entrée dans le sacerdoce, ce télégramme: «Rome, le 6 octobre – Heureuse occasion votre ordination sacerdotale, Saint-Père daigne s’associer à votre joie et votre bonheur et, avec ses félicitations et ses meilleurs voeux, vous envoie de tout cour, comme gage abondantes faveurs divines, paternelle bénédiction apostolique. Je prie Votre Altesse agréer mes félicitations et voeux personnels». (Signé: Cardinal Gasparri).
Les journaux de l’époque ont rapporté que «toute l’Europe couronnée et découronnée» était présente au jour de cette ordination dans la chapelle – heureusement assez vaste! – des Lazaristes. En tête, une Fille de France, la reine Amélie de Portugal, et puis les représentants du roi d’Espagne, du roi d’Italie, du roi des Belges, du roi de Roumanie, et d’autres … sans parler des ambassadeurs et des ministres.
La plus belle assistance devait cependant présider la cérémonie, affectueusement penchée sur le nouveau prêtre; mais cette assistance-là, bien que présente, restait invisible celle des saints, des élus de cette Église si bien servie par lui dans le passé et plus attentive que jamais à l’assister dans l’avenir.
Auberive
«Les faits d’aujourd’hui ne sont que les idées d’hier.»
(Pensées pour la suite des jours)
Auberive? Un nom, un pays, une vision de charité, une fondation en un vieux monastère tapi dans un beau coin forestier du plateau de Langres (Haute-Marne) qui valut à Mgr Ghika tant de joies et de larmes, tant de grâces et de croix!
Auberive a tenu une telle place dans sa vie qu’il est impossible de parler de lui sans parler, avec quelques détails, de cette Maison Saint-Jean qu’il y établit. S’il donna tant de soins à cette fondation, s’il l’aima aussi profondément, c’est qu’il vécut là, et fit vivre, autour de lui, ce qu’il nommait le «Cantique des Degrés»; autant dire nos étapes vers l’Amour divin:
«Seigneur, savoir ce que, vous voulez,
«Vouloir ce que vous voulez,
«Faire ce que vous voulez,
«Bien faire ce que vous voulez.»
À cette période de sa vie, il fut suivant son expression, «follement obéré de travail» puisque ses autres oeuvres, qu’il projetait de rattacher toutes à celle-ci, continuaient par ailleurs. Il y souffrit atrocement puisque la fondation, arrêtée de son vivant, connut de lourdes peines: «Priez, faites prier, recommandait-il, au cours de ces épreuves, pour que Dieu y trouve son compte».
Cependant, il ne s’est pas étonné de l’échec apparent – oui, seulement apparent – de ses projets, parce qu’il savait que l’action de Dieu dans le monde se traduit par des lenteurs, des étapes, des détours et des contradictions.
Or, l’action de cette Maison Saint-Jean a marqué une époque. Son rayonnement n’est pas éteint, bien que ses bâtiments aient reçu aujourd’hui d’autres affectations et que son fondateur soit mort. Dans l’éternité seulement nous en apprécierons l’importance. Ici, nous ne pouvons en considérer que l’écorce humaine, avec un instinctif respect pour la surnaturelle moelle qu’elle recouvre.
Pour parler de la fondation d’Auberive, je m’approcherai lentement, oui lentement, par l’extérieur, de ce qui fut son âme. L’effleurer est déjà un grand dessein. Mais pour la connaître telle qu’elle fût, regardons d’abord le cadre où elle s’épanouit. Tout comme les lieux choisis par la Sainte Vierge pour apparaître au monde – La Salette, Lourdes … – cette fugitive et significative apparition de la Charité, projetée par un Vladimir Ghika, entre les années 1926-1930 gagne à se placer au lieu géographique où elle s’est déroulée.
Donc, à 26 kilomètres de la vieille cité des Lingons, on s’enfonce en des forêts qui semblent conduire au bout du monde. Et c’est en effet un aboutissement que la découverte d’un clocher effilé veillant sur des maisons groupées dans un cirque boisé: voilà Auberive, un coquet village de quelques centaines d’âmes. Petit chef-lieu de canton planté sur une terre sèche, peu fertile malgré l’Aube qui coule entre ses collines, mais pittoresque à souhait, il étale une rue principale aboutissant à l’église comme tout village qui se respecte; d’autres chemins veinulent le pays dans un dessin fantaisiste; des maisons s’accrochent çà et là sur les pentes, en dégringolade vers la petite rivière qui donna son nom au lieu, l’Aube. Partagée ici en deux bras, elle coule sous des arbres séculaires pour justifier le nom inscrit sur les pancartes: Auberive, rives de l’Aube.
C’est tout au fond du vallon, relié au village par la promenade «Entre Deux Eaux», ou la vaste allée «Entre Deux Murs» que s’étale l’importante abbaye cistercienne qui devait tenter Mgr Ghika en quête d’un nid polir sa Maison Saint-Jean.
Cette abbaye de Notre-Dame d’Auberive (Albaripa), de l’Ordre de Cîteaux, filiale de Clairvaux, eut une histoire fameuse. Fondée en février 1135 par Guillenc, évêque de Langres, dont les chanoines embrassèrent la Règle de Citeaux, elle fut approuvée, en 1158, par le pape Innocent III sur la demande de saint Bernard; et nous la trouvons florissante jusqu’à la fin du XIVe siècle. Dévastée ensuite par les guerres – en 1426 par l’armée du duc de Bourgogne, en 1586 par les Huguenots – courageusement, elle répara ses dégâts matériels afin de se maintenir en bonne position. De temps en temps, elle envoyait quelques-uns de ses membres étudier à Paris, puis y prendre des grades.
Parmi les abbés qui s’y succédèrent, nous en trouvons qui laissent de grands souvenirs, aussi bien dans le domaine spirituel que temporel: tel Aymon (1240-1242) évêque de Mâcon, retiré à Auberive où il meurt en odeur de sainteté; Jean 1er de Gouesse (1246-1255), ex-prieur de Clairvaux, qui reçut Saint Louis, roi de France, en son abbaye; Claude Legendre (1695-1709), docteur de Paris, prédicateur célèbre que les chroniques affirment «vertueux et exemplaire».
Les revenus importants, provenant des exploitations agricoles, étaient représentés par de nombreux troupeaux. En 1386, on trouve 2554 moutons dans les bergeries; au siècle précédent, les haras fournissaient des élèves recherchés. Les richesses littéraires ou artistiques ne manquaient pas non plus, comme en témoignent, au Trésor de l’église, les manuscrits précieux, les vases et reliquaires, la chasublerie.
À la période des abbés commendataires, le nombre des moines diminua: 25 en 1573; 15 seulement au XVIIIe siècle. Vint la Révolution qu’affronta le dernier abbé, François-Maximilien-Hermand Druon de Ginisdal de Fumal (1779-1791). L’abbaye est alors taxée, en cours de Rome, 260 florins et vaut 16000 livres. Ses propriétés considérables passeront aux Biens Nationaux. Plusieurs de ses bâtiments détruits seront reconstruits dès 1776 et vendus, pour exploitation d’une forge, à un industriel de la Haute-Marne, M.Bordet.
Et puis … et puis … dans la caducité des choses terrestres, après d’autres péripéties, l’abbaye finit par devenir une Maison de détention de femmes, avec aumônier, sous la surveillance des soeurs de la Prison de Lyon. En dernier lieu, à l’époque où le prince Ghika la racheta, elle abritait une Colonie pénitentiaire de plusieurs centaines de garçons.
«Singulière destinée des choses humaines, notait un historien régional, en 1875, et suite lamentable des révolutions: les antiques abbayes – Clairvaux comme Auberive – sanctifiées par la prière et le chant des moines, sont aujourd’hui habitées par les malfaiteurs que la société a dû bannir de son sein.» C’est la principale raison qui détermina le prince-abbé Ghika à l’acquisition de ces lieux: le dessein de «rendre à la prière ce qui avait été autrefois à la prière».
À côté du riche passé du monastère, mentionnons que le village d’Auberive, situé sur l’embranchement d’une voie romaine, fut entièrement absorbé par les moines. Composé de gens de service dépendant de l’abbaye, il formait, suivant l’usage cistercien, une paroisse monacale pour le service des domestiques et des ouvriers. Le presbytère possédait un curé (sous-prieur) nommé par les supérieurs du couvent et révocable à leur volonté. Toutes les fermes des environs aux noms chantant d’Acquenôve, Val Clavin, Allofroy appartenaient aux moines.
Est-ce pour cela qu’à l’époque du prince Ghika le pays gardait une âme enveloppée d’une mystérieuse poésie qui inspira des auteurs et des peintres? Tel André Theuriet, jeune receveur d’enregistrement nommé à Auberive où il trouva sa vocation d’homme de lettres. Même les descendants des familles auberiveraines fixés ailleurs – un professeur à la Faculté de Droit de Paris, une femme peintre, d’autres de cultures diverses – y gardaient des attaches et se retrouvaient, durant l’été, dans leurs vieilles demeures familiales jalousement conservées: le charme d’Auberive, impossible à définir, créait un lien entre tous. Il encercla aussi le prince Ghika dont les relations s’affirmèrent très vite empreintes de sympathie avec les gens du pays et des environs.
Ceux qui pouvaient le comprendre – jusqu’à un certain point – lui devinrent des amis. Ceux qui semblaient les plus fermés à ses conceptions lui vouèrent un respect affectueux, tel qu’en témoignent ces mots d’une femme très rustique d’un petit village voisin: «Oh! quel homme! tellement bon et simple! et pourtant si … si …» (évidemment, elle voulait parler de cette aisance, de cette distinction innée, pour laquelle elle manquait de vocabulaire et qui l’avait frappée. Mais nos paysans sont fins et celle-ci, à défaut du mot rétif termina par une comparaison pittoresque): «Enfin, quoi! celui-là, il sait où mettre ses mains quand il cause!».
Tel est le lieu, tel est l’écrin qui allait enchâsser ce joyau de la Maison d’Amour rêvée par un grand coeur.
Mais depuis quand y pensait-il? Comment, en ce coeur, l’avait-il déjà préparée?
Une femme de lettres habitant le village, qui signe ses livres du pseudonyme de Claire Auberive, a raconté ainsi, dans un journal local, le premier contact officiel du pays avec le prince-abbé Ghika:
«L’État vient de supprimer la Colonie pénitentiaire installée dans l’ancienne abbaye d’Auberive, qu’elle fait vendre aux enchères. Chacun se demande en quelles mains vont tomber ces bâtiments dévastés et profanés depuis plus d’un siècle. Trois amateurs se sont présentés. L’un d’eux, qui porte le costume ecclésiastique, attire tous les regards: mince exagérément, le visage pâle et doux, barbe et cheveux d’argent bouclant sur le cou, sa personne impose le respect. Manifestement, c’est un étranger.
«La mise à prix faite, par l’intermédiaire de Maître P. …, avoué honorablement connu à Langres, il se déclare preneur … Aucune enchère; les autres concurrents, à la surprise générale, restent muets. Puis, le délai rituel écoulé, la bougie s’éteint dans un silence profond, et comme si tout était réglé d’avance, l’abbaye se trouve adjugée à l’inconnu.»
Plus tard, cet inconnu, devenu un ami de la curieuse maison de La Theurelle habitée par Claire Auberive, lui a conté:
«Comme je doutais que l’inspiration qui me poussait à acquérir cette maison fût réelle, je priai Dieu de me donner un signe: «Si vous voulez que j’achète l’abbaye, faites en sorte, lui dis-je, qu’aucune surenchère ne me la dispute.» Nous voyons comment cette prière fut exaucée.
Mais une question se pose: le nouveau propriétaire avait-il donc besoin de signe? Pourquoi doutait-il que son inspiration d’acquérir ces bâtiments fut réelle? On a parlé – plus ou moins justement – de ses relations antérieures avec l’ex-curé de La Courneuve (Seine), qu’on nommait «le Père» Lamy, originaire de Violot (Haute-Marne), petit village qui dépend du Pailly où il termina sa vie. Le comte Bivert a consacré un livre à ce Père Lamy qui fut un visionnaire apprécié d’un groupe d’âmes d’élite parmi lesquelles nous trouvons, à côté d’un Vladimir Ghika, un Jacques Maritain, un Père Henrion, un Louis Massignon, une Violette Sussmann, et d’autres.
J’ai connu personnellement ce P. Lamy, au Pailly, dont le curé était lié à ma famille. Pas plus que ce dernier prêtre, aussi surnaturel qu’équilibré, ne l’a fait, je ne me permettrai de porter un jugement sur «la mystique» du P. Lamy, bien qu’elle nous ait déroutés à diverses reprises; et je me contenterai de rapporter ce qui me paraît authentique dans les relations qui existèrent entre ces deux serviteurs de Dieu, un Ghika et un Lamy.
Quoique d’origine, d’éducation, de culture très différentes, ces deux êtres offraient des ressemblances; une sorte de fluide spirituel attirait le prince Ghika au Pailly. C’est à la table du curé de cette paroisse qu’en 1925, il entendit parler de la prochaine vente d’Auberive et se sentit poussé intérieurement à en acheter l’abbaye.
Depuis longtemps – dès l’époque de son entrée dans le catholicisme – il avait rêvé d’une fondation, sous le signe de saint Jean, qui sèmerait l’amour dans le monde. Plus tard, une fois prêtre, durant une nuit d’intimité spirituelle avec saint Bernard, il avait vu l’utilité de lancer une Croisade – pour délivrer le Tombeau du Christ, mort dans nos âmes par le péché (là est maintenant son tombeau) – des mains des infidèles, représentés par nos infidélités – avec l’emblème de la croix: nos souffrances – avec le signe de ralliement, non plus: «Dieu le veut», mais: «Dieu le préfère» – sous le vocable de saint Jean l’Apôtre qui connut les préférences du Maître en reposant sur son coeur. Du lieu de la fondation – donc Auberive, quand ce lieu se précisa – on pourrait prêcher cette croisade autour de soi en y conviant ses proches, et d’autres, de par le vaste monde.
Pour le futur fondateur, saint Jean représentait celui des Quatre qui donne la plus juste conception de ce qu’est l’Évangile: une présence absolue, personnelle, comparée par Bossuet à celle de l’Eucharistie, la présence du Verbe à la fois Témoin, Juge, Être, qui nous appelle à notre destinée éternelle. Seul saint Jean, pour lui, exposait avec ampleur, profondeur et netteté les réalités de la vie divine, parce qu’il avait senti le coeur humain du Christ. L’Apôtre deviendrait donc le patron de ce Foyer sanctifié par le feu de l’amour divin, entre les murs entrevus de ce couvent cistercien, profané depuis la Révolution par d’autres attributions et rendu, enfin! à la prière: «N’y eût-il qu’une poignée d’âmes pour entretenir ce feu, pensait et dira-t-il, l’oeuvre serait éternelle!»
Le rêve d’Amour? La vision de la Croisade, à la suite de saint Bernard? Dans une vieille abbaye de son Ordre? … Tout ne semblait-il pas simple et clairement indiqué? Eh! bien, non, pas si simple que cela: des complications humaines passaient à travers la voie divine. Et, pour les comprendre, il nous faut revenir au P. Lamy.
Dans une apparition que celui-ci aurait eu de la Sainte Vierge, le 9 septembre 1909, Notre Dame lui aurait précisé qu’elle désirait une Congrégation nouvelle? Près de vingt ans plus tard, au cours d’une réunion où se trouvait Jacques Maritain, le visionnaire dit à l’abbé Ghika, en lui mettant le doigt sur la poitrine: «C’est vous qui la ferez. La Très Sainte Vierge le veut»; ce que le futur fondateur parut accepter comme une mission.
Cependant, la nouvelle Congrégation souhaitée par le P. Lamy devait comporter une certaine forme de vie, une spiritualité propre qui ne concordait pas complètement avec les vues de Vladimir Ghika. Le P. Lamy avait déjà réuni des postulants; il donnait des directives à son ami Ghika qui se plaignait, en souriant, de recevoir ces indications spirituelles écrites, par esprit de pauvreté, sur du papier hygiénique, et ainsi rendues difficiles à déchiffrer!
Tel que nous avons connu Mgr Ghika et sa constance à s’assurer de la volonté de Dieu, il prit d’abord au sérieux l’affirmation du P. Lamy, tout en se demandant s’il ne s’agissait pas d’une fausse assurance, du fait qu’il entreprendrait ainsi une chose hors de sa vocation propre? Pourtant, il se donnait à l’oeuvre entrevue avec ce courage surnaturel qui le caractérisait quand il croyait faire la volonté divine, et qu’aucun obstacle alors, aucun calcul humain n’arrêtait. C’est dans ces conditions que fut achetée l’abbaye d’Auberive.
Pour la payer, le nouveau propriétaire sortit de l’indivision avec son frère en lui vendant sa part du domaine de Bozieni, ce qui par la suite devint pour lui un désastre, puisqu’il restait dépossédé après la liquidation d’Auberive.
Dans le livre qu’il a consacré au P. Lamy, le comte Bivert rapporte, à la fin, ces paroles du Père: «Il ne faut jamais bâtir son existence sur des visions et surtout sur celles des autres. Dans les choses matérielles, il ne faut connaître que le bon sens. Et dans les choses spirituelles, il faut encore du bon sens; mais là, nous ne saurions nous tromper, ayant les règles infaillibles que Dieu nous a tracées. Il faut se défendre de la mystique. Le démon est derrière la Mère de Dieu (allusion aux visions du 9 septembre 1909); si on laisse passer celle-ci, on trouve le démon». L’auteur juge que «ces paroles semblent la conclusion d’une malheureuse expérience, car au commencement, il ne parlait pas ainsi.»
Assez vite, le prince Ghika revint aux vues claires, réalistes, qui étaient vraiment siennes; et la méfiance qu’il avait des visionnaires en général chassa l’influence exercée sur lui par le groupe partisan de l’authenticité des visions du P. Lamy. Jamais Auberive ne recruta de sujets envoyés par lui. Une prédiction faite par ce Père, et non réalisée, d’autres circonstances encore, susceptibles de provoquer un certain scepticisme peuvent expliquer la réflexion faite un jour par le prince Ghika à un prêtre ami, après allusion à un accident de santé survenu antérieurement au P. Lamy: «Si j’avais su qu’il était tombé sur la tête, je n’aurais pas entrepris cette affaire.»
Mais l’affaire était dûment engagée, avec la bénédiction du Saint-Père, implorée dès 1924, au nom duquel était accordé l’Indult de Rome pour la «Société auxiliaire des Missions». Il s’agissait maintenant de faire face à la situation en ces immenses bâtiments entourés d’une propriété de 65 hectares.
Si j’ai longuement parlé des difficultés spirituelles de la préfondation d’Auberive, c’est pour mettre au point la position du prince-abbé Ghika lorsqu’il l’entreprit.
Voyons maintenant comment il va s’en tirer!
Le journal local qui relatait l’acquisition de l’abbaye nous a tracé une première esquisse de cette situation, toujours sous la plume de Claire Auberive:
«Voici donc le prince Ghika chez lui dans les vastes bâtiments fort délabrés et mutilés par le vandalisme utilitaire de l’État. Des souvenirs monastiques, rien ne subsiste dans ces lieux jadis imprégnés de prière … Où donc était la chapelle? Où la salle du Chapitre? Où le cimetière? On les retrouvera! Mais les ossements des moines contemporains de saint Bernard restent mêlés à la terre qu’on foule. Avec son imagination toute orientale, le prince nous décrit une grande crypte dans laquelle les vieux abbés d’antan reposent, assis sur leur cathèdre, mitre au front, crosse en main … Il en est sûr … Pourtant, ce ne sont pas des fouilles qui le préoccupent. Dans un petit coin, le plus habitable de la Maison, quelques femmes toutes dévouées à Dieu se logent tant bien que mal …»
L’acquisition avait en effet déterminé le retour en France de deux Filles spirituelles du fondateur qui, auparavant, se donnaient, en Roumanie, à une tâche de prospection en vue d’établir là-bas un foyer de contemplation et d’apostolat auprès des orthodoxes. Une troisième ne devait pas tarder à les rejoindre.
Le prince Ghika – qui n’était pas encore protonotaire apostolique et qu’on désignait couramment sous le simple nom de prince – arriva donc un beau jour avec deux Françaises, dont l’une assuma la responsabilité de la Maison, et une Grecque. Elles devaient «préparer les voies», c’est-à-dire entreprendre le nettoyage des immenses bâtisses, le défrichage de la propriété, l’une et l’autre arrivées à un pitoyable état d’abandon. Installées dans une petite maison, sise à l’entrée de l’un des grands portails, avec la modeste somme de 500 francs pour commencer, on peut deviner ce que fut alors la vie aussi frugale que besogneuse de ces trois femmes! Mais leur foi, leur courage firent merveille: en quelques mois, elles avaient rendu la maison habitable, cultivé des légumes dans le jardin. Si bien qu’au début de juillet 1926, l’aile Louis XV de l’abbaye était prête à recevoir à la fois un groupe de «postulantes» et des hôtes.
Le succès appelant le succès, du renfort leur arriva pour assurer l’existence matérielle et une vie régulière, quasi-religieuse s’amorça. L’évêque siégeant alors à Langres, Mgr Thomas, manifestait une grande bienveillance à cette Famille Saint-Jean; il lui accorda (à l’insu du prince à qui l’on voulait préparer une surprise pour sa fête) l’autorisation d’avoir une chapelle où fût conservé le Saint Sacrement.
Quelle date mémorable pour tous que celle du 28 juillet 1926, fête de saint Vladimir! Arrivé la veille, le fondateur découvrit une chapelle toute préparée, équipée, dans laquelle il pourrait célébrer la messe le lendemain et laisser le Saint Sacrement à demeure. À maintes reprises, nous l’avons entendu répéter que cette messe avait été l’une des plus grandes joies de sa vie: l’abbaye, dès lors, était restituée à Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ce même jour, les trois premières disciples reçurent un habit blanc, mitigé du costume de religieuse et d’infirmière.
Et leur vie conventuelle s’installa, très digne, avec récitation complète du Grand Office à la chapelle, le silence, le chapitre hebdomadaire. Quand il se trouvait là, le «Père-prince» comme le nommaient ses disciples, le présidait et prodiguait avec onction la Parole divine à ses enfants. Mais souvent, il était à Paris, ou en voyage çà et là. Revenant au nid toutes les trois semaines environ, il y ramenait avec lui tantôt des hôtes de marque, tantôt des rescapés, tantôt des Russes sans abri.
Durant les vacances de l’an 1926 ces hôtes – de styles si différents! – affluaient déjà, rendant ainsi la charge assez lourde à la petite communauté naissante. Parmi eux, signalons la reine Nathalie de Serbie, petite cousine du prince, accompagnée d’une dame d’honneur, qui laissa autour d’elle, durant une quinzaine de jours, un ineffaçable souvenir. Ses grandes épreuves familiales avaient fait d’elle une si touchante figure! Très aimée de son peuple, nous savons que, répudiée par le roi, contrainte à l’exil, elle vivait en France depuis quelques années. Son fils unique, ayant à son tour ceint la couronne, avait été assassiné en même temps que la jeune reine dans une révolution de palais. Depuis lors, renonçant au monde, la reine Nathalie n’était plus que piété et charité.
Protocolairement, je lui fus présentée. Affectueusement, elle m’accueillit, me demanda de revenir la voir par la suite à Paris. Sa sévère distinction se tempérait d’une telle bonté que le village d’Auberive en resta pénétré; car, durant son séjour, on la vit suivre les offices de la paroisse, assister à l’enterrement d’un paysan qui eut lieu à ce moment, «causer familièrement avec les femmes de son âge, et s’asseoir sur le seuil auprès de ces vieilles qui se chauffent au soleil, un peu désoeuvrées. Quel émerveillement ensuite, pour celles-ci, d’apprendre que cette dame tout de noir vêtue, cette bonne dame, «pas fière du tout», s’intéressant à leurs poules, à leur jardin, à la chétive routine de leur existence, avait porté jadis la couronne des reines!» (Claire Auberive).
Quand vint l’automne, une nouvelle phase se précisa dans la fondation: sous la dénomination de «Frères de Saint-Jean», allait se constituer une sorte de séminaire accueillant des vocations diverses, tardives ou précoces. Plusieurs prêtres, notamment le P. Pel, apportent alors leur collaboration au fondateur. Et parmi les élèves, on compte des valeurs, tel l’abbé Caffarel devenu aujourd’hui l’animateur du Mouvement Familial bien connu, groupé autour de «L’Anneau d’Or». Il fut l’enfant chéri du fondateur qui avait assumé la charge de sa préparation au sacerdoce et distinguait, entre tous, celui qu’il nommait tendrement «son petit Henry».
Ces jeunes gens logent, à l’exemple du prince, dans les étroites cellules des prisons où l’État mettait en pénitence ses colons délinquants; ce qui n’est pas sans mérite de la part des séminaristes et prouve en quel esprit ils vivent.
C’est à cette époque qu’on transféra la chapelle primitivement installée au premier étage, sous les cloîtres du rez-de-chaussée, dans une fort belle salle capitulaire aux voûtes nervées. L’autel, vraiment symbolique, est fait d’un vieux pétrin de chêne, acheté par l’une des ingénieuses Soeurs dans une vente aux enchères d’un village voisin. Quand les Russes se trouvent en assez grand nombre à la maison, la messe est célébrée en rite slave, dans une autre grande chapelle qui fut autrefois celle des prisonniers. Aménagée sommairement à cet effet par les bricoleurs russes, avec une iconostase, on y loue désormais le Seigneur avec autant d’amour que dans la chapelle «latine».
Animateur de tout, le prince a profondément aimé Auberive, au point de s’en arracher avec peine quand d’autres apostolats l’appelaient ailleurs. Tous les prétextes lui semblaient bons pour y venir, ou y rester: «Je suis obligé de partir demain en province, dit-il, certain jour, à l’un de ses amis parisiens: je vais chercher quelque chose dans un placard.» La province, c’était Auberive! Le «quelque chose» un calice à en rapporter.
On me permettra, au sujet de cet amour d’Auberive, un souvenir personnel assez pittoresque, relatif à un jour d’inondation où les dangereux caprices de l’Aube nous avaient tous inquiétés dans le vallon auberiverain. À l’abbaye, située en contrebas, l’eau avait essayé «une entrée royale» par la grande porte, proche de ma vieille maison de famille; elle s’était mise à clapoter sous les cloîtres. La messe, célébrée dans ce bruit de cascade, on avait déménagé en hâte les ornements sacerdotaux et les bougies. Comme si elle n’attendait que cela pour laisser la place libre, l’eau s’était ensuite dignement retirée. Chez nous, à peine s’était-elle montrée plus discrète.
Quand le prince passa nous voir, dans l’après-midi, il tenait à la main une lettre prête à jeter à la boîte. Et, comme je m’excusais de ma tenue de ménage, due aux événements: «Allons donc! me répondit-il, c’est déjà beau que nous ne nous abordions pas avec des bouées de sauvetage autour du corps! Mais l’inondation a du bon: j’en ai profité pour écrire à Paris, où je devais repartir demain, que cela m’était impossible à cause du chemin coupé.» Je ne pus m’empêcher de rire en regardant ce chemin parfaitement sec devant nous. Et il sourit aussi: «Oui, bien sûr! ça va maintenant, concéda-t-il. Tout de même, ce n’est pas mentir; c’est seulement tirer à soi la vérité»
Je crois que les hôtes de l’abbaye «tiraient aussi à eux la vérité» en y prolongeant le plus possible leur séjour. On les entendait dire qu’Auberive devenait pour eux un «haut-lieu» où se respiraient l’esprit de prière et le retour à l’Évangile. La Règle, qui commandait tout dans la Maison Saint-Jean et à laquelle le reste se subordonnait, n’était autre chose que la pleine application du premier et du second Commandement: d’où cette grande liberté, cette spontanéité caractéristiques de l’accueil réservé à chacun.
Impossible de citer tous ceux qui en ont bénéficié. Mais, parmi eux, se détachent, à la suite de la reine Nathalie de Serbie: le vicomte Xavier de Maupeaux, officier de marine, secoué alors par une rude épreuve; le prince Sixte de Bourbon; M. le Chanoine Vialette, alors curé de Saint-Germain-des-Prés, à Paris; Mrs. Leigh-Smith, veuve du célèbre explorateur anglais qui a donné son nom à un cap du Groenland. À diverses reprises elle fit des séjours à l’abbaye avouant que, pour elle, il était deux lieux sur terre où elle trouvait son climat spirituel: Rome et Auberive.
Vinrent aussi: le jeune Régamey, devenu aujourd’hui le Père Régamey, dominicain. Récemment converti du protestantisme, c’est dans sa cellule d’Auberive qu’il acheva la rédaction de son livre sur Delacroix; Mme Vve Frazer, sud-américaine, qui passa quelque temps dans la communauté des Soeurs où elle s’initia à la vie religieuse pour fonder ensuite la Congrégation féminine des Missions Étrangères; l’abbé Altermann, juif converti; de nombreux slaves, parmi lesquels l’abbé de Messing, aspirant au sacerdoce, veuf, ancien officier de la marine du tsar, et mélomane, qui donnait des concerts fort appréciés; Mercédès de Gournay, poétesse de talent que le prince amena à Saint-Jean durant l’hiver 26-27 et qui trouva là son chemin de Damas. Elle devait mourir quelques années plus tard en soignant un indigène atteint du typhus dans le Sud Tunisien où, avec d’autres, elle avait suivi le P. Charles Henrion. Très simple fut sur elle l’oraison funèbre du Groupe: «Notre bien-aimée petite soeur est morte, morte d’un acte de charité. Chantons le Magnificat.»
Raïssa Maritain la mentionne dans son livre des «Grandes Amitiés» mais avec quelques inexactitudes quant à son itinéraire spirituel: c’est le prince Ghika qui tourna vers Dieu cette âme exquise dont le contact et les entretiens, sous les grands arbres d’Auberive, me laissent de précieux souvenirs.
Pourquoi ne pas ouvrir ici une parenthèse pour dire la valeur de ces filles allant vivre chez les nomades, à la suite du collaborateur du prince, le P. Charles Henrion, afin de leur apporter «non la civilisation mais la béatitude», à l’exemple et selon la manière du P. de Foucauld? Leurs premiers contacts consistaient en soins donnés aux bédouines, amenées par leurs maris, puis venant seules, dans une confiance grandissante. À cette époque, faire de l’apprivoisement en face du monde de l’Islam, était leur but. Elles s’alimentaient avec des pâtes et du lait, vivaient en des chambres dont les murs avaient plusieurs mètres d’épaisseur, afin de se protéger contre la chaleur, quand leurs occupations d’infirmières ne les appelaient pas au dehors. Pénétrées des enseignements de saint Jean de la Croix, elles projetaient de mener une vie contemplative, en chambres ouvertes, pour laisser passer autour d’elles le rayonnement de leur vie intérieure.
Aux côtés de Mercédès de Gournay vécurent ainsi Mlle de Nanteuil, Mlle Matignon … Pendant les premiers six mois de leur résidence, les Arabes les avaient épiées en se relayant chaque soir: n’y avait-il vraiment aucune communication entre le Père Charles et ce qu’ils croyaient être son harem? Ils le lui avouèrent par la suite: «C’est bien vrai, nous le savons maintenant, tu ne touches pas ces femmes!» D’où ils vouèrent au groupe une admiration et une confiance définitives.
Mlle Matignon visitait les familles indigènes. Tous les soirs, quand elle rentrait auprès de ses soeurs, autour du petit âne qui lui servait de monture, les puces sautaient en escadrons à qui mieux mieux; et la petite équipe ne s’en libérait qu’en lavant son linge au sublimé. Nouveau Moïse, Mlle de Nanteuil, elle, priait sur un rocher solitaire. Les Arabes l’appelaient: «Celle qui prie», ou encore «Les mains bénies», depuis ce jour de chaleur torride où les femmes, dans l’impossibilité de faire prendre leur beurre, avaient dit: «Allons chercher celle qui prie; elle étendra ses mains dessus et notre beurre prendra.» Ce qui fut fait.
Auraient-elles acquis une telle influence là-bas si elles n’avaient puisé leur vie intérieure dans le rayonnement d’Auberive?
Ainsi, au petit vallon boisé de la Haute-Marne, se menait une action discrète et fervente dont nulle catégorie d’âmes n’était exclue, telle cette colonie de fillettes de Villejuif qui, deux années de suite, y séjourna dans un moulin en dépendance des grands bâtiments. L’abbaye était devenue un lieu de rencontres où se coudoyaient des êtres de toutes nationalités, de tous milieux, de tous âges, de tous horizons spirituels. D’où cette impression d’extraordinaire aisance, de largeur d’esprit. Le village lui-même se laissait gagner à cette ambiance.
Comment le Seigneur ajouta à cette floraison le joyau de la souffrance et de l’échec apparent pour le fondateur qui allait y vivre un long Vendredi Saint, nous le dirons plus loin. Il est temps de nous pencher sur l’âme qui animait tous et chacun, en étudiant ce que fut, ce qui est, ce qui reste, en dépit de tous événements, l’esprit de Saint-Jean.
L’esprit de Saint-Jean
«Si tu sais mettre Dieu dans tout ce que tu fais, tu le retrouveras dans tout ce qui t’arrive.»
(Pensées pour la suite des jours)
On pourrait me taxer de chauvinisme en constatant l’importance donnée, en ces pages, à la Fondation d’Auberive? Pourtant, la valeur de celle-ci dépasse tout point de vue personnel comme en témoigne ce que Jean Daujat affirme dans son livre sur Mgr Ghika [1]: «Nous avons donné quelques indications sur les très nombreuses activités et entreprises qui ont occupé sa vie; lui-même en voyait l’unité en les rattachant toutes à son Oeuvre de Saint-Jean dont toutes n’étaient à ses yeux que des prolongements, des dérivations, des applications ou des formes particulières de réalisation. Il est donc impossible de bien comprendre la mission que Dieu a donnée à Mgr Ghika en ce XXe siècle et sa signification pour nous, sans exposer l’idée centrale de cette Fondation des Frères et Soeurs de Saint-Jean.»
Jean Daujat va même beaucoup plus loin en précisant le rôle de précurseur joué par Mgr Ghika dans la ligne donnée à notre temps par saint Pie X: il situe «trois étapes fondamentales par lesquelles Dieu a voulu orienter l’Église du XXe siècle: sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus; saint Pie X; Mgr Ghika.»
Il est exact, pour ce dernier, que la Fondation de Saint-Jean a marqué ses autres formes d’apostolat, tel le «Centre d’Etudes religieuses» qui a fait si remarquable carrière sur l’initiative et sous la direction du même J. Daujat. Quand le prince Ghika voulut me confier, au départ, la présidence de la section féminine de ce Centre dont il serait l’aumônier, il me donna comme argument: «Cela tient à Saint-Jean par un bout.»
De même, son action si populaire à Villejuif en relevait encore.
«J’ai choisi, dit-il à un journaliste qui l’interviewait, l’endroit pratiquement le plus délaissé au point de vue religieux et social. Et c’est là que notre Famille, autorisée par le Saint-Père, et qui a nom: «Frères de Saint-Jean» entend agir l’amour de Dieu et du prochain.»
On aura résumé l’importance du sujet en citant ce qu’en écrivit récemment l’Archevêque de Paris, S. E. le cardinal Feltin: «La personne et l’action de Mgr Ghika le situent au coeur des grandes préoccupations actuelles de l’Église; chacun des événements majeurs de sa vie, chacun des traits dominants de sa physionomie spirituelle répondent à l’un des courants profonds qui marquent aujourd’hui la vie des chrétiens.»[2].
Le fondateur lui-même définissait sa Fraternité «une oeuvre apostolique comme aboutissement, à point de départ eucharistique, soucieuse avant tout de vie spirituelle et faisant sortir l’action de la contemplation … Ce n’est ni un Ordre, ni une Congrégation, ni même une Confrérie, mais une sorte de convergence-concertée-de-bonnes-volontés en grâce de Dieu. Un organe de coopération pour mieux avancer le Règne de Dieu, d’une souplesse de formes et d’attribution aussi complète que possible, fondé sur la communion sacramentelle et la Communion des saints, et cherchant à s’adapter à toutes les situations comme à tous les besoins.»
On aurait tort de voir dans cette souplesse une sorte de laxisme. Au contraire, faite d’exigences déterminées par la «théologie du besoin», si elle ne s’attache pas à un programme fixé à priori, c’est pour se mettre plus entièrement à l’école des indications providentielles.
Cette «théologie du besoin», ressort essentiel des activités de Mgr Ghika, a été si bien comprise et définie par J. Daujat, dans le livre qui sera souvent cité, que nous reviendrons sur ce qu’il en dit:
«La théologie est la science de Dieu: Mgr Ghika appelait «théologie du besoin» la découverte de Dieu et de sa volonté en tout besoin qui se manifeste à nous, parce que la Providence, en mettant un besoin sur notre chemin, nous fait connaître par là ce que Dieu veut ou attend de nous pour soulager ou satisfaire ce besoin; ainsi tout besoin que nous rencontrons est un appel d’amour que Dieu nous adresse pour que nous manifestions et exercions effectivement notre charité par la manière dont nous nous mettons au service de ce besoin. Il s’agit de vivre à chaque instant de cette conviction qu’aucune rencontre n’est un hasard, que toute rencontre est l’oeuvre de la Providence, donc que toute rencontre est une présence de Dieu et un don de Dieu.»
«Aucune espèce de misère n’est en dehors du programme», a noté Mgr Ghika dans «La Visite des Pauvres», où il donnait des directives à ses Dames de Charité, en Roumanie.
«Il y a un lien essentiel, continue J. Daujat, entre cette théologie du besoin et ce que nous avons appelé, avec Mgr Ghika, l’esprit de Saint-Jean, c’est-à-dire une vie sans autre règle que toutes les exigences de la charité. En effet, une règle, un cadre, un système, un programme de vie pourrait se trouver en conflit avec un appel de la charité qui ne lui serait pas conforme, qui n’y entrerait pas: être disponible pour tout besoin, quel qu’il soit, n’est praticable que si l’on n’a aucune autre règle que la disponibilité elle-même à toutes les exigences de la charité.
«Le Saint-Esprit s’est servi de Mgr Ghika pour réaliser quelque chose de voulu de Dieu et d’essentiel dans la vie de l’Église au XXe siècle, d’abord en raison de l’infinie variété des besoins que ce siècle représente, ensuite parce que l’envahissement du cancer administratif, emprisonnant de plus en plus la vie dans les réglementations et les systématisations, exige de plus en plus que, dans l’Église où l’esprit doit toujours l’emporter sur la lettre, il y ait des hommes et des femmes libres de toute règle, de tout cadre, de tout système, mais prêts à tout, disponibles pour tout, ne refusant rien à priori, à qui l’on puisse tout demander, qui soient vraiment les «bonnes à tout faire» ou les «bouche-trous» de la charité, et pour qui tout besoin qui se présente à eux soit un ordre de Dieu.
«Il y a aujourd’hui ce que Daniel Halévy a appelé «l’accélération de l’histoire», une évolution prodigieusement rapide des conditions humaines et un accroissement souvent explosif des dimensions humaines en tous ordres cela ne peut faire changer comme le voudraient les modernistes ou les progressistes ce qui appartient essentiellement à la nature de l’Église et ne changera jamais, mais cela exige une évolution et adaptation constantes des formes extérieures et contingentes de vie et d’action des chrétiens, ce qui est plus facile quand il n’y a aucune règle à modifier, mais seulement à mettre en jeu une disponibilité d’amour d’une souplesse d’adaptation sans limite. Quand les besoins changent et se multiplient et se diversifient sans cesse, il est bon qu’aucune règle ne puisse être opposée aux besoins sans cesse nouveaux et différents qui se présentent, et que la règle n’a pu prévoir, qu’aucune prévision de programme de vil ne limite la disponibilité à des besoins toujours imprévus.»
Une telle attitude doit avoir sa source dans une âme unie sans cesse à Dieu pour savoir le retrouver dans tous les besoins rencontrés. D’où les exigences de la vie intérieure pour ceux qui pratiquent cette théologie du besoin. Elle réclame aussi, dans sa voie difficile où l’on n’est gardé ni par des voeux, ni par un cadre d’existence déterminée, des âmes formées avec le plus grand soin au point de vue doctrinal et spirituel.
Elle met encore en relief la «nouvelle Pentecôte qui explose à cette heure dans l’Église et tend à la sanctification du laïcat», la prise de conscience du rôle et de la fonction de ce laïcat qualifié déjà par saint Pierre de «sacerdoce royal» – très différent, certes! du sacerdoce ministériel du prêtre – mais non moins authentiquement reconnu dans l’Église d’autrefois, et redécouvert de nos jours avec toute son ampleur.
La nouveauté de l’Ordre de Saint-Jean dans l’histoire actuelle de l’Église ne relève donc pas, comme certains l’ont cru après coup d’oeil superficiel, d’une utopie née de l’imagination orientale d’un Ghika, mais de principes solides au service d’un intense amour de Dieu.
«C’est pourquoi saint Jean, l’Apôtre préféré, confident de toutes les préférences du coeur du Christ, fut donné pour patron à un Ordre qui n’avait pas d’autre règle de vie que la recherche des préférences divines; mais adopter le patronage de saint Jean était adopter, en même temps, le patronage de Marie que Jésus mourant avait confié à saint Jean …
«L’ordre de Saint-Jean devait comporter deux branches: la Maison de Saint-Jean où les Frères et Soeurs vivaient en se livrant à de communes tâches (retraites, enseignement, hospitalité, soins des malades, etc. …); et la Famille de Saint-Jean composée de personnes dispersées à travers le monde pour y vivre selon l’esprit de saint Jean, y propager cet esprit et y exercer toutes les activités (apostoliques, bienfaisantes) conformes à cet esprit.»
Cette seconde branche ne reçut jamais d’organisation cependant nous avons des raisons de penser qu’elle existe toujours, grâce aux nombreuses âmes formées par Mgr Ghika, continuant à vivre dans le monde de l’esprit de saint Jean.
Les Foyers de Charité, dont le point de départ se trouve à Châteauneuf-de-Galaure, autour de Marthe Robin, n’en sont-ils pas une preuve? Leur esprit, relevant des exigences de la charité, n’est-il pas apparenté à celui que tenta de répandre le fondateur de l’Ordre de Saint-Jean? Nous savons qu’il s’intéressait grandement à Marthe Robin, dans une spiritualité très voisine de la sienne.
Nous avons en mains ce qu’il faut bien appeler les Constitutions de l’essai fait à Auberive – puisqu’il n’y a pas d’autre nom pour fixer les lignes de la vie qui s’y instaura.
Dès le début, s’y précise la préoccupation d’«être un groupe de souplesse et de subordination à l’égard des organes vivants de l’Église, et de fournir un service de vrais serviteurs des serviteurs de Dieu, surtout sur le terrain des Missions … Au nom de celui qui, le premier, accourut au tombeau du Ressuscité, mais qui n’osa y pénétrer, malgré son amour, qu’après Pierre, suivant l’ordre marqué par le Bien-Aimé lui-même … Pierre a passé … Et Jean peut désormais entrer.» (Février 1924).
Le fondateur remarque, comme nous l’avons indiqué plus haut, qu’il s’agit d’un essai nouveau (et «toujours nouveau» à la façon du «mandatum novum», du Commandement d’amour), mais un effort aussi pour revivre ce qu’il y a de plus ancien dans l’Église de Dieu. S’il y a à chercher, dans les siècles les plus récents, une analogie, elle peut être trouvée dans la Compagnie du Saint-Sacrement (dont l’influence fut si grande, pour amener la régénération chrétienne de la France au XVIIe siècle) ou dans la Société des Amis de Dieu, au XVe siècle.»
Il étudie ensuite la forme, l’objet, le souci principal de l’Ordre, sur lequel il insiste: «Dans cette tâche d’union à Dieu et d’apostolat, le souci est avant tout d’alimenter et de former le réservoir surnaturel qui permet de l’accomplir. Le souci des canalisations, des terrains et plans d’irrigation ne passe que bien après. On vise d’abord à former des âmes toutes à Dieu pour être capables d’être alors des envoyés de Dieu. Le reste s’établit en suivant les indications de la Providence et de ce que nous appelons «la théologie du besoin».
Ce qui tient lieu de Règle? … «Être sans réserve au service de l’amour de Dieu qui est la seule loi de la Maison:
«On n’y entre que pour l’amour de Dieu
«On n’y reste que pour l’amour de Dieu
«On n’en sort que pour l’amour de Dieu
«On n’y est lié, entre soi, que pour autant qu’on l’est avec Dieu et en raison de Dieu.»
Point de voeux autres que des voeux individuels; mais quelles exigences! – celles de l’Amour – dans les conseils de pauvreté (où chacun agit en simple délégué de la Providence), de chasteté (considérée comme une jalousie de l’Amour divin), d’obéissance (étudiée dans sa perfection).
La doctrine de saint Jean appliquée à la vie, et ce qu’est son office particulier au point de vue spirituel, sont vus dans cette perspective: «La maison de la Sainte Vierge est la maison de saint Jean. Mais, d’après la profonde indication de l’Évangile, ce n’est pas la Sainte Vierge qui recueille saint Jean orphelin et enfant d’adoption, c’est saint Jean qui reçoit de son mieux la Sainte Vierge, sa Mère adoptive. C’est la Sainte Vierge qui est chez saint Jean et peut s’y trouver comme chez elle. Ce n’est pas saint Jean qui est chez la Sainte Vierge. Nuance à répercussion pratique. Et réalisation moins présomptueuse assumée dans la Maison qui veut s’édifier suivant le modèle de cette Maison là.»
Les caractères particuliers de l’action sont prévus, étudiés dans leurs rapports avec les appellations données à la Sainte Vierge en ses Litanies: «Auxilium christianorum, Refugium peccatorum, Consolatrix afflictorum, Salus infirmorum.»
Bien compris, ils sont faits pour créer dans le monde une «Propagation de l’Espérance et de la Charité» tout comme on a constitué une «Propagation de la Foi».
Sortis d’une vie intérieure alimentée par l’Office divin, ils mettent en rapport «la liturgie du prochain» avec «la Divine Liturgie», «l’une soutenant l’autre pour prouver, par leur étroite liaison, l’unique Amour de Dieu».
Comme on pouvait s’y attendre en de telles Constitutions, la vie de saint Jean suivant pas à pas la vie du Seigneur dans le cycle liturgique de l’année, y est approfondie, d’abord pour la comprendre et la commenter, ensuite pour permettre à chacun de chercher, après lui, sa voie et sa mission sur la terre: l’Évangile, les Epîtres, l’Apocalypse de l’Apôtre sont offerts comme base à ce travail.
Pour vivifier ces principes, le fondateur avait composé d’admirables prières qui, grâce à Dieu! nous restent. Nous transcrirons seulement ici ses implorations pour la Maison d’Auberive et la charité qu’il voulait y voir régner:
Pour la Maison de Saint-Jean: «Seigneur, après avoir été loué ici pendant six siècles, vous avez vu la demeure de votre louange devenir l’asile de nos pires misères. Faites que, par votre grâce et par notre entremise, pour chaque offense qui vous fut faite ici, il y ait un sacrifice, une bénédiction, un cri d’amour vers vous. Que les bons anges viennent ici prendre la place des mauvais esprits. Que la prière remplace l’imprécation. Que le sacrifice paie pour le plaisir coupable. Que la porte du ciel soit ici grande ouverte au lieu de la prison de la terre. Que la liberté des enfants de Dieu succède à la servitude du mal. Et qu’il n’y ait plus ici que la joie du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.»
Aux saints d’Auberive: «Nos bons frères du Paradis, nés ici pour la vie éternelle et dont les restes bénis reposent en cette terre, si le sang des martyrs est une semence de chrétiens, la cendre des serviteurs de Dieu que vous avez été, elle aussi, saura faire lever de ce sol toute une moisson d’âmes sanctifiées. Que la louange de Dieu renaisse ici en esprit et en vérité, et que, grâce à votre secours fraternel, cette louange vraiment vécue parte du fond de notre coeur plus encore que de nos lèvres. Ainsi soit-il.»
Absolution mutuelle de chaque soir (qui se disait, tous ensemble, après le Confiteor): «Pardonnez-nous l’un à l’autre, et jusqu’au fond de l’âme, et sans réserve, à la façon de Dieu et par la grâce de Dieu, ce qui a pu être de l’un à l’autre, une cause de mécontentement ou d’affliction.
«Dans le secret de votre coeur, à la place la meilleure de vous-même, mon frère (ou mes frères), ma soeur (ou mes soeurs), à qui je pense en ce moment, pardonnez-moi comme je vous pardonne si, par malheur, il y a eu pour moi lieu de le faire à la fin de cette journée.
«Jésus, vous me l’avez dit: je n’ai pas le droit de m’approcher de votre autel et du don de votre corps sur cet autel, si je n’ai pas une âme vraiment réconciliée avec l’âme de mon frère.
«Jésus, vous me le faites sentir: je ne puis être selon votre coeur, ni dans votre coeur, si je ne suis pas de tout coeur uni à l’âme de mes frères, et en premier lieu des frères que votre coeur veut réunir en cette Maison. Ainsi soit-il.»
Dans les Constitutions de Saint-Jean comme dans ses prières, tout était prévu, sauf l’action maléfique qui se glisse à travers les entreprises humaines. Dans le don de la Maison à la Sainte Vierge, ne savons-nous pas que tout ce qui est marial s’accompagne de la haine du démon et que si, finalement, elle lui écrase la tête, lui ne se gêne pas pour la mordre au talon? Ne savons-nous pas aussi que, sur terre, la charité peut connaître ce qu’il est exact de nommer l’envers de la Communion des saints?
Nous avons des raisons de penser qu’à bien des reprises, à Auberive ou ailleurs, Mgr Ghika a vécu ces réalités. Je n’en citerai qu’une preuve – sans commentaire – à laquelle je fus indirectement mêlée, que peu de gens ont connue, et qui s’est passée à l’abbaye.
J’avais présenté au fondateur une amie d’enfance, agrégée de l’Université, et qui était venue, de Paris, faire une retraite à Saint-Jean. La veille de son départ, dans sa chambre contiguë à celle du prince (lequel habitait à ce moment le grand bâtiment central) elle avait travaillé tard pour prendre des notes à la lueur de sa lampe à pétrole; car l’électricité n’était pas installée alors. Aucun bruit suspect. La maison dormait profondément quand, enfin, elle se mit au lit. Sa lampe encore allumée, elle entendit tout à coup chez elle, au long de la cloison du prince, des grattements sur le plancher, comme si un animal, pourvu de griffes, s’y promenait. Bientôt le bruit s’accompagna d’un frou-frou d’ailes au long de la paroi.
Stupéfaite, elle fixait celle-ci sans rien voir quand, brusquement, elle aperçut une «bête» assez grosse, pourvue d’ailes, qui bondit de ce coin, traversa la pièce et vint se nicher à l’extrémité opposée, au-dessus d’une armoire.
Un cri de terreur échappa à mon amie. Instinctivement, elle se mit à prier, puis, peu à peu, se calma: mais naturellement, elle ne ferma pas l’oeil de toute la nuit, sans plus rien entendre, ni voir d’insolite.
Quand je la retrouvai, au sortir de la messe, le lendemain matin, et qu’elle me conta l’histoire, clé de sa chambre en poche, ayant clos rigoureusement tout depuis l’événement, je l’accompagnai chez elle pour vérification … Mais nous avons eu beau procéder aux plus minutieuses inspections, nous n’avons pas retrouvé «la bête» comme, d’ailleurs, nous nous y attendions.
Dans la matinée qui suivit, l’une des Soeurs rencontrant mon amie et frappée de la fatigue inscrite sur son visage, lui demanda si elle avait bien dormi? L’autre laissa entendre qu’elle avait été en proie à l’insomnie sans pourtant rien préciser de son aventure. Mais la Soeur (pour qui les choses de cet ordre ne semblaient pas nouvelles) de la presser:
– L’avez-vous raconté au prince?
– Oh! non. Pourquoi voudriez-vous?
– Madame, racontez-le au prince! …
Ce qu’elle fit. Mais à peine eut-elle commencé: «Soeur N. … voudrait, je ne sais pas pourquoi, que je vous dise quelle mauvaise nuit j’ai passée …
– Je sais, interrompit-il avant qu’elle aille plus loin: vous avez eu la bête!
– Comment êtes-vous au courant!
– Parce qu’elle était chez moi avant. Dans mon lit, elle me serrait aux épaules; puis, je l’ai vu passer chez vous. Quand vous avez crié, j’ai failli aller frapper à votre porte pour vous avertir qu’il n’y avait qu’à prier. Comme vous n’avez pas récidivé, j’ai pensé inutile de vous rien dire.
Les deux interlocuteurs n’ont pas davantage épilogué.
L’histoire ne fut connue que de deux ou trois intimes dont l’un, un prêtre qui logeait de l’autre côté, avoua cocassement se trouver vexé d’«avoir dormi bourgeoisement pendant ce temps-là».
– Pourquoi, demanda seulement mon amie à Mgr Ghika, pourquoi est-ce à moi que ceci est arrivé?
– Parce qu’il faut à ces choses-là des témoins» répondit-il. Et, sans doute qui ne soient pas de la Maison.
Chère Maison où rien ne sentait la «maison bourgeoise de la spiritualité», parce que l’Amour l’emportait sur tout ce qui pouvait s’y passer de grotesque ou de tragique! Le fondateur ne l’avait-il pas placée sous le signe du «Buisson ardent»? Ce fut le sujet choisi pour la première retraite fermée qu’il prêcha à ses Soeurs et qu’il m’invita à suivre avec elles: jours de réflexions profondes au cours desquels bien des points de la vie qui nous relie à Dieu me furent découverts lentement, sûrement, à la manière d’un paysage qui se précise en ses lignes très nettes, derrière le rideau tiré sur tout ce qui vous le cachait.
Le Buisson ardent, avec la révélation du nom véritable de Dieu: «Celui qui est», dans sa Réalité toujours présente, il a tout inspiré au Foyer de la Maison Saint-Jean:
«Ce feu, nous disait le prédicateur, au cours de cette première retraite, le nourrissez-vous assez? … L’abordez-vous sans emphase, avec assez de respect? … Le Buisson a été rencontré dans le désert au cours d’un épisode de la vie ordinaire, en faisant paître des troupeaux, de même que la descente du Verbe dans la chair humaine s’est faite dans une simple demeure, au cours d’une journée de ménage.
«À ce feu, avez-vous jeté tout le superflu de la vie? Tout ce à quoi nous pouvons tenir au service de Dieu, mais ne venant qu’après lui, même les plus saintes des missions spéciales, qui seront d’autant mieux remplies qu’on les oublie davantage … Au-dessous, rayonnent les circonstances, les tâches échelonnées, la diversité des dons, des grâces. Cette unique chose doit être posée comme condition à tout: jetez au feu tout ce qui n’est pas Dieu lui-même; tout cela, vous le retrouverez demain, resplendissant.»
Au fondateur, Dieu ne tarda pas à demander aussi de tout jeter ainsi au feu de l’Amour, même ce qu’il avait entrepris par amour de l’Amour. Il nous reste à voir comment il répondit à la demande. Et ce n’est pas le plus facile à dire.
En s’écoulant, les mois formaient les années – 1926, 1927 – au cours desquelles Auberive offrit un havre de salut à bien des détresses spirituelles et temporelles. On y vit affluer des épaves que le fondateur envoyait, recueillait, assemblait avec l’indulgence d’une charité sans limites. «Au-dehors, l’on peut sourire, s’étonner, voire se scandaliser. Lui ne s’étonne guère, ne sourit que de tendresse, ne se scandalise jamais. Il est au-dessus de l’humaine mesure.» (Claire Auberive).
Mais il résulte de cet état de choses, du côté masculin, un mélange hétérogène de très jeunes gens, d’hommes mûrs, de rescapés sans vocation, d’hôtes divers, qui ne va pas sans inconvénient. Les collaborateurs se succèdent. L’ensemble donne une impression d’instabilité. Si bien que, dans le courant de 1928, Mgr Thomas, évêque de Langres, invite le fondateur à supprimer la branche masculine de son Oeuvre. Pour Mgr Ghika, c’est un coup terrible qui marque un premier effritement de son grand rêve.
L’évêque de Langres a spécifié que la communauté des Soeurs doit être maintenue. Elle l’est, en effet; mais l’amputation imposée représente un tel déchirement pour le prince qu’il commence à négocier secrètement le passage de l’abbaye à la Famille bénédictine dans laquelle il gîte à Paris depuis des années. On voit l’un de ses membres, dom Potevin, faire à Auberive de fréquentes visites et organiser, avec le concours des Soeurs, les travaux progressifs de restauration et d’aménagement des locaux demeurés jusqu’alors inoccupés.
Sous le coup de ces épreuves, Mgr Ghika va s’éloigner de la France pendant plusieurs mois. Membre des Congrès Eucharistiques internationaux, il part en Australie pour participer à l’un d’eux. Mais, étendant son périple, il entreprend ensuite le tour du monde, se rend en Amérique avec le dessein de rentrer par la Terre Sainte au printemps de 1929.
Son projet se réalisera. Mais son absence prolongée n’arrange les affaires ni à l’abbaye, ni dans ses autres oeuvres parisiennes dont j’aurai à parler plus loin.
À Auberive, la communauté des Soeurs subsiste, aidée spirituellement par le P. Charles Henrion qui demeure là durant tout l’hiver 1928-1929. Elle semble même s’accroître de quelques éléments et elle intensifie sa vie de prière.
Mais voici qu’au retour de Mgr Ghika, des divergences de vues, aboutissant à de graves dissensions, s’accusent entre lui et le P. Charles qui s’éloigne à son tour pour regagner le Sud Tunisien. L’été voit défiler des collaborateurs qui ne demeurent point. L’agonie du fondateur progresse. Elle ne touche pourtant pas encore à sa fin.
La mort de Mgr Thomas va précipiter les événements. Il est remplacé, sur le siège épiscopal de Langres, par Mgr Fillon qui invite les Soeurs demeurées à l’abbaye à y constituer un noyau apostolique diocésain. Nous sommes loin des idées qui ont présidé à la fondation! Et même ce noyau diocésain ne semble pas pouvoir renaître de la cendre encore chaude de ce qui fut l’ardent Foyer de Saint-Jean; car des mois s’écoulent sans qu’une réalisation viable se dessine. Les Soeurs ayant attendu, espéré vainement, n’auront plus qu’à quitter à leur tour l’abbaye pour suivre leurs vocations contemplatives en divers couvents, bénédictin ou autres.
Il ne faudrait pas croire que tout ceci se soit déroulé sans résistance de la part de Mgr Ghika, la résistance de l’amour, sortie de son être pétri d’amour: «Il n’y a rien de nouveau, nous enseignait-il dans la retraite du Buisson ardent, que la qualité et l’intensité de l’amour apporté ici: c’est le feu nouveau. C’est le surenchérissement de la charité fraternelle poussée dans l’âme jusqu’au dernier recoin. C’est le surenchérissement de la pureté poussée jusqu’à l’amour où rien d’impur ne se mêle.
«Voulez-vous pousser l’amour des ennemis jusqu’à ces adversaires que sont les circonstances, les tristesses, les deuils, les sécheresses, tout ce qui semble nous heurter? … Avons-nous l’intention d’être parfaits à la façon du but, à cette façon qui est créatrice? … Sans nous payer de mots, avec la suprême simplicité – ce qui est unique et simple doit être simplement pris. Hier, au Buisson de l’Ancienne Loi, le Prophète a répondu: «Me voici», À la Nouvelle Loi, il y a à répondre: «Me voici sans retour et sans détour».
Un autre jour, il avait ajouté après avoir parlé des exigences de l’amour: «La voie est étroite. Elle est faite pour que nous y passions seuls.»
Logiquement, il a vécu son enseignement au temps de la grande épreuve d’Auberive: aimer ses ennemis personnifiés par les circonstances adverses, en luttant d’abord contre eux pour le triomphe de l’amour. Et puis, quand il a compris qu’ils étaient les plus forts, abandonner la lutte pour passer seul dans la voie étroite.
J’ai été témoin à la fois du combat et de la tragique chevauchée solitaire, puisque j’avais la confiance du fondateur et de ses principaux collaborateurs qui m’exposaient leurs vues: ceci, notamment aux temps ultimes où Mgr l’Evêque de Langres convoitait la Maison pour le diocèse, tandis que ses hôtes tentaient encore de la garder à l’esprit de Saint-Jean: «Venez, m’écrivait l’un d’eux, à Paris, en mars 1930, le prince arrive à Auberive durant les vacances de Pâques pour décider des destinées de la Maison avec quelques amis et serait heureux que vous soyez là.»
Une fois à l’abbaye, il nous réunit, en effet, les deux dernières Soeurs qui restaient et quelques collaborateurs amis, pour nous exposer ses idées dans une dernière tentative de résurrection. Mais déchirés dans leur sensibilité, ceux qui tenaient encore les leviers de commande ne pouvaient plus que se heurter et souffrir jusqu’à l’angoisse … «Comment voyez-vous ceci? … Que pensez-vous de cela? … Je mendie la lumière!» me réclamait l’un d’eux.
Sur toute la Maison pesait une trilogie de souffrance, d’amour et de paix. Chacun cherchait quelle pouvait être la Volonté de Dieu sur cette fondation; et le Seigneur semblait ne répondre qu’en permettant la progression des divergences de vues! Entre eux tous, mon âme était écartelée, sans voir de solution, puisque chacun estimait sa façon de penser la seule bonne, la seule conforme à la Volonté divine!
Et cette agonie dura des mois encore, traînant, avec des sursauts de vie, du printemps à l’été qui me ramena de nouveau à Auberive. La situation était devenue si grave que le prince ne m’en parlait plus que sous le sceau du secret. Et les autres, apeurés, incertains, se réfugiaient dans un silence gros de menaces: c’est ainsi que nous avons célébré la saint Vladimir du 28 juillet 1930, au cours d’une messe orientale, d’une communion sous les deux espèces où le sang de la Rédemption semblait nous éclabousser tous. Quelles âmes avaient donc besoin de rachat pour réclamer de telles souffrances?
Un dernier souvenir de la fin d’août: en arrivant un matin pour la messe à Saint-Jean, je me heurtai à une voiture qui emmenait le prince à Langres, via Paris. Il partait seul, personne n’osant plus guère lui parler, ni même l’accompagner, tant on le sentait criblé par la souffrance: un saint Sébastien percé de flèches, ruisselant à son poteau! … Oui, seul, ne regardant rien, ne voyant rien, avec des yeux pleins de larmes, ainsi se tenait-il dans la voiture en attendant le conducteur! Alors, j’ai frappé à la vitre de l’auto pour lui apporter, du moins, ma silencieuse affection dans un sourire. À son tour, il m’a souri, comme éclairé un instant dans sa peine. Mais nous n’avons pas dit un mot, parce que l’emploi des mots était devenu impossible en face de la tragédie qui se vivait.
Ces mots humains, ils restent toujours impuissants, ils deviendraient même dangereux aujourd’hui encore pour traduire exactement la nature de cette tragédie. C’est pourquoi ceux qui y furent mêlés se taisent, en dépit de qui voudrait en savoir davantage. Moi-même, ici, je n’ai rien expliqué, ne m’en croyant pas le droit.
Que la première, l’essentielle liquidation d’Auberive ait été l’oeuvre du P. Henrion dont les vues n’étaient plus les mêmes que celles de Mgr Ghika; que ce dernier ait connu ensuite l’abandon de chers collaborateurs le quittant pour les mêmes raisons, ne constitue plus un secret pour personne. Mais les causes profondes des divergences sur lesquelles on a épilogué et dit plus d’une sottise, voilà ce devant quoi il faut savoir s’arrêter, du moins dans l’état actuel des choses.
«Si vraiment on ne sait rien sur le cher Mgr Ghika, qu’on n’écrive rien! m’a dit une de ses religieuses. Au moins Jean Daujat, dans son livre, a-t-il su (presque toujours) s’arrêter quand il ne savait pas, et il n’a pas craint d’écrire qu’il ne savait pas … Devant une «Commission» créée par l’Autorité ecclésiastique, je sais qu’il me faudrait parler. Mais la situation alors serait tout à fait différente. En attendant, il me semble que la sagesse requiert que je me taise.»
L’opinion de celle qui fut la supérieure des Soeurs de Saint-Jean clôt le débat. Lui ayant demandé ce qu’elle pensait du farouche silence gardé sur Auberive par ceux qui auraient pu en parler savamment: «Je pense, me répondit-elle, qu’il s’agit là de «secrets de famille» dont une certaine pudeur invite à ne pas soulever le voile. Je me garde bien d’entrer dans ces pénibles querelles dont, pourtant, je crois savoir le fin mot. Respect des vivants, non moins que des morts, souci de mettre en valeur les richesses constructives que recélait une âme de saint, c’est assez pour qu’on garde le silence sur le rôle des uns et des autres; c’est assez pour qu’on évite d’insister sur certaines divergences de vues qui étaient moins importantes du reste, que la convergence des coeurs dans la charité … «Moi, je suis à Paul; moi, je suis à Apollo …» Je suis bien sûre que vous pensez comme moi: nous sommes au Christ, n’est-ce pas?»
Et mon accord lui étant donné: «J’ai éprouvé grande joie, conclut-elle, en constatant que nous sommes du même avis: maintenir la mémoire de Mgr Ghika sur le terrain où il s’était lui-même établi, celui d’un surnaturel très élevé. Le reste est tout à fait secondaire.»
Sur le terrain secondaire, il est utile cependant de réfuter plusieurs critiques qui ont circulé: le prince Ghika – ont prétendu certains – aurait mené à Auberive une «fondation disparate»? Or, nous avons essayé de montrer que si, en effet, des éléments disparates s’y sont introduits à tort, la fondation elle-même relevait d’une admirable unité de vues, dans un esprit d’Église authentique.
Elle aurait abouti à «un échec»? Apparemment, oui; mais nous verrons plus loin que cette apparence a pu recouvrir de solides réalisations spirituelles.
«Ses vues manquaient de réalisme – a-t-on encore insinué – et ses essais de fondations religieuses échouèrent en raison, comme le dit Jean Daujat, de son inaptitude complète dans le domaine juridique et administratif, dans tout ce qui comporte des réglementations, et plus encore pour tout ce qui touche à l’argent et à la comptabilité: le domaine financier lui était totalement étranger.» Il avouait lui-même qu’il n’était pas fort en droit canonique; il disait son insuffisance en administration, encore que le maniement des affaires et l’expérience lui aient beaucoup appris; il n’était pas fait pour organiser le temporel, ni même en avoir une lucide et efficace conscience. Tout cela est exact. Mais il se rendait cette justice que, dans la prise en main des âmes que la Providence lui envoyait, il avait une très grande autorité, une direction ferme et sûre pour les mettre en pleine correspondance avec la grâce et les engager dans la voie où Dieu les voulait.
Nul ne fut plus éloigné de toute forme d’idéalisme; pour lui, Dieu, Réalité Première, faisait exister toutes nos réalités tangibles. Vivre ce réalisme de la foi, de la prière, représentait le trait dominant de son enseignement comme de sa spiritualité.
Dire que ses vues manquaient de réalisme ne peut donc s’admettre que dans la méconnaissance de certains moyens humains. Mais ceci posé, je partage entièrement l’opinion d’un religieux qui l’a connu, quand il affirme:
«J’ai toujours considéré Mgr Ghika comme très réaliste en un certain sens: il l’était d’abord par son goût des connaissances exactes: sciences mathématiques, physiques, chimiques, médicales; il l’était en métaphysique à un très haut degré; il l’était surtout dans l’exercice de la vie surnaturelle par son adhésion aux réalités de la foi et sa confiance dans tous les signes qui donnent la grâce; il l’était dans la connaissance des personnes et des circonstances providentielles qui réglait son action; il l’était par son entregent et son savoir-faire dans le jeu des relations pour accomplir ce qu’il avait à faire … C’est très délibérément qu’il mettait de côté, en certaines affaires, l’emploi des moyens humains …»
Formuler cette autre critique: «Ses essais de fondations religieuses échouèrent …», c’est prouver qu’on borne tout à Auberive et qu’on ignore les réussites de Mgr Ghika ailleurs: en 1906, l’introduction des Filles de la Charité et de leurs oeuvres à Bucarest; la constitution d’une Association de Dames de la Charité, affaire difficile exigeant, elle, un solide réalisme; et, plus tard, l’installation des carmélites au Japon.
Le point délicat qui, bientôt, devint crucial, à Auberive, c’est d’y avoir cherché des formes de générosité d’autant plus requises que moins exigées: cause lointaine de désagrégation, hélas! pour les humaines faiblesses incapables d’accéder à la hauteur spirituelle du fondateur: «Dans la Maison, disaient les Constitutions, il est à souhaiter que, tous les jours, l’Office soit lu et divisé selon ses heures naturelles, si possible en commun, mais sans aucune astreinte.» N’était-ce pas ouvrir la porte aux prétextes de paresse pour s’en dispenser?
Tenant lieu de coulpes, les Constitutions conseillent encore «l’accusation spontanée et toujours facultative bien entendu au gré de l’amour de Dieu, des fautes considérées comme plus spécialement contraires à l’esprit de la Maison». N’était-ce pas introduire des possibilités de mesquines rancoeurs et jalousies?
Les Constitutions désignent aussi le supérieur comme «le Frère aîné» qui «ne commande pas mais demande, et demande pour l’amour de Dieu après avoir contrôlé lui-même devant Dieu s’il a le droit de demander pour l’amour de Dieu. On peut avoir le droit de refuser, mais également et uniquement pour l’amour de Dieu, après avoir contrôlé soi-même devant Dieu si l’on a le droit de refuser pour l’amour de Dieu. Ni sanction, ni abus d’emploi par là. L’amour de Dieu allant de l’un à l’autre et faisant voler de l’un à l’autre, si toutes choses sont faites dans l’esprit qu’il faut …» Trop bon, trop doux, le fondateur n’avait-il pas le tort de méconnaître le mauvais fond de certaines natures portées aux compromissions et aux intrigues?
Ajoutons que ses longues absences compromettaient l’esprit que sa seule présence aurait pu maintenir.
Et ses absences même n’étaient-elles pas suceptibles de déconcerter ceux qui ne faisaient qu’aborder le seuil de sa spiritualité? Telle cette personne, invitée par lui à venir faire une retraite à Auberive et s’étonnant de le voir partir le jour de son arrivée: «C’est avec Dieu que vous êtes venue faire votre retraite, lui expliqua-t-il simplement, et Dieu est ici.»
Tous ceux qui ont critiqué l’essai d’Auberive «n’ont pas assez tenu compte, a écrit J. Daujat, que trop d’intérêts et pas mal de fantaisie ont peut-être exploité cette fondation. Pour en juger, il faudrait avoir vécu ces quelques années dans une grande maison démunie de tout au début, où le fondateur voyait déjà des oeuvres comme la Compagnie de Jésus ou les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, lesquelles ont mis des siècles et réclamé des générations pour s’édifier. L’organisation pratique du projet devait échouer, peut-être quant aux causes secondes, parce que Mgr Ghika fut amené, un peu malgré lui, à commencer par le plus difficile, c’est-à-dire par la maison de communauté, et sous une forme beaucoup trop vaste pour un début, mais certainement parce qu’il était dans les intentions de Dieu qu’à cette période de son progrès spirituel, il soit éprouvé par une série d’épreuves et d’échecs particulièrement douloureux et torturants qui devaient servir à le sanctifier (comme ce fut le cas de beaucoup de saints fondateurs!)».
Et voilà le point final de l’affaire: le prince Ghika a souffert affreusement par Auberive, et cette souffrance fut un élément essentiel de sa sanctification comme de son rayonnement.
Quand, en pleine tourmente, il se trouvait avec des étrangers, tel certain jour où il déjeunait chez nous avec d’autres personnalités, sa verve et son courage restaient entiers. Mais nous le savions brisé: «Priez, faites prier, recommandait-il à ses intimes, pour que Dieu y trouve son compte.» Et quand les portes de l’abbaye se fermèrent sur lui, il avoua: «Ce pauvre et cher Auberive a été pour moi un lieu d’obscure et étrange épreuve.»
Il la ressentit d’autant plus cruellement qu’une décision contraire à ses projets intervint durant une de ses absences. C’est à Rome qu’il l’apprit, alors qu’il était en train de subir une pénible intervention chirurgicale au sanatorium des Blue Sisters. Le professeur Bastianelli, célèbre chirurgien, avait mis près d’une heure à réduire une hernie qui, dans un cas habituel, aurait pu s’opérer en vingt minutes. Le patient avait fait l’admiration du personnel hospitalier par son courage, sa ferveur, au milieu de ses souffrances physiques; et nul n’aurait pu soupçonner le chagrin qui lui brisait le coeur: la destruction en son absence de ce qu’il avait édifié avec tant d’amour. Il fut déchiré aussi par la dispersion des âmes fidèles et surtout par la défection de certains disciples très chers. Sa souffrance faisait peine à voir. Il répétait, plus tard encore, à Bucarest, longtemps après la liquidation de l’Oeuvre: «Pourquoi? … Pourquoi? …» C’était comme la souffrance de saint Bernard au sujet du disciple qui l’avait quitté et retournait à l’abbaye d’où il était venu à lui pour une vie plus parfaite.
Pourquoi, en effet, Dieu permettrait-il les désaccords et les séparations entre des âmes dont la droiture et la pureté d’intention sont indiscutables sinon pour en tirer des enrichissements spirituels?
Tout en posant ses «pourquoi?», Mgr Ghika le savait bien, lui qui écrivit dans «La Sainte Vierge et le Saint Sacrement»: «Nous sommes devant des réalités. Ce sont des réalités qu’il faut fournir, des âmes et des vies qui doivent se donner. Un Sacrifice réel est devant nous, il lui faut, de notre part, des sacrifices réels.»
Il savait aussi, pour nous l’avoir fait méditer, les conséquences de la parabole sur la moisson, qui pose le travail apostolique tel que le demande l’Esprit Saint, et réclame l’indifférence avec laquelle nous devons accepter de jouer le rôle de semeur ou de moissonneur, puisque l’un ou l’autre est équivalent sous le regard de Dieu.
Indifférent? Il ne pouvait pas l’être; mais abandonné, par amour, à ce qui le crucifiait, il le fut totalement: «Une fois offertes à Jésus, nos souffrances cessent de nous appartenir pour être siennes. Une fois siennes, elles ont une valeur qui nous dépasse. Elles sont capables, mêlées aux siennes propres, aux amertumes de la croix ou du jardin des Oliviers, de changer la face du monde.» (Visite des Pauvres).
Pas moins, en effet. Et c’est sans doute ce qui, sur le plan des réalités spirituelles, a fait d’Auberive, sous l’apparence d’un échec, une grande réussite.
En 1931, l’abbaye fut passée aux Bénédictins de Paris, auxquels succédèrent des Cisterciens de la Commune Observance. Aujourd’hui, en 1963, elle n’abrite plus que des colonies de vacances relevant d’une Société privée. Mais les âmes qui ont prié et souffert entre ces murs gardent la conscience d’avoir été d’humbles maillons nécessaires à la solidité d’une chaîne. Et celles qui continuent, au cloître et dans le monde, à vivre de l’esprit de Saint-Jean, dans la fidélité à la grâce reçue par lui, prolongent incontestablement une action dont la valeur et la portée nous seront connues plus tard, sinon sur terre, du moins dans la lumière de l’éternité.
À Villejuif
«Fais grandement les plus petites choses et très humblement les plus grandes. Y a-t-il par ailleurs de grandes et de petites choses quand on fait tout pour l’amour de Dieu et rien que pour lui?»
(Pensées pour la suite des jours)
Si l’on était friand d’histoires sensationnelles, il y aurait lieu d’écrire non pas un chapitre, mais un volume sur la vie de Mgr Ghika au milieu des chiffonniers communistes.
Mais nous ne cherchons pas ici à faire choc. Sur un tout autre plan, nous voudrions seulement la rattacher – et étroitement, malgré ses pittoresques apparences! – à toute la grave réalité qui coule et déborde de l’esprit de Saint-Jean.
Ceux qui ont vu, dans cet apostolat de la zone, un essai précurseur des prêtres-ouvriers, se sont trompés: toute l’activité, tout l’enseignement de Mgr Ghika y furent purement et uniquement religieux, et jamais il ne se serait engagé dans une action sociale, à plus forte raison dans une lutte sociale.
La cause profonde de ce qu’on a appelé sa «sublime équipée» est sortie de son amour des âmes, assoiffé de leur relèvement et de leur salut. Il n’a rempli, à Villejuif comme ailleurs, que le rôle d’un instrument docile dans les mains de son Créateur, apporter l’Amour autour de lui.
La forme d’évangélisation du P. de Foucauld au désert l’avait déjà tenté à l’époque qui précéda Auberive où Louis Massignon qualifiait les projets du Groupe dont nous avons parlé, à propos du P. Lamy, d’«oeuvre assez foucauldienne de structure de bons Samaritains». C’est dans cet esprit que, voulant vivre pauvre parmi les pauvres, en un coin pire que le désert à bien des points de vue, il demanda au cardinal-archevêque de Paris, de lui désigner, dans la zone rouge, un point où il pourrait rencontrer les pires misères sociales et morales jusqu’alors abandonnées à elles-mêmes.
Au-delà de la Porte d’Italie, le fief rêvé, peuplé de gueux de toutes sortes, notamment de chiffonniers communistes, s’étalait sur un terrain vague, entre le Kremlin-Bicêtre et Villejuif. C’est là que celui qui n’était encore que l’abbé Ghika s’en alla, un soir d’octobre, sans avoir le sentiment d’accomplir un geste original, mais seulement une oeuvre utile, sans plus.
Une heure avant son départ, il assurait encore son service à l’Église des Etrangers où je passai le voir dans son bureau. Une petite, bien petite valise était posée à ses pieds. Et, dans la simple confiance qu’il avait l’habitude de me témoigner, il m’avoua: «J’ai un cafard épouvantable!» sans se douter que cette émouvante humilité en disait plus long sur sa générosité que le geste spectaculaire de partir là-bas.
Certes! l’aristocrate, le fin lettré acceptait de tout son coeur fervent cet apostolat ouvert sur les abîmes de la misère humaine et les trésors de la miséricorde divine; mais il ressentait intérieurement la profondeur de cette misère, liée au dépouillement nécessaire de tout son être à son service. L’enivrement du bienfait à répandre s’était évanoui; sans doute aussi la conscience de cette plénitude de Dieu en soi qui aide à tout porter, s’était-elle voilée. Il ne restait plus à l’apôtre qu’un apport surnaturel certain, mais non perçu, pour le soutenir devant les peines entrevues, dans le mystère qui, de partout, à ce moment, l’oppressait.
Et je me suis demandé si cette heure d’angoisse à laquelle j’assistais avec un silencieux respect, n’était pas la meilleure garantie des futures récoltes auxquelles il allait travailler là-bas?
Mais qu’était-ce donc ce «là-bas»? Où et comment le situer?
Sur le terrain désigné par le cardinal, le prince avait, non sans peine d’ailleurs, établi une habitation dont il a donné lui-même une rapide description à Maurice Coquelin, au cours d’une interview:
– Si j’ai voulu planter ma tente, c’est pour m’éviter l’embarras de choisir une maison (!) Le Ministère de la Guerre m’offrit d’abord une ancienne baraque (Adrian) qui ne fit pas l’affaire. On consulta ensuite la Compagnie des Chemins de fer P.L.M. qui me fit présent d’un vieux wagon, lequel ne put trouver place sur le terrain. Finalement, je découvris un fabricant qui, en 24 heures, me monta une coquette (?) baraque en planches, (9 mètres sur 3) tout à fait adéquate. (On aura deviné que les points d’exclamation et d’interrogation sont de nous). Spécifions ici que la baraque en question lui avait été fournie par un de ses amis, M. Genin, et que le wagon offert par le P.L.M. ne fut pas utilisé par crainte de complications, sur son passage, de la part de la mairie alors «communisante».
– Combien aurez-vous de pièces? Continue d’interroger le journaliste.
– Ma baraque se divise en trois parties: chapelle, couchette et dispensaire. Nous soignerons les âmes, mais nous soignerons aussi les corps. Et cela, sans arrière-pensée.
– Vous serez, sur la zone, l’ouvrier d’une «cellule» chrétienne …
– Je l’espère bien. Ma baraque où, les cloisons enlevées, trente personnes pourront assister à la messe, est surtout une chapelle de secours. Songez que l’église la plus proche est à 2 kilomètres. Il s’agit pour le moment d’opérer le point de cristallisation.
Comme on le voit, sa première préoccupation avait pour objet la chapelle; par la suite, il lui donna presque toute la place; «on ne voyait qu’elle et le spectacle qu’il offrait à tous les passants était celui de la messe célébrée publiquement (et qui attira d’abord, par curiosité, avant qu’il ait pu en assurer le sens et la nature), celui aussi des longues heures qu’il y passait en prière devant le Saint Sacrement ou à réciter son bréviaire. Jamais il n’aurait consenti à distraire, en vue d’un travail rémunérateur, la moindre parcelle de son temps que, comme prêtre, il estimait devoir tout entier et exclusivement au culte de Dieu (messe et bréviaire) et à la prière d’abord, ensuite au ministère des sacrements, à la prédication de la parole de Dieu, à tous les contacts, conversations, visites, réceptions que comportait le travail apostolique.» (J. Daujat).
Son existence matérielle réduite au minimum fut vite organisée: comme couchette, une planche mobile, fixée au mur; comme appareils de cuisine, un poêle à pétrole sur lequel il préparait sa pitance, voisine de celle d’un Curé d’Ars. Moins habile que lui, cependant, il me conta, un jour, l’histoire de certaines pommes de terre qu’il avait essayé de faire cuire en robe des champs. Comment s’y prit-il pour qu’elles deviennent si dures qu’elles étaient immangeables? Sans doute, les avait-il retirées trop tôt de son feu maigrichon! … Patiemment, il les remit, le lendemain, à la cuisson elles en sortirent encore plus fermes! Trois jours de suite, il s’obstina, et les pommes de terre avec lui, sans produire aucun résultat. Alors, il ne restait plus qu’à recourir à une solution de facilité: de l’eau, du sel et des pâtes. Cette fois, l’affaire pouvait réussir.
«Je mange de la cuisine incolore, inodore et à peu près sans saveur, nous disait-il en souriant, car j’ai conservé ce reste de civilisation qui consiste à ne pouvoir vivre dans une atmosphère de friture.» Aussi l’invitions-nous à dîner, Jean Daujat, d’autres et moi, chaque fois que la chose lui était possible, pour être sûrs qu’au moins ce jour-là il s’alimenterait normalement. Chez moi, son rond de serviette avait sa place dans un tiroir du buffet de salle à manger.
Un jour, Jean Daujat me confia triomphalement qu’il avait pu lui envoyer un beau poisson:
– Aujourd’hui, il mangera bien!
– Je n’en suis pas si sûre que vous.
– ?
– Saura-t-il … et aura-t-il le temps de le faire cuire?
Après information, nous avons appris qu’il l’avait mangé cru!
Qu’était-ce encore que cela à côté du froid? Car, la baraque ne comportant aucun moyen de chauffage, tout y gelait durant certains hivers rigoureux: l’eau dans le broc, et même la barbe et la moustache. Un matin, il fut impossible au dormeur d’ouvrir les paupières collées par la glace. Les frotter augmentait encore la difficulté de dégager les yeux … Au bout de quelques jours, le patient avait trouvé le moyen de se tirer d’affaire: «Il faut, nous disait-il, commencer par effriter doucement la glace au bord des paupières; après, le dégel se produit, et tout se retrouve dans l’ordre.»
Comment prit-il contact avec ses futurs paroissiens?
Je l’ai narré dans une revue de jeunes à cette époque.
Si je tiens à redonner ici intégralement ce texte – au risque de redites sur quelques points déjà connus – c’est parce qu’il fut écrit tout chaud, avec certaines expressions tombées de la bouche du héros qui me communiquait ses premières impressions. Comme le papier était destiné à la publicité, je le soumis ensuite à Mgr Ghika qui l’approuva, ce qui me permet de garantir ici la totale authenticité des faits:
«Vous avez lu peut-être le livre du P. Lhande «Le Christ dans la banlieue». Vous savez en tout cas que des apôtres, touchés de la misère des banlieues parisiennes, vont y porter la paix et la vérité. Voulez-vous que je vous parle aujourd’hui de l’un d’eux et de ses moyens d’action, de conquête dans ce qu’on nomme «la ceinture rouge de Paris». Il s’agit du prince Vladimir Ghika, petit-fils du dernier Prince régnant de Moldavie, «prince dans le siècle, comme le dit splendidement Jacques Maritain et, suivant une destinée plus haute, prêtre dans l’Église de Jésus-Christ». Prêtre, c’est-à-dire sauveur d’âmes et d’autant plus attiré par les plus malheureuses, les plus ignorantes.
«C’est pourquoi le prince Ghika s’en fut, un soir de mars dernier, dans un quartier quasi-sauvage bien qu’il soit à la porte de Paris; un quartier où l’église la plus proche est à 2 kilomètres; un quartier de chiffonniers – ce qui n’était pas pour lui déplaire – et de communistes; ce qui valait encore mieux: à Villejuif.
«Il s’en fut, une petite valise à la main, traversa des terrains vagues; et quand il arriva dans une simili-rue, ou plutôt dans un lieu où les maisons sont plantées à la diable comme des pierres dans un champ, il mit la clef dans la serrure d’une baraque en bois de 9 mètres sur 3: sa baraque, fraternellement installée auprès des autres.
«Et là, le prince Vladimir Ghika déposa sa valise; et il commença par prier dans le lieu dénommé chapelle; car la baraque comprend trois petites cases mobiles: une chapelle, un dispensaire, une chambre à tout faire pour le missionnaire … Ce que fut cette prière, nous pouvons l’imaginer un appel au secours vers le Maître qui, le premier, a dit «J’ai pitié de cette foule».
«Et l’appel fut entendu. Le lendemain, deux petites filles attirées par la curiosité, abordèrent le prince sur le seuil de sa baraque:
– Monsieur le curé, est-ce que tu fais la messe?
– Mais oui, je fais la messe.
– Est-ce qu’on peut venir voir?
– Mais oui, venez demain matin, à 7 h 20.
«À l’heure dite, les deux petites étaient là, fichus bien croisés sur la poitrine, yeux agrandis d’étonnement. Et le mystère sacré se déroula pour elles. Il se déroula en laissant tomber dans leurs âmes quelque chose d’inattendu et de divin … Après la cérémonie, elles se retirèrent en faisant au prince Vladimir Ghika un petit salut protecteur pour lui marquer leur satisfaction; et … elles revinrent le lendemain. C’était si intéressant de voir «faire la messe»; et puis, le «curé» avait un sourire si doux, des yeux si bons; et il donnait de si belles images!
– Il faudrait qu’Alice vienne! Dirent-elles.
– J’invite aussi Alice, proposa le prince.
– Mais c’est qu’elle ne peut pas venir seule; tu comprends, elle est toute petite: elle a 6 ans! Nous l’amènerons.
«Et le jour suivant, ces grandes personnes de 9 ans amenèrent Alice. Tout ce monde arriva une demi-heure en avance; tout ce monde avait besoin de se détendre et de rire avant d’assister à la messe. Mais ceci n’était pas de nature à embarrasser le prince Ghika qui n’a voulu conserver de grande que sa charité: tout simplement, il se mit à jouer à cache-cache, dans sa baraque, avec les petites; et la messe n’en fut que plus recueillie ensuite.
«Après Alice, il en vint d’autres encore … Maintenant, une troupe de petits garçons se précipitait dans une commune, touchante et ignorante bonne volonté pour servir la messe. Le prince en avait plusieurs pendus à sa chasuble au moment de l’élévation; et lorsqu’il se retournait sur l’étroite plate-forme pour annoncer le «Dominus vobiscum» à sa pittoresque assistance, il fallait qu’il fît bien attention pour ne rien écraser des mains, des bras ou même des têtes qui se pressaient à ses pieds. Ah! quelles messes que ces messes là!
«Cependant, le prince Vladimir Ghika aurait pu demander à Dieu pourquoi, seuls, des enfants venaient accueillir ses débuts d’évangélisation? Il ne le demanda pas parce que, serviteur docile, il se contente d’assurer le travail sans poser de questions au Maître; mais le Maître le lui dit. Un jour, dans son volumineux courrier, il trouva une lettre tracée par la plume incertaine d’une petite. La lettre venait d’un pensionnat de Blois où les journaux avaient apporté l’écho de l’installation du prince à Villejuif. Et la lettre disait: «Monseigneur, nous avons offert pour vous, mes camarades et moi, 520 communions; 1750 sacrifices; 63 promenades refusées; 127 privations de dessert … etc.»
«Alors, le prince Ghika comprit pourquoi son apostolat, dans ce milieu enfantin, était béni; il comprit et remercia le Seigneur; il remercia et se servit des petits pour gagner l’âme des parents.
«Ici, que de difficultés! que de luttes à la fois douces et acharnées entre l’apôtre et ses étranges paroissiens! – car nous sommes, ne l’oublions pas, en plein milieu communiste.
«Mais la charité peut tout, la charité totale, absolue à la manière du Christ. Dans sa baraque, le prince Vladimir Ghika vit pauvre parmi les pauvres sans vouloir même qu’une femme vienne lui préparer son frugal repas. Il a appris à faire son lit et à balayer son «appartement». Il a essayé aussi d’apprendre à allumer son feu. Il n’a pas pu, malgré toute sa bonne volonté, obtenir d’autre résultat que de couvrir de cendres sa soutane et sa grande barbe; alors, il ne s’est pas obstiné et il a acheté un poêle à pétrole sur lequel il procède à sa rudimentaire cuisine. Pour se procurer de l’eau, il va lui-même en chercher à la fontaine qui est à 300 mètres de sa baraque. Des enfants pourraient lui rendre aujourd’hui ce service, mais il ne le veut pas, parce que «faire la queue» à la fontaine avec les commères, c’est un moyen de les connaître; et les connaître, c’est leur parler de Dieu.
«La charité est ingénieuse. Elle arrive à tout quand elle veut bien ce qu’elle veut …»
Les enfants furent donc les premiers clients de l’apôtre de la zone, puis ils amenèrent peu à peu leurs parents, ce qui n’alla pas tout seul! Ceux-ci se tenaient à distance; ou bien, dans une instinctive méfiance, ils manifestaient quelque hostilité. Il y eut même des pierres, jetées dans l’ombre sur l’homme incompréhensible qui suscitait tant d’étonnement. Mais l’homme était si affable, si indulgent, il avait un sourire si délicieux que des revirements ne tardèrent pas à s’opérer.
Et puis, on pouvait se faire soigner au dispensaire où l’on prit l’habitude de venir. On y causait aussi. On assista à la messe, d’abord pour voir ce que c’était. Mais la grâce aidant, il y eut des baptêmes, des Premières Communions, des retours sur la bonne route de jeunes gars mal aiguillés, comme de vieilles gens sclérosés dans le péché.
Ainsi, les bienfaits commencèrent à ruisseler sur cette population de chiffonniers, de réfugiés arméniens, polonais, italiens, de par l’homme incompréhensible devenu l’ami de chacun. Tous ces «laissés pour compte» de la société, à défaut d’Auberive où il ne pouvait plus les recevoir, le prince Ghika était venu les chercher à domicile puisqu’il ne se résignait pas à les abandonner à leur sort! Et l’abordage réussissait pleinement.
Quelle méthode employait-il? Ni cinéma, ni gymnastique, ni attractions d’ordre extérieur: la méthode directe, ainsi qu’il l’avait exposée, dès le début, à Maurice Coquelin cri son interview:
«Pas de compromis avec les dangereux à-peu-près du naturalisme. Nous apportons la Bonne Nouvelle. Nous la proclamons à tous les échos. Il ne faut pas qu’il y ait à cet égard le moindre doute. Pour aborder ces pauvres gens désarmés en face de tous les problèmes de l’existence, il faut se montrer à visage découvert: pas de calculs, pas de sinuosités! Les pensées de chacun sont révélées, a dit le vieillard Siméon. On connaîtra les miennes. Je mènerai la même vie que mes paroissiens. Et cela ne me coûtera pas, car je suis habitué à me contenter de peu.
– Prévoyez-vous une conquête rapide? Avait alors demandé le journaliste.
– J’ai, dès maintenant, avec cette population, des rapports excellents. Une véritable camaraderie, nette et franche, règne entre nous. On m’avait dit: «Apprenez l’argot». Plaisanterie! Nous parlons de toutes choses, et en excellent français. Je les traite en «messieurs», c’est la seule façon qui convienne. Avec les Italiens, nombreux à cet endroit, mêmes relations cordiales.»
On comprend que M. Coquelin ait donné à la relation cette conclusion: «En prenant congé de ce prince non pas gagné, mais comme prédestiné au sur de la démocratie, je suis frappé par la tranquille confiance qu’il manifeste devant le succès de son effort. Il ne semble pas qu’il ait parcouru, de l’antique palais de ses pères à la moderne bicoque de banlieue parisienne, un chemin long et difficile. Il est allé de l’un à l’autre avec simplicité, porté sur l’aile d’une foi limpide, agissante.»
Les propos rapportés ne sont qu’interview. Dans la vie concrète, comment Mgr Ghika mit-il en complet accord théorie et pratique?
Jamais il n’aborda ses voisins de zone avec cette condescendance apitoyée dont le peuple a horreur, avec juste raison. Petit au milieu de ces petits, il se tenait de plein-pied parmi les plus déshérités. Cependant, il gardait soigneusement ses dignités et, quand il allait voir ses chiffonniers, non seulement il évitait toute négligence dans sa mise, mais, pour les mieux honorer, il lui arrivait de revêtir sa plus belle soutane.
Jamais il ne leur cacha son rang princier dont il était justement fier; il ne pensait pas devoir «se le faire pardonner» et donc, il garda toujours, parmi eux, son langage et ses manières habituelles. «Ces pauvres gens auraient été humiliés, blessés, froissés profondément s’il s’était mis, comme certains avaient cru devoir le lui conseiller, à leur parler argot et à employer des mots grossiers; ils se sentaient au contraire justement honorés dans leur dignité humaine par le respect qu’il tint toujours à leur montrer en les traitant avec ses manières de grand seigneur. Et tout prêtre, disait-il, devrait savoir qu’il est par son sacerdoce un grand seigneur dans l’Église de Dieu.» (J. Daujat).
Humain, racé, et directement relié à Dieu, les enfants de la zone sentaient d’instinct chez «leur curé» ces trois caractères; et ils manifestaient à leur manière le grand amour teinté de respect que, très vite, ils lui avaient voué. Quand ils le voyaient passer dans la rue avec la grande cape qui faisait un peu partie de sa personne, ils se précipitaient à qui mieux mieux pour tenir à plusieurs, et d’un air hiératique, les pans du manteau; ils marchaient en cadence à ses côtés comme pour lui rendre hommage. Et le cortège inattendu tenait ainsi toute la largeur des ruelles!
Un des bons terrains d’apostolat de Mgr Ghika fut représenté par la fontaine publique, distante – comme il a été dit – d’environ 300 mètres de sa baraque. La roulotte ne comportant, naturellement, aucune installation d’eau, son propriétaire, le soir venu, se rendait à la fontaine en portant son broc; et il attendait son tour en devisant avec les compagnons de queue. Il lui arrivait même de céder ce tour aux plus pressés pour prolonger la conversation avec d’autres. Comme, dès cette époque, sa barbe, ses cheveux entièrement blancs et sa santé déjà très usée lui donnaient l’apparence d’un vieillard (les enfants l’avaient baptisé «le Père Noël!»), il se trouvait toujours quelqu’un qui s’offrait à lui porter son broc une fois rempli; d’où, pendant le chemin du retour, une nouvelle occasion de causer! Ainsi la fontaine de Villejuif devint-elle un moderne Puits de Jacob où plus d’une Samaritaine de nos jours a trouvé son salut.
Pour qui se demanderait si cette directe introduction à Dieu n’était pas utopique dans un tel milieu, je répondrai en évoquant encore un souvenir. Dans sa baraque, le prince permettait aux enfants – qui raffolaient de lui – de venir s’amuser. Un jour où il essayait d’écrire, tandis que les petits se livraient à leurs cabrioles (car ils honoraient surtout le Seigneur, au dire de leur Grand Ami, par des culbutes!) l’un d’eux, en mangeant ses mots vint demander une permission. Le prince fit répéter puis, n’ayant pas compris le baragouinage, il répondit au hasard: «Oui, pourvu que ça ne fasse pas trop de bruit! …» Derrière son dos, des gestes, du bruit encore, mais plus discret … Et l’on revient encore demander la même mystérieuse autorisation «… sion … ss, secrist …» Nouvelle incompréhension … Nouvelle réponse … Mais cette fois, Mgr Ghika se retourne pour regarder ce qu’on fait derrière lui. Il voit alors les enfants monter un audacieux échafaudage pour essayer de décrocher le crucifix haut pendu sur le mur: la permission demandée était celle de l’embrasser, tous!
L’apôtre de la zone fut aidé dans sa tâche par quelques collaborateurs amis qu’il voulut profondément humains, comme lui, au service de ses ouailles. Or, il arriva à ceux-ci de vivre, à sa suite, de pittoresques aventures, telle Mlle de Saint-Cyr, sa pupille, qui venait faire le catéchisme à Villejuif. Un jour, elle reçut une demande en mariage, de la part d’une brave vieille, pour son fils:
– Il voudrait trouver quelqu’un de bien, de posé, pour s’établir. Alors, on a pensé à vous: comme mon garçon est écuyer à Saint-Cyr, ça crée tout de suite un lien entre vous deux, n’est-ce pas?
Il fallut trouver un prétexte honnête pour ne vexer ni le prétendant, ni l’éventuelle belle-mère. Mais personne ne garda rancune à la fiancée récalcitrante. Elle aussi était aimée de tous, au point qu’une autre fois, le quartier s’inquiéta: «Voilà un petit bout de temps qu’on ne l’a pas vue … C’est vrai que c’est la fin du mois; et elle nous a bien donné … Elle n’a peut-être plus rien? Et c’est encore cher pour venir de Paris! Si on savait, on lui enverrait de l’argent? …»
Quelles réponses inattendues n’a-t-elle pas reçues au cours des séances d’instruction religieuse! Tantôt c’était un mélange de catéchisme et de géographie:
– Qu’est-ce que Dieu?
C’est un pur esprit entouré d’eau de toutes parts.
tantôt un mélange de Commandements de l’Église et d’anatomie:
«Vendredi chair ne mangeras,
«Ni retiendras aucunement!»
Ces enfants se montraient pourtant accessibles à la beauté liturgique, dès qu’on pût la leur révéler et les former à son service.
Un autre collaborateur du prince, sur ce point, fut Pierre Arthuys, âme d’oraison et profond penseur, élève en musique sacrée des Bénédictins de Solesmes et notamment de ces grands moines que furent dom Delatte et dom Nottinger. Venant aider régulièrement Mgr Ghika, il arriva à former au chant grégorien ces enfants sans culture de la zone. Et il réalisa avec eux non seulement une chorale, mais une véritable manécanterie «qui chantait en latin les textes liturgiques inspirés par le Saint-Esprit pour louer Dieu».
Ne crions pas cependant au miracle devant ces résultats culturels et apostoliques. L’humanité reste l’humanité avec tout ce que cela peut comporter d’ingratitude et de laideur; et un beau jour, ou plutôt un mauvais jour, Mgr Ghika trouva sa roulotte cambriolée: «Il n’y a guère de croix que je n’aie connue ces derniers temps, confia-t-il à Jean Daujat dans une lettre en date du 2 octobre 1927. Une des dernières a été le cambriolage de ma pauvre petite baraque de Villejuif où je pensais que rien ne pouvait tenter le voleur. La perte qui m’a été le plus pénible a été celle du calice et de la patène. Pour le reste, j’ai pu en faire mentalement don au cambrioleur pour qu’il ne soit pas tenir à restitution, mais là il y a outre le péché de vol, celui de profanation.»
Il vivait bien ainsi ce qu’il avait écrit dans ses «Pensées pour la suite des jours»: «Si ton frère te fait injustement quelque tort, tu dois en souffrir pour lui plus que pour toi-même. Le tort qu’il te fait sera toujours au-dessous du mal qu’il se fait, car il nuit à son âme sans atteindre la tienne, et, en bon frère, tu dois sentir cela plus vivement que le tort qu’il te cause.»
Cela ne supprimait pas la souffrance puisque le cambriolé avouait sa peine personnelle accompagnant celle qu’il ressentait pour l’autre. Mais, là aussi, il avait une manière de la porter dont il nous a fait part dans les «Pensées»: «Sois doux envers ton malheur comme envers un frère plus jeune.»
Et doux, il l’était tellement! Nous en percevions tous le rayonnement chaque fois que nous entrions dans cette douce petite chose pauvre qu’était sa baraque. Je le ressentis intensément un certain soir où je m’y trouvai en face d’un objet inattendu: une sordide chaise aux trois quarts dépaillée dont les brindilles pendaient entre les montants de bois: «Voilà, m’expliqua-t-il avec son bon sourire, c’est un piège à âme!»
La chaise devait remplir, en effet, ce rôle; et l’histoire, que je suivis de près, me parut si belle que je la racontai à nouveau, en guise de récompense aux lectrices de cette revue de jeunes dont j’ai parlé plus haut.
Pourquoi «en guise de récompense»? Ah! c’est que j’avais demandé à ces jeunes d’aider à l’apostolat de Mgr Ghika en m’envoyant des médailles, images, chapelets, petits missels … Et j’avais reçu des paquets! des paquets! Tant et parfois si volumineux qu’au centième j’avais arrêté le souci de les compter. Mais cela n’avait pas diminué la peine du cher prince qui venait les chercher chez moi et, pliant sous le poids, aussi éreinté que triomphant, acheminait tout cela à Villejuif!
«Pour l’article dont vous me parlez, m’avait-il écrit auparavant – quand je le mis au courant de mon projet d’écrire ce second compte rendu – j’en serais fort heureux, je pourrais vous passer quelques brèves notes sur l’oeuvre et l’ouvrier …» On fit prendre des photos de la baraque pour joindre l’illustration au texte.
Et ce texte, je le soumis minutieusement à celui qui l’avait vécu. Avec le même scrupule d’absolue vérité, il le revit jusque dans ses plus petits détails: «Vous y reconnaîtrez-vous seulement avec les surcharges, et les renvois, et les déplacements de paragraphes?» s’inquiéta-t-il en me le retournant. C’était facile, les corrections ne portant que sur de petits détails.
Et cette recension, dépassant ensuite le milieu des jeunes, tandis que les paquets continuaient d’affluer, fut bienfaisante: «Merci, écrivait encore mon correspondant pour l’annonce des paquets «ad usum» de Villejuif et pour l’envoi des articles. La diffusion de ces derniers, avec la petite illustration, crée une bonne et favorable impression autour de ma Robinsonnière.»
Voici donc l’histoire du «piège à âme», telle qu’elle parut toute chaude, comme la première, dans la revue de ces jeunes. Et si je la relève ici c’est pour la même raison qui dicta l’insertion du premier article:
«… À la suite des enfants, les parents se laissent conquérir à Villejuif, par la charité. Mais un seul exemple prouvera quelle est l’âpreté du combat.
«Il s’agit d’un malheureux révolté, faisant métier de conférencier anarchiste, aux poumons troués par la tuberculose, au coeur pétri de haine contre une religion qu’il prétend connaître et combattre. Il n’a plus guère de temps à vivre, et Satan surveille son âme. Mais l’ermite de la zone rouge la veut pour le Christ, cette âme.
«Et il l’aura …
«Il faut trouver un prétexte pour se présenter chez cet homme. Ce prétexte est fourni, là encore, par un renseignement provenant d’un enfant: sa femme, paraît-il, est rempailleuse de chaises. On entrera dans la maison en qualité de client. Il s’agira de trouver une chaise trouée.
«Cela se trouve; point dans la baraque, il est vrai elle ne renferme que trois chaises de jardin en bois et fer. Le soir même, une conférence sur la banlieue appelle le prince Ghika à l’École Normale Supérieure. Il raconte, toute chaude, l’histoire de l’homme et pose le problème de la chaise. Des cris joyeux répondent: plus de 150 chaises sont au rencart, attendant sans fin la guérison de leurs plaies béantes!
On en présente en triomphe au prince une qui peut représenter «le sublime du genre» avec ses quelques brins de paille qui pendent, éplorés, entre ses quatre montants … Il la rapporte lui-même dans le tramway sous les yeux étonnés des voyageurs. Et le lendemain, la chaise portée par le prince, entre dans la maison ennemie du bon Dieu.
«La Providence arrange bien les choses: la femme est absente. C’est le mari qui doit recevoir, bon gré, mal gré, le client. Celui-ci en profite, discute longuement sur différentes grosseurs de paille et pas du tout sur le prix. Mais c’est trop demander à la patience du propagandiste anticlérical. Au moment où il voit sortir le client, il éclate, expose son horreur du bon Dieu, de l’Église, des prêtres, etc. … Il vomit littéralement des injures. Il est hors de lui. Il voit rouge. Et plus il s’excite, plus le prêtre, lui, se sent pacifié «Le Seigneur est ma force», pourrait-il dire en toute vérité.
«L’autre, à ce contact ineffablement doux, s’apaise peu à peu. Quand l’apôtre le sent calmé, il s’ «oublie» jusqu’à lui poser affectueusement la main sur l’épaule.
– Ne me touchez pas! Crie le communiste en faisant un bond en arrière. Si quelqu’un nous voyait, on pourrait croire que …
– Que quoi?
– Que nous sommes amis.
– Mieux que cela: nous sommes frères! Conclut le prince Vladimir Ghika avec sa douceur conquérante.
«Trois jours plus tard, en client pressé, le prince retourne chercher son bien. Mais durant ces trois jours, l’ouvrier s’est grisé; il a battu sa femme; il a même joué du couteau. Et cela n’a pas avancé l’ouvrage: la chaise fait toujours, dans son coin, figure aussi piteuse.
«Les entrevues continuent. Les défiances tombent. Des soins discrets portés à la santé du pauvre malade, puis à son âme opèrent de façon surprenante.
«Quelques jours après, l’ex-anarchiste a reçu tour à tour prêtre et petite soeur de l’Assomption … a demandé lui-même les derniers sacrements.
«Il vient de mourir en paix avec Dieu et avec les hommes.»
Comment s’est terminée, pour Mgr Ghika, la belle aventure de Villejuif?
Au régime de travail et de privations devenu le sien, sa santé ne put tenir très longtemps. Il lui fallut finir par quitter ses zoniers; et c’est pour lui enlever toute idée de retour, quand il serait rétabli, que le cardinal Verdier le nomma Recteur de l’Église des Etrangers.
Mais ce départ, loin de signer un échec, marquait l’étape d’une réussite: le terrain était défriché, les indigènes en marche de profonde christianisation. Une paroisse pouvait s’élever là où l’abbé Ghika avait ceuvré et souffert.
Et elle s’élève aujourd’hui, sortie entièrement de son ministère. C’est l’une de ces nouvelles églises de la périphérie parisienne peuplée, fréquentée, prospère, dont l’essor proclame que les semences jetées furent de valeur.
J’y suis retournée il y a peu de temps et n’ai plus rien retrouvé, sur le terrain, de la configuration d’antan.
Le curé, qui continue l’évangélisation, m’a reçue avec grande bienveillance quand il a su à la recherche de quels souvenirs je me livrais; mais il n’a pu que me donner un plan du quartier, m’indiquer où avait été la baraque, où avait été la fontaine …
Les choses passent. L’esprit demeure et fructifie.
«Vous verrez un vrai prêtre!» disait-on, en guise de référence sur l’abbé Ghika, quand on lui envoyait quelqu’un à Villejuif. Il ne fut pas autre chose que cela, mais il le fut intégralement: c’est pourquoi son passage dans la zone a place dans l’histoire de l’Église.
«Notre-Dame de France»
«Le temps prie et l’Éternité loue.»
(Pensées pour la suite des jours)
Un certain jour de l’hiver 1936-1937, je reçus un billet de Mgr Ghika: «Je serais heureux de vous voir à l’un des jours habituels pour causer avec vous de différents objets. L’un d’eux, qui vous concerne particulièrement si vous y consentez consisterait à prendre la tète d’un groupement féminin que l’on me confie, qui a pour vocable celui de «Notre-Dame de France» et qui, tout en requérant vos services n’apporterait pas dans votre programme une trop grande surcharge d’occupations supplémentaires. – Je vous donnerai de vive voix les détails voulus. – Comme orientation, cela tient à Saint-Jean par un bout, et cela se lie fort bien aux jeunes dont vous vous occupez, avec un «pont» particulièrement bien trouvé …»
Il s’agissait de «sorbonnardes» en quête de solides études religieuses dont le prince devenait l’aumônier. Peu de détails me furent donnés, mais j’en savais assez pour refuser, en m’abritant derrière des prétextes, d’ailleurs réels:
– Et le temps? Je suis déjà tellement surchargée par ailleurs!
– On en trouve toujours quand c’est utile.
– Et la compétence? Je ne me crois pas apte …
– Moi, je le crois.
Cette assurance ne me suffisant pas, je continuai à regimber.
– Venez au moins voir ce que c’est, et assister à la première réunion? proposa, doucement obstiné, le futur aumônier.
Je vins donc au jour et à l’adresse indiqués dans une salle dépendant de l’Institut Catholique. Sortant d’une autre occupation, j’avais prévenu que j’arriverais en retard et qu’on me réservât une chaise proche de la porte d’entrée pour ne déranger personne.
Me voici donc, à pas feutrés, ouvrant cette porte et me casant derrière un auditoire féminin déjà bien fourni. Là-bas, au fond, derrière une grande table couverte d’un inévitable tapis vert, se tiennent Mgr Ghika et un jeune homme inconnu. Le premier parle de cet Évangile selon saint Jean qui va devenir la base de formation du Groupe dont les premiers éléments sont ici réunis. Et j’en crois difficilement mes oreilles quand je l’entends ajouter:
– Mesdames, il ne vous manquait plus qu’une Présidente pour constituer votre Groupement la voici qui vient d’arriver.
Et avec son délicieux sourire, il m’interpelle à l’autre bout de la salle:
– Voudriez-vous descendre auprès de nous?
C’est ainsi que, sans l’avoir prévu, et encore moins désiré, je devins Présidente de «Notre-Dame de France»! Mais ce n’était pas tout. À la sortie, le prince Ghika me laissa seule avec le jeune homme inconnu qui se mit à me congratuler:
– Je suis heureux que vous ayez accepté de travailler avec nous. Le prince m’a parlé de vous: il vous attendait et je vous connais déjà à travers lui.
– Mais moi, monsieur, je ne vous connais pas et vous avez tout à m’expliquer. D’abord, qui êtes-vous?
Il me regarda avec des yeux ronds: c’était Jean Daujat. Et c’est ainsi que je fus projetée dans ses naissantes activités du futur «Centre d’Etudes religieuses».
Cette entrée en bolide étant chose effectuée, il reste à expliquer dans quel dessein Mgr Ghika nous réunissait. Et, pour ceci, repassons une page de l’histoire à la fois sociale et religieuse qui marqua les premières décades de notre siècle.
Au cours de l’automne 1925, Jean Daujat, élève de Normale Supérieure, sous le contrôle du R.P. Garnier, assistant général des religieux de Saint-Vincent-de-Paul, commençait à réunir quelques jeunes gens désireux de pousser leur culture religieuse. On les nommait les Chevaliers de Saint-Michel.
Il a précisé ainsi le but de ce Groupement: «Être pour les laïcs ce que sont le séminaire pour les prêtres, le noviciat et le scolasticat pour les religieux. C’est-à-dire leur donner une formation doctrinale et spirituelle approfondie, correspondant aux exigences du rôle qu’ils ont à jouer dans l’Église du XXe siècle: leur faire faire de véritables études théologiques; former en eux, par l’oraison et l’eucharistie, une vie intérieure d’intimité avec Dieu orientée vers la perfection!»
C’était vouloir armer spirituellement les militants d’une Action Catholique naissante, qui n’avait pas encore fait l’expérience de la nécessité de cette formation. C’était jouer un rôle de novateur qui devait amener à Jean Daujat et à ses collaborateurs une suite d’avatars jusqu’à ce qu’ils soient compris, approuvés, encouragés par les Autorités ecclésiales, gardiennes des séculaires prudences sur lesquelles s’établit le roc de l’Église.
Mais le jeune normalien avait une foi tenace en l’utilité – que dis-je? En la nécessité – de cette action. Il en voyait déjà l’ossature telle qu’elle fonctionne maintenant: trois ans de cours complets de doctrine catholique, au rythme de deux séances par mois; retraites fermées tous les deux mois; bibliothèque prêtant à domicile des livres de doctrine et de spiritualité; permanence hebdomadaire pour les contacts.
«L’Action Catholique, le rôle apostolique et missionnaire du laïc sont impossibles sans une telle formation, affirmait-il. À plus forte raison, les fondations selon l’esprit de Saint-Jean pour constituer un laïcat authentiquement engagé et consacré, exigent-elles une telle formation. Mgr Ghika avait prévu la nécessité de cette oeuvre de formation en citant, parmi les activités de la Fraternité de Saint-Jean, des Groupes de vie à la fois intellectuelle et spirituelle occupés à vivre, à développer et à fournir à d’autres la doctrine devenue la doctrine commune de l’Église, le tout non à un titre de simple étude, mais de possession et de diffusion de vérités et de réalités que la nature et la grâce nous permettent d’atteindre.»
On comprend que lorsque Mgr Ghika rencontra pour la première fois Jean Daujat, par l’intermédiaire de Jacques Maritain, et quelques mois après le lancement d’essai des Chevaliers de Saint-Michel, l’un et l’autre étaient faits pour mener la tâche en commun, prévue par le prêtre, commencée par le laïc.
Immédiatement, le premier prit une place importante dans le Groupe masculin: «Il a été là beaucoup plus qu’un précurseur, a écrit Jean Daujat, car il a joué un rôle capital et exercé une influence prépondérante de 1927 à 1939, pendant les débuts du Centre d’Etudes religieuses qui fut et restera profondément marqué de son empreinte, qui est et restera selon l’esprit de Saint-Jean, cela d’une part, en raison de la formation personnelle qui m’a été donnée, et a été donnée à un grand nombre des élèves des premières années, par la direction spirituelle de Mgr Ghika, d’autre part en raison de l’action directe qu’il a eue comme prédicateur de la plupart des retraites, comme conférencier spirituel commentant l’Evangile de saint Jean (commentaire dont je n’ai pas pu, malheureusement, retrouver des notes) et enfin en étant chargé de la section féminine dans la période de 1927 à 1934 où celle-ci a existé et fonctionné séparément.»
Voilà qui explique enfin le titre de ce chapitre: cette section féminine que Mgr Ghika me demandait de prendre en main (parce que l’essai masculin avait été assez encourageant pour s’étendre maintenant aux femmes), on la nomma «Notre-Dame de France» et elle resta ainsi désignée, comme le restait le Groupe des garçons sous le vocable de «Saint-Michel», jusqu’à ce que nous menions des Groupes mixtes, d’abord timidement. Peu à peu, avec plus d’assurance, le torrentueux Centre d’Etudes religieuses groupa toutes les bonnes volontés. Il tient, aujourd’hui, dans les oeuvres d’Église, sa place importante sous le nom de «Doctrine et Vie», toujours dirigé par Jean Daujat.
Celui-ci a regretté, comme nous l’avons vu, de n’avoir pas retrouvé les notes sur l’Évangile de saint Jean commenté par notre aumônier commun. Grâce à Dieu! j’ai conservé celles de la section féminine, Elles représentent un trésor de spiritualité dont il est impossible de livrer les richesses en quelques pages. Ici, je devrai me contenter de tracer les grandes lignes de la formation donnée à «Notre-Dame de France» par Mgr Ghika, et l’essentiel de son histoire extérieure; laquelle n’alla pas sans imprévu!
Pas plus à Notre-Dame de France qu’à Auberive, notre maître spirituel n’a présenté son enseignement d’une manière systématique, enchaînée, qui d’ailleurs, aurait répugné à sa nature. Il ne comptait pas tant, non plus, sur l’attention de l’auditoire que sur la vie de la Sainte-Trinité en chacun pour le faire fructifier.
Comment comprenait-il l’Évangile de saint Jean?
Comme «une richesse qui touche les profondeurs de la divinité tout en se rapprochant le plus possible de l’humanité». Dans une première vue d’ensemble du sujet, il établit la juste conception que nous devons avoir de cet Évangile:
«Aujourd’hui, on a une tendance trop marquée à disséquer cette Parole divine avec la mentalité du XXe siècle; d’où une déformation du sens. De plus, ouvrir l’Évangile, c’est toucher à une Présence Réelle, celle que Bossuet a comparée à l’Eucharistie, une Présence absolue, personnelle, qui est tout yeux, tout oreilles, toute bouche, la Présence du Verbe à la fois Témoin, Juge, Être, et qui nous appelle à notre destinée éternelle: on ne devrait pas ouvrir l’Évangile en dehors de ce sens-là.
«Les paroles sont humaines, mais inspirées par le Saint-Esprit. Saint Jean, seul, expose avec ampleur, profondeur et netteté les secrets de la vie divine, parce qu’il a senti le coeur humain du Christ. On trouve chez lui un mélange de transparence et de familiarité. Pour le comprendre, il faut unir ce double caractère en songeant au miracle quotidien de la grâce, et surtout à celui de l’habitation de la Sainte-Trinité dans l’âme. En la sentant bien vivre en nous, non seulement nous trouverons le sens profond et vrai de l’Évangile, mais encore le sens de ce que Dieu attend de nous actuellement.
«Une série de secrets fut révélée au disciple qui reposa sur le coeur de Notre-Seigneur, d’où, pour aborder cet Évangile, il nous faut remonter la chaîne et passer du disciple aux profonds secrets du Fils d’abord, du Père ensuite transcendance suprême dans un esprit à la fois surnaturel, familier et vivant.
«Il nous faut aussi faire cette étude dans un sens d’actualité, car cet Évangile répond à tous les problèmes de notre existence. Jean est essentiellement un témoin. Il ne commence pas son récit par l’enchaînement des faits, mais par l’affirmation de la divinité du Christ, d’où il est essentiel que nous puissions partir. Il est donc indispensable pour nous de penser à la présence réelle du Verbe derrière les paroles de cet Évangile dont pas un mot, pas un iota, n’est sans signification.»
Mais écouter, étudier une doctrine, c’est aussi la vivre, et l’on sait comment Mgr Ghika en faisait l’application: «Le haut degré de perfection pratiqué par saint Jean est de chercher ce que Dieu préfère. Ici, il faut deviner avec son coeur, ce qui est une forme à la portée de tous: et il faut le faire sous le patronage du disciple bien-aimé qui n’a pas été préféré pour rien, et a aimé plus que les autres, en cherchant les préférences du Christ.»
C’est préciser là un programme qui, pour ne pas se limiter, n’en est pas moins net: vivre la règle de ne jamais rien refuser à aucune des exigences de la charité; toue faire avec l’amour de Dieu pour seul motif; choisir ce qui va dans le sens des préférences divines; se rendre disponible pour tout ce qui, par les circonstances, se présente à nous comme un appel de la charité …
Cela ne se conçoit qu’en vivant fortement de la présence de Dieu que Mgr Ghika voyait en tout et qui, par conséquent, représentait l’axe d’un enseignement autour duquel le reste tournait: prière, charité, paroles, actions, relations avec gens et choses, messes et communions, centre et fondement de vie, apostolat autour de soi relié à celui de la Samaritaine qui reçut «le don de Dieu»: «Elle laissa sa jarre … et sa parole retentira pour annoncer le Christ, mais non pas dans une apologétique de chicane. Elle dira seulement: «Venez et voyez …» Ainsi doit être notre prosélytisme.»
Pour parvenir à chercher les préférences de Dieu, notre aumônier parlait d’abord de ses soifs; oui, les soifs de Dieu: «C’est une chose étrange de voir ce qui est le moins dans l’ordre de l’être, choisi par Dieu pour être l’instrument de notre salut. Si quelque chose est contraire à l’idée de Dieu, c’est la passion, c’est la souffrance. Si quelque chose est contraire à l’essence de Dieu, c’est le besoin. Or, Notre-Seigneur l’a connu dans le plus profond, le plus troublant des mystères au cours de son assomption des tristesses; les soifs de Dieu, celle de la Samaritaine, du Jardin des Oliviers, de la Croix … À nous de déterminer notre façon d’y répondre par une suite de vigilances et de tendresses à l’égard de Dieu; car à côté de ces soifs, dépassant les indications divines et plus loin dans la perfection, nous avons à rechercher, à étudier les préférences de Dieu … Cette recherche des soifs de Dieu, cette vie toute vouée à suivre dans l’Église le Chef des Apôtres, en se conformant de son mieux aux façons de penser du disciple préféré, nous réclame générosité, spontanéité dans les sacrifices à consentir, d’autant plus requis qu’ils sont moins exigés.»
En parlant de nos tendresses avec Dieu, le prince Ghika n’entendait en rien nous verser dans la sentimentalité: «On ne saurait assez redire combien la majesté et l’intimité de Dieu nous sont nécessaires pour enlever toute force mauvaise aux heurts, aux incompréhensions et aux malheurs de notre vie.» Transcendance et familiarité s’harmonisent pleinement dans cette attitude avec le Seigneur; et cela, «parce qu’il nous tient essentiellement sur un terrain de réalisme, on pourrait dire d’utilisation constante du spirituel dans nos existences temporelles».
«On horripilait Mgr Ghika, a remarqué justement Jean Daujat, quand on parlait devant lui d’idéal chrétien, quand on présentait Dieu et le christianisme comme un idéal: il protestait immédiatement que Dieu et l’univers surnaturel ne sont pas un idéal, mais ce qu’il y a de plus réel. Nul homme ne fut plus que lui intégralement réaliste et parfaitement étranger à toute forme d’idéalisme. Si l’on disait devant lui qu’il faut avoir un idéal, il répondait qu’il ne faut pas d’idéal, parce que notre vie ne doit être dominée par rien d’autre que par la réalité de Dieu, et qu’un idéal n’est qu’un moyen de fuite pour échapper à la réalité de Dieu et à ses exigences.»
Avec lui, on n’échappait donc jamais à cette réalité divine qui nous fait admettre, sinon toujours comprendre, le plan providentiel sur nous et sur le monde. Il expliquait: «Ce qui marque l’action divine: des lenteurs, des détours, des étapes: des lenteurs qui se comprennent d’autant mieux que Dieu est éternel et que nous sommes libres; des détours qui s’expliquent par les mêmes raisons et qui nous déroutent parfois davantage; des étapes où Dieu s’appuyant sur l’oeuvre des libertés humaines, sur toutes les circonstances de ce monde, fait prévaloir son plan, et sait tirer des âmes qui paraissent les plus faibles ce qui est nécessaire pour la réalisation de ce plan … D’où nous devons avoir toujours la certitude que si nous n’avons pas été trop infidèles à la grâce, c’est le plan de Dieu qui se réalise à travers nous; sa force étant mise à notre disposition, quelque chose se prépare pour la vie éternelle … Mais si nous n’avons pas le sens de ce que vaut, dans nos existences, quelque chose qui est devenu associé à Dieu, divinisé, ayons du moins confiance qu’il s’agit là d’une réalité. Il n’y aura pas alors jusqu’aux objets et aux événements les plus ingrats qui ne puissent jouer pour nous le rôle de la frange miraculeuse des vêtements du Christ.»
Ce réalisme en face de la souffrance, il en parlait d’expérience, après l’avoir vécu à Auberive: «Il est permis, commandé parfois, de lutter avec la destinée jusqu’à la dernière extrémité … Jusqu’à quel point peut-on aller contre des refus apparents, des privations, semble-t-il, divinement imposées et pourtant quelquefois uniquement faites pour appeler un effort de l’âme et provoquer un don plus magnifique de ce qui était refusé? Une seule limite sûre, celle-ci: Dieu ne veut pas».
Il professait aussi que, «dans la grande famille humaine, celle que la veut le Christ, toutes les souffrances des uns (qu’elles soient matérielles, morales ou spirituelles) peuvent être, grâce à Dieu, abolies, soulagées, ou tout au moins réduites à ce que Dieu estime utile pour le bonheur éternel, par les générosités des autres». Il voyait, dans toute douleur, chrétiennement comprise, «un sacrement d’énigme et d’épreuve» réclamant à nos âmes la confiance en Dieu qui répond à l’épreuve, et l’attente du bonheur éternel qui répond à l’énigme … d’où la joie découle «en la sécurité meurtrie d’un amour dont rien ne peut la faire douter».
Réalisme aussi en apostolat où «l’union avec le Verbe Incarné communique à nos intentions et à nos efforts, après cette clarté naturelle qui les dirige et cette ingéniosité qui les rend si judicieusement appropriés au mal (ingéniosité et clarté qu’elle exalte d’ailleurs au plus haut point) la force qui leur permet de réaliser …»
Réalisme encore et surtout dans la vie d’union avec Dieu qui n’a pas voulu que «les plus merveilleux et les plus salutaires de ses dons fussent reçus par nous de manière passive avec, de leur part, un écrasement d’évidence, une pénétration brutale et fatale – de la nôtre, une soumission de bête replie, une attitude d’esclave comblé».
Mais cette réception active doit elle-même s’affirmer authentique. Pour cela, Mgr Ghika ne craignait pas de signaler, avec le même réalisme, deux écueils susceptibles de nous guetter: le danger de se perdre en soi, celui de disparaître dans le décor des choses saintes:
«En d’autres termes, pour le premier: un trop grand penchant à croire à l’illumination directe qui, au fond, ferait de nous un verbe divin dérisoirement incarné, ne fut-ce qu’un instant, en notre personne et le découronnerait impertinemment en Notre-Seigneur. On peut ainsi négliger sans y prendre garde l’Homme-Dieu, le Seigneur incarné pour le remplacer par je ne sais quelle union personnelle de nous-mêmes et de Dieu, ou l’identifier avec nous sans l’aveu de son Église infaillible, dans une accession trop peu contrôlée à des communications immédiates; on peut se donner ainsi sans investiture, trop facilement, à priori, le rôle d’organe élu du Saint-Esprit. Nous n’avons la sécurité tranquille d’une authentique vie en Dieu que si Jésus est avec nous dans l’esprit de son Église.
«À l’expérience opposée, il peut y avoir une sorte de sensualisme larvé et d’humanisation outrée dans nos sentiments et réflexions devant le miraculeux et volontaire abaissement de la Divinité, sans remonter assez vite ni assez fort à celle-ci; une sorte de superficialité matérialiste devant le plus grand et le plus cher des mystères d’amour; un exercice d’imagination qui s’arrête trop à l’image, sans la prendre virilement comme point d’appui pour trouver Dieu; un affadissement incompréhensif de l’homme dans l’Homme-Dieu, dans le Dieu fait homme; ou le souci trop exclusif de formes ou pratiques qui ne sont là que pour évoquer plus aisément la divine Présence. La dévotion, même dans la vie intérieure, peut s’égarer alors en humaines sympathies, en pieuses futilités, et reste à mi-côte, et se met à employer à des usages secondaires transformés en fins poursuivies, les tragiques et substantiels secours fournis par le Calvaire. Elle peut en faire une sorte de roman sentimental sans consistance ni efficace retentissement dans la vie, ou une espèce de divertissement sacré.
«C’est donc avec le sens contrôlé et surnaturellement fortifié des deux présences et des deux réalités pour nous foncièrement essentielles, à confronter consciemment, tendrement et sans cesse, que nous devons aller de l’avant.»
Cet enseignement oral ou écrit, nous le retrouverons dans les brochures publiées par Mgr Ghika aux Éditions Beauchesne dont nous parlerons plus loin. C’est non seulement au cours de ses instructions, mais encore et surtout durant ses Journées de récollection que le Groupe de Notre-Dame de France tentait ainsi d’aller «de l’avant». Le prédicateur réclamait instamment que ces journées soient une occasion de «nous unir aussi intimement à Dieu que les grains de blé sont unis entre eux pour constituer l’hostie», et «une collaboration entre lui et l’assistance».
Il revenait sur la précédente récollection, sur les monitions qu’il nous avait données au sujet des tentations, par exemple: «Voir en chacune une occasion d’ascension pour nous mener à un état supérieur …» Et la messe quotidienne? «Avons-nous eu conscience des innombrables merveilles qui en sortent? …» Il insistait aussi sur ce qu’il appelait «les distractions à rebours» dans nos journées qui doivent s’enfoncer en la réalité de la présence multiforme de Dieu «Pénétrée de ce sens, chaque journée se déroule alors, quelle qu’ingrate qu’elle puisse être, comme une véritable assise de la vie éternelle. Ceux qui n’ont pas répété sans cesse, avec assez de persévérance, d’attentive application et de foi très simple, ce mouvement essentiel de l’âme, ne sauraient croire à quel point, à lui seul, il vient transformer et faire apprécier la vie. Il s’opère d’abord au profit de la présence et de l’action de Dieu en nous, pour notre bonheur de l’autre monde et d’ici-bas, comme une sorte de distraction bénite, de distraction à rebours, de sainte revanche de la distraction coupable …»
Quand venait la fin de l’année, la clôture d’une de ces séries de grâces, sommets et résumés de nos êtres, «point où Dieu nous touche, où nous touchons le plus Dieu et où nous nous ramassons tout entier», alors se menait une revue des mois écoulés et de ce qui les avait remplis, une confrontation avec ce que nous avait apporté l’année liturgique, ce «calendrier de Dieu», résumé de ce qui fut retenu par lui pour l’usage humain. Puisque tout, en ce monde, a une figure sacramentelle, puisque tout contient Dieu implicitement, que tout parle de lui comme autant de sacrements, nous faisions l’exégèse de notre année à la manière dont on la fait des textes sacrés pour y voir, au lieu d’une conduite banale, la marque de la Providence.
On l’aura deviné d’après ce qui précède: le Groupe Notre-Dame de France ne se bornait pas à l’étude et à la vie intérieure individuelles; il représentait aussi une véritable fraternité. On prenait date pour des communions aux intentions les unes des autres. On cherchait ensemble les moyens d’assurer et de développer la vie profonde du Mouvement. Pour ce faire, les anciennes adoptaient discrètement les nouvelles, afin de les entourer immédiatement d’une atmosphère de fraternelle charité. On y avait une «Boîte aux idées» respectant l’anonymat des plus timides et d’où Mgr Ghika sortait des questions dont la solution concrète s’avérait très utile. On y prenait aussi quelquefois une tasse de thé au cours d’une amicale réunion.
Durant les vacances ou les absences, on correspondait avec la présidente et souvent par son intermédiaire ou directement avec l’aumônier. Le Groupe de «sorbonnardes» primitivement envisagé s’était considérablement élargi; j’y avais maintenant des adhérentes à cheveux blancs au milieu des jeunes; mais le climat était tel qu’une totale confiance régnait entre toutes.
Il arrivait aussi d’y recevoir la visite de personnalités, tel le Père Mathéo, l’apôtre bien connu du Sacré-Coeur, grand ami de Mgr Ghika. (C’était une joie de les voir s’embrasser si cordialement tous les deux!) Il nous donna, un soir, une mémorable conférence sur l’alliance de la souffrance et de la sainteté.
Le Groupe connut pourtant des épreuves représentées d’abord par les fréquentes et souvent très longues absences de son aumônier lorsqu’il effectuait ses voyages internationaux. Il ne nous laissait pas pour cela complètement orphelines et nous confiait, avec mission de continuer son enseignement, à des prédicateurs de choix. C’est ainsi que nous avons bénéficié des conférences de M. l’Abbé Caffarel, dès l’année 1930; de dom de Monléon, en 1932; en 1933, des Pères Meydieu, Calmein, Garnier (assistant général des religieux de Saint-Vincent de Paul), Savey (1933-1934), Dubois (1934), Delions (des religieux de Saint-Vincent de Paul) (1935), Giraudet, André de la Croix (1937).
Mais, en même temps, le Groupe se développait. Il évoluait, ce qui est normal pour tout organisme bien portant. À la rentrée d’octobre 1932, Mgr Ghika avait commencé à établir la nécessité de penser et de travailler désormais en deux genres de réunions, les unes pour continuer le commentaire de l’Évangile selon saint Jean, les autres pour des Cours d’instruction religieuse. Ceci, disait-il, «pour rechercher non seulement son salut, mais la perfection dans ce salut, Il faut savoir la vie spirituelle si importante que nous avons à la chercher profonde, désintéressée, confiante, dans un effort qui nous rapproche de Dieu parce qu’il comporte les éléments d’un progrès véritable dont nous ne connaîtrons la valeur que plus tard … Nous travaillerons donc cette année dans cet esprit qui nous fera mieux comprendre l’importance des principes qui seront donnés au Groupe. Nous y joindrons les ressources de la bibliothèque, et l’esprit de prière ou oraison continuelle, fondement de tout, qui va du sentiment de la simple compagnie avec Dieu à la fusion en Lui.»
C’était ainsi – et tout en maintenant l’esprit donné à Notre-Dame de France – lui ouvrir les possibilités d’une étroite alliance avec ce qui devenait le Centre d’Etudes religieuses, issu des primitifs Chevaliers de Saint-Michel.
Le mois suivant, au 26 novembre 1932, se tenait une première réunion mixte de propagande fondant les deux organismes, avec un auditoire d’environ 200 personnes. Le programme comportait une conférence sur la vie intime du cardinal Mercier, par R. Joannès; des souvenirs personnels sur l’action du même cardinal, durant la guerre, par le prince Ghika; une allocution sur la fondation des élites et l’explication de ce qu’étaient nos deux Groupes, par Jean Daujat. Mgr Baudrillart, Recteur de l’Institut catholique, qui présidait, tira de toute une heureuse conclusion en bénissant l’auditoire, ses travailleurs et leur besogne apostolique.
C’était poser désormais et approuver publiquement ce que nous menions, dans l’ombre, depuis 1927. Jean Daujat n’avait plus qu’à donner à tous ceux qui voulaient en bénéficier dans cet auditoire, son premier cours officiel de doctrine, approuvé et mandaté par l’Autorité ecclésiastique. C’est ce qu’il fit au 12 décembre de la même année 1932 et continua par la suite. Un an après, le 18 novembre 1933, il pouvait fournir, devant Mgr Ghika revenant du Japon, un résumé d’ensemble de cette année de travail.
Tout cela était fort bien, trop bien, sans doute, pour ne pas se panacher de croix secrètes et rugueuses, comme il en arrive dans les ouvres bénies par le ciel. Les longues absences de Mgr Ghika laissaient la présidente aux prises avec le zèle magnifiquement dévorant d’un Jean Daujat qui voulait aller trop vite à une époque où la Hiérarchie nous surveillait encore pour bien s’assurer que nous n’étions pas de ces laïcs illuminés qui prétendent lui faire la leçon. Nos preuves d’authentique dévouement et de pleine obéissance à l’Église n’étaient pas encore suffisamment patinées par le temps pour nous dispenser d’être prudents. Et mon bouillant camarade le comprenait mal!
Il était bien le type qui, après nos séances, venait me conduire à l’autobus en claironnant quand la voiture démarrait: «Union de prières, n’est-ce pas!» Et je n’affirmerais pas la pureté absolue de sa profession de foi derrière laquelle se cachait, plus ou moins consciente, le désir «d’épater le bourgeois». Car nous étions assez jeunes, élégants, bien «dans le train» pour que de tels propos ne manquent pas de faire choc autour de nous.
Admissibles en milieux profanes, certaines audaces peuvent entraîner des conséquences en milieux religieux. J’avais donc à poser, pour le bien commun, des barrières de protection tout en professant – Dieu sait avec quelle conviction! – mon intégration aux idées soutenues par le Centre d’Etudes religieuses. Position fausse qui me permit, à certains jours, d’éprouver ce que valait l’amitié d’une Raïssa et d’un Jacques Maritain, à qui leur ami Ghika me conseillait de soumettre les plus graves difficultés susceptibles de survenir en son absence.
Une autre cause de préoccupation résultait du récent mariage de Jean Daujat avec une des adhérentes de Notre-Dame de France. Il eut été naturel que je passe les pouvoirs à la nouvelle Madame Jean Daujat; mais insuffisamment préparée alors à les détenir, le ménage s’y opposait. Nouvelle position fausse allant quelquefois jusqu’à devenir «vaudevillesque», suivant l’expression de la supérieure d’Auberive qui suivait notre activité avec intérêt.
«Fluctuat nec mergitur» … Ainsi, et des années durant, le vaisseau dénommé Notre-Dame de France poursuivit sa route avant de se perdre heureusement dans l’océan, devenu, aujourd’hui l’oeuvre «Doctrine et Vie».
Pour en maintenir la barre aux heures difficiles, je dois reconnaître que je fus puissamment aidée par deux éléments et je rends hommage à ceux qui me les ont fournis: la parfaite humilité du grand Daujat qui, en apprenant à discipliner son zèle, évita toujours tout conflit entre nous: et la totale confiance d’un prince Ghika qui, avec son autorité doublée de tact, sut admirablement maintenir l’équilibre de l’embarcation. Il me souvient, entre autres d’une mise au point magistralement faite par lui sur l’individualité et la personnalité, au cours d’un exposé donné par Jean Daujat en 1934, sur la nature de l’homme.
Il me souvient surtout des billets de notre aumônier mettant toutes choses au point, dans le réalisme surnaturellement naturel que nous lui connaissons: «Veuillez prendre ces ennuis en esprit de patience et de foi. Il est entendu, par ailleurs, que vous avez toute latitude pour agir à Notre-Dame de France sans autre intronisation que la mienne. Tout ce qui se fait doit se faire pour le plus grand amour de Dieu et avec le souci du progrès spirituel. Avec de la bonne volonté et de la sincérité dans ces conditions on peut faire tourner au bien toutes les aventures et ne pas perdre, mais accroître, au contraire, dans les circonstances difficiles, l’harmonie qui, régnant entre tous, est le signe même de l’oeuvre de Dieu dans les âmes.»
Et c’est, en effet, ce qui, finalement, arriva. À partir de l’an 1936, ses cours mixtes de doctrine bien établis, en cycles de 3 années d’études, le fondateur des premiers Chevaliers de Saint-Michel (dont le nombre se comptait au début sur les doigts d’une main) pouvait remercier Dieu: visiblement, ses efforts avaient servi le plan providentiel.
Et la guerre de 1939, qui détruisit tant de choses, pouvait surgir non seulement sans rien démolir en ce domaine, mais en lui préparant, au contraire, par ses souffrances, la moisson à laquelle nous assistons aujourd’hui.
À l’église des Etrangers
«Sans Dieu, nous n’avons pas d’intimité avec le réel. En dehors de Lui, nous n’abordons que des surfaces ou des hostilités.»
(Pensées pour la suite des jours)
C’est ici, plus qu’ailleurs, que la vie divine animant un Vladimir Ghika devait s’affirmer dans son plein réalisme pour transformer les surfaces en profondeur et changer les hostilités en bienveillances. Et ce n’est pas sans une craintive émotion que nous abordons un tel chapitre où le mystère de la grâce joue avec les moyens humains, où les mots pour en parler, défaillent, sombrent dans l’insuffisance.
La seule attitude extérieure de notre apôtre décrite par ceux qui l’ont rencontré sur ce nouveau champ d’activité, était faite pour les impressionner, comme en a témoigné Mgr Gégout, dans une vue d’ensemble, au «Bulletin de l’Oeuvre de Saint-François de Sales» (janvier 1957):
«C’est dans la pénombre de cette église de la rue de Sèvres qu’on le verra souvent, soit à l’autel, soit agenouillé, ou encore traversant la nef pour se rendre à son confessionnal, avec sa barbe fine, son auréole de cheveux blancs, ses yeux qui se posent sur vous sans appuyer, avec une douceur réservée et tendre. Une expression extraordinaire de spiritualité: en lui, l’être intérieur tout entier affleure … On ne s’étonnera pas qu’il soit assailli de plus en plus, et par des gens de tous les millieux, les plus cultivés comme les plus simples. Des âmes nombreuses se mettent sous sa direction, dévorent son temps, l’obligent encore, quand il est rentré dans sa petite cellule bénédictine d’Auteuil, à écrire d’innombrables lettres. Il possédait un don spécial d’attirer la confiance et d’obtenir des conversions. Il avait un sens si vif du péché que, plus d’une fois, au confessionnal, comme le Curé d’Ars, devant l’aveu de leurs fautes plus lourdes, des pécheurs l’entendirent pleurer.»
Il est vrai que Dieu lui avait donné ce don des larmes versées parce que «l’Amour n’est pas aimé», en même temps que la pleine conscience de la puissance du pardon de nos fautes, ainsi qu’il l’a précisé en des pages sur «La souffrance»: «Tu n’as rien fait ni fondé avec une pensée de haine, Toi, l’Amour même. Une seule chose, une seule va au néant, par un miracle de la bonté divine: le péché pardonné».
Mais quel était le cadre de cet apostolat de prière, de larmes et d’expulsion du mal? Et pourquoi Mgr Ghika y avait-il été appelé?
Une grande chapelle des Jésuites, rue de Sèvres, spoliée autrefois, avait été rendue au culte et affectée au service des étrangers à Paris, par suite de négociations entre Mgr Chaptal, les Jésuites, l’Administration des Domaines et Vladimir Ghika, avant même l’ordination de celui-ci. Le pieux laïc en était alors devenu l’Administrateur séculier devant l’État. Quand il fut prêtre – et prêtre du diocèse de Paris – il était normal que le Chef de cet archidiocèse, évaluant ce qu’il pouvait attendre d’un Vladimir Ghika en faveur des déracinés de toutes races, de tous rangs, de toutes régions, tournât les yeux vers lui: il connaissait de nombreuses langues, se montrait informé des problèmes religieux de beaucoup de pays étrangers, possédait la sympathie de personnalités religieuses et politiques de tous pays.
Il fut donc nommé à ce poste essentiellement délicat où vint l’aider son ami et fils spirituel, un juif converti devenu l’abbé Altermann. Mais le vocable d’«Administrateur» de l’Église des Etrangers à Paris inspirait une telle horreur à l’ennemi de la paperasserie qu’il le remplaça aussitôt par le titre de «Recteur».
Ce qu’avait prévu le Cardinal en confiant ce ministère à son nouveau prêtre, c’étaient des réussites apostoliques de par ses dons humains exceptionnels et son adaptation à tous milieux; et cela représentait, en effet, de sérieuses chances de succès. Bien minces, pourtant, à côté de l’héroïque charité qui devait trouver toute sa mesure – laquelle s’avéra sans mesure – sur un tel terrain. On pourrait dire que le prince Ghika fut forcé, contraint, bienheureusement acculé à cet héroïsme, de par le genre de clients qui l’assaillirent et de par la conception de la charité que Dieu réclamait de lui pour eux. Faire moins que ce qu’il fût eût été trahir le poste qu’on lui confiait à défendre.
Pour le comprendre, il nous faut regarder ce qui déferlait rue de Sèvres, et l’accueil qu’on y recevait. Après ce coup d’oeil d’ensemble, nous pourrons apprécier les nécessaires audaces d’un prince Ghika aux prises avec les laideurs grotesques ou déroutantes, les fautes héréditaires ou personnelles, les troublantes horreurs poussées jusqu’au .sacrilège, qui devenaient son champ de bataille.
Dans le livre déjà cité de Jean Daujat, celui-ci en a brossé un paysage d’ensemble qui n’est pas exagéré: «Passant 15 ans (de 1923 à 1939) le ministère sacerdotal de Mgr Ghika à Paris s’est exercé dans de nombreux milieux d’anarchistes, de blasphémateurs, de francs-maçons, de satanistes, d’occultistes, de prêtres défroqués, d’homosexuels, de prostituées. Dieu le mettait avec une extraordinaire constance au contact de ces cas particulièrement difficiles, et Dieu seul aussi connaît le bilan exact du nombre de conversions réalisées, d’âmes complètement transformées et menées jusqu’à un grand essor spirituel. Il eut très souvent à s’occuper de cas de blasphèmes et de pratiques démoniaques qui le firent profondément souffrir, mais ses souffrances et ses larmes aboutissaient chaque fois à des conversions aussi stupéfiantes qu’inattendues.»
À l’appui de ceci, combien de cas – parfois démoniaques – ne pourrais-je citer dont j’eus connaissance: ce fou roumain qui se frappait la tête contre les pavés, venait faire des communions sacrilèges, s’accusait, disait-il, des pires horreurs, tenait Mgr Ghika une heure et demie au confessionnal! Et cette femme qui lui faisait le chantage moral du suicide, écrivant qu’elle allait s’enfoncer un bouchon dans la gorge, qu’elle le méprisait, le haïssait, puis, venant le voir, restait une demi-heure debout contre sa porte; à qui il devait ensuite arracher une confession presque sans qu’elle s’en doutât, avant de l’absoudre pour la libérer!
Et ce jeune homme qui lui fut envoyé à certain jour par Jacques Maritain? Amené par un ami inopinément chez le philosophe, il avait consenti à voir ensuite le prince Ghika, dans une curiosité mêlée d’un début d’attrait pour le surnaturel. Mais il n’était nullement question pour lui de se confesser. Cependant, après une conversation de deux heures et demie, il se relevait du prie-Dieu où il avait reçu l’absolution complètement changé, disant lui-même qu’il avait senti ses tentations «enlevées au couteau». Parti ensuite secrètement chez les Dominicains, son entourage mena, pour découvrir sa retraite, une tumultueuse campagne allant jusqu’à recourir à un fakir, en vue de le retrouver. La grâce, plus forte, le retint au monastère où, par la suite, il devait faire profession.
Jean Daujat continue son exposé par ces mots dont je n’ai pas à désavouer la vérité puisque cette page l’a rendue publique: «Plus souvent encore, Dieu envoya à Mgr Ghika des prêtres tombés ou défroqués: chaque fois, cette profanation du sacerdoce lui arrachait des larmes abondantes, et nombreux sont ces prêtres qu’il fit rentrer dans l’Église et la paix de Dieu et à qui il rendit le sens de leur sacerdoce. Peu après que Dieu eut inspiré à Yvonne Estienne de prier et de souffrir pour la sanctification du clergé, Mgr Ghika eut l’occasion de demander à un Groupe dont elle s’occupait de prier pour des prêtres engagés dans des pratiques démoniaques, blasphématoires et obscènes, qu’il voulait alors ramener à Dieu et à l’Église, et il se trouva ainsi avec elle au point de départ de cette fraternité spirituelle de prière et de souffrance pour la sanctification du clergé qui est devenue «Virgo Fidelis».
Le Groupe évoqué n’était pas celui de Notre-Dame de France dont nous avons parlé au chapitre précédent: un apostolat aussi spécial exigeait de particulières vocations. Il est exact que Dieu me fit rencontrer les premières, que Mgr Ghika assura leur début de cohésion et que l’oeuvre fut bénie de Dieu puisque érigée canoniquement aujourd’hui, elle compte plusieurs milliers d’adhérents, sous la responsabilité générale des cardinaux et archevêques de France. Son Excellence Monseigneur de Bazelaire, archevêque de Chambéry, a jugé bon, lui aussi, de parler récemment – dans la préface qu’il donna à mon livre «Sur la route, avec le Curé d’Ars» – de «l’Association et la revue «Virgo Fidelis», destinés à promouvoir prières et sacrifices en faveur du sacerdoce» [3].
Mais ce que personne n’a dit, c’est notre confiance en la protection continuée de Mgr Ghika sur cette association: n’a-t-elle pas été reconnue par l’Église, n’a-t-elle pas reçu ses statuts durant les trois derniers mois où l’apôtre du sacerdoce agonisait au Fort de Jalna? Et n’avons-nous pas le droit de penser que la forme de martyr qui lui fut alors demandée nous a valu les faveurs que sa présence humaine ne pouvait plus nous obtenir?
Ce regard étant jeté sur les pécheurs de toutes sortes qui fréquentaient la rue de Sèvres, il reste à se demander en quel esprit les recevait le prêtre qu’ils y venaient chercher:
«Il n’a employé aucune autre technique, écrit encore Jean Daujat, que celles du Curé d’Ars, et aucune autre méthode que d’être un saint et de compter sans limite sur la grâce de Dieu et l’efficacité infinie de la messe qui renouvelle le sacrifice de la croix.» Il appliquait ce qu’il avait toujours conçu et enseigné dans sa «liturgie du prochain», à savoir que la tâche de charité à exercer n’est que «la dilatation de la messe à la journée et au monde entier, et comme un retentissement d’ondes concentriques autour du sacrifice et de la communion du matin».
Cela donnait d’étonnants résultats sans qu’il s’en étonnât, lui qui pronostiquait dans sa «Visite des Pauvres» que parler d’autrui pour agir sur autrui, c’est tenter d’entrer dans une âme. On y arrive d’autant plus qu’on sait mieux suivre les voies de Dieu … Dieu seul est assez subtil, assez fort pour entrer partout. Ceux qui sont avec Dieu entrent dans le tréfonds de l’âme d’autrui.»
Ses «Pensées pour la suite des jours», qui nous restent comme un trésor, il ne les avait pas seulement écrites de sa plume soignée, mais sorties de son coeur brûlant; et il les vivait en toutes occasions. Il y a donc lieu de penser qu’en mettant le pied à son bureau de l’Église des Etrangers, il redisait: «Seigneur, donnez-moi ce qu’il faut que je donne, afin que j’aie d’où le donner vraiment, et de telle façon que l’on sente que c’est bien Vous qui donnez à travers moi.»
Mais encore, quelle était donc «la façon» humaine d’un Ghika, dispensateur de son Dieu? Elle vaut d’être précisée; et elle le fut par lui dans sa «Visite des Pauvres»: «S’il est un mot que l’usage vilain du monde a rétréci, c’est celui de charité … Au sens originel du mot grec ou latin, c’est l’amour, l’amour désintéressé, l’amour libre, l’amour à la fois délivré et purifié … Cette charité, cet amour, ils vont à Dieu et au prochain, suivant le commandement qui fait de ces deux amours une même chose. Dieu est en effet le plus proche de nos prochains; et le prochain, c’est Dieu qui éprouve en un autre notre amour pour Dieu …
«L’amour envers le prochain, nous avons à l’exercer envers les pauvres, les malades de corps et d’âme, envers nos âmes à nous-mêmes qui sommes un prochain, et le plus prochain de tous, celui que nous oublions parfois le plus …
«Dans cet amour du prochain, nous pourrions faire rentrer aussi l’amour de notre mort – un prochain aussi et un inévitable prochain, et celui de notre éternité. N’oubliez pas ces deux prochains nouveaux dans vos pensées et dans vos actions. Invisibles et présents, ils vous coudoient et vous interrogent …
«La charité comprend toutes les charités – ces pluriels qu’ont accumulé les faiblesses et les impuissances de ce monde: depuis les charités de secours indispensables à la vie matérielle, jusqu’à celles qui s’adressent à la vie morale, sociale, religieuse … les charités d’union, de réunion, de rapprochement, de groupement, de pacification, celles d’instruction, de consolation, de protection, celle d’intercession et de prière …» [4]
Sans doute n’était-il pas inutile de rappeler ces principes pour comprendre «la manière» dont s’exerçait le zèle de Mgr Ghika dans les cas les plus inattendus. Il était d’abord total, sans restriction: «Le plus abandonné est, dès que tu le vois, le plus proche de tous les tiens. Il n’a que toi. Tu lui appartiens donc plus que tous.» (Pensées). Il était ensuite à la fois discret et audacieux. L’un paraît exclure l’autre et l’ensemble pose un paradoxe; leur union cependant, chez notre apôtre, produisait une harmonie qui captait les âmes.
«Il ne pouvait comprendre, note Jean Daujat, qu’un chrétien réduise ses préoccupations apostoliques à un cercle limité et n’ait pas à coeur l’extension de l’Église en tous milieux et en tous lieux jusqu’aux extrémités de la terre. Il ne s’agissait pas d’un zèle autoritaire, inquiet, indiscret, amer comme chez ceux qui se recherchent eux-mêmes dans leur apostolat et y introduisent leur orgueil, mais d’un zèle patient, confiant, serein, discret, doux, humble, d’un zèle qui attendait tout de la grâce de Dieu et rien de lui-même, en un mot, d’un zèle d’amour, (et en rien un zèle de domination). Il était d’une fermeté et d’une intransigeance inébranlables dès que les exigences de la charité ou l’affirmation de la vérité étaient en jeu et jamais, alors, il n’aurait fait la moindre concession par calcul, ou pour plaire, ou pour s’assurer une réussite purement humaine; et pourtant, jamais il ne s’irritait, jamais il ne s’emportait; toujours il conservait dans la discussion sa patience et sa douceur inaltérables et son attitude calme, humble et aimante. Mais cette patience qui se plie et se soumet à l’heure de Dieu était inséparable d’une sainte impatience du règne de Dieu qui lui arrachait les cris de prière que nous avons déjà cités et lui donnait tous les dévouements comme toutes les audaces pour hâter l’avènement de ce règne de Dieu dans toutes les âmes et sur le monde entier. Il était en plénitude ce que la Sainte Ecriture nomme «un homme de désir», et Dieu seul sait ce qu’a pu être, dans le fond de son coeur, l’intensité de ses supplications. Ses dévouements et ses audaces étaient en revanche visibles aux yeux de tous.»
Autour de lui, et même chez ses amis, on pouvait s’étonner de ces audaces-là poussées si loin, oui, si loin! Mais lui, les maniait dans une simplicité totale parce que l’amour divin lui soufflait de tout oser. À la face de n’importe qui, il nommait son Jésus: «Jésus», et lui vouait la terre entière. Et quand les âmes lui résistaient, à la manière de saint Philippe de Néri, «il obligeait Dieu à le secourir», sûr d’une réussite appuyée à la conviction que les nécessités de l’âme sont réglées par le continuel écoulement de la divine miséricorde.
Il savait que «tout ce qui touche à l’âme a une souplesse insoupçonnée … qu’elle est à la fois le plus docile et le plus inflexible des pouvoirs; et la volonté, secondée de Dieu, jouit d’une extraordinaire puissance sur elle comme sur les résultats de son action. Il faut que tout ce qui ne vous demande que de l’âme vous soit facile, sans fausses hontes, sans timidités, sans embarras, sans défaillances. Si de ce côté tant de choses sont hors de nos moyens, c’est surtout parce que nous n’osons pas, parce que nous ne voulons pas assez, nous n’allons pas assez simplement à l’acte requis: ce qu’on fait simplement est simple à faire.» (Visite des Pauvres).
Un magnifique exemple des résultats obtenus par une telle méthode – si méthode il y a! – est fourni par un fait personnel, aussi intime que bouleversant survenu dans la famille de Jean Daujat, et que celui-ci n’a pas craint non plus de raconter:
«Mgr Ghika avait quelquefois ce qu’il appelait lui-même «des grâces de conversions-éclairs»: j’ai vu des cas où, les circonstances ne lui permettant que quelques minutes de conversation avec une personne établie depuis longtemps dans l’erreur ou le péché, il fonçait immédiatement en lui parlant de l’amour de Dieu d’une manière déroutante pour les calculs humains, et qui pouvait paraître folle, et où il a suffi de ces quelques minutes de conversation avec lui pour que la personne demande le baptême, ou se confesse et communie. Le 15 novembre 1931, cinq minutes avant la messe d’action de grâces, anniversaire de notre mariage, mon père, qui ne s’était pas confessé depuis 40 ans, fut invité par Mgr Ghika à se confesser pour communier avec nous: il le fit aussitôt, et cette confession, et cette communion furent le point de départ d’un essor spirituel guidé par Mgr Ghika qui conduisit, en quelques années, mon père à une grande intimité d’âme avec le Christ (et finalement à mourir en répondant à ma femme qui lui faisait remarquer que son oreiller avait glissé et que sa tête reposait sur le bois: «Jésus aussi»). Je cite ce cas qui me touche particulièrement, mais j’ai vu bien d’autres exemples où il s’agissait, ce qui n’était pas le cas de mon père, de très grands pécheurs.»
Une de ses conversions, qui eut un certain retentissement fut celle de Panait Istrati, écrivain réputé de la littérature roumaine, lancé par Romain Rolland, et connu comme militant dans les milieux communistes français. D’abord enthousiaste, puis déçu dans ses activités, très malade par ailleurs, il se mourait en 1934 sur un lit d’hôpital, dans une révolte «avec rage et blasphème» contre les lettres de consolation chrétienne que lui adressait François Mauriac. Mgr Ghika, qui avait commencé aussi à lui écrire, arrive à son chevet. La conversion est complète … Il célèbre le Saint Sacrifice dans la chambre du malade qui communie, après s’être confessé, et meurt chrétiennement un peu plus tard.
Cette autorité presque miraculeuse qu’il exerçait sur les âmes, il savait la puiser dans la toute puissance de sa messe où il tenait en mains, suivant sa propre expression, «le Christ donnant et le Christ donné, à la fois distributeur et distribué». C’est ce qui explique sa manière d’agir en certains cas de conversion où il décidait de céder rapidement à la grâce, sans tergiversation ni calcul; c’est ce qui le porta chez M. Bergson après la publication des «Deux sources»; d’où une importante conversation de deux heures au cours de laquelle il lui dit: «Non, monsieur, vous n’avez pas le baptême de désir, mais le désir du baptême, ce qui est tout autre chose.»
Nous savons qu’il voyait en tout une preuve de l’amour de Dieu, dans la nature et dans la grâce, et que nous devons répondre à ces preuves par une correspondance active qui continue Dieu, de par sa volonté délicatement bonne … La jolie histoire suivante, dont je n’ai pas connu les bénéficiaires, mais qu’il m’a racontée directement, illustre bien cette manière de comprendre le plan providentiel et de s’y conformer.
Un jour donc, en sortant de l’ordination d’un de ses fils spirituels, il est abordé par un ami de celui-ci qui lui demande ce qu’on pourrait bien faire pour sa mère incroyante. En causant avec son interlocuteur, des souvenirs surgissent, se précisent, s’enchaînent: mais, cette dame ne serait-elle pas certaine petite fille qui fut pour Vladimir, alors âgé de cinq ans, une camarade de jeux sur la plage de Biarritz? Il lui fait demander par son fils si elle se souvient des deux frères Ghika qui s’amusaient alors avec elle et, après toutes sortes de péripéties, il va la voir … Un quart d’heure de conversation suffit pour qu’il propose ensuite à son fils demeuré dans la pièce à côté: «Voulez-vous servir de parrain à votre mère?» Elle avait elle-même demandé le baptême, confirmant une fois de plus que «la grâce est une impatience de Dieu», suivant le mot de notre apôtre, lequel me dit, en conclusion de cette aventure, avec la tranquille certitude qu’on met à vérifier une équation: «Et voilà: c’est pour que je puisse un jour la baptiser que le bon Dieu nous a fait faire ensemble des pâtés de sable, sur la plage de Biarritz, il y a 54 ans.»
Combien de tels faits rendent vivante, colorée, féconde cette page de la «Visite des Pauvres» que je m’en voudrais de ne pas citer encore à titre de doctrine-mère d’un tel Apostolat:
«Un acte de bien, une oeuvre de bien accomplis dans l’esprit de Dieu sont à la fois son oeuvre et notre oeuvre, son acte et notre acte. Saint Paul parlait d’accomplir en lui, par ses souffrances, ce qui manquait à la Passion de Jésus: parole mystérieuse et admirable, faite pour déceler le trésor de mérites laissé entre les mains des hommes par l’étrange sollicitude d’un Dieu qui a pourtant assez souffert pour tout racheter. S’il est permis de détourner de leur sens habituel des paroles déjà saintement audacieuses, les oeuvres d’amour et de charité, les oeuvres chrétiennes où règne le Saint-Esprit d’amour, accomplissent, par Jésus, dans le monde, ce qui manque à la Passion de Jésus, et j’entends ici par Passion cet amour que le langage humain appelle aussi passion, cet amour démesuré que notre courte sagesse ne saurait taxer que de folie. Il a laissé aux chrétiens, ressenti jusqu’à la douleur, jusqu’à la mort, cet amour passionné de toute âme vivante, de tout être sorti des mains de Dieu, de tout être qui souffre surtout, et depuis qu’il est remonté auprès de son Père, depuis que sa nature humaine n’est plus soumise aux servitudes de ce monde, il en a comme confié la suite à nos coeurs. Sous le souffle ardent de l’Esprit, les oeuvres d’amour, comme les oeuvres d’expiation et de vivant martyr, continuent la passion, l’amour passionné du Christ pour les hommes. Elles donnent ce qui manque à Celui qui «n’en a jamais assez» d’aimer, de donner, de se donner, de donner du sien et des siens.»
Revenant à Paris, nous y trouverons un petit groupe roumain d’étudiants catholiques très attachés à Mgr Ghika qui fit avec lui son premier pèlerinage à Chartres. Les réfugiés russes, nombreux alors, reçurent souvent aussi de lui des secours, par la Commission Pontificale dont il représenta l’un des membres actifs. Chez les orthodoxes russes, que ne tenta-t-il pas pour assurer une oeuvre de liaison et de connaissance réciproque entre l’Orient et l’Occident, dans son souci de «ramener à l’unité de l’Église ceux de nos frères qui en sont encore séparés»? Là aussi, des conversions, poussées, pour plusieurs, jusqu’à l’Ordination, ont confirmé le succès de cet apostolat. Par ailleurs, pour permettre aux Latins de mieux s’unir aux cérémonies des messes orientales, il publia une traduction française de la liturgie de saint Jean Chrysostome.
On s’explique mieux, après cela, pourquoi et comment son confessionnal de la rue de Sèvres était littéralement assiégé par des gens de toutes sortes dont certains s’avéraient dangereux; ce qui justifie la réflexion du prince Démètre craignant que son frère ne finisse, un jour, «assassiné par l’un de ses pénitents». Lui, le très doux Père, n’avait peur de personne. Il ne craignait rien de ce misérable et interminable défilé, n’ayant d’ailleurs pas le temps de penser à lui, bien trop occupé qu’il était à répondre à l’appel de toutes les détresses par une aide immédiate et inlassable. Il lui suffisait de bénir, de consoler, d’éclairer, de convertir faut-il dire aussi de quérir?
Nous avons été, sur ce point, d’autres et moi, au courant de faits que la science médicale ne saurait expliquer: «À propos de ses visites de malades, témoigne Jean Daujat, il faut signaler que plusieurs guérisons miraculeuses ont été opérées de son vivant durant les vingt dernières années de sa vie. Comme le Curé d’Ars attribuait tous ses miracles aux reliques de sainte Philomène, Mgr Ghika attribuait ses guérisons à une relique de la Passion qu’il portait toujours sur lui et appliquait aux malades (un fragment cassé de la Sainte Couronne d’épines que le cardinal Verdier lui avait donné): je suis, certes! bien convaincu qu’un miracle peut se faire par l’instrument d’une relique de la Sainte Couronne d’épines, je ne suis pourtant pas sûr que ces guérisons auraient eu lieu si cette relique avait été appliquée aux malades par quelqu’un d’autre. Le R. Père Chorong (Lazariste) rapporte notamment la guérison complète et médicalement inexplicable d’un officier paralysé à la suite d’une fracture de la colonne vertébrale. Moi-même, j’ai eu connaissance, à Paris, de la guérison d’une tumeur cancéreuse.»
Et ce peintre animalier atteint d’un cancer de la gorge? Une trachéotomie avait été pratiquée pour lui permettre la respiration. Mais il ne pouvait plus être prolongé que de quelques semaines au maximum, quand Mgr Ghika célébra la messe à son chevet pour implorer sa guérison avec toute sa famille. Un mois après, le teint jaune paille avait disparu. L’ex-condamné mangeait, se promenait: tout allait bien pour lui, désormais! Après ces guérisons et d’autres sans doute que nous ignorons, il y en eut une, en Belgique, durant l’été 1934, également inexplicable médicalement parlant.
Ainsi donc Mgr Ghika réalisait-il en plénitude le don du «tout à tous» de saint Paul, disponible partout et consacrant à chaque âme le temps nécessaire, sans la presser, sans témoigner de hâte ou d’impatience quelle que fut sa surcharge par ailleurs. Pour chacune, il se montrait tendrement attentif comme si elle eût été seule au monde. N’avait-il pas noté, dans ses «Pensées pour la suite des jours»: «Tous les nouveaux venus que tu croises durant la suite des jours sur les chemins de ta vie, regarde-les pour leur faire place en ton âme avec le regard qu’avait le patriarche de jadis pour l’hôte, l’hôte de passage, mystérieux toujours et sacré. Dans le plan divin, nulle rencontre n’est indifférente, et là peut encore s’exercer cette vertu aux occasions trop périmées, cette vieille vertu de l’hospitalité.»
À défaut de cette hospitalité entre les murs de nos maisons dont il s’était dépouillé, ce grand ami de tous logeait chacun au creux le plus chaud de son âme. Cela pouvait lui coûter cher! Comme nous l’avons déjà remarqué, après certaines séances, il paraissait littéralement décomposé et nous avouait, sans perdre son délicieux sourire, qu’il existe chez le prêtre en lutte avec Satan, pour l’enjeu des âmes, un très réel et effrayant «envers de la Communion des saints».
Qui saura jamais tout ce qu’il lui fallut supporter du démon pour acheter ceux qu’il sauvait? «Avant l’assaut, me disait-il, c’est l’âme du pécheur qui le paie; après, c’est le prêtre qui l’a arraché au péché; et il peut être attaqué sous la forme même des tentations qu’il a dû vaincre chez l’autre.»
De ses collaborateurs il attendait aussi une pleine charité; car il eut des auxiliaires dans ce domaine des conversions, tout comme dans le domaine matériel de Villejuif et autres lieux: «Enseignez aux pauvres, avait-il réclamé autrefois à ses Dames de Charité, et codifié ensuite dans «La Visite des pauvres», à faire tous les matins à Dieu un simple et généreux cadeau des peines de la journée; et pour que rien ne reste dans le vague, faites-leur appliquer le mérite et la force de ces peines devenues celles de Jésus, notre frère et notre Dieu, à telle ou telle grâce précise: guérison ou conversion d’un être cher. Faites bien vivre cette sainte habitude en eux: remerciez-les personnellement de la grâce obtenue, si Dieu l’accorde à la suite de ces offrandes. Et (c’est un détail de pratique, mais un détail qui a son importance) faites prier surtout de la sorte les pauvres temporels pour les pauvres spirituels, les malades du corps pour les malades de l’âme … Une autre modalité à observer, qui vous prendra le coeur des pauvres et lui donnera pour vous, en Dieu, une sainte amitié: comme à un ami intime, puissant auprès du Tout-Puissant, recommandez-lui vos intentions les plus nobles et les plus cachées à d’autres; confiez-lui sans fausse honte ce que vous désirez de meilleur et ce que vous espérez obtenir de Dieu par son entremise.»
À Paris comme autrefois à Bucarest, le travailleur que fut Mgr Ghika s’appuyait donc, pour gagner ses victoires, sur un bataillon d’affligés de toutes sortes dont il réclamait le concours à la manière qu’il vient d’exposer. À tel grand malade, à bout de forces physiques, il recommandait telle âme à bout de résistance contre le mal. Et le malade retrouvait de la vigueur pour aider à fondre le péché du frère inconnu.
Le Père réclamait également le concours de ceux qu’il enseignait à Paris, comme il l’avait fait à Bucarest où il disait encore à ses Dames de Charité: «Nous avons beaucoup de travail et de lumière à fournir, une tâche importante à poursuivre «ensemble». Société et réunion chrétienne établie avec la consécration de l’Église, notre Groupement participe à la Communion des saints. De là naissent d’étranges, de profonds, de sérieux rapports entre nous. De par cette communion des âmes, le bien fait par l’une de vous profite à toutes d’une manière plus spéciale qu’avant l’établissement de notre Association. Le mal fait par l’une d’entre vous est, sans que vous vous en doutiez peut-être, une blessure, un tort porté à toutes à la fois, une sorte de vol de grâces opéré au trésor commun …»
Bien des années après, il nous tenait, à Notre-Dame de France, le même langage sur ce côté négatif de la Communion des saints: «De même que le bien se transmet, le mal que nous faisons est un vol à autrui. Et quand nous attendons ces grâces extraordinaires que nous désirons, et qui ne viennent pas, c’est qu’il y avait, de notre part, à fournir quelque chose que nous ne fournissons pas. Dans l’Evangile, le paralytique de la piscine de Siloé attendait sa guérison; mais il fallait l’effort collectif de plusieurs pour le tremper dans l’eau; et comme cet effort n’avait pas été fait, l’homme n’était pas encore guéri après 38 ans … Il y a donc, dans le phénomène de la Communion des saints, une immense responsabilité en bien comme en mal. Porter des gens malades dans l’eau agitée – c’est-à-dire, de nos jours, à Notre-Seigneur Lui-même – c’est le moyen d’obtenir leur guérison de corps et d’âme.»
Ces corps et ces âmes pouvaient peser parfois d’un invraisemblable poids sur celui qui les portait, comme en témoigne un fait sur lequel je termine ce chapitre des audaces de Mgr Ghika au service des miséricordes divines. Il paraîtra invraisemblable à quelques-uns, peut-être? J’en garantis pourtant l’authenticité, puisqu’il me fut conté par le héros lui-même dont je respecterai, entre guillemets, certaines expressions propres.
Deux dames incroyantes sont, un jour, en train de causer dans un salon «de ces graves questions de modes qui préoccupent les dames». L’une d’elles est la femme d’un ingénieur étranger, athée, qui avait eu autrefois des relations avec le prince … Une petite fille de 5 ans qui joue plus loin et folâtre dans les pièces voisines, arrive tout à coup auprès de l’une des dames – sa mère – en sanglotant, folle de terreur:
– Il y a quelque chose de terrible … là … dans ce coin. Un petit bonhomme qui a des clous dans les mains et dans les pieds!
Elle venait de découvrir un crucifix d’art, relégué en effet dans un coin, mais admis pourtant à cause de sa valeur artistique et qui lui-même, passé en des mains diverses, portait sur lui toute une histoire de grâces.
On est bien obligé de répondre aux questions angoissées de l’enfant:
– Pourquoi? … Comment? … Qu’est-ce qu’il avait fait, ce bonhomme?
Il s’ensuit un cours de catéchisme rudimentaire; mais la gamine pleurant toujours, on ne parvient à la calmer qu’en lui affirmant:
– Ne t’en fais pas. Il ne souffre plus. Il est ressuscité.
En apprenant cet incident, Mgr Ghika fait l’impossible pour aborder une telle petite fille et arracher à la famille l’autorisation de la baptiser. Ce baptême fut typique. Il fallait procéder rapidement sans laisser aux parents le temps de revenir sur leur décision. Très vite donc, il s’improvisa, avec un grand plénipotentiaire, ami du prince, pour parrain: et, comme marraine, une marchande de sucres d’orge «au zèle caraméleux» qui avait pris Mgr Ghika en amitié et le «bourrait de sucreries à distribuer».
Tout ce monde étant arrivé devant l’église où doit se dérouler la cérémonie – une église perchée au-dessus de 15 marches – voilà la petite qui, brusquement, refuse d’avancer. À quatre … cinq reprises, au long des escaliers, elle renâcle et hurle:
– Je ne veux pas. Non! Je ne veux pas … qu’on me baptise!
Elle est hideuse, convulsée par cette colère qui rend les visages d’enfants «semblables à un chou-fleur qui serait rouge».
Ayant déjà revêtu ses ornements, le prêtre ne sait faire autre chose que prier, d’abord pour éviter un scandale, ensuite pour obtenir à l’enfant la grâce baptismale. Pendant ce temps, le parrain, saisi d’une inspiration, tire un chapelet de sa poche et montre à la révoltée «le petit bonhomme qui a des clous dans les mains et les pieds». C’est sa vue, seule, qui la décide à «entrer dans sa religion».
Et, une fois décidée, la petite court vers les fonts baptismaux. En constatant leur hauteur, la voilà qui va chercher une chaise alentour, monte dessus et se prête maintenant avec docilité à la cérémonie. Au retour, elle fait à la famille des réflexions inattendues:
– Ce prêtre qui m’a baptisée, je voudrais bien le revoir, mais ce sera très difficile.
– Non … Pourquoi?
– Je vous dis que ce sera très difficile parce que c’est le bon Dieu qui l’a envoyé. Et alors, c’est qu’il habite auprès de Lui … Et on ne revient pas comme ça du Paradis!
Elle devait pourtant le revoir, ce prêtre qui obtint, quand elle eut 10 ans, de lui faire faire sa Première Communion. Les parents y assistaient, dans un simple geste de convenance mondaine. Le ministre, distributeur de l’Amour, pouvait-il s’en contenter?
Avant de communier l’enfant, allant même plus loin que sa propre pensée, il lui dit avec assurance:
– Tu as eu pitié de Lui. Dis-lui, à ton tour, d’avoir pitié de toi et de ta famille. Et Il aura pitié.
La maman est bouleversée, car elle a une autre enfant de 3 ans qui ne parle pas et ne donne aucun signe d’intelligence … Mais, dans le mois suivant, voici la petite infirme qui émet des sons: elle s’éveille à la vie: elle court au devant de Mgr Ghika quand il vient à la maison, grimpe sur ses genoux, lui prend la main qu’elle pose sur sa propre tête comme pour l’obliger à la bénir.
Comment, après cela, la famille résisterait-elle à Dieu?
Mais qui donc lui en aura obtenu la grâce? Peut-être une autre famille inconnue d’Argentins très catholiques, parents eux aussi d’une enfant affligée de la même infirmité, et que Mgr Ghika, au cours d’un précédent voyage, avait rencontré sur un bateau. Ayant imposé la relique qu’il portait sur lui à cette fillette, elle était devenue normale. Fous de joie, ses parents avaient accepté de prendre en charge spirituelle la famille française où l’on souffrait – et sans Dieu! – de la peine qu’ils avaient soufferte.
Depuis lors, ces Argentins priaient pour ces Français.
Envers … ou endroit de la Communion des saints, nous n’apprendrons que dans l’éternité tout ce dont, sur terre, nous t’aurons été redevables!
Le voyageur
«Dût-on n’atteindre que quelques-uns, il importe d’aller à tous.»
(Pensées pour la suite des jours)
Seul, l’ange gardien de Mgr Ghika a dû apprécier l’ensemble des voyages fréquents, lointains, pénibles qu’il entreprit à une époque où l’avion n’était pas d’usage courant. Seul, il a pu connaître la somme de dangers qu’il affronta sous toutes les latitudes, à travers des circonstances aussi variées que pittoresques, avec un unique et immuable élément de succès: sa charité.
Tous ses déplacements eurent pour but l’avancement du règne de Dieu; tantôt dans les masses humaines rassemblées aux Congrès eucharistiques internationaux de Sydney, de Manille, de Buenos-Aires et ailleurs; tantôt dans le silence d’un Carmel qu’il établit au coeur du Japon; tantôt pour porter secours à une seule âme, comme il en arriva lorsqu’il quitta brusquement Bruxelles pour se rendre au chevet de Panaït Istrati dont nous avons rapporté plus haut la conversion.
Un jour, à Paris, Madame Jean Daujat, d’origine danoise, lui ayant parlé d’une personne à voir à Copenhague «Très bien, répondit-il; j’aurai bientôt à aller à Varsovie, je ferai un petit crochet par Copenhague.»
Ses «petits crochets» pouvaient le mener loin, ce qui lui semblait sans importance puisqu’une cause missionnaire était au bout et que, chemin faisant, il donnait encore Dieu à ses compagnons de voyage; car jamais il ne manquait une occasion d’apostolat; et lorsqu’il montait dans un compartiment de chemin de fer, on pouvait pronostiquer que ses voisins en sortiraient autres qu’ils n’y étaient entrés. «Ma voie est la voie ferrée!» disait-il parfois en riant.
De Rome, on suivait son action quasi-universelle:
– En quelle partie du monde se trouve en ce moment votre grand vagabond apostolique? Demanda un jour à Mgr Beaussard le Saint-Père Pie XI, au cours d’une audience qu’il lui accordait.
Oui, il fut bien un vagabond apostolique dont, tout de même, les absences éprouvaient les collaborateurs restés à la tête de ses oeuvres en France. Car le courrier ne le suivait que de loin; il s’entassait aux relais indiqués. Et pourtant, l’absent trouvait le moyen de toujours répondre à ses correspondants, bien qu’avec retard et, souvent, au prix d’une fatigue supplémentaire pour lui.
Dans quelles conditions circulait-il?
Pauvrement, on peut s’en douter, toujours dans la dernière classe, en bateau comme en chemin de fer. Il lui est arrivé, sur mer, de vivre des journées entières à fond de cale avec des émigrants, alors qu’on avait mis cependant à sa disposition une des plus belles cabines. Cela, nous autres, en France, nous ne l’avons pas vu. On ne peut le rapporter que sur la foi de témoignages sérieux et vérifiés. Mais j’ai pu constater, pour ma part, que rien, absolument rien ne l’embarrassait dans les moyens de transport quand une âme l’attendait à l’arrivée.
Certain jour, depuis Auberive, nous allions partir à Dijon, ma famille et moi, dans une voiture amie déjà très encombrée de personnes et de bagages quand Mgr Ghika, qui le savait, vint me trouver après avoir lu son courrier «Il faudrait justement que j’aille voir quelqu’un à Dijon … Voulez-vous m’emmener? Je suis si mince que je ne tiendrai presque pas de place, vous verrez!»
Le vouloir? Oui, bien sûr, nous le désirions tous. Le pouvoir était une autre affaire, bien vite résolue d’ailleurs, car notre passager se casa lui-même à la place la plus inconfortable, entassant sur son corps, en effet très menu, un tel amoncellement de valises qu’il disparaissait derrière elles – à notre confusion, certes! Mais personne ne put obtenir qu’il fasse le trajet en des conditions moins cocasses; et nous avions tous, à commencer par lui, une furieuse envie de rire devant le spectacle qu’il présentait ainsi!
Non, rien ne l’embarrassait, pas même les choses les plus saugrenues, s’il s’agissait non seulement de sauver une âme, mais simplement de rendre un service. Ne m’a-t-il pas conté qu’un jour il avait traversé la mer Rouge avec, sur lui, deux combinaisons de femme et d’autres effets féminins encore dans ses bagages «pour quelqu’un qui en avait besoin». «Heureusement qu’on n’a pas ouvert ma valise!» ponctuait-il seulement.
Tous ces détails ne représentaient qu’incidences négligeables. Seul, le but importait: donner Dieu aux âmes croisées sur les chemins de la terre. Nombreuses sont celles qu’il lui est arrivé d’entretenir et aussi de confesser en bateau, comme dans un compartiment de chemin de fer.
Il alla même plus loin certain jour, sur mer, vers Buenos-Aires; il avait fait sur le bateau la connaissance d’une charmante et célèbre cantatrice, partie avec son mari pour une tournée musicale. Ce couple quittait pour la première fois une petite fille très aimée; et les nouvelles attendues n’étant pas arrivées à l’escale, les parents s’affolèrent. Ne sachant comment les calmer, Mgr Ghika insista pour qu’ils assistent à sa messe matinale, leur promettant presque le signe de vie rassurant s’ils acceptaient son invitation … Et puis, sentant qu’il avait plus ou moins «engagé» le bon Dieu sans en attendre autorisation, il supplia le ciel d’accorder la grâce «escomptée». Les nouvelles arrivèrent juste à temps pour calmer les parents et les maintenir, espérons-le, dans leurs pratiques religieuses retrouvées.
Son esprit de discrète et pourtant d’audacieuse conquête que nous avons connu à Paris continuait à se propager n’importe où, face à n’importe qui. Il accrochait inévitablement même des inconnus à ce voyageur qui débordait à la fois d’adoration et d’amitié pour son Dieu dont il parlait si facilement bien qu’avec une extrême révérence.
Dans un article de «La Vie spirituelle» (août-septembre 1962) sur Dieu «tout Autre et tout Proche» son auteur, le R.P. Lochet a tracé une image saisissante de ce que cette alliance doit représenter pour nous:
«La reconnaissance de Dieu comme Seigneur est la condition première pour le rencontrer comme Ami. Le don total à sa Majesté est condition pour être admis à l’intimité de l’Epoux. Le reconnaître et l’adorer comme le transcendant, le tout Autre est nécessaire pour le rencontrer au centre de tout et au coeur de nous-mêmes comme tout Proche.
«Tout Autre et tout Proche dans les événements, car il ne les conduit pas du tout à notre manière, et cependant, il est présent au plus petit fait de la vie.
«Tout Autre et tout Proche dans la prière où il se révèle à la fois comme celui qui dépasse à l’infini toute pensée qu’on peut avoir de lui, tout sentiment qu’on peut goûter de sa présence, et cependant si interne, si aimant, si bon qu’il est la Vie qui donne vie à notre vie et l’Amour qui inspire notre amour.
«Tout Autre et tout Proche dans notre action apostolique, car rien n’arrive ici comme nous l’aurions prévu et tout cependant est conduit par lui vers l’exaucement total de notre désir de Salut …
«Toute erreur contre Dieu ira à séparer l’une des données en méprisant l’autre. Dieu transcendant qui n’a point de soin de sa créature et ne s’approche point de son histoire, Dieu immanent qui se confond avec le monde, le cosmos ou l’humanité et ne les dépasse plus de son infinie grandeur et liberté.»
Si nous avons tenu à rappeler cet enseignement de sûre théologie, c’est pour signaler qu’il s’est pleinement incarné en Mgr Ghika; et surtout au cours de ses voyages où l’imprévu aurait pu amener des déviations, jamais nous ne l’avons vu faiblir.
Arrêtons-nous avec lui sur les plus importantes routes qu’il lui arriva de sillonner.
Il y eut d’abord celles qui menaient vers sa famille si tendrement aimée, si fidèlement servie chaque fois qu’elle eût besoin de lui. Les fonctions successives de son frère comme ministre des Affaires Etrangères à Bucarest, puis comme ambassadeur à Rome, à Bruxelles, provoquèrent des voyages en Roumanie où le prélat restait en rapport avec les Filles de la Charité installées à Bucarest par Soeur Pucci en Italie aussi où il devait garder le contact avec le Vatican en Belgique encore où son influence dans les milieux catholiques commençait à s’installer au moment de la guerre de 1939.
Plus de vingt ans avant que son frère Démètre fut accrédité en Belgique, il y comptait déjà de solides et assez nombreuses amitiés dans des milieux divers. Lorsqu’en 1914, après la mort de saint Pie X, le Cardinal Mercier vint à Rome, en pleine guerre, pour prendre part au Conclave, Vladimir Ghika, encore simple laïc, eut l’honneur d’amener Son Eminence à la Légation de Roumanie dont son frère Démètre était le titulaire. Le prélat y déjeuna en famille avec Vladimir Ghika, son frère, sa belle-soeur et la petite fille du couple diplomatique, – laquelle, vingt ans plus tard, devait épouser un Belge, le comte de Briey. C’est ainsi qu’avec le Cardinal, Vladimir Ghika put établir le programme d’une visite au cours de laquelle, chez ses amis les Besnard (à la villa Médicis dont le peintre Albert Besnard était directeur) le Cardinal Mercier eut une importante entrevue avec Aristide Briand de passage à Rome. Il en résulta la reprise des relations – longtemps interrompues entre le Saint-Siège et la France – d’autant plus nécessaires que les belligérants de la partie adverse avaient maintenu, eux, leurs Ambassades au Vatican.
Quand notre apôtre surgissait, humblement pauvre, dans sa soutane patinée par tant de charitables efforts, chez son frère: «Mais, tu fais honte à l’Église!» lui jetait celui-ci dans une boutade voilant peut-être une secrète admiration. Ce que devaient être les conversations entre notre vagabond apostolique, le prince Démètre que nous connaissons toujours étincelant d’esprit, et la délicieuse princesse Elisabeth si racée d’âme et de culture, oui, ce que devaient être leurs contacts d’esprit et de coeur, on peut l’imaginer à la manière d’une de ces précieuses enluminures faites pour l’enchantement des yeux du corps comme des finesses de l’âme. Mais le prêtre, lui, ne pouvait pas s’y attarder longtemps.
Il avait affaire ailleurs, sur les routes de service de son autre famille, l’Église, et d’abord à Rome où il passa et séjourna souvent. C’est là qu’il préféra subir, en janvier 1930, l’opération chirurgicale d’une hernie dont nous avons parlé plus haut. C’est là aussi qu’en plus de ses fonctions diplomatiques ou autres avec le Vatican, il entretint de multiples relations et mena à bien, comme à l’Église des Etrangers de Paris, des conversions souvent épineuses. L’une d’elles, dont je tiens le récit de lui-même, vaut d’être relatée.
Une pieuse dame romaine avant un jour rencontré une petite Soeur de l’Assomption, lui avait signalé qu’à telle adresse s’en allait, d’une mort lente, un jeune homme athée, atteint d’un cancer du larynx. De plus, il était pourvu d’un père farouche qui avait juré de mettre à la porte de chez lui tout curé ayant jamais l’idée saugrenue de s’y présenter. La petite Soeur, hongroise par son père, se montra à la fois résolue et perplexe sur la manière d’aborder cette famille: sous quel prétexte s’y introduire puisqu’il ne s’agissait pas d’indigents?
Néanmoins, elle se décida à une visite en passant. Et la voilà toute menue, «maigre comme un clou, haute comme une botte, avec de grands yeux d’enfant et un peu de moustache à la lèvre», qui tire la sonnette de la maison interdite! Reçue à la porte par une grosse dame – la mère – celle-ci défend énergiquement l’entrée. Mais la toute petite Soeur se glisse sous ses bras levés pour l’expulser – «il y a une topographie de la Providence!» précise le narrateur – et elle fonce chez le malade. Amusé par son aspect et son audace, celui-ci ne la renvoie pas. Il engage même une conversation, lui, très cultivé avec elle, toute simplette, qui ne se sent pas de taille à lutter à coups d’arguments. Et, elle le quitte apparemment battue.
Va-t-elle se décourager? Pas du tout!
Il lui vient une de ces idées «qui ne peuvent germer que dans un cerveau d’une petite Soeur de l’Assomption»: elle s’en va trouver le cardinal-vicaire de Rome pour solliciter de lui l’adresse d’un prêtre qui aurait été athée avant de prendre la soutane, et serait capable de répondre aux objections de son malade. Au lieu de l’envoyer promener, comme il aurait pu le faire, le haut personnage ainsi consulté la dirige vers un fils spirituel de Mgr Ghika.
Mais le fils spirituel n’obtient rien du jeune homme, et tout le monde y perd son latin, quand le prince Vladimir surgit à Rome. On lui conte l’histoire; et, naturellement, il va sonner à son tour à la porte interdite. Il cause, il n’accroche à Dieu qui parle à travers lui, et, par ce qu’il nomme lui-même ses «moyens de séduction», il obtient de venir célébrer la messe, dès le lendemain, dans cette chambre maudite.
Que se passe-t-il? Nous avons à le dire, non à l’expliquer avec nos mots bornés: le malade se confesse. «Il fait un bond littéral dans la sainteté», devient un apôtre durant le mois qui lui reste encore à vivre, offrant ses souffrances pour les autres, les chers autres que son confesseur porte aussi sur les bras. Et des conversions s’opèrent ailleurs par les soins apparents de Mgr Ghika qui, partout, dans l’ombre, recourt aux mérites de l’ex-ennemi devenu un si grand ami!
Mais il reste le farouche père que rien n’a touché. «Je l’aurai, mort ou vivant!» promet le fils. Et, la maladie poursuivant son chemin, il entre en agonie, maintenant aphone. Mgr Ghika, qui vient dire sa messe dans la pièce à côté, arrive un peu avant l’heure fixée pour saisir inopinément le père et causer avec lui.
Que se passe-t-il encore? L’homme écoute. Il commence à virer de bord:
– Eh! Bien, soit! Je me confesserai aussi un jour, mais pas maintenant. Tenez … dans deux mois!
– Mais dans deux mois, votre fils ne sera plus là! Ne voulez-vous donc pas … de son vivant?
Et comme il s’obstine dans son refus, le spécialiste des «conversions-éclairs» abandonne les mots pour ne plus écouter que son coeur. Tendrement, il jette ses bras autour du cou de l’autre; et c’est ainsi, en le tenant pressé contre lui, qu’il le confesse.
Et la grosse dame? Elle n’avait plus qu’à suivre!
Et le moribond? Il rouvre les yeux, arrache de son larynx à vif, un cri déchirant, à la manière de celui que poussa jésus sur la croix, pour réclamer qu’on dise un Pater. La messe est sanglotée plutôt que suivie par toute la famille. Chacun, malgré sa peine, et le célébrant plus que chacun, sont heureux: heureux, dans la mort qui prend l’un, dans la vie qui reste aux autres.
Au petit livre des «Pensées pour la suite des jours», l’une d’elles continue à ratifier ce qui vient de se passer ici:
«Celui qui aime est dans la joie. Celui qui aime fait de la joie.»
Dans la série des lointains voyages effectués par Mgr Ghika, une place importante revient aux Congrès Eucharistiques internationaux. Membre du Comité directeur de ceux-ci, on l’appelait, tous les deux ans, à de lointains déplacements. C’est ainsi que nous le verrons successivement à Sydney en 1928, à Carthage en 1930, à Dublin en 1932, à Buenos-Aires en 1934, à Manille en 1936, à Budapest en 1938.
Au Congrès de Sydney, il a donné, sur «La Sainte Vierge et le Saint Sacrement» un rapport, paru ensuite en fascicule, dont nous aurons l’occasion de citer des extraits, et qu’il m’adressa avec la dédicace: «… ces pages venues de l’autre bout du monde au profit, s’il se peut, de l’autre monde.»
Il nous est impossible de le suivre partout où il est ainsi allé célébrer la Sainte Eucharistie. À titre d’exemple, nous ne parlerons que du Congrès de Buenos-Aires qui lui laissa une impression profonde, et dont il nous fit une relation détaillée au Groupe de Notre-Dame de France.
On a insuffisamment souligné l’importance numérique de ces assises spirituelles allant à réunir jusqu’à deux millions de participants à Dublin, un million quatre cent mille à Buenos-Aires. Sous l’emprise du Saint Sacrement, certains traits émergent et varient à chaque Congrès, tout comme chaque saint, dans la sainte Église, y montre une figure différente.
En République Argentine, le Congrès avait été précédé d’une savante préparation technique et spirituelle, par une campagne de prières à travers laquelle la nation montait à Dieu en inaugurant, sur terre, une nouvelle Pentecôte. Un point à remarquer spécialement: la consécration de tout ce peuple, et sans réserve, au Coeur de Notre-Seigneur, depuis le Président de la République jusqu’au dernier balayeur de rue, et terminée par un geste retentissant du Chef de l’Etat; cela n’a pas même été mentionné par la dépêche narrative, en 50 lignes, de l’Agence Havas, et ce fut pourtant un événement. Dans son discours de la dernière journée, le Président s’est adressé au Dieu Tout Puissant: «Je t’offre ce peuple … etc.», priant ainsi durant trois quarts d’heure pour engager le pays, spirituellement parlant. Le peuple soulignait les phrases par une réponse en forme d’acclamation, sans emballement comme sans vulgarité, d’une manière grave et tranquille.
Pour la première fois dans un Congrès, l’armée eut sa messe propre et ses communions, aussi bien parmi des participants fidèles que parmi des recrues de dernière heure. Quatre cardinaux, dont ceux de Lisbonne et de Paris (cardinal Verdier) distribuaient la Sainte Hostie à ces hommes – en grande partie des Indiens – qui réalisaient ainsi le voeu de Christophe Colomb d’amener ces âmes à la vie éternelle. Chez les enfants, on enregistra 107.000 communions. Chez les hommes, la messe de minuit prit un caractère inattendu, fruit d’un précédent travail: on avait espéré 50.000 communions publiques? Il y en eut 500.000! «Des apaches, au dire du narrateur qui en avait confessé un grand nombre, devenaient des moutons, et même des sous-diacres.»
Durant les heures qui précédaient la messe, le sergent de ville servant de médiateur, cherchait sur l’immense place un prêtre pour chaque pénitent. Les bancs, transformés en confessionnaux, étaient pourvus, chacun, d’un ministre de Dieu. Là où il n’existait plus de banc, «là où la foule se pressait en caviar», les confessions se passaient de la bouche de l’un à l’oreille de l’autre, celui-ci tenant souvent son pénitent dans ses bras comme dut le faire autrefois, pour son fils repentant, le père de l’Enfant Prodigue. Ainsi des anarchistes, des gens de sac et de corde furent-ils pardonnés. Le retour d’un homme politique antichrétien, dont la vie privée représentait un scandale depuis 40 ans, fut connu de tous puisque, sur la parole du prêtre: «péché public convient une pénitence publique», il ne craignit pas de s’agenouiller, repentant, sur la grande place.
On vit aussi des confessions et des communions distribuées dans le métro. Pour assurer ces dernières, les prêtres avaient dû dévaliser toutes les églises; et quand la provision de Pain eucharistique s’avéra insuffisante, ils allèrent jusqu’à partager les hosties en huit.
Les journées des femmes furent, on le devine, des plus fructueuses, sans qu’il soit nécessaire de les détailler. Et ce qui importe est de savoir que ce magnifique Congrès ne se termina pas en feu de paille, mais en tremplin pour la vie spirituelle de beaucoup de ses participants.
La part qu’eut Mgr Ghika en tout ceci peut aussi se deviner. Il lui est arrivé de confesser dans le salon d’un hôtel, entre un bar où l’on buvait des cocktails et une salle de musique où l’on dansait le tango, alors très à la mode. Mais que ne lui est-il pas arrivé, tel que nous le connaissons, dans une telle ambiance? Il faut nous arrêter de le dire sous peine de ne pouvoir terminer ce chapitre! Et, en guise de douche écossaise, nous passerons de cet apostolat des foules à l’apostolat dans le silence d’un lointain carmel fondé au Japon.
Le sens missionnaire profondément enraciné en notre prélat, et qui l’engageait à porter le Christ à tous les peuples, sous toutes les latitudes, l’amena donc au coeur du Japon, en 1933, pour y établir la prière du Carmel. Ce voyage devait être l’occasion d’un contact approfondi avec les catholiques du pays et, dans l’Ile du Soleil Levant, d’un fécond apostolat. Il précéda, puis accompagna l’action carmélitaine, comme nous le reconnaîtrons en jetant un rapide regard sur le passé.
Nous avons parlé des relations de Mgr Ghika avec Violette Sussmann qui, ici aussi, va jouer un rôle important comme collaboratrice des oeuvres de l’abbé Tozuka avec qui elle vint au Japon.
Qui était cet abbé? Fils d’un médecin militaire, né en 1893, remarquablement intelligent, il avait terminé des études médicales en 1916, reçu le «Prix de l’Empereur» et professé, en 1920, à l’Université impériale de Kokkaido. Au cours d’un stage d’études à Paris, il se découvrit une vocation sacerdotale et mena des études théologiques qui le conduisirent, en 1922, à l’ordination. Revenu la même année au Japon, il voulut y fonder une association pour la conversion de ses compatriotes.
Il avait déjà rassemblé plusieurs femmes pour l’aider en cette entreprise, apparentée à l’esprit de la fondation d’Auberive. Mgr Ghika assista à la réunion solennelle d’inauguration où furent posés les statuts d’une «Association des Frères et Soeurs de Saint-Jean», autrement dite, dans la langue du pays: «Johanne Kyôdo-shimai-Kai». À cette occasion, cinq ou six femmes s’étaient engagées comme membres, sans cependant représenter une véritable Société religieuse. Est-ce pour cela que ce fut sans durée solide? Vers la fin de sa vie, l’abbé Tozuka comprenant qu’un avenir stable ne serait assuré à l’association que par une congrégation religieuse, désira mettre celle-ci sur pied, mais mourut avant d’en voir la réalisation. Une de ses Filles spirituelles, encouragée par Mgr Doi, archevêque de Tokyo, reprit le projet, sous le nom de «Congrégation des Soeurs de Saint-Jean» et en 1944, en établit la fondation. (Ces renseignements ont été adressés par l’évêque d’Ozaka à Mgr Marella, alors nonce apostolique).
De son vivant, l’abbé Tozuka avait encore mené d’autres oeuvres, toujours dans l’esprit de Saint-Jean: un hôpital de la Charité Saint-Jean, construit à Tokyo; en 1927, un Sana dans la Préfecture de Chiba; en 1931 un autre hôpital Saint-Jean à Tokyo; en 1938 l’hôpital Sakura-Machi qui fusionnera avec Saint-Jean. Tombé malade en 1939, il mourut avant de le voir achevé; mais sa mort n’a pas signé la fin de ses oeuvres puisque ses collaboratrices ont continué son travail, comme nous l’avons dit.
Quant à Violette Sussmann, elle fut aussi, avant la guerre, une de ses fidèles collaboratrices, bien que dans l’ombre, à cause de sa fragile santé l’obligeant au sacrifice des contacts immédiats avec les dames Japonaises qui évoluaient autour de l’abbé Tozuka.
On comprend mieux, après l’exposé de cette situation, tout ce qui pouvait tirer Mgr Ghika vers ce pays dont, par ailleurs, beaucoup de tendances d’âme correspondaient aux siennes. Au retour du voyage qu’il y fit, en 1933, il nous donnait, sur les âmes de cette région, des détails significatifs:
«Il y a un enseignement du Japon. Les missions qui viennent en tête, dans le monde, au point de vue numérique, se situent en Ouganda, mais au point de vue qualitatif, au Japon qui bénéficie toujours de l’effort de ses martyrs, du XVIIe siècle.
«Un noyau chrétien demeurait chez les paysans. Ceux-ci, en accueillant le premier missionnaire contemporain, lui posèrent trois questions sur la Présence Réelle, la Sainte Vierge, le célibat des prêtres. À ses réponses, ils ressentirent grande émotion: ils reconnaissaient en lui non pas un de ces faux prophètes dont on leur avait dit de se méfier, mais celui qui leur apportait la vérité … 30.000 chrétiens s’étaient conservés, de père en fils, avec le seul baptême comme sacrement, qu’ils se conféraient et un chapelet fait de barres de bois (maintenant vénérées) pour dépister les persécutions. Ils avaient gardé la notion catastrophique du péché mortel, le sens de l’héroïsme et de l’importance de tout ce qui peut aider au développement de la foi.
«Le Japonais est unitaire; il a le respect de l’autorité, de la hiérarchie; d’où peu d’inclination vers le protestantisme. Une grande place est faite, dans le pays, aux intellectuels»; on comprend alors qu’on ait demandé à Mgr Ghika, durant son séjour, une conférence sur la littérature catholique en France … l’action d’un Maritain en philosophie comme d’un Ghéon au théâtre.
Ceci se passait en 1933. Et ceci explique que Mgr Ghika ait mis tant de soins à la fondation du premier carmel japonais, sorti du carmel français de Cholet, en Maine-et-Loire. Dans un numéro de «La Vie Catholique» (15 juillet 1933) j’en ai donné, six mois plus tard, une relation dont je reprends quelques passages à titre d’information sur ce qui fut, à cette époque, une audacieuse réussite:
«Cholet, bien que qualifié pour l’entreprise, n’était pas prêt. Il est qualifié parce que, seul carmel missionnaire en France, a devancé depuis huit ans les désirs exprimés par le Saint-Père dans l’Encyclique «Rerum Ecclesiae», (28 février 1926), en peuplant les cinq parties du monde de 28 monastères, où des centaines de religieuses indigènes sont formées par les cadres venus de France. Mais il n’était pas prêt, matériellement parlant, parce qu’il est pauvre.
«Et les voix de Mgr Hayasaka, évêque de Nagasaki, de Mgr Chambon, archevêque de Tokyo, appelaient Cholet à travers les 1769 baptêmes donnés chez eux l’année précédente, ils sentaient mûrir la moisson et savaient que «dix religieuses priant sont d’un plus grand secours que vingt missionnaires prêchant», suivant l’appréciation d’un évêque de Cochinchine, Mgr Lefebvre.
«Une petite japonaise d’une vingtaine d’années n’avait pas hésité, il y a trois ans, à venir se former à Cholet où elle édifia bientôt la communauté. Ses supérieures fondaient sur elle de précieuses espérances, escomptant le jour – encore lointain, semblait-il – où elle entraînerait dans son pays ses soeurs françaises.
«Or, à la fin de 1932, la santé de la petite soeur Marie-Thérèse de Jésus, très bonne jusqu’alors, s’altéra. Les médecins consultés déclarèrent que, sans être malade, elle s’étiolait sous un climat mauvais pour elle et devrait retourner d’urgence dans sa patrie. «Dominus est», pensèrent les supérieures qui virent là une indication du Seigneur pour presser la fondation rêvée. Mais où trouver l’argent nécessaire au voyage, trousseau, installation des six religieuses qui devaient l’accompagner? C’est alors que le bon Dieu mit sur leur route Mgr Ghika.
«Conquis par le grand projet, et pourvu des plus chaudes approbations du Saint-Père, il offrit de servir d’aumônier bénévole à la petite caravane. Il usa de ses relations, de son influence, au profit du pauvre carmel; et il y eut, sous le couvert de l’humilité, de telles et si ingénieuses combinaisons charitables, que le départ fut décidé.
«Le 13 janvier 1933, huit carmélites, dont la prieure de Cholet, s’embarquèrent donc à Marseille avec leur aumônier provisoire à destination de l’Extrême-Orient, sur le paquebot «Général Metsinger». L’une d’elles fut descendue à Saigon d’où elle rejoignit, au Tonkin, le carmel de Tchan-Hou, et les autres, d’escale en escale, arrivèrent enfin, le 25 février à Yokohama.
«Mgr Chambon, archevêque de Tokyo, était venu à leur rencontre avec un groupe d’anciennes élèves du Sacré-Coeur portant des gerbes de fleurs, et des journalistes en quête d’interviews, tandis que la légation roumaine, le très fervent catholique qu’est l’amiral Yamamoto, le R.P. docteur Tozuka, etc. … accueillaient le prince Ghika.
Reçues d’abord chez les Dames de Saint-Maur qui tiennent là-bas une Maison d’éducation, nos arrivantes s’installèrent le mercredi des Cendres, 1er mars, dans la petite maison de bois sans étage que Mgr Chambon leur a fait construire à la manière japonaise, sur le terrain de la mission, au No 38 de la rue Shimorokubanco.
«Et depuis ce jour, devenant japonaises dans toute la mesure du possible, les carmélites françaises s’adaptent à leur nouveau genre de vie. Comme vaisselle la poterie grossière dont on se sert dans le pays; comme nourriture, le riz des pauvres; comme langue, le Japonais qu’on étudie à fond pour pouvoir tenir chapitres, lectures et récréations dans la langue du pays. Quant à la coutume de s’asseoir sur les talons, elle est carmélitaine autant que japonaise. Au milieu de tout cela, l’entrain déborde dans la petite communauté on y est en plein bonheur parce qu’en plein sacrifice. Les joies de la pauvreté et des multiples privations qu’elle entraîne étaient prévues et sont accueillies comme des amies «Dominus est», se redisent en souriant les soeurs entre elles.
«Mais l’imprévu, c’est la réponse faite, depuis trois mois, par les âmes japonaises à l’arrivée du petit carmel. Une dizaine d’aspirantes offrant des signes sérieux de vocation se sont présentées. L’une d’elles, connaissant le français, traduit en Japonais une vie de sueur Elisabeth de la Trinité, à paraître prochainement. Comment les refuser? Aussi, on cloisonne, on se serre; la petite maison de bois est aujourd’hui pleine comme un neuf. Et la nécessité de construire s’impose.
«Mais pour construire, il faut de l’argent, et le Japon en fournira peu ou prou puisque la plupart des postulantes; appartiennent encore à des milieux païens qui leur donnent tout juste leur consentement et rien d’autre pour leur entrée en religion.»
On devine que l’article informatif se terminait par un appel financier aux bourses et aux coeurs français, afin qu’ils aident à faire au Japon ce que Mgr Ghika nomme dans une de ses oeuvres, «l’aumône ineffable de ce qui peut, avec la grâce de Dieu, procurer la vie éternelle».
Il devait effectuer un second voyage au Japon, de novembre 1936 au début de 1937, pour l’organisation d’une oeuvre médicale du docteur Tozuka. Il fut alors, semble-t-il, reçu en audience par l’empereur du Japon. C’est en souvenir de ces contacts qu’il avait fait construire, au domaine de Boziéni, un petit pont de bois, au-dessus de l’étang, qui jetait sa note orientale dans le jardin à la française.
Son premier voyage lui avait fourni l’occasion de visiter au Japon les oeuvres de Saint-Jean, fondées par son ami le docteur Tozuka sous l’inspiration de Violette Sussmann comme nous l’avons rapporté, et particulièrement une léproserie où il célébra la messe. Bouleversé, il racontait ensuite qu’en donnant la communion, il ne pouvait pas toujours reconnaître le dessin normal d’un visage dans ces faces mutilées et ne savait où déposer la sainte Hostie! Les lépreux représentèrent désormais pour lui une fidèle image du Christ de la Passion appelant à lui de nouveaux cyrénéens.
Il voulut alors étudier le problème de la lèpre pour se mettre au service de ceux qui en sont atteints. À Paris même, le Pavillon de Malte de l’hôpital Saint-Louis, où sont traités les lépreux, allait recevoir ses visites et bénéficier d’une nouvelle forme de son apostolat. En constatant la pauvreté de la bibliothèque mise à la disposition de cette sorte de malades, il fit campagne chez tous ses amis lettrés pour un envoi de volumes susceptibles d’apporter au Pavillon les lumières et les joies de l’esprit. Dans la voie ainsi tracée, beaucoup d’auteurs contemporains le suivirent pour procurer, dédicacer leurs oeuvres aux lépreux. Ainsi Paul Claudel écrivit-il pour eux, sur la page de garde d’un de ses livres, un émouvant poème. Et comme, parmi les malades, se trouvaient des lettrés, l’un d’eux, relevant la balle, lui répondit il son tour en vers claudéliens! Une saine émulation anima bientôt le Pavillon. Mais surtout, ce qui ravit le promoteur du mouvement, ce fut de «voir fleurir dans ces corps décomposés, des âmes de saints».
Cet apostolat ne représentait pourtant qu’une préparation à une nouvelle forme d’héroïsme dont la guerre de 1939 ne permit pas de voir la réalisation; mais nous en avons su assez pour pressentir ce qu’elle eût été, si Dieu l’avait permise.
Mgr Ghika avait appris que, sur le delta du Danube, au lazaret d’Isaccea, vivaient des lépreux Lipovans de race slave, dans des conditions matérielles et morales de pitoyable abandon. Une demande, faite aux Lazaristes, pour qu’on envoyât à leur secours des Filles de la Charité, avait reçu, de leur supérieur de Constantinople, la réponse: «Des Filles de la Charité pour aller soigner des lépreux? On en trouvera toujours; mais il leur faut un aumônier pour le service religieux, et nous n’avons pas de prêtre.»
Pour monter ce service, dans ce milieu, une préparation s’imposait. C’est alors qu’on vit Mgr Ghika non seulement venir à Saint-Louis prendre contact avec les services médicaux spécialisés, et se familiariser avec les derniers traitements de la lèpre, mais aussi déclencher une entente avec les autorités roumaines pour mettre sur pied la mission rêvée. Pendant l’été de 1939, il se rendit en Roumanie dans l’intention d’assurer la première réalisation de l’Oeuvre.
Qu’aurait-il fait si la guerre n’avait interrompu ses projets? Sans doute se consacrer au service des lépreux, nous avons des raisons de le penser. Jean Daujat va même plus loin en disant que, d’après certaines allusions, il l’a soupçonné d’«avoir désiré, si Dieu le permettait, attraper la lèpre, au service des lépreux, pour réaliser un don plus total de sa vie par amour».
C’est un autre don – non moins magnifique – que Dieu préféra pour lui durant les années qui suivront.
Silhouette
«Ouvertes ou jointes, une bonne devise pour les mains.»
(Pensées pour la suite des jours)
Ceux qui ont désiré connaître le prince Vladimir Ghika – «ce prince dépossédé par le Christ», suivant le mot de Francis Jammes – ont pu facilement l’approcher car il appartenait à tous.
Avec une simplicité d’accueil où l’interlocuteur percevait de suite une authentique grandeur, il se prêtait aussi bien aux interviews des journalistes qu’il la plus humble rencontre de n’importe quelle âme, croisée sur n’importe quel chemin. Les appréciations d’ensemble sur lui ont donc abondé.
Dans une première brochure parue après sa mort [5] l’auteur le présente d’après ses souvenirs: «son visage reflétant la distinction native et une immense bonté, était encore adouci par une barbe et une auréole de cheveux blancs retombant en arrière. Sa marche lente mais assurée, des épaules légèrement voûtées, un regard très doux, lui donnaient un aspect de vieil homme bien qu’il ne le fût point, mais aussi une attirante impression de sainteté qui, elle, était pleinement authentique.»
La région d’Auberive qu’il a si fortement marquée, a donné aussi des témoignages après sa mort, tel le début d’un long article paru dans la «Croix de la Haute-Marne», signé du pseudonyme de Claire Auberive qui recouvre comme nous le savons une femme de lettres estimée:
Quand Auberive le vit pour la première fois en 1925, il avait déjà la barbe et les cheveux tout blancs, la fragilité d’un roseau … Pourquoi le souvenir de ce prince-prêtre reste-t-il vivace dans le diocèse de Langres, et la nouvelle de sa mort nous a-t-elle douloureusement émus? …
«Si nombre de nos concitoyens ne l’ont pas oublié, les jeunes générations ne pourraient répondre, car l’homme étrange et majestueux n’est jamais revenu. Pour elles donc, pour ceux aussi qui le connurent, l’approchèrent, furent subjugués ou déconcertés par la forme de sa piété mystique et légèrement orientale, pour tous ceux enfin que charme le passé et que, davantage encore, enthousiasme la sainteté, nous écrivons ces lignes … quelques lignes de Légende dorée …»
Subjugués ou déconcertés? Ceci vaut d’être creusé pour dégager les traits essentiels d’une telle physionomie. Nous la verrons se préciser davantage à travers d’autres appréciations. Bien que la préface donnée par Francis Jammes au livre du prince Ghika «Pensées pour la suite des jours», soit connue, nous en rappellerons le significatif début:
«Un jour que je me trouvais à Paris dans une boutique, un homme jusque là inconnu de moi me tendit mon livre de Saint Joseph et me pria d’y apposer un autographe. Il se tenait dans l’ombre et sa voix revêtait une singulière douceur. Ainsi une violette dans la solitude parlerait-elle. Je compris qu’il ne tenait qu’à ma signature et que volontiers il eut tu son nom que je lui demandai pourtant. En hésitant, il me répondit: «Je suis le prince Vladimir Ghika». Il me remercia d’un salut très humble, mais qui accusait encore plus qu’une origine royale, une source divine: celle auprès de laquelle Jésus fatigué s’est assis en ayant soif. Puis, il s’effaça …»
La silhouette racée et rayonnante, unanimement reconnue en Vladimir Ghika, pouvait cependant s’interpréter dit féremment pour recouvrir des formes diverses et qui, toutes, sont vraies:
Jacques Maritain voyait ce «prince dans le monde et, par une destinée plus haute, prêtre dans l’Église de Jésus-Christ», à la manière d’un saint Nicolas: «La longue chevelure blanche et le visage d’ivoire évoquent à tous les carrefours de la charité, l’image d’un saint Nicolas de style moderne … curieux de toutes choses et informé de tout … résistant à toutes les intempéries … content de passer pour les pauvres du Christ par-dessus les règlements et barrières des systèmes, et l’égoïsme des hommes, dur pour lui-même et pressé d’apporter à toute misère un remède approprié.»
Les enfants de Villejuif ont confirmé à leur manière cette opinion. Eux aussi appelaient spontanément, mais avec vénération, leur catéchiste quand ils le rencontraient dans les rues: «Oh! … saint Nicolas!»
Pour Louis Chaigne, il évoquait une figure biblique:
«Je le rencontrai pour la première fois, a-t-il écrit, vers l’année 1925. Avec son regard d’une douceur nuancée de finesse, avec sa barbe légère et majestueuse et ses longs cheveux à boucles, il évoquait assez bien un type de prophète de l’Ancienne loi, à cette différence près qu’il était fait pour la louange plus que pour l’imprécation, pour le geste des mains tendues plus que pour celui du bras menaçant. Plus exactement, c’est sous ses traits que je me plairais à imaginer le Bon Pasteur … Il s’exprimait d’une voix douce, lente, aisée, un peu voilée, en regardant son interlocuteur avec une tendre bonté. «Il faut que le Christ croisse et que je diminue», telle semblait être sa règle de vie. Ses amis, tous ceux qui l’ont approché savent que son beau visage ivoirin les portait à oublier bientôt le prélat et le prince et à ne plus penser qu’à la Face nimbée de lumière qui resplendit un soir dans une auberge d’Emmaüs.»
C’est sous l’aspect d’une «figure de proue» que, pour Amédée d’Yvignac, se posera le prince Ghika à la fin de sa vie: «Par son origine, a-t-il écrit, par son sacerdoce, par son apostolat – comme par son martyre – il se dresse au milieu de notre XXe siècle désorienté, comme une splendide et sainte «figure de proue» de l’Europe chrétienne et patricienne.»
Saint Nicolas … Bon Pasteur … Figure de proue … tout cela est exact. Et l’un ou l’autre de ces aspects s’imprègne, au dire de tous, d’universelle bienveillance, d’humilité et de distinction.
Notre héros était-il capable d’éprouver, comme chacun de nous, des antipathies? … Certainement oui! Mais je l’ai entendu préciser, dans une conférence spirituelle, qu’il fallait «toujours veiller à ne pas s’y laisser aller: ce ne sont que des impressions dues à des causes accidentelles, et il ne serait pas digne d’un chrétien d’en tenir compte».
Quant à son abord humble et distingué – «une humilité majestueuse», comme le définit un jour quelqu’un – elle tenait beaucoup moins à sa nature humaine fine et racée qu’à son orientation spirituelle: «Le Christ sait sanctifier tout, nous enseignait-il à N.-D. de France: la faim, la soif, et nous montrer à quel point tout ceci peut être uni à Dieu. Les actes les plus simples ont ainsi une action sanctifiante tels sont les actes des saints. Nos repas, pas plus que d’autres actes de la vie humaine, ne doivent être isolés de Dieu.»
Et voilà finalement ce qui résume toutes les impressions que le prince-abbé Ghika a pu laisser autour de lui. À travers sa culture étendue, sa confondante humilité, sa charité débordante, c’est l’âme en continuelle union avec Dieu qui passait.
Jean Daujat l’a admirablement résumé dans une page que je lui emprunte:
«Il me parait impossible de le décrire autrement qu’en répétant, à propos de lui, ce qu’un pèlerin, revenant d’Ars, avait dit du Curé d’Ars: «J’ai vu Dieu dans un homme». On voyait Dieu en lui, tout son être rayonnait Dieu parce que tout son être était envahi par Dieu et vivait de Lui, c’est pourquoi son seul contact révélait Dieu à ceux qui l’ignoraient le plus complètement. Il était tout entier prière, sa seule présence faisait prier, et il était presque impossible de ne pas prier quand il était là. Il était tout entier amour dans un don total de lui-même à tous ceux que la Providence mettait sur son chemin, avec des ressources inouïes de tendresse qui devinaient toujours les besoins de chacun et prévenaient leurs moindres désirs. Il était tout entier miséricorde, allant à l’imitation du Christ et de Marie, avec une particulière prédilection, vers les plus misérables ou les plus pécheurs.»
La seule silhouette extérieure faisait donc pressentir en cet apôtre un être exceptionnel. Mais que dire lorsque, l’ayant immobilisé un instant, on pouvait causer avec lui et apprécier la qualité de son esprit!
«Sa conversation se plaisait à tracer des arabesques. Ce descendant de princes régnants ne dédaignait pas le trait pittoresque, le mot à l’emporte-pièce, voire à l’épithète boulevardière, mais seulement quand la couleur locale l’exigeait et toujours avec une discrétion infinie.» (L. Chaigne).
Nous savons que sa culture, très poussée en toutes directions, était éminemment française. Ses études à Toulouse, puis à Paris avaient non seulement aidé à la formation de son esprit, mais elles avaient contribué aussi à développer en lui un grand amour pour la France. Il croyait à sa vocation providentielle et savait en parler éloquemment. Sans doute ne sera-t-il pas inutile de préciser ce point, en rappelant l’appel au peuple de France, à l’époque de la guerre 1914-1918, adressé par lui dans «Place et rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel»:
«Vous avez l’honneur d’une vocation nationale très visible, longtemps assumée en toute circonstance. Cette tâche existe pour la France, impérieusement signifiée pourrait-on dire. Il y a des peuples façonnés durant des siècles pour une mission voulue de Dieu, préparés pour une fin donnée par les soins de la Providence dans les jeux de la nature et de la grâce …
«Toute votre nature, tout votre passé vous tracent un grand devoir, vous désignent pour un apostolat en ce monde qui ne fut jamais complètement abandonné de vous-mêmes aux pires heures de déviation et de passagère déchéance. L’humanité entière, l’Église chrétienne, surtout après le merveilleux effort de vos consciences actives et les sacrifices inouïs que les héros d’un pays jadis ressuscité par Jeanne d’Arc ont fourni ces dernières années, se tournent vers la Grande Soeur Aînée des peuples chrétiens et attend. Elle attend de l’héroïque nation, confirmée en son héritage de grâce et couronnée d’un prestige incomparable, un geste pour conduire les peuples ses frères vers les destinées que Dieu désire pour eux comme pour elle. France de sainte Geneviève et de sainte Clotilde, France de Clovis, de Charlemagne et de saint Louis (à la requête de qui, ne l’oublions pas, d’après le témoignage formel de Jeanne d’Arc en ses révélations, Dieu a eu pitié de la France), France de Jeanne d’Arc, de saint Vincent de Paul et de saint François de Sales, France des saints inconnus, moissonnés dans les tranchées, patrie des foules communiantes et des foules sacrifiées, France de Lourdes, de Paray-le-Monial et de Montmartre, les victoires d’hier et les énergies d’aujourd’hui sont là pour permettre un essor dont vous êtes comptables au monde. Soyez pleinement, fièrement à la tête des nations chrétiennes qui cherchent leur chef de file. On vous attend: tous les regards sont tournés vers le pays où, depuis quelques lustres, un sourd et magnifique travail de renaissance chrétienne s’est opéré, et d’où vient d’être apposé le sceau effroyable des rédemptions qui ne se font pas sans effusion de sang.»
Culture française et amour de la France ne limitaient pas les possibilités d’un Vladimir Ghika. S’il maniait parfaitement la langue d’un pays dont il avait fait sa patrie d’élection, s’il entretenait des relations suivies avec la plupart des personnalités du monde théologique, littéraire et artistique français, chez lui l’arbre n’a jamais caché la forêt, et l’on peut bien dire aussi qu’il était européen par tonte son édification intellectuelle. Oui, fils de cette Europe gui reçut son style de notre XVIIIe siècle français, membre de cette élite civilisée «haussée à tous les raffinements de la culture, à toutes les délicatesses du coeur et de l’esprit, à la connaissance la plus fine et la plus profonde des hommes» … élite qui avait reçu en héritage «tous les trésors de la plus haute civilisation humaine dans l’ordre de la pensée, des sciences, des lettres et des arts, de la conduite de la vie et des rapports humains, du gouvernement des hommes et des usages de la vie sociale». (J. Daujat).
C’est parce qu’il connaissait bien cette Europe des lettrés, des artistes, mais aussi des mondains, des esthètes et des dilettantes qu’une fois devenus prêtre, l’abbé Ghika s’est penché avec une tendresse si compréhensive sur ses problèmes et sur ses tares. Aucun cas ne l’a rebuté ni même étonné, comme nous l’avons vu.
Et, pour se reposer du monde des grands pécheurs au milieu desquels il évolua, il fréquentait de nombreuses et éminentes personnalités dans le milieu de la pensée: Henri Bergson, Henri Massis, Henri Ghéon, Francis Jammes, François Mauriac, Paul Claudel, Jacques Maritain, Henri Bordeaux, Georges Goyau, Louis Massignon, Louis Bertrand (qu’il fit rentrer dans l’Église), Georges Desvallières, Louis Chaigne, Antoine Lestra … et combien d’autres!
Parmi toutes ces amitiés rencontrées et cultivées, arrêtons-nous un instant sur celle qui l’unit à P. Claudel et aux Maritain. Très vite, il devint le familier de ces derniers. Jean Daujat, dans son livre, souvent cité, qui traite en détail de l’action religieuse et sociale de son héros à Paris, a parlé abondamment de ce qu’étaient, à Meudon, les réunions de l’élite catholique de la pensée autour de Jacques et de Raïssa Maritain. Je n’insisterai donc pas ici sur ce point et rappellerai seulement que le grand philosophe, étant alors le maître incontesté de toute une jeunesse intellectuelle, on rencontrait autour de lui ceux qui, par la suite, sont devenus des chefs de file des grands courants de pensée de notre époque.
Au milieu d’eux, le prince Ghika occupait une place de choix. Là, comme ailleurs, il surgissait «portant sur lui une lumière en témoin de l’invisible». Car, ce qu’on révérait en lui, c’était moins encore l’universalité de sa culture et de son information sur toutes choses, que son rayonnement spirituel. Fermement opposé au courant moderniste, il adhérait à la philosophie thomiste. Il s’en faisait au besoin le champion. C’est pourquoi il défendit son ami, Jacques Maritain, par la parole et par la plume, en prenant parti pour ses idées dans la discussion engagée avec Jacques Chevalier au sujet d’Aristote.
Quant à Claudel, de bonne heure il établit des relations à Rome avec Vladimir Ghika au temps où celui-ci n’était encore qu’un pieux laïc. Au retour d’un pèlerinage en commun à Subiaco, Paul Claudel confiait, dans une lettre à Louis Massignon, ses premières impressions sur l’homme qu’il venait de rencontrer: «… une figure bien intéressante. Converti, docteur en théologie, il est laïc tout en prononçant les voeux pour répondre aux volontés du Pape qui a pensé que son oeuvre ainsi pourrait être plus large et plus facile. Il a amené à Bucarest les Soeurs de Saint-Vincent de Paul qui étaient précédemment à Salonique; il vient d’y implanter les Assomptionnistes. Il a écrit aussi quelques petits ouvrages d’une très haute mysticité qui me rappellent un peu le genre du Père Faber, un entre autres, sur la souffrance, qui m’a beaucoup frappé …»
Peu à peu, les relations entre eux se firent plus intimes. Et Louis Chaigne, dans sa vie de P. Claudel [6] aux pages 148-149, nous conte des détails qu’il tenait directement du laïc devenu prêtre: «Au moment de Verdun, il avait été témoin de l’angoisse patriotique de Paul Claudel à la lecture des communiqués officiels. Il le reprenait doucement et fermement lorsqu’il le surprenait jugeant d’une manière trop absolue, et en d’injustes boutades, telle situation, telle oeuvre ou tel individu. Il savait combien Claudel luttait pour garder son attachement à toutes les exigences de son christianisme. «Il peut, me disait-il, beaucoup pour autrui et peu pour lui-même». La confiance qu’il témoignait au prince Ghika se manifesta par le choix du prélat comme parrain de confirmation de son fils Pierre. Il aimait aussi en lui l’artiste, le peintre qui se plaisait à s’entretenir avec lui et avec Albert Besnard de ces réalités inspirées par l’éternelle Beauté, «et qui sont aussi des choses divines»; et il lui demanda de dessiner, pour un de ses livres (Le Pain dur, Nouvelle Revue Française, 1918), le frontispice dont il avait le souci de parer chaque ouvrage important.»
Si Louis Chaigne a qualifié de «prélat» l’abbé V. Ghika, c’est qu’en effet le Pape Pie XI lui avait conféré la dignité de Protonotaire apostolique. C’est par son frère, devenu ministre des Affaires Étrangères de Roumanie, que l’intéressé apprit son élévation à la prélature: au cours d’une audience, durant l’été de 1931, le Saint-Père avait hautement loué devant le prince Démètre la magnifique activité de son frère. Que celui-ci ait préféré passer inaperçu, ceci ne fait aucun doute; mais quand il eut compris qu’«un reflet de violet» sur sa soutane pouvait contribuer à l’efficacité de sa mission, il l’accepta simplement, tout comme le titre de «Monseigneur» qu’on lui décerna dans 1’Église à partir de cette époque. Il lui eut été d’ailleurs impossible de le refuser du fait que le pape le lui avait décerné «motu proprio»; et il s’amusait, ce grave protonotaire, de s’entendre qualifier plaisamment par sa famille de «protozoaire».
Signalons qu’il avait obtenu de Rome d’exceptionnelles permissions qui ont grandement servi son apostolat ainsi a-t-il pu être à la fois oblat bénédictin, tertiaire dominicain et tertiaire franciscain. Mais surtout, pour faciliter son ministère, souvent itinérant dans le monde géographique et si panaché dans celui des âmes par les cas les plus complexes, Pie XI lui accorda de confesser dans tous les diocèses du monde, même les femmes, sans grille, d’absoudre des cas réservés, et de célébrer la Messe n’importe où, dans tous les rites.
Le Saint-Père affirmait par là sa pleine confiance dans la solidité spirituelle de son envoyé vers les âmes. Toute la pensée, comme l’ascèse et la mystique de celui-ci s’étaient, en effet, fortement enracinées dans l’Église catholique depuis son entrée dans celle-ci. Si sa formation religieuse première avait été byzantine et, de ce fait, plus grecque que latine, elle s’était établie solidement sur ce dogme. Il l’a prouvé au cours de la crise du modernisme où nous l’avons entendu résoudre les contradictions fallacieuses qui tournaient en discussions passionnées. Pour lui, le dogme étant à la fois objet de connaissance et d’amour, c’est en l’approfondissant qu’il en était arrivé à cette conception de la «théologie du besoin» qui fut la note dominante de son enseignement aussi bien que de son action. En lui faisant confiance, le Pape Pie XI honorait donc à la fois en Mgr Ghika le métaphysicien, le théologien et le mystique.
Lui cependant, désireux de solide contrôle, avait confié la direction de son esprit et de son âme à un guide spirituel dont le seul choix prouve la valeur du dirigé: Monseigneur Beaussard, le savant et expérimenté directeur d’âmes que tant de personnalités de l’époque ont apprécié. Il fut autant son ami intime que son pénitent. Il en arriva ainsi, d’ailleurs, avec le grand théologien de Rome, le T.R.P. Garrigou-Lagrange.
Par cette formation intellectuelle et sous cette direction nous pouvons constater que toute l’existence du prince Vladimir Ghika, tissée d’aspects si divers, parfois déconcertants, souvent poignants jusqu’au drame, s’est cependant déroulée dans une souveraine unité de vues qui prouve la qualité de son esprit.
Et son coeur? Ah! Qu’il est resté tendre pour tous, ce coeur! – on pourrait dire tendrement solide, jamais desséché par les flots de l’intelligence et les dominant, au contraire, de son incontestable supériorité.
Il a aimé ardemment ses proches, et son prochain «Parler du prochain, c’est dire qu’il y a de plus ou moins proches, c’est donc dire qu’il y a un ordre et une hiérarchie dans la charité. Mgr Ghika critiquait vivement l’uniformalité rationaliste et idéaliste de l’égalitarisme qui confond justice et égalité, et voudrait un amour égal pour tous alors que, dans le réel, oeuvre de Dieu, tout est inégal et divers, et que les choses sont et doivent être aimées inégalement selon l’inégalité et la hiérarchie de leurs degrés d’être et de perfection. Il ne faut pas un amour indistinct et égal pour tous les êtres, mais pour chaque être, un amour particulier qui lui soit propre et l’aime pour ce qu’il est, à la différence de tous les autres. Il insistait beaucoup sur cet ordre et cette hiérarchie de la charité qui aime d’abord et plus les meilleurs et les plus proches (le besoin des plus misérables constituant lui-même une forme particulière de plus grande proximité d’une manière disposée et voulue par la Providence.» (J. Daujat).
Sur cette terre, il a chéri avec prédilection, sa mère, son frère le prince Démètre, sa belle-soeur la princesse Elisabeth, sa nièce Manola, fille de ceux-ci!
Nous l’avons vu ajourner son officielle conversion à cause de sa mère. Bien des fois aussi, nous avons été témoin de l’intensité de ses sentiments à l’égard de sa famille, de son frère, né un an après lui et qu’il considérait comme «un demi-jumeau». Apprenait-il que le prince Démètre était malade, fatigué, éprouvé? Vladimir en tombait presque malade à son tour; et la force de son émotion prouvait le partage à distance de tout ce qui pouvait atteindre l’autre. «En aimant Dieu, conseille-t-il dans ses «Pensées pour la suite des jours», n’aimez pas moins ceux que vous aimez … mais aimez-les davantage en Dieu.»
Avec ses amis – car il en eût beaucoup, bien qu’à des degrés divers d’intimité – il se révélait tout en nuances, pétri de délicatesses puisées au foyer d’amour divin et déversées discrètement sur les bénéficiaires dans ce qu’il nommait lui-même «l’ombre du Saint-Esprit». Car c’était bien la radio-activité de l’Esprit Saint qu’il répandait sur tous.
Oui, tous, sans léser ni la famille, ni l’amitié. «Aimer Dieu, c’est aimer tous ceux que Dieu aime», a-t-il prouvé après l’avoir écrit. Rarement, j’ai connu quelqu’un pour qui n’importe quel prochain fut aussi proche: entre lui et les âmes, il existait dans un intense réalisme une sorte de circulation invisible du sang du Christ qui le reliait à chaque membre du Corps mystique; c’était une communion des saints vitalement vécue.
Tout naturellement, les pécheurs, les souffrants, les malades devenaient ses préférés. Ces derniers l’ont toujours particulièrement préoccupé. Il y pensait jusque dans les plus petits détails susceptibles d’adoucir leurs maux tout en les utilisant pour les besoins de l’Église. Ainsi mobilisait-il, comme nous l’avons vu, une armée d’handicapés en guise de collaborateurs spirituels de son difficile apostolat; mais ces vues surnaturelles ne lui ont jamais voilé le souci d’atténuer leurs souffrances ou du moins, d’en diminuer les conséquences physiques. Il y a lieu d’insister sur ce point trop méconnu par des apôtres sermonneurs qui finissent par devenir inhumains, voire cruels sans s’en rendre compte à force de supprimer la personnalité du patient au profit de conceptions surnaturelles mal posées.
Grâce à Dieu! Mgr Ghika n’était pas ainsi. Je l’ai vu un jour, revenant de visiter un de ses grands souffrants, très pauvre (dont le corps tombait en lambeaux tout en restant au service d’une âme apostolique), furieux contre lui-même en sa compassion bousculée: «Le pauvre ami! … Il a encore ses oreilles saines, et dire que je n’ai pas pensé jusqu’alors à lui procurer ce qui adoucirait tant sa solitude un poste de radio! … Dire que je n’y ai pas pensé!»
Notons que la T.S.F. alors très peu répandue représentait encore dans la vie de chacun un apport quasi-exceptionnel: ne pas y avoir songé, et tout de suite pour son malade, lui semblait un tel accroc à la charité ingénieuse à soulager, qu’il ne s’en consolait pas!
Quand il commença à prévoir quelques réalisations apostoliques relevant de la Fondation d’Auberive, il médita un «Couvent de malades» comprenant aussi «une sorte de Tiers-Ordre pour les souffrants disséminés sur tous les points du globe qui, sans être réunis dans une communauté sous le même toit, voudraient s’affilier aux mêmes intentions, dans le même esprit».
Jamais cet hôpital cruciel, ayant pour forme principale d’oraison, l’offrande à Dieu des souffrances en union avec la Passion du Christ et en la présence de l’Eucharistie, n’a pu être réalisé. Mais il n’est pas sans intérêt de voir jusqu’où le fondateur en avait posé les détails dans son projet. «L’autel central, y est-il écrit, est surélevé dans une salle en croix dont les malades occupent les bras et d’où ils peuvent suivre la Messe, fixer leurs regards sur le Tabernacle. Le sacrifice des souffrances humaines sanctifiées s’unissant au Sacrifice de la Messe; le Sacrifice de la Messe se prolongeant dans le sacrifice des souffrances humaines et, en quelque sorte, le transformant jusque dans sa substance. Et le Tabernacle regardant «la sainte réserve de la souffrance» continuée dans la passion qui s’empare en de nouvelles âmes de «ce qui manquait encore à son Amour». La souffrance à la fois, par là, utilisée, sanctifiée, comme transsubstanciée et consolée. Une maison de retraite pour convalescents adjointe aux fins de rayonnement apostolique.
«Le service des malades assuré par des infirmiers volontaires temporaires (stage d’une semaine à 28 jours avec roulement) ou définitifs (c’est-à-dire sans délai fixé et aussi longtemps qu’ils le voudront ou le pourront pour l’amour de Dieu). Ces infirmiers, recrutés dans la «Famille de Saint-Jean», et régulièrement répartis. Pris aussi dans les «repentis» de façon à ce que ceux-ci voient de leurs yeux les souffrances de ceux qui ont travaillé et travaillent avec Jésus à l’oeuvre de leur Salut. (La Maison des «repentis» à mettre, d’ailleurs, tout à côté du Couvent de malades.)
À propos de la fondation d’Auberive, nous avons parlé de ces conceptions qui, pour beaucoup, peuvent sembler inattendues. Ce que nous voulons seulement signaler ici, c’est le sens avec lequel le fondateur regardait, surnaturellement et naturellement, tous les souffrants du corps et de l’esprit: car le travail mené au cours de ses conversions ou dans son confessionnal ressemblait étrangement à celui qu’il exerçait au chevet des malades. Et ce sens-là relevait beaucoup plus encore d’un grand coeur que de l’intelligence. «C’est d’un autre ordre!» aurait dit Pascal.
Quelle était la source de cet ordre de la charité dans un tel coeur? On peut, et il est raisonnable de se le demander si l’on veut tenter de comprendre l’apostolat qui en découlait en bousculant beaucoup de conceptions courantes. Pour qui a connu et regardé vivre notre apôtre, la réponse s’impose. La double source qui forma et déversa sur le monde ce coeur et cet apostolat tenait en deux mots fondus en un seul courant: sa pureté, et son expérience de la souffrance.
La pureté? C’est vite dit et souvent trop superficiellement apprécié. Qu’un Vladimir Ghika fût apparenté à l’angélique intégrité d’un Louis de Gonzague et qu’il y puisât sa clarté de vues – «bienheureux les coeurs purs car ils verront Dieu» – cela n’a fait de doute pour personne. C’était au point qu’en le constatant hors d’atteinte du mal, on pouvait se demander s’il avait jamais porté en lui le péché originel et souffert de ses conséquences!
Mais allons plus loin que les prescriptions de la morale et les obligations de tel ou tel commandement. «Il faut considérer la pureté en général, enseignait-il, et non seulement la chasteté. Rien n’aide mieux cette dernière vertu que d’appliquer la première en toute matière. La pureté générale et sans mélange doit être le fond de notre vie: pureté d’intention en toute chose; et la pureté du 6e commandement viendra ensuite.»
Or, cette pureté générale et sans mélange d’où jaillissaient l’esprit lucide et le coeur généreux, n’était pas, chez lui, le seul don de Dieu: toute sa vie, il y collabora personnellement, souvent douloureusement pour la maintenir, la développer, par ce détachement total de lui-même qui s’est appelé, à l’intérieur, la pratique de l’humilité et, à l’extérieur, l’amour de la pauvreté.
Qui donc fut plus humble que lui? On pouvait lui adresser injures et vilenies sans jamais rencontrer d’autre réaction qu’une acceptation convaincue aboutissant au pardon de tout. Pourtant, il se montrait extrêmement sensible a ce qui lui semblait une perte de son crédit. L’humilité personnelle était bien son fait, mais il savait avoir besoin de «crédit» pour agir en certains milieux: l’atteinte à celui-ci représentait donc pour lui une atteinte à Dieu qui l’anéantissait. C’est ce qui explique ses profondes souffrances dans l’affaire d’Auberive: risquer de ne plus pouvoir servir, faute de crédit, voilà le seul point névralgique de cet être pourtant si réceptif par ailleurs à tout ce qui peut nous blesser tous.
L’amour de la pauvreté complétait, ascétiquement parlant, les dépouillements opérés par l’humilité. Pour se dégager des liens noués par les possessions, il avait vendu à son frère sa part du patrimoine familial. Ainsi monnayée, sa fortune pourrait servir aux misères de tous ordres que Dieu lui enverrait. Et Dieu sait pourtant s’il aimait tout ce qui lui représentait un souvenir de famille! Avec son frère Démètre, il possédait en indivis le petit domaine de Bozieni, en Moldavie: des terres, des bâtiments de ferme, un grand parc, une maison d’un seul étage spacieux bâti sur une sorte de salle basse voûtée, un caveau par lequel on accédait au premier, une orangerie où il avait organisé une petite chapelle. Tout lui parlait de Dieu dans ce lieu de silence: les arbres, un étang, un pont, une île, un jardin à la française qu’il avait lui-même dessiné … Chaque année, il y passait quelques jours avec son frère, de par une loi roumaine qui prescrivait à tout propriétaire de faire au moins une apparition annuelle sur ses terres. Mais ce n’était plus qu’en voyageur pressé qu’il s’y rendait, non en possesseur de ces biens à lui arrachés par son voeu de pauvreté.
Il ne serait pas exagéré de dire qu’il a pratiqué ce voeu jusqu’à l’héroïsme, ne s’accordant strictement rien pour lui au milieu des déplacements les plus pénibles, se refusant de prendre un taxi quand il pliait sous le poids de lourds colis parce que «ce serait voler l’argent des pauvres» à qui sa fortune appartenait.
Il me souvient d’un soir où, sortant d’une séance dramatique a l’Église des Etrangers, il vint assurer, à Notre-Dame de France, une conférence promise. Visiblement épuisé, il parlait, de sa voix lente, avec une sueur perlant aux tempes qui n’était pas sans m’inquiéter. Car, assise à ses côtés, en ma qualité de présidente du Groupe, je surveillais de près ses réactions. Et il allait … il allait, sans souci du corps qui ne suivait plus. Chez lui, le moteur entraînait une carrosserie tellement délabrée que, tout à coup, celle-ci céda: c’était la syncope presque tranquille sans rien de spectaculaire. Bien vite, j’emmenai le conférencier dans une pièce voisine en confiant l’auditoire à jean Daujat, heureusement présent: «Monseigneur est un peu fatigué et va se reposer un instant.» Arrivé au bout de l’ultime effort, il se laissa faire avec une simplicité d’enfant, ne se rendant probablement plus un compte exact de ce qui se passait.
Une fois dans la chambre de secours et les précautions habituelles prises – fenêtres ouvertes, recherche d’un cordial chez le concierge par une amie, secrétaire du Groupe, qui nous avait suivis – qu’arriva-t-il? Cela vaut la peine d’être relaté!
Quand, déjà un peu ranimé par l’air frais, il vit notre amie penchée sur lui avec le cordial, avant même de penser à boire, et se souvenant de difficultés familiales qui accablaient cette jeune fille: «Comment cela s’arrange-t-il chez vous?» interrogea-t-il. La voix était tout juste perceptible, mais les yeux si doucement attachés à l’infirmière improvisée disaient sa compassion pour elle au lieu d’accepter déjà celle qu’on lui témoignait.
Se sentant plus solide, il voulut reprendre et terminer sa conférence dans la grande salle. Personne n’aurait pu s’y opposer: quand ce très doux apôtre voulait quelque chose estimé par lui être un devoir, il le voulait princièrement, et nous n’avions qu’à le suivre sans tergiverser. Pourtant, la causerie terminée tant bien que mal – tout de même plutôt bien que mal – je discutai encore à la sortie: voyant le conférencier toujours épuisé, je voulais le mettre en taxi. Il retrouva des forces pour refuser avec opiniâtreté, et ses yeux douloureux me traduisaient: «Non! … Voyons, n’insistez pas! Vous savez bien que je ne le peux pas!» En effet, il ne le pouvait pas puisque c’eût été voler les pauvres, quelle que soit la bourse fournissant le prix de la course. La sienne? Strictement impossible! Celle d’un collaborateur? Selon lui, elle devait être mieux employée.
Je tentai un dernier effort:
– Comment partez-vous?
– Par le métro.
– Du moins, laissez-moi vous accompagner.
– Jamais de la vie!
– Et si vous tombez en chemin?
– Alors, ce sera très bien. Voici l’heure de la presse. Il y aura foule: j’aurai les épaules de beaucoup de frères pour me soutenir.
Rien à ajouter à de tels faits.
L’humilité, la pauvreté, l’absolue simplicité de Mgr Ghika révélaient ce dont Dieu seul a percé les mystérieuses profondeurs et qu’on peut appeler l’absence de lui-même en lui-même.
Que de «quignons de pain», comme il disait, mangés par lui dans les trains de ce temps en guise de repas! Que de voyages «sur la planche» – toujours suivant l’usage des dernières classes de l’époque – pour assurer ses déplacements! Que d’emprunts au porte-monnaie dont le propriétaire ne gardait pas même le souvenir … Tel ce jour encore où, m’ayant demandé de servir d’intermédiaire pour une aumône urgente, il ouvrit devant moi une bourse implacablement vide: la somme prévue avait bien été emportée, mais distribuée en route à un sculpteur tombé dans la misère qui couchait sous les ponts de la Seine!
Cependant, aucun solliciteur n’était lésé. Tout finissait par s’arranger sur un coup de pouce de la Providence, à la manière des oeuvres du Bienheureux Cottolengo à Turin, qui parvenait à secourir quelque 10000 personnes, depuis 75 ans, «sur les biens de la Providence». Mgr Ghika aimait, à ce sujet, à narrer ceci qu’il tenait directement du Saint-Père: ce fondateur vieillissant avait reçu une offre d’aide en ses charités par le roi de Sardaigne. Il demanda trois jours de réflexion, puis refusa: il ne voulait décidément pour fournisseur que cette Providence, laquelle continua d’assurer, à Turin, la multiplication du pain.
Dans cette même confiance éperdue chez Mgr Ghika, on aurait tort de voir une imprudence de l’esprit ou une démission de l’effort humain. Elle ne relevait que d’un total abandon à Dieu. Et cet abandon, facilité par l’oubli de soi jusque dans les moindres détails, ne l’empêchait pas de travailler pour les autres. Notre apôtre s’était dit, et il avait écrit: «N’essaie pas de faire de toi un chef-d’oeuvre, mais un outil de bonheur.» Or, l’outil besognait, en navette persévérante.
Et encore: «Tâche d’avoir la clarté tranquille, égale, comme confiante d’un cierge dont la flamme ne décroît pas jusqu’à ce qu’il soit entièrement consumé.» Voilà ce qui nous explique les formes inépuisables de cette bouleversante charité, appuyée aux deux puissantes colonnes de l’humilité et de la pauvreté.
Certes! Elle lui était naturelle: tout petit, ne donnait-il pas déjà ses souliers aux pauvres? Et, devenu prélat, l’avons-nous jamais vu refuser quelque chose à quelqu’un, pas plus dans le domaine de l’esprit que dans celui de la matière?
Un souvenir, encore, le prouvera, celui de ce jour où, surchargé par ailleurs, il ne sut cependant pas se dégager d’une messe pontificale qu’une paroisse parisienne lui demandait de célébrer. Elle exigea au préalable des répétitions fastidieuses et des déplacements fatigants «parce que cette cérémonie était moins qu’indiquée pour un habitué de messes basses qui, par surcroît, a une vocation d’ermite! … Mais il y a là, pour moi, me confia-t-il, en guise de justification, comme une infirmité de famille qui consiste à ne pas savoir refuser ce qu’on vous demande». Avant lui, son grand-père régnant en Moldavie l’avait prouvé en dissipant, au profit d’autrui, et son bien et son temps. Mais chez le prince Vladimir, il y avait davantage: le besoin d’unir l’amour de Dieu sans cesse présent en lui à l’amour du prochain dont il avait aussi l’incessante préoccupation. Cela n’est vraiment possible que dans et par la pureté du coeur.
Nous avons signalé encore une autre cause au déversement de ce coeur sur la misère et les besoins du monde son expérience de la souffrance. Une telle nature a nécessairement senti à l’infini toutes les formes de peines susceptibles d’accabler l’homme sur la terre, celles qui surgissent des êtres, des choses, des événements et, osons le dire, de Dieu. «Dieu vient à nous, porté sur un néant, une absence, une privation. Dieu est porté par le vide. C’est le sacrement des absences réelles …» a-t-il pu écrire dans son traité sur la souffrance.
Sans doute avait-il le coeur bien lourd un certain jour où il me disait, à Auberive, avec un humble et douloureux, sourire: «La prière du soir doit être le sacrifice du soir au cours duquel nous offrons à Dieu les petits mérites de la journée.»
Aucune douleur cependant ne pouvait obscurcir en lui la joie, sortie du Saint-Esprit, qui l’habitait; et cette alliance s’opérait tout naturellement puisqu’il y a, nous répétait-il à Notre-Dame de France, «autant de possibilités de joie que d’amour, car la joie est un amour comblé et la souffrance un amour privé. L’espérance, elle, est une demi-joie … Mais chacune de nos facultés peut avoir sa joie, en dépit de toute atteinte du mal.»
Il allait jusqu’à voir dans la croix «un instrument qui donne la vie». Toute épreuve devenait ainsi une source d’énergie, au cours de chaque journée; et il la bénissait en tant que victorieuse de la mort, donc du péché, donc de tout mal.
Notre prédicateur, ne se payant pas de mots, entrait dans les détails pour nous décortiquer, en quelque sorte, les avantages de n’importe quelle souffrance bien comprise et généreusement offerte: «D’abord, l’absence de distractions y est remarquable, la douleur ayant ce privilège, si l’on peut dire, de se rappeler continuellement à notre attention, de ne se laisser jamais oublier, tandis que nos prières mentales les meilleures sont toujours exposées aux distractions. De plus, on peut être certain de l’absence d’attrait, de cet attrait susceptible d’annuler certaines de nos pénitences volontairement choisies. Enfin, n’ayant pas été choisie, la douleur ne renferme rien de capricieux, de volontaire, et nous livre vraiment aux mains de Dieu: elle est la forme la plus proche de la Rédemption. Rappelons-nous aussi qu’en fait de douleur, celui qui est le plus anéanti devient le plus puissant au point de vue surnaturel. Témoin le Christ qui «attira tout à Lui lorsqu’Il fut cloué à la croix.»
Les bénéficiaires d’un tel enseignement ne se payant pas non plus de mots, avaient un jour posé cette question: «Que faire pour que l’offrande de nos souffrances ne soit pas seulement une simple formule, mais devienne vraiment effective?» Celui que nous nommions «le Père» répondit: «De même qu’une messe dite par un prêtre indigne, ou seulement négligent, est quand même une vraie messe, de même l’offrande de nos souffrances: aussi peu fervents que nous soyons, elle n’en est pas moins réelle. L’intention habituelle, la simple pensée de faire quelque chose dans l’esprit de l’Église est suffisante. En d’autres termes, l’imperfection du geste ne porte pas de tort à notre offrande; il n’en a que plus de mérite: cette difficulté que nous éprouvons compte pour beaucoup et fait partie du sacrifice.
«Il est vrai qu’une offrande faite du bout des lèvres est inférieure; mais cela s’explique du fait que la douleur nous met déjà en état d’infériorité. N’ayons donc pas de scrupules sur ce sujet, et surtout, ne nous analysons pas trop nous-mêmes. Nous avons d’ailleurs toujours un moyen d’éviter le seul verbalisme de nos offrandes et de ne pas les considérer comme de pieuses formalités: c’est de les rattacher à la Messe …»
Ce qui se disait là était journellement vécu par le prédicateur. Il livrait ainsi, sans le vouloir le pourquoi et le comment de sa pratique de la souffrance. Mais il serait téméraire de sonder les profondeurs de celle-ci. Nous ne pouvons guère les apparenter qu’à celles de Notre-Dame au pied de la croix, dont il a dit, au cours de son rapport au Congrès Eucharistique international de Sydney, en 1929:
«Après son «fiat» de la Croix qui a dû ne pas être articulé par autre chose que par l’âme tant il était indiciblement affreux et sur lequel se tait l’Evangile, (quel fut) le «fiat» de la première Messe et de la première Communion! … C’est le jour non plus du repos divin, mais du travail. C’est l’exil consenti d’abord et le revoir remis à l’heure où la volonté de Dieu sera le mieux satisfaite … Série de deuils inouïs et de renoncements que dépassent seuls l’Incarnation et la Passion de son Fils.»
Le premier commandement …
«Toute immensité repose et se repose.»
(Pensées pour la suite des jours)
Dans toute biographie d’un Serviteur de Dieu, on a l’habitude d’étudier sa vie intérieure, ses rapports avec le Maître qui régit son activité. Cet usage, quand il s’agit de Mgr Ghika, devient d’une primordiale nécessité puisque son âme, comme son comportement, ne s’explique que par l’intensité de sa vie spirituelle.
Mais comment en parler quand elle dépasse toutes les méthodes d’analyse? Comment capter quelques filets de ce bouillonnement d’amour qu’aucune vanne, jamais, n’a su asservir à nos appréciations humaines?
«Ce qui est difficile, m’a-t-il dit un jour – au cours d’un de ces entretiens dont je notais ensuite les points essentiels à la manière dont on enfile les perles d’un collier – ce qui est difficile, ce n’est pas de trouver Dieu, c’est de le lâcher, car il est partout.» Et un autre jour: «La vraie union à Dieu se réalise le jour où on le tutoie.»
Il semble bien que toute sa spiritualité – puisqu’il faut se résigner à employer pour lui les mots à l’usage de tout le monde – se résume en ces deux points: il était partout avec Dieu; et cette compagnie se tenait dans une intimité qui dépasse nos prévisions. Alors, tout devenait possible pour lui, le miracle aussi bien que l’humble soumission aux lois posées par le Créateur.
Cette soif de sainteté qui l’a dévoré s’expliquait normalement: sa foi avide ne s’arrêtait qu’à Dieu seul; elle n’était pas la vision puisqu’il habitait la terre, mais un appétit de vision qu’aucune quête surnaturelle n’apaisa jamais.
Un seul intermédiaire entre ciel et terre le soutenait dans sa poursuite du divin: la Sainte Vierge. On ne saurait parler de lui sans parler d’elle; mais là aussi, et davantage encore, comment le tenter quand lui-même, à la fin de son rapport si dense sur «la Sainte Vierge et le Saint Sacrement», s’écriait au Congrès Eucharistique international de Sydney: «O Mère de Dieu, pardonnez-moi mon audace d’avoir osé parler de vous!» Ce que nous pouvons seulement essayer ici, nous autres, c’est d’approcher de ce foyer marial où Mgr Ghika se tenait pour y vivre de la Mèreet du Fils. Et nous commencerons à en distinguer le halo dans une imprégnation première qui tient à son pays d’origine.
La Roumanie, en effet, d’après une vieille légende, porte le nom de «Jardin de la Mère de Dieu»: jardin géographique par ses prairies printanières qui fut inspirateur de l’art roumain, voisin de l’art persan, jardin aux couleurs de la Vierge par son ciel bleu, en ce pays d’Europe ensoleillé et si rarement brumeux. Le culte de Notre-Dame en ses images s’y montre fameux. Mgr Ghika aimait à en parler au cours de conférences mariales: et c’est de lui que je tiens les détails qui vont suivre.
Dans toutes les maisons roumaines, on trouvait, à cette époque, des icones de la Sainte Vierge, sur bois sombre, souvent recouvertes d’argent et d’or, avec prédominance du bleu et du rose. Les types en sont empruntés à quelque deux cents iconographies les plus célèbres d’Orient, venues de Byzance, de Russie. Ici, pas d’art roumain proprement dit. Souvent honorées dans les pèlerinages, tel celui de Katchika d’où l’on vient depuis la Pologne, les images miraculeuses sont assez nombreuses – catholiques ou orthodoxes – et parmi ces dernières, «la Vénérable», conservée dans un monastère, qui a la propriété d’arrêter les incendies, fréquents en des pays secs et boisés.
Comme en France, on vénère des Vierges trouvées dans un arbre où quelquefois, par la suite, elles retournent. Mais un préjugé demande de ne pas reproduire ni répandre les images miraculeuses; ce qui crée la nécessité d’aller les invoquer en leurs pèlerinages. Et ceux-ci sont célèbres, surtout aux environs du 15 août. Parmi les fêtes mariales, on cite celles de la Protection de la Sainte Vierge, commune à la Russie et à la Roumanie et dont l’antienne spéciale revêt un caractère touchant: la Nativité, l’Assomption. Sous ce dernier vocable, de nombreuses cathédrales, églises et monastères ont été érigés. Partout, on prie au moyen d’invocations brûlantes susceptibles de se dérouler durant une et même deux heures, ou encore d’hymnes composées surtout d’interjections.
En beaucoup de maisons, le samedi, les habitants invitent un prêtre à célébrer une sorte de petit sabbat domestique, et des dévotions variées sont en usage: lampe ou cierge allumé, morceau de papier fin plié en triangle et trempé dans l’huile bénite: on le garde alors sur soi, dans son portefeuille les femmes du peuple, dans leur cheminée …
Tel était à cette époque le climat qui avait baigné un Vladimir Ghika, et l’on comprend qu’il l’ait préparé à regarder souvent du côté de Notre-Dame. Pour entrer ensuite dans son intimité, il n’avait plus qu’à recevoir les grâces de lumière réclamées par sa prière. Et ces grâces renforçant cette intimité, on peut dire que celle-ci allait loin!
Dans son rapport de Sydney déjà cité, évoquant ce que fut l’union entre Jésus et Marie, le conférencier nous a aussi confié sans le savoir ce qu’elle a pu comporter, toutes proportions gardées, entre Eux et lui, dans le domaine de l’âcre: «Il y a un rapport direct, infiniment étroit entre le fruit de vie et ce qui l’a porté. Quelque chose qui n’a pas de nom et qui touche presque à la personnalité sans l’être, passe là de l’un à l’autre avec d’ineffables caractères de ressemblances et d’union, une dépendance volontaire à côté d’une indépendance mutuelle. C’est le chef-d’oeuvre de Dieu que toute relation paternelle et maternelle! – relation bien faite à son image – que ce qui se distingue sans se séparer, ce qui consacre à la fois le lien le plus fort, et le droit le plus fort d’être en soi, tout en pouvant et devant revenir, par un amour mutuel, à une union encore plus haute, et plus intime, sans faire disparaître pour cela aucune des existences personnelles.»
Mgr Ghika avait pris au sens absolu le don que le Christ nous fit de sa Mère au Calvaire … «le souci de ne pas laisser orpheline de fils, si le mot existait, et privée de la compagnie vivante d’un fils qui était son Dieu, la créature la plus sainte de l’univers, et la mère la plus mère qui pût être.» Le jeune Vladimir qui avait tant aimé sa mère de la terre, était bien capable de partager cet amour avec la Mère du ciel et de renforcer l’un par l’autre.
Il comprenait ce qu’avait dû éprouver Notre-Dame regardant mourir son Fils en croix et lui prêtait la prière passionnée qu’elle put alors adresser au ciel: «Que mon Fils me laisse quelque chose qui soit plus qu’une trace de sa venue dans mon coeur, que ce soit lui, lui encore, bien lui, tout lui … Qu’il le trouve! Que je puisse me repaître sinon de sa vue, à laquelle je dois renoncer, du moins d’une présence réelle de mon Dieu qui peut tout, de mon Fils qui ne peut m’abandonner! Si les prophètes sont prophètes, mon coeur l’est aussi. Et si je m’arrache ce Fils unique pour le donner à tous, qu’il soit gardé, rendu, multiplié, sous quelque forme pour moi et pour tous. Vous êtes le Tout-Puissant, mon Fils et mon Dieu! Vous ne m’abandonnerez pas, pas même de votre corps qui a été tiré de moi, ni du sang que vous avez puisé dans mon coeur. Tu as créé toutes choses de rien: fais cela, trouve ce qui peut être un sacrifice sans être un abandon, un don sans cesser d’être un mystère. Fais-le au nom de notre amour, fais-le en mémoire de moi.»
Qu’elle fut ou non formulée, l’imploration avait reçu sa réponse: «Femme, voilà votre fils», avait dit le Christ mourant en désignant saint Jean et, derrière lui, tous les prêtres renouvelant à la messe le sacrifice de la croix, puis distribuant l’Eucharistie; et, parmi ceux-ci, ce Vladimir Ghika qui, au cours des âges, saurait porter magnifiquement le bienheureux fardeau, l’insondable grâce, pour tout dire, le mystère qu’est le sacerdoce.
Il n’était que de le voir célébrer sa messe pour savoir qu’il avait recueilli intégralement le legs du Calvaire à la suite de la Mère douloureuse et de l’Apôtre si tendrement aimé, si fidèlement continué que c’est sous son patronage qu’il plaça, comme nous l’avons vu, ses plus importantes fondations apostoliques.
Cette messe quotidienne qu’il lui fut donné de dire à partir de 1923, précisait bien un acte d’union complète avec Jésus-Christ dont il revivait les souffrances, l’agonie et la mort: ceci, sans tragédie apparente, mais dans un tel recueillement que les assistants en restaient pénétrés. Il arrivait à l’autel, le corps chargé de pénitences, les mains lourdes de conquêtes et l’âme qualifiée pour répondre au cri de son Maître, le Prêtre Éternel, tel qu’il nous l’a traduit dans ses «Pensées pour la suite des jours»: «O mon prêtre, comment oseras-tu me sacrifier véritablement et tout entier, si tu ne t’es auparavant sacrifié toi-même véritablement et tout entier?»
Ses pages de la «Liturgie du prochain» débutent par un aveu significatif: «Vous pouvez imaginer ce que j’ai éprouvé en me trouvant ce matin à la place même ou Dieu m’a permis de devenir un de ses prêtres et où, grâce à ce qui m’a été accordé ici, je viens de toucher de mes mains le Corps et le Sang de mon Sauveur, de mêler l’élan de toutes vos âmes et les intentions de votre foule à la vertu de son sacrifice, dans la réalité de Sa venue parmi nous.»
Combien d’autres participèrent comme moi à cette réalité qu’était une messe de Vladimir Ghika prêtre!«Je ne puis taire, a témoigné Jean Daujat, la grâce que ce fut pour moi personnellement de l’avoir connu … mais, de tous les souvenirs que nous avons de lui, celui qui domine est certainement celui de sa messe où on le voyait et on le sentait crucifié et mourant avec Jésus-Christ.»
N’avait-il pas noté encore dans ses «Pensées …» que «pour commencer à entrevoir Dieu, il faut déjà s’être perdu de vue». Nous avons suffisamment constaté son total détachement de lui-même pour augurer qu’en célébrant le Saint Sacrifice, comme au cours de ses longues oraisons, il «entrevoyait Dieu».
Prolongeant la messe du matin, l’Hostie consacrée fut longuement et souvent l’objet de ses adorations. Pour tous, il a laissé, dans son «Heure Sainte», la trace de ce que représentaient ses stations devant le Saint Sacrement. Pour les privilégiés de ses Journées de Récollection, le sillon s’enfonçait davantage encore:
«Nous oublions trop la proximité de Dieu;à tout moment, nous pouvons nous réfugier en lui, et voir l’extrême réalité de ce Dieu dans le Saint Sacrement … Passer une Journée de recueillement auprès de Lui, être sous le même toit que Lui dans une maison qui comporte une chapelle, même si nous ne sommes pas tout à fait devant Lui, c’est une grâce: nous sommes ses hôtes et Sa présence fait de ce lieu une oasis … Et, tout à l’heure, cette journée se terminera par le Salut, ce Salut qui est son oeuvre. Car Il nous salue pour nous bénir, Lui qui a dit: «Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir.»C’est le merci de Dieu qui nous est adressé par ce Salut, le merci qui va de Celui qui est plus que tout à nous qui sommes moins que rien.»
La Sainte Vierge, naturellement, avait son rôle à jouer au soir de ces heures si pleines de grâces, pour canaliser celles-ci et les mettre en activité durant les jours qui suivraient;car il ne s’agissait pas seulement de s’éblouir de Dieu, mais de l’emporter et de le rayonner:
«Que les journées qui vont suivre reçoivent un reflet de cette Journée de retraite. Ce reflet, c’est le secret de la Sainte Vierge:l’union à Dieu. La Sainte Vierge nous donne pour ainsi dire la recette de la sainteté. Le recueillement est souvent cherché dans les conditions extérieures: mais il y a surtout la cellule intérieure (celle de sainte Catherine de Sienne) sans laquelle la cellule extérieure n’a pas de raison d’exister. Or, cette vie intérieure, loin d’être un point d’arrivée, est un point de départ:elle est l’affirmation de Dieu, suprême Amour incarné. Et, pour que la présence de Dieu se fasse sentir en nous toute la journée, c’est dans la communion quotidienne qu’il faut la chercher. La Sainte Écriture parle souvent du «sacrifice du soir»?On peut l’interpréter en rapportant chaque soir à Dieu les éléments qui ont composé la journée, c’est-à-dire en rapportant Dieu à Dieu, en «communiant Dieu» le soir venu. Que ce sacrifice du soir ne soit pas passager, mais journalier!La remise de notre âme entre les mains de Dieu, chaque soir, fait ainsi de notre vie une sorte de sacrement. Donc, que le recueillement de notre cellule intérieure ne soit troublé ni par le travail, ni par les peines, ni par les joies et qu’au contraire, le rayonnement de Jésus en nous soit un stimulant à toute oeuvre que nous ferons.»
Par ses messes, par ses Heures Saintes, par ses prières intenses et silencieuses, Mgr Ghika a pesé de façon décisive sur un certain nombre d’âmes. Sans doute a-t-il obtenu encore plus de conversions par sa prière que par son action. Un puissant levier intérieur fonctionnait là, dont nous donnerons un exemple.
Un jour où on lui avait demandé de prêcher une Heure Sainte, il fut averti que, parmi les assistants, se trouvaient deux protestants curieux de l’entendre. Après qu’il eut exposé le Saint Sacrement, il se tourna vers l’auditoire et dit: «Si nous croyons en la réalité de Jésus-Christ ici présent, et Il y est réellement présent, il ne convient pas de parler, mais de se taire. Je prêcherai cette Heure Sainte en observant le silence devant le Christ.» Puis, il s’agenouilla.
Ceux qui étaient au courant de la présence des deux protestants ressentirent une inquiétude: le moyen employé par ce singulier prédicateur pour satisfaire la curiosité de ses auditeurs, n’allait-il pas les décourager? Ils n’avaient compté ni sur l’attitude de Mgr Ghika plus éloquente encore que sa parole, ni sur sa longue oraison qui témoignait de sa foi intense, ni sur les grâces, aussi cachées que réelles, susceptibles d’en découler. Et ces grâces-là eurent raison de tous les étonnements humains puisqu’à l’issue de cette Heure Sainte les deux protestants vinrent trouver le silencieux prédicateur pour parler, cette fois, avec lui et bientôt lui demander d’entrer dans l’Église Catholique.
En d’autres circonstances, il fut souvent l’artisan de retours à Dieu obtenus, comme nous en avons cité des exemples, sans aucune préparation humaine, souvent de façon inattendue, par le seul pouvoir de la grâce à laquelle il croyait et dont il se servait.
Nous le voyons donc: sa spiritualité plongeait directement dans le Christ, dans Marie, sa Mère du ciel, et dans l’Église, sa mère terrestre. Il aimait ses institutions, ses sacrements, spécialement le baptême, cette nouvelle naissance, cette entrée dans la Famille de Dieu; et il conseillait de faire de temps en temps un pèlerinage à ces fonts baptismaux qui furent la source de toute grâce en nous.
Il vénérait aussi les saints toujours prêts à nous guider, particulièrement saint Jean dont nous avons parlé. Il s’étonnait à l’idée qu’on pût les croire éloignés, car il les voyait, au contraire, très proches puisqu’ils sont fondus en Dieu, et que Dieu habite en nous.
«Souvenir de Dieu, oubli de soi, l’un tirant l’autre …» a-t-il écrit dans ses «Pensées pour la suite des jours». Soit imprimées, soit recueillies au cours d’entretiens et notées ensuite, ces pensées éclairent, chez lui, tout le comportement, né d’une intense vie intérieure. «Pour être parfaites, il faut que tes prières deviennent de véritables actions et tes actions de véritables prières.» La nécessité de cette alliance ainsi posée représente le test d’une spiritualité qui ne se raconte pas d’histoires: «Les occasions de charité envers le prochain sont des moyens de contrôle pour savoir si notre amour de Dieu est, oui ou non, du chiqué» (sic). Et encore: «Que ta prière circule en tout cachée, puissante et vivante comme le sang.»
Ce grand orant ne s’est pas contenté de savoir prier. Il a essayé de nous communiquer sa science en composant des oraisons à l’usage de ses familiers, et qu’on ne trouvera donc pas dans le commerce. Je citerai ici celles qui s’adressent au Saint-Esprit et à la Sainte Vierge.
Au Saint-Esprit: «O Dieu d’amour, Dieu qui n’êtes qu’Amour et qui allez du Père au Fils, du Fils au Père à travers nous, je veux vous crier ma joie de trouver en moi la seule chose qui ne passe pas, ce qui ne doit jamais cesser, la substance même de mon éternité dans la vôtre, cet Amour né avant les siècles, vivant à cette heure même et fait pour être toujours. Je le salue et le retiens en moi et je sais que j’ai là ce dont le ciel est fait. Et, pour le retrouver et le sentir sans mélange, comme saint Jean, j’appuie mon front et mon coeur sur le coeur humain de notre Dieu. Esprit Saint qui descendez du ciel en flammes et en larmes, faites remonter vers vous nos larmes, et nos ferveurs issues de vous. Ainsi soit-il.»
À la Sainte Vierge:(prière récitée en particulier à Auberive):
«Notre Mère qui êtes aux cieux, que le nom de votre Fils soit ici sanctifié. Établissez ici votre demeure pour le Règne du Dieu vivant. Que non seulement sa Volonté s’y fasse, mais que sa Prédilection s’y réalise et que la terre y paraisse moins loin du ciel. Soyez bénie pour le Pain de Vie que, grâce à Vous, vos fils d’adoption, en répétant le Sacrifice de Jésus, reçoivent et nous donnent ici chaque jour. Aidez-nous à nous rendre meilleurs et à nous entr’aimer. Défendez-nous contre nous-mêmes et que votre ignorance de tout mal intercède plus facilement encore pour la misère trop réelle de nos fautes. Ainsi soit-il.»
Si nous enlevons le mot «ici», représentant le lieu précis d’où s’élevait cette invocation, ne convient-elle pas à tous et partout comme une sorte d’Ave Maria prolongé?
Supplications brûlantes?Oui, mais en dehors des élans de la sensibilité et qui se devaient traduire en actions.
Notre orant savait que ses enfants spirituels se trouveraient aux prises avec de multiples difficultés au cours des 24 heures de chaque jour. L’ayant prévu, il les munissait encore, dès le début, d’une «Offrande de la journée», puis, au cours de celle-ci, de S.O.S. spirituels qu’il peut être utile encore de connaître:
Offrande de la journée:«Par les mains de la Sainte Vierge qui sut et vécut les secrets de la vie en Dieu, et qui nous donne les moyens de la réaliser en nous, je vous offre, Seigneur, ma journée. Que tout en cette journée vous serve ou, pour le moins, vous loue. Bénissez-là. Qu’elle soit bénite dès le matin et qu’elle nous présente déjà par cela seul, une matière transformée, plus prête à devenir ce que vous préféreriez qu’elle soit. Et qu’elle soit, cette journée, après la communion de tantôt, le prolongement et le retour vers vous, en vous faisant vous sacrifier véritablement pour vous, en rapportant à vous, à travers toutes les vicissitudes de notre vie, vos volontés et vos préférences. Ainsi soit-il.»
Au cours de la journée:
«O Dieu, Vous êtes partout; que je vous retrouve partout!
Vous êtes toujours;que je vous possède toujours!
Vous êtes infiniment;que je vous pénètre sans cesse davantage!
Vous me regardez avec un amour de Père:que je vous regarde avec un amour de fils!
Par Jésus-Christ, notre Seigneur. Amen.»
Nous avons évoqué les familiers, les disciples, les dirigés de Mgr Ghika. Pour faire passer en eux la flamme de son amour divin, il agissait sans timidité ni lourdeur, traitant chacun avec une douce mais ferme autorité, soit qu’il eut à soutenir un élan, soit qu’il eut à redresser une position ou à pardonner une faute. Alors, malgré la miséricorde dont son coeur débordait, je ne sache pas qu’il ait jamais appliqué à ses pénitents ces tranquillisants pour coeurs superficiels, désireux d’acquérir au rabais l’oubli d’un remords.
Exigeant? Certes!oui, il l’était;mais surtout profondément humain, comme le prouve son opinion au sujet de l’évolution de Jacqueline Vincent, la femme de Lettres bien connue. Dans «Le Livre de l’Amour», qui est son autobiographie, présentée par le P. Bruno de Jésus-Marie, en 1960, aux Etudes carmélitaines, chez Desclée de Brouwer, il est relaté qu’elle a connu le prince Ghika et qu’il a blâmé en elle «une créature trop détruite»: appréciation qui l’a d’ailleurs marquée, sur laquelle elle reviendra à plusieurs reprises. Détruire n’a jamais été le fait de Mgr Ghika, directeur de conscience, mais construire dans l’amour, en se servant des matériaux humains tels qu’il les trouvait. Et n’est-ce pas la manière de procéder du Seigneur envers ses créatures, son art, pourrait-on dire, de faire surgir dans le monde ces saints pétris de glaise, si divers, mais tous irradiés et irradiants sous la touche divine?
Pour y parvenir, il ne comptait vraiment que sur l’action du Saint-Esprit dans l’âme. «Il ne cherchait pas à imposer des méthodes ou des vues personnelles uniformes pour tous, mais à livrer chaque âme, selon les desseins particuliers de Dieu sur elle, à l’action du Saint-Esprit en elle, et à ne faire lui-même rien d’autre qu’aider cette action du Saint-Esprit, en écarter les obstacles, en contrôler les effets. C’est pourquoi il préférait les expressions de guide ou conseiller spirituel à celle, plus classique, de «directeur de conscience.» (J. Daujat).
Dans «La présence de Dieu», après avoir écarté des «réglementations trop uniformes, trop étroites ou trop compliquées, et des recettes savantes et automatiques», il écrit: «Celui-là guide le mieux qui laisse le plus de spontanéité possible à l’âme en quête du Seigneur et ne reste à ses côtés que pour surveiller ses écarts, prévenir ses illusions, éclairer ses obscurités, réchauffer sa ferveur, consoler sa faiblesse, rendre fécondes ses aridités, et lui porter quelque chose de cet Esprit Saint qui est à la fois le même ci, tous et le plus varié de manifestations en tous et en chacun.» [7]
J’eus, un jour, à lui parler de quelqu’un qui, ayant perdu son directeur, demandait à Dieu et aux amis places sur sa route, d’en retrouver un autre; parmi ses nombreuses relations et ses fils spirituels, ne pourrait-il satisfaire à ce désir? Mais la personne en question étant une grande originale, je dus donner sur elle quelques indications susceptibles de la situer et d’éviter de futurs mécomptes, aussi bien à elle-même qu’au Père spirituel qui la prendrait en charge. Le prince m’écouta attentivement, creusant en lui-même un problème. Allait-il commencer à vouloir donner des coups de rabot dans cette personnalité aux angles accentués? Lui, si totalement ascète, allait-il conseiller d’abord un nivellement pénitentiel avant de confier une telle âme à l’un de ses confrères? Pas du tout!
– Très bien, me dit-il tranquillement, je vois ce qu’il lui faut, et je vais tâcher de le lui procurer: un directeur pour personne pittoresque.
Pittoresque se montrait aussi la direction de Mgr Ghika au sens de vivante, adaptée à chaque cas et à chaque être dans l’unité d’une brillante coulée vers Dieu. Et je ne pense pas qu’une seule des âmes qui en ont bénéficié pourrait me démentir.
Ses lettres
«Ce monde … un mélange de signes …»
(Pensées pour la suite des jours)
Ma correspondance avec Mgr Ghika fut limitée par des causes très simples: d’abord, nous avions surtout à travailler ensemble, sur place, ce qui nécessitait plus de paroles et d’actions que d’écritures. Ensuite, au cours de ses absences, il me faisait une telle confiance pour continuer sans lui nos apostolats, et moi, je me faisais de tels scrupules de lui prendre un temps nécessaire là où il se trouvait, que j’écrivais peu, et il écrivait peu! Enfin, il n’était pas mon Père spirituel, bien qu’il ait connu mon âme à fond; et nos revoirs suffisaient à mettre au point les questions susceptibles de se poser entre elle et nos activités. Avant de le connaître, j’étais déjà pourvue d’un guide sacerdotal que je n’avais aucune raison de quitter. Tous deux se sont connus, estimés, avec des vues identiques à mon sujet.
Malgré ces causes qui ont limité ma correspondance avec Mgr Ghika, je possède de lui quelque 50 à 60 lettres, billets, cartes-vues, voire images au dos desquelles il lui arrivait d’écrire.
La calligraphie très nette, claire, aérée tenait à la fois, dans son ensemble, de voûtes romanes coupées de flèches gothiques, le tout soigné à la manière d’une page d’écolier. N’était-ce pas encore par charité pour les yeux de ses correspondants qu’il s’appliquait à mouler si bien ses mots? Même en cas d’accident, une lettre arrivait, traitant de toutes choses en cours, avec son immuable et parfaite présentation. Telle fut cette carte en date du 8 décembre 1927:
«Je suis comme d’habitude débordé, et en outre une chute faite samedi passé m’a mis assez mal en point du côté du poignet notamment (ce qui me gêne pour écrire). Je réponds donc en hâte et plus brièvement que je ne le voudrais à votre lettre … Je pourrai voir votre aveugle mardi, mais de préférence dans le début de l’après-midi car, le soir, je dois tenir une conférence sur «les images et pèlerinages de la Sainte Vierge en Roumanie», et je ne l’ai guère préparée; je devrai y penser au dernier moment, mardi même … Pour la réunion, cela peut toujours tenir pour 5 heures (quoique ce soit mon jour de garde) le 17 … Priez pour moi. J’ai en ce moment des responsabilités plus lourdes que jamais. Votre tout dévoué in Xto.»
Toute la manière de Mgr Ghika tient déjà en ce court billet.
Un graphologue découvrirait, dans les caractères et la signature élégante, l’artiste racé uni au penseur profond. Un psychologue y trouverait l’ordonnance d’une nature capable de mener, dans l’ordre et sans jamais s’affoler, les questions les plus diverses.
Les appellations de début, comme les formules terminales des lettres étaient susceptibles de varier; le corps même, si l’on peut ainsi dire, restait identique dans son harmonieuse union du naturel au surnaturel, puisque aussi, en toutes choses, même les plus ordinaires, le correspondant voyait et interprétait «un mélange de signes».
La première missive, nécessairement banale – datée d’Auberive pour m’atteindre à Paris – que m’envoya Mgr Ghika, en juin 1926, me nommait déjà: «Chère mademoiselle», tandis que la dernière tracera: «Chère amie». Et dès cette première lettre, les rendez-vous laissaient pressentir de futures collaborations: «Je viens par ces quelques lignes vous annoncer que je quitte Auberive soit dimanche soir 27 juin, soit dans la matinée du 28 pour être à Paris le dit 28; je resterai à Paris jusqu’au 16 juillet pour rentrer à Auberive, après un crochet, le 18. Entre le 28 juin et le 16 juillet, vous pourrez me trouver à la sacristie de l’Église des Etrangers de 2 à 6 heures les mardi, vendredi, samedi et dimanche de chaque semaine. Je puis aussi me trouver à votre disposition, le matin, 5 rue de la Source, mais avec rendez-vous pris, car ma présence y est fréquente mais irrégulière. Je serai très heureux de causer avec vous à Paris et à Auberive où, pour le moment, j’ai fait avec beaucoup de satisfaction la connaissance de Madame Estienne. Par ailleurs, votre entrée aux A.D.I. (Les Amis des Infirmes) crée, en attendant mieux, un premier terrain de collaboration avec moi … Croyez aux sentiments les plus sympathiques de votre tout dévoué in Xto.»
Oui, «en attendant mieux»! Et ce «mieux» n’allait pas tarder à s’élargir, traçant ses cercles dans une eau si étendue qu’on n’apercevait plus guère, par moments, le rivage d’où l’on avait embarqué.
Mais les formules terminales des lettres, dépassant les conventions, rassuraient celle à qui l’on commençait à confier tant de choses: «Que Dieu vous bénisse et qu’Il vous conduise tout droit et tout doucement là où Il veut que vous parveniez!»
Les jours de grande presse, les formules se bousculaient, réduites au minimum: «Je viendrai volontiers chez vous ce jeudi pour rencontrer X et causer de N. En courant, car votre lettre n’est arrivée que tard dans la soirée de ce mercredi. Mille amitiés de votre tout dévoué in Xto.»
Ou encore: «En attendant notre prochaine rencontre, croyez à mon plus fidèle souvenir devant Dieu. Avec ma bénédiction.» Ou bien: «En hâte, avec ma bénédiction et l’écho de mes meilleures prières.»
Même ses souhaits de nouvel an s’imprégnaient de sentiments qui dépassaient les banales formules habituelles: «Merci pour vos bons voeux qui ont chez moi toute leur réciprocité devant Dieu.» Ou: «Je reçois vos bons voeux: vous savez si ceux que je forme pour vous sont réciproquement sincères et chaleureux …»
Ce que Jean Daujat a dit de ses conversations se reconnaît aussi dans ses lettres, surtout lorsqu’elles venaient de lointains pays. «Ses nombreux voyages à travers tous les continents, écrit-il, l’avaient mis en contact avec toutes les civilisations, et de toutes il avait cherché à comprendre et à assimiler le meilleur avec une curiosité toujours en éveil et un intérêt infatigable porté à tout ce qui est humain: ses récits de voyage, ses descriptions de paysages, des hommes, des usages, ses souvenirs des incidents de route étaient toujours pleins de verve, de fantaisie, d’imagination en même temps que d’observations fines et de compréhension profonde. Enfin, sa vie l’avait mis en rapport avec tous les milieux humains, depuis les rois et les chefs d’État jusqu’aux chiffonniers de Villejuif et aux lépreux. Il avait fréquenté papes et cardinaux, rois et ministres, généraux et diplomates, les plus grands philosophes, écrivains et artistes de son temps, connu intimement un grand nombre d’entre eux, et de toutes ces fréquentations, il avait retiré, avec le génie d’assimilation qui le caractérisait, un grand enrichissement de culture en tous ordres et une vaste expérience humaine.»
C’est, en effet, tout cela qui animait son courrier, même lorsqu’il lui fallait se borner à réduire en quelques lignes, à épingler en quelques mots une impression ou un souvenir.
Ici, comme sur les autres champs d’action dont nous avons déjà creusé le sol, deux caractères personnels de forme et de fond sont à dégager: les profondes racines humaines et les allures princières. Rien de convenu. Aucun conformisme. Le coeur ému va toujours au coeur à émouvoir, à l’exemple de son Maître: «La voix de Jésus a fait sortir Lazare du tombeau, mais n’est-il pas permis de croire que ses larmes avaient déjà dressé le mort sur les coudes?» a-t-il suggéré.
Et cependant, rien qui ne soit racé et qui ne sente son grand seigneur. Il avait sa manière à lui de disposer de ses amis ou de traiter des affaires, toujours empreinte d’une exquise courtoisie. En me recommandant quelqu’un: «Je suis sûr, écrivait-il, qu’en lui faisant la charité de votre compagnie, vous n’en éprouverez que de l’agrément.» Et en me réglant des comptes – d’ailleurs très minces concernant la caisse de Notre-Dame de France – il les qualifiait de «frais de chancellerie».
Oui, sa façon de demander des services était toujours exquise. Rien qui sente le caporalisme autoritaire de tant de Directeurs d’Oeuvres: «Pourriez-vous faire tout à la fois une intelligente charité et rendre service à N. … en acceptant de …?»
Et sa manière de remercier, donc! «Merci est un mot qu’on doit savoir prouver, ce n’est pas assez que de le dire», avait-il noté dans ses «Pensées». Il prouvait donc, empressé à rendre service à son tour si peu qu’on ait fait pour lui. L’obliger devenait un placement cent pour cent pour qui se serait cru son créancier.
«Merci de tout coeur pour l’extrême promptitude que vous avez mise à m’envoyer (un document) … Cela m’a rendu un signalé service. Merci aussi pour les renseignements donnés au sujet de X … Je prierai pour la personne dont vous me parlez et serai à votre disposition, au moment voulu, pour m’occuper directement d’elle, quand vous le jugerez bon, dès mon retour. Je compte toujours sur vos prières pour toutes les grandes intentions …»
Car c’étaient toujours ces «grandes intentions» surnaturelles (ici, le sacerdoce) qui passaient en premier. Quand j’eus donné sur lui une conférence dont j’ai précédemment parlé, et sans que ses documents aient pu m’arriver à temps – ce qui me fit effectuer le tour de force d’intéresser un auditoire avec une spiritualité que je connaissais, à défaut d’une biographie insuffisamment précisée: «Merci, m’écrivit-il, pour la «conférence quand même» que vous avez tenue et que si gentiment, vous me contez. Je suis assez confus d’en avoir été quelque peu l’objet, mais content que ce soient les «Pensées» qui en aient été le centre principal, avec un peu de substance à donner plutôt que de la curiosité à satisfaire …»
Sa charité partout et en tout dominait choses et gens, sans nuire pourtant à la vérité. Quand cette dernière ne se révélait pas aussi belle qu’on l’eût souhaitée, du moins, la forme miséricordieuse des mots enveloppait-elle, comme d’un manteau ouaté, l’infirmité découverte. À propos d’un personnage en renom, bouffi d’orgueil, dont j’avais à parler dans un article sans beaucoup le connaître, il m’envoyait une mise en garde, en vue de m’éclairer sans pourtant écorcher l’autre: «Si vous écrivez sur lui, sachez qu’il ne craint pas l’éloge.» Et devant une situation lamentable où s’était mise étourdiment une famille de nos «protégés», lorsque je pensais ne rien pouvoir en vue d’y remédier, lui pouvait encore quelque chose: «Je regrette qu’il y ait eu autour des N … des incidents déplaisants. À distance, il est impossible d’y porter remède. Espérons que tout n’aura pas trop mal fini pour les uns et les autres: je vais faire une petite prière supplémentaire „ad hoc” …» On pouvait deviner que le supplément joindrait la pénitence à la prière; et qu’il ne serait pas aussi mince que le correspondant le promettait.
Ce qui a toujours facilité, entre Mgr Ghika et moi, toute correspondance comme toute action, c’est cette mystérieuse et puissante communication de pensées qui, souvent, au-delà des mots insuffisants, scellait notre entente. Il n’était pas extraordinaire qu’une lettre de l’un appelât, avant qu’elle soit parvenue à destination, une réponse de l’autre: «Comme il arrive souvent, m’écrivait-il dès janvier 1927, par une commune pensée au même moment de l’un à l’autre, nos lettres d’antan se sont croisées …»
Il y eut davantage de par la finesse de perception du Père, canalisée en une grâce de choix sur les besoins de celle qu’il avait adoptée et traitait en fille de son esprit. Un fait – tout de même assez singulier – survenu à Auberive durant un hiver pourrait le prouver. Simplement, et sans commentaires, le voici.
J’arrive donc là-bas, inopinément, dans ma famille, en la vigile de saint Jean, c’est-à-dire au 26 décembre, et vais demander à la soeur Econome de m’ouvrir la petite porte, fermée le matin aux gens du village, mais autorisée pour moi, afin que je puisse, le lendemain, assister à la messe à l’abbaye.
– Comme cela tombe bien! Me répond-elle: le cher prince vient aussi d’arriver (par une autre voie que la mienne) et c’est lui qui célébrera demain!
– Alors, à demain. Et n’oubliez pas la porte?
– Soyez tranquille!
Tranquille, je pouvais l’être de par l’expérience acquise en mes précédents voyages où ce passage m’était fraternellement ouvert. Et pourtant, quand j’arrivai le lendemain matin, dans une nuit que seule la neige du sol éclairait, je me heurtai à la porte implacablement close! Malgré sa bonne volonté, la soeur avait «mangé le morceau»!
Je n’avais aucun moyen de me faire entendre depuis cette porte dépourvue d’une sonnette, parfaitement inutile de ce côté, étant donné la distance qui, à travers une immense cour d’honneur, des cloîtres et des corridors, séparait cette entrée de la chapelle. De plus, Mgr Ghika ignorait mon arrivée. Raisonnablement, il ne me restait qu’à repartir. Mais le coeur a ses raisons … Sottement, enfantement, je m’obstinai à demeurer là un bon moment, cognant du poing le fer de cette lourde porte, dans un chagrin proche des larmes …
Et puis, tout de même, je dus finir par m’en aller. Mais la soeur n’allait pas «l’emporter en paradis»!
– Alors? Vous m’avez oubliée, ce matin, lui dis-je en la revoyant dans la journée.
– Oh! Mon Dieu, c’est vrai! Totalement oubliée! Reconnut-elle avec confusion.
Et, sans s’attarder aux excuses, elle poursuit:
– Le Père savait que vous êtes à Auberive?
– Non. Pourquoi?
– C’est qu’il est arrivé quelque chose de si curieux, ce matin, à quoi personne n’a rien compris. Exactement, d’après ce que vous me dites, à l’heure où vous tentiez de venir. Il ne se décidait pas à commencer sa messe. Plusieurs fois, au pied de l’autel, avant et après l’Introïbo, il s’arrêtait, il attendait, il se retournait, inquiet … On a failli aller lui demander s’il n’était pas malade, s’il y avait quelque chose d’insolite … et quoi? …
Ce qu’il y avait, il me le dit lui-même ensuite:
– J’ai perçu un appel angoissé de quelqu’un dans la peine, et j’ai failli dire aux autres: «Allez donc ouvrir! Il y a quelqu’un d’enfermé qui souffre!» Mais ouvrir quoi? Il n’y avait que des placards alentour. J’étais moi-même bien malheureux de ne pouvoir répondre à cet appel et j’hésitais, j’hésitais … Il a bien fallu pourtant que je finisse par me décider à monter à l’autel!
À cette seule différence qu’il sentait mon âme «enfermée», alors qu’elle souffrait d’être dehors, sans possibilité de joindre ceux qui se tenaient, eux, sous clôture, l’histoire résume assez bien ce que représentait la commune longueur d’onde sur laquelle le Seigneur tenait son fils de choix, et la fille d’adoption de celui-ci.
Les lettres de Mgr Ghika dont j’ai pu avoir connaissance, en plus de celles qui m’ont été adressées, constituent un trésor. Il est à souhaiter de le voir explorer un jour par un auteur qui livrerait aux âmes tout ce qu’il est possible d’en publier.
Ici, je me contenterai de dire brièvement que, sa confiance étant établie en ses correspondants, et la raison pour laquelle il leur écrivait étant traitée, il s’abandonnait lui-même avec une simplicité d’enfant pour parler de ses souffrances, de ses difficultés, de ses travaux, et cette détente dans l’amitié humaine ne faisait que confirmer, amplifier ce que nous avons déjà perçu de sa spiritualité. En toutes réactions, sauf celles qui prennent racine dans le péché, tel s’est révélé pour nous le Jésus de l’Évangile et tel, à sa suite, s’est toujours montré un Vladimir Ghika. Lui aussi sut pleurer devant ses amis et goûter les bienfaits offerts à sa lassitude par de passagers Béthanie. C’est dans l’intimité de ses lettres que nous pouvons surtout l’apprécier à ce point de vue.
De même que son sacerdoce ne l’a jamais cuirassé en face du peuple fidèle, de même, avec ses familiers, jamais il ne joua au personnage distant. Ici encore, quel exemple il pourrait offrir à certains prêtres sur la manière à la fois fraternelle et paternelle d’aborder les âmes! De nos jours, ceux d’entre eux – et des meilleurs! – voulant à juste titre réagir contre l’abus de se voir traiter en «copains» par leurs ouailles, exagèrent la dignité qui les revêt, pour se révéler, et se croire au-delà de l’humain. Il y a là un autre excès dont Mgr Ghika aurait souri. Jamais l’idée ne serait venue à personne de «copiner» avec lui: c’est dans son rayonnement de Dieu qu’il portait sa protection, sans avoir besoin de recourir, pour l’assurer, à des moyens plus ou moins orgueilleux de durcissement. Et c’est pour cela qu’il pouvait se laisser aller à certaines expansions, non seulement sans danger pour lui, mais avec profit pour les bénéficiaires de ses confidences.
Donnons-en quelques exemples, d’abord au sujet de ses souffrances qu’il ne cherchait pas à cacher à qui pouvait le comprendre et le secourir de sa prière. Au moment où il montait le douloureux calvaire d’Auberive. Jean Daujat a cité trois passages de lettres, à lui adressées, qui sont autant de cris d’agonie:
Le 2 août 1927: «J’éprouve une fatigue d’âme poussée jusqu’à la mort intérieure … Je me remets à Dieu du soin d’arranger tout cela …»
Puis, le 9 août: «Le corps et l’âme ont trop pâti d’épreuves ces derniers temps, par trop démesurées. Je ne tiens plus debout que par un double miracle de volonté et de grâce, le premier uniquement attribuable au second d’ailleurs … Priez toujours pour moi, non pour moi-même, mais pour ce qui peut, dans le service de Dieu, dépendre de moi.»
Enfin, le 2 octobre: «Je suis absolument détruit – trop de croix, de peines et de travaux – et peut-être ne serai-je plus bon à rien … Les épreuves, les besognes et les fatigues ont tellement pour moi dépassé la mesure que je suis presque hors de combat. Je compte sur vos prières et celles de vos meilleurs amis pour ne pas trop démériter devant Dieu, ce qui est facile en des situations de ce genre, par accablement et lâcheté.»
À moi-même il eut peu l’occasion d’écrire les souffrances de ces moments puisque, plus proche que beaucoup d’autres amis, je les vivais auprès de lui. Cependant, au cours d’absences momentanées, le laconisme des mots qui me furent adressés en disait bien long aussi sur sa peine.
Dès le 16 mai de cette triste année 1927, et les plus lourds ennuis n’étant pas encore déclenchés, il m’envoyait une carte de Villejuif: «Je voudrais bien causer de vive voix avec vous» (et de choses diverses certainement, mais un court P.S. avouait): «Priez un peu pour moi car les croix que j’ai à porter dépassent par trop …»
Le 16 octobre, alors que j’avais déjà regagné Paris, avec sérieuse avance sur son programme de rentrée: «Si vous le voulez bien, je passerai chez vous samedi … Je reviens d’Auberive où j’ai eu de cruelles épreuves à subir. Je vous en parlerai …»
Ces épreuves, comme nous l’avons vu au sujet de la fondation Saint-Jean, n’ayant fait qu’augmenter durant les années suivantes, me mettaient moi-même, enfant du pays auberiverain, en présence des ragots qu’elles déclenchaient sur place et dans le diocèse. Avec l’habituelle confiance régnant entre nous, je racontai tout au fondateur en lui demandant de me tracer la ligne de conduite sur ce qu’il serait opportun de dire ou de taire lorsqu’on m’interrogerait? La situation ambiguë pour qui n’en avait pas connu les dessous, incitait à tant de prudence! Il me donna les directives nécessaires, sans trop s’étonner des potins répandus. «Je viens de constater par expérience, au cours du voyage dont je reviens, les invraisemblables histoires qu’on avait racontées jusqu’en Belgique à propos de notre pauvre Auberive … Je me recommande à vos prières ainsi qu’à celles de vos amis. Je suis aussi éprouvé qu’on peut l’être en ce moment, et si harcelé de décisions à prendre de tous côtés que j’ai autant besoin de lumière que de force d’en-haut pour pouvoir ne pas trop manquer à ce que Dieu voudrait de moi.»
De Rome, le 18 décembre de la même année: «Je suis arrivé à Rome très brisé, plus encore d’âme que de corps; mais celui-ci, malgré sa résistance entamée assez fortement par l’usure de l’âme après les épreuves et les fatigues traversées, Dieu m’a ménagé juste à temps ici une halte relative et une reprise plus nette aussi de conscience des situations.»
Le son de vérité rendu par cette connaissance acceptée des faiblesses de son composé humain n’est-elle pas encore une preuve de plus de son réalisme, aussi bien que de son humilité?
Plus tard, au sujet d’autres affaires, il ne fut pas non plus épargné. Ainsi, au 10 août 1935: «Je traverse une série d’épreuves en ce moment, m’écrivait-il de Bruxelles. Veuillez prier et faire prier par les bons amis pour que Dieu y trouve son compte.» Toujours le souci de Dieu mêlé à la peine, et le besoin qu’«il y trouve son compte»! Toujours aussi cette sensibilité à vif qui ressentait les chocs à l’infini!
Il exagérait? Dira-t-on peut-être. C’est par l’une de ses «Pensées» sur la souffrance que nous répondrons: «Souffrir, c’est ressentir en soi une privation et une limite. Privation de ce qu’on aime, limite apportée à ce qu’on aime. On souffre à proportion de son amour. La puissance de souffrir est en nous la même que la puissance d’aimer.»
C’est bien pour cela qu’il savait aussi se pencher sur les souffrances de ses amis. Il lui arrivait même de les pressentir et d’aller au devant d’elles pour aider celui qui peinait. En face d’une épreuve qu’il me savait traverser, sans que je veuille cependant m’y arrêter et lui en parler: «Je pense bien souvent à vous, m’écrivait-il, et prie bien intensément pour vous. Que devenez-vous? Avez-vous repris courage dans l’immense bonté et avec l’immense force du Dieu qui veille sur vous? J’appelle avec une particulière ferveur sa grâce sur votre destinée. Donnez-moi sous peu un signe de vie …»
Quand la croix s’était abattue, lourde, rugueuse, il se préoccupait de son poids: «Je prie Dieu de ne vous donner à porter que la croix qu’il faut et suis à votre disposition pour l’alléger dans la mesure où je le puis.»
Et quand il n’existait plus d’allégement humain possible, du moins indiquait-il les méthodes de résistance dont il avait l’expérience pour lui-même: «Ne vous laissez pas abattre par l’épreuve. Offrez bien tout à Dieu avec simplicité, avec élan, en union avec les souffrances de Jésus. Et «laissez faire» à Dieu qui saura tirer de là bien des bénédictions et des joies, pour peu qu’il y ait là vraie union, vrai sacrifice, et le moins possible de retour sur soi-même.»
De plus, son utilitarisme spirituel jouait sa partie: «Offrez bien à Dieu, et pour le bien des âmes qui vous sont ou le plus chères, ou le plus légitimement recommandées, toutes vos souffrances unies à la Passion de Notre-Seigneur; elles opéreront d’une admirable façon une fois qu’elles feront corps avec le Corps mystique de Jésus, et plus vous mettrez de foi dans l’offrande, comme dans le résultat de l’offrande, plus vous pourrez attendre de là des grâces de choix.»
À côté des souffrances – les siennes, les nôtres – se dressaient les travaux, les fatigues allant parfois jusqu’à l’épuisement, ce qu’il avouait aussi très simplement:
En janvier 1927: «Je suis débordé de travail et recru de fatigue. Pardonnez à la brièveté de ces lignes.»
En février 1928: «Pardonnez la forme et le contenu de ce billet. Je le bâcle Dieu sait comme, dans un état de fatigue maximum (je me suis trouvé mal à la messe, ce matin)», ceci, avoué en P.S. et la dernière ligne entre parenthèses, à titre secondaire.
Au 5 décembre 1929: «C’est une existence toute désaxée que je mène en ce moment; je ne sais plus où donner de la tête, et l’imminence de mon départ pour la Roumanie vient encore troubler tous mes mouvements. Je pars de Paris le 7 courant et n’ai pu prendre de dispositions pratiques pour …» (Il s’agissait de Notre-Dame de France). «Par ailleurs, tout ce que vous ferez en mon absence sera bien fait. Je vous donne là-dessus pleins pouvoirs … Merci pour vos prières: les croix sont toujours plus lourdes et parfois se renouvellent à l’heure où l’on croyait en alléger le faix. La santé a de très mauvais moments avec des ressauts d’énergie qui sont bien le fait de Dieu seul car, humainement, je suis plus qu’à bout.»
Il y eut pire cependant, en fait de vie bousculée, ainsi qu’en témoigne ceci, en date du domaine de Boziéni, au 15 octobre 1931, après une longue absence: «Je reçois votre lettre. Depuis plus de quatre mois, j’ai été par monts et par vaux, ballotté de missions en missions et de déplacements en déplacements, de Rome à Bucarest, de Bucarest à Rome, avec des retours dans toutes les directions du Nord au Midi, des bords de la mer Noire à la Bucovine. Mon instabilité forcée a été telle que je n’ai pu rester qu’un temps inappréciable au moindre endroit, que j’ai dû renoncer à faire suivre ma correspondance et à y pouvoir répondre en temps utile, et que je me trouve, à cette heure où je suis un peu plus fixé sur un point donné, avec plus d’une centaine de lettres en souffrance qui attendent une réponse. Pour celles de France, le mal va être moindre, car dans très peu de jours, entre le 25 et le 31 de ce mois d’octobre, je pense prendre le train pour Paris avec l’intention d’y rester un minimum de six semaines. Nous causerons alors, et dès mon arrivée, si vous le voulez bien … Je ne vois d’obstacle à mes plans que dans de trop graves complications politiques; elles sont, il est vrai, assez à l’ordre du jour, mais n’ont pas encore, à tout le moins, l’imminence et la portée qui pourraient entraver mon départ.»
Son affection pour sa famille, traduite en preuves de dévouement, surchargeait aussi ses programmes: «Les accumulations de choses à faire pour le mariage forcément hâtif de ma nièce (le congé de son futur mari expire au mois de mai et je dois célébrer l’union le 2, avant le départ des époux pour le Congo) et un assez mauvais état de santé qui ralentit tous mes mouvements, après avoir été jusqu’à m’aliter, m’empêchent de songer à un retour à Paris avant le cours du mois de mai …» (Lettre de Bruxelles, le 20 avril 1934).
À la suite de ce court passage à la fin de mai, il m’écrit, le 7 juillet, depuis la Belgique: «Je suis parti de Paris le 25 juin, après n’avoir fait qu’y repasser, revenant d’Auvergne où j’avais été chercher ma belle-soeur en cure à Châtelguyon pour la ramener en Belgique. Je n’ai fait ici que traîner une bronchite accompagnée de fièvre et de maux de tête sans répit, dont je n’arrive pas à me débarrasser. Activité visible réduite et très désagréable dépression. Je pars pour la Roumanie avec mon frère dans une huitaine (le 15). Retour en France au mois de septembre. Puis, à l’automne plus avancé, un lointain voyage d’Extrême-Orient dont les Philippines sont le centre (Congrès de Manille), etc. …»
On comprend qu’au milieu d’une telle surcharge, il pouvait m’arriver de recevoir une carte à laquelle je répondais, bien entendu, affirmativement: «En courant, deux mots. Je viens de rentrer à Paris, et vous désireriez, me dit D., me voir avant la journée de Récollection d’après-demain? … Puis-je m’inviter demain, samedi, chez vous, pour causer librement de bien des choses? Si oui, répondez sur le pneumatique ci-contre …»
Comme il a déjà été dit, ses collaborateurs avaient à parer aux méandres inattendus de ses itinéraires et à se débrouiller en conséquence! En voici un exemple en trois tableaux:
Le premier, de Rome, au 21 avril 1928: «L’incertitude de mon programme romain qui comporte des audiences point encore fixées, m’empêche de vous donner, pour nos mouvements ultérieurs, des indications chronologiques d’ores et déjà quelque peu sûres. Je ne pense pas pouvoir être rentré à Paris avant le 1er mai. Je pensais d’abord vous donner, comme date de réunion, pour Notre-Dame de France, le 29 avril à dix heures et demie du matin, avec commentaire de l’Évangile; cela ne semble pas pouvoir se réaliser pratiquement, surtout avec la perspective d’un retour à Paris par la Suisse où je dois voir, au passage, du monde de toute sorte. Je crois qu’il faudra nous en tenir à une date déjà prévue pour le mois de mai, le 19 par exemple, si cela convient … Je suis ici tout fraîchement débarqué d’Afrique où ma visite n’a pas été sans fruits, ni au cours du voyage, ni à ses aboutissements, Tunis et Sidi-Saad …»
Deuxième tableau, de Rome, au 7 mai: «Votre lettre m’est parvenue avec un programme et des dispositions qui ne m’ont pas permis de vous répondre à temps avant votre conférence du 6 mai. J’aurai beaucoup à vous raconter au retour. Mais je ne sais quand ce retour qui ne peut plus longtemps être retardé, aura lieu, en définitive. Une audience pontificale, qui ne se fixe toujours pas, est la principale cause du prolongement de mon séjour. J’en arrive seulement à me demander si je serai là le 19, avec le voyage de retour par la Suisse … Et je suis attendu le 20 à Strasbourg pour une messe roumaine solennelle à laquelle je ne puis guère me dérober. Je vous tiendrai au courant …»
Troisième tableau, de Rome, le 10 mai: «Je n’ai eu que maintenant mon audience; cela dérange le programme arrêté. Je ne pourrai me trouver à Paris et y tenir la réunion du 19. La messe matinale du 20, à Strasbourg, avec des ornements et objets du culte que je dois aller prendre à Auberive, me force à combiner ainsi mon itinéraire: la Suisse où j’ai deux affaires importantes à régler en partant d’ici; Auberive où je prends ce qu’il faut pour la messe solennelle orientale du 20; Strasbourg le 20 et peut-être la matinée du 21; Paris dans la soirée du 21 ou la matinée du 22. Tout cela se bouscule terriblement. Mais je dois prendre les choses comme Dieu me les envoie. Je recauserai avec vous, dés mon arrivée, des éventualités de réunion pour suppléer .à celle du 19 …»
Heureusement, sa confiance bien établie, me permettait de remédier à tous les imprévus; et j’en profitais. Les trois tableaux ci-dessus connurent donc un épisode inattendu «Vous faites bien, approuva le 14 mai notre aumônier lointain, de maintenir la réunion du 19, si vous avez trouvé un prêtre pour la présider (surtout le bon Père G.). Je vous avais écrit pour la décommander, ne pensant pas qu’il y eût temps et moyens de suppléer. Mais je suis enchanté que cela puisse se faire, et se faire de la sorte. Prévenez X. qu’une carte de moi a pu alarmer.»
Très rarement, nos avis différaient dans le commun travail à mener. Et si cela arrivait, aucun conflit n’était capable de s’élever, sous le climat de son extrême courtoisie «Pour la messe d’ouverture que vous me demandez, écrivait-il au début de son apostolat à Villejuif, je suis de votre avis, et j’aurai moyen de la dire à l’heure indiquée. Le seul inconvénient d’une combinaison qui n’a que des avantages spirituels, c’est, étant donné que la chose a lieu un dimanche, de priver mes ressortissants de Villejuif, d’une messe dominicale – la seule peut-être à laquelle ils iraient assister, vu la distance où se trouvent les autres églises. Si la nécessité de ce dernier point se faisait trop sentir, j’en serais quitte pour faire dire, à Villejuif, la messe par un ami, l’abbé A. par exemple, ce jour-là; après tout … vous pouvez dire à M. B. que tout va bien.»
Une autre fois, sur un sujet plus grave où il ne s’agissait pas d’accommoder des choses, mais de situer des âmes, au cours d’une retraite à Auberive: «Vous désirez voir M.D. participer à la retraite du 1er? … Si je n’ai aucune objection à faire à son admission parmi nous, après tout le bien, dûment certifié, que vous m’en avez dit, je suis moins affirmatif pour sa brusque apparition à la retraite, 1% d’abord, d’une manière générale, sa venue contreviendrait à la disposition qui m’avait fait exclure pour cette fois toute personne n’appartenant pas au groupe déjà formé … ce qui rendrait une exception délicate et peu facile à expliquer aux collaborateurs (mais ceci est plus secondaire), 2% ensuite et surtout, ne croyez-vous pas que …» (suivaient des considérations fort justes de prudence humaine). Après quoi, cependant, la lettre continuait: «Pesez les choses devant Dieu je laisse à votre prudence et à votre correspondance à la grâce le soin de décider. Je ne connais pas assez la situation pour donner un avis tout à fait circonstancié. Dans ces conditions, si je ne m’oppose pas à la présence de M.D. à cette retraite, je n’y pousse pas et je la déconseillerais plutôt pour les raisons générales et particulières de plus haut, telles qu’elles peuvent se présenter à mon esprit. Vous êtes, surtout pour les raisons particulières seules décisives vraiment dans l’espèce, plus éclairée que moi sur leur portée réelle. Agissez en conséquence après avoir dûment réfléchi et prié, en excluant de votre mieux toutes considérations humaines, pour le plus grand bien des âmes en question … Je clos en hâte cette lettre pour ne pas vous faire attendre, surtout si, résolvant le cas par l’affirmative, vous avez à prévenir à droite et à gauche votre monde en fort peu de temps. (Mais je le répète, même à priori, il me semble qu’il vaudrait mieux sérier les questions).
De telles lignes ne prouvent-elles pas ce que certaines appréciations superficielles ont pu contester appartenir à Mgr Ghika, face aux âmes: un jugement sûr. Non, sa charité ne l’aveuglait pas dans ses appréciations; elle évoluait seulement sur un plan où certains ne pouvaient accéder pour le comprendre.
Avoir relaté les intenses souffrances, les terribles difficultés, les continuelles bousculades de sa vie, comme nous venons d’essayer de le faire, n’est-ce pas donner encore plus de prix à l’admirable sérénité, aux longues patiences avec lesquelles il accueillait chacun, ainsi que nous l’avons dit, comme si chacun eût été seul au monde et comme s’il n’avait rien d’autre à faire que de s’occuper de lui.
Ce voyageur mondial, ce chargé de missions internationales, ce délégué général pour tous ministères, avait le souci du moindre de ces petits, abordé sur n’importe laquelle de ses routes. Et il le prouvait. En voici un dernier exemple sur lequel nous terminerons cette révision de sa vie agitée.
Il m’avait confié, un jour, un Africain à catéchiser en vue du baptême, un splendide athlète du plus beau noir, qui m’eût facilement mise dans sa poche, cuisinier dans un grand hôtel des Champs-Elysées: «Ce ne sera pas très facile, reconnut-il, il ne sait ni lire, ni écrire, et s’exprime mal. Il faudra lui parler «petit nègre».
Or donc, nous parlions «petit nègre» en des séances pour le moins fort originales au cours desquelles mon catéchumène, tout en roulant des yeux terribles, se laissait mener comme un enfant, avec douceur et soumission.
Quand, dans un vocabulaire approprié, je racontais à cette âme affamée de vérité, la merveilleuse histoire de nos Mystères et de nos Sacrements: «C’est beau! beau!», ponctuait-il avec conviction. Évidemment, certaines de ses questions imprévues me donnaient parfois du tirage! Tel ce jour où il me demanda comment on appelait «dans les églises, ces messieurs en pierre qui ont, dans le dos, quelque chose comme les poulets …» Il n’y avait cependant qu’à faire une association d’images pour deviner qu’il s’agissait des anges!
Nos deux bonnes volontés aboutissant toujours à se comprendre, on arriva ainsi au baptême, et puis à la première communion – que Maurice-Ignace (alias Fodé-Touré) fit à mes côtés, dans l’intimité d’une de ces messes matinales de paroisse, plus spécialement réservées, semble-t-il, aux petits de la terre et aux travailleurs – et encore au sacrement de Confirmation qu’il reçut, cette fois avec plus de solennité, dans l’oratoire particulier de Mgr Chaptal.
De loin, à travers sa catéchiste improvisée, le prince Ghika suivait l’évolution, vraiment très consolante, de notre Noir. Car il évoluait au double point de vue spirituel et culturel. Pour mieux se nourrir de l’Évangile, il m’avait demandé de lui apprendre à lire. J’en avais confié le soin, faute de temps pour l’assumer, à une vieille demoiselle experte dans l’art d’enseigner aux enfants les premiers rudiments du français. Et là aussi, tout allait bien quand, dans sa confiance sans limites en mes supposés pouvoirs universels, il me pria de lui trouver … une femme! Pas moins, puisqu’il voulait fonder un foyer chrétien, et solide. Après tout, ce n’était pas tellement compliqué.
Avec un prêtre devenu son confesseur en sa langue soussous, on tenta d’y arriver. On y arriva. Dans la colonie des noirs où on l’avait introduit, une charmante petite négresse commençait à s’entendre au mieux avec lui quand je quittai momentanément Paris pour des vacances.
Je m’attendais, au retour, à assister au mariage; et puis? À quoi encore? … Ils allaient être deux maintenant à me quémander Dieu seul pouvait deviner quoi! Mais Dieu trouva plus simple, sans doute, d’envoyer à son cuisinier en marche vers la sainteté – car il y avançait d’un bon pas! – une de ces broncho-pneumonies qui tordent si rapidement les Noirs.
Sans bruit, sans histoires, et sans sa catéchiste, notre Fodé partit ainsi vers son Seigneur: mais non pas sans la présence de celui qui se trouvait toujours à point pour consoler et bénir. Dans le cortège, un visage ivoirin, entouré de boucles d’argent avait pris place.
Et le lendemain, Mgr Ghika, entreposé à Paris pour quelques jours, m’écrivait simplement: «J’ai eu la triste nouvelle de la mort de notre bon Fodé-Touré. Il a été emporté en quelques jours et enterré le lendemain de l’Assomption. J’ai assisté à son service funèbre à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, très touchant et suivi par un grand nombre de Noirs très recueillis. Priez pour lui.»
Ses écrits
«Faire penser, c’est entrer non seulement dans l’intelligence, mais dans la volonté d’autrui.»
(Pensées pour la suite des jours)
Le prince Vladimir Ghika n’a pas laissé d’oeuvre littéraire importante au sens général où l’on entend cette expression. Il ne s’est jamais d’ailleurs considéré comme un écrivain; et sa vie, débordée par d’autres occupations, ne lui eût guère permis de longues séances derrière un bureau, plume en main. Pourtant, il a écrit, et de façon remarquable, divers opuscules que nous continuons à trouver en librairie.
Sur quels thèmes? Là encore, nous reconnaîtrons, pour guider ses pages livrées au public, cette continuité de vues, cette fidélité à ce qui lui est cher, qui a marqué chacune de ses autres activités: elles se ramassent sur l’amour de Dieu et la liturgie du prochain. Il écrit parce qu’il a quelque chose à dire, parce qu’il étoufferait de tendresse comprimée, comme d’autres d’égoïsme, et que toutes les façons de la déverser sur le monde lui sont bonnes. Or, avec la culture et l’originalité que nous lui connaissons, il sortira de cette explosion une véritable oeuvre d’auteur: sans l’avoir cherché ni voulu, il est ainsi devenu écrivain.
Il écrit encore, suivant les occasions fournies par sa vie apostolique, quand il a besoin de laisser un enseignement à des gens qu’il va quitter, ou d’approfondir une idée avec ceux qu’il désire hausser vers Dieu: là encore, le voilà à l’écoute de la Providence.
Cette puissante forme d’influence, en bien et en mal, qui s’appelle la presse, a tenté de bonne heure son activité intellectuelle: dès 1906, avec le docteur Paulesco, il eut le projet de former un groupe de militants pour favoriser la diffusion des idées chrétiennes et l’union avec Rome, par la presse et la parole. Mais les adeptes s’engageant bientôt en des polémiques confessionnelles qu’il n’approuvait pas, il ne voulut pas les suivre dans cette voie.
Nous le trouvons alors, l’année suivante, dans la Société littéraire Juninea, dont la revue «Convorbiri literare» qu’elle éditait, publia des articles de lui sur la Roumanie. Plus tard, quand la «Revista catolica» sera fondée à Bucarest, il en sera l’un des premiers collaborateurs et y donnera, de 1912 à 1914, d’autres articles encore d’histoire roumaine. Il n’est embarrassé ni pour découvrir des documents dans ses papiers de famille, ni pour en tirer parti au profit de ses lecteurs.
Chercheur inlassable, nous l’avons vu, dans sa studieuse jeunesse, explorer les archives du Vatican. Il leur accordait une attention soutenue, persuadé qu’elles présentent non seulement un intérêt général pour l’histoire de l’Église, mais aussi pour celle de la Roumanie; et non seulement par leurs dossiers, mais aussi par les lumières qu’elles projettent sur le problème de l’Union chrétienne qui l’a toujours préoccupé.
Voilà pourquoi il avait prévu de monter une équipe occupée au dépouillement de ces archives, ce qui se réalisera après la première guerre mondiale par la création de l’École roumaine de Rome. On a reconnu que ses remarquables articles sur les archives du Vatican, publiés auparavant, le classent parmi les historiographes de choix de la Roumanie.
Avec de tels antécédents, il est normal de le voir former plus tard, vers l’année 1930, quand il fut revêtu de la dignité sacerdotale et lancé dans les oeuvres que nous savons, le projet d’une collection qui traiterait «des réalités de la foi dans la vie et des réalités de la vie dans la foi». Tâche énorme dont son existence dispersée, mangée sans arrêt, ne lui permettait pas d’assumer la direction. En confier le soin à des amis, à des religieux qualifiés pour la mener à bien, voilà ce qu’il fit en leur communiquant son plan déjà solidement établi. Mais, tout en louant l’excellence de ce plan, les collaborateurs élevèrent des objections de forme, de fond, de temps à trouver pour une telle entreprise, si bien que le projet, tel qu’il avait été conçu, ne vit pas le jour, bien que Mgr Ghika crût «le geste attendu» par tout un public: «La foule à laquelle on s’adresse est saintement travaillée par la communion fréquente, et secrètement bénie par la communion des enfants. Ce n’est plus la foule d’hier … Les leçons de la grande guerre ont prêché, en quelque sorte … La préparation ascétique et purificatrice a été faite ainsi sur une échelle massive et grandiose pour beaucoup d’âmes … Jusque dans la foule indifférente, il s’est fait une sorte de gymnastique spirituelle.»
Trente ans d’avance, il prévoyait donc cette forme de «culture spirituelle des masses» à laquelle nous sommes arrivés aujourd’hui: les nombreux volumes publiés dans ce sens, en diverses collections, de nos jours, feraient la joie du précurseur qu’il fut en ce domaine lorsqu’il soulignait l’opportunité d’une telle action.
Mais à son époque, il n’était pas encore compris, à plus forte raison, suivi … Du moins, fervent de son idée, sans collaborateurs, il apporta individuellement sa première pierre à l’édifice souhaité par la publication de trois brochures, en 1932: «La présence de Dieu – La liturgie du prochain – La souffrance». D’autres suivront.
Sous des formes diverses, mais toujours orientée vers les mêmes buts, s’est ainsi édifiée son ceuvre littéraire [8].
Les seuls titres de ses oeuvres ramassent bien ce que l’auteur a dit lui-même dans la «Visite des Pauvres»: un titre peut être «vaste comme une âme, et comme une âme où Dieu se meut».
Dans la sienne, Dieu s’est toujours mu à son gré. Et Dieu a donc passé à travers chacun de ses mots.
«Prêcher, si mal que je le fasse, disait-il un jour, humblement à un auditoire, c’est prier en public.» On pourrait certifier de même, devant les ouvrages qu’il a laissés, qu’écrire, pour lui, fut aussi prier en public.
Mais le faisait-il «si mal» qu’il voulait bien le dire? Certainement non! Débordant de vie, il possédait le don de l’image, du trait original. Par ailleurs, son raisonnement serré, son sens réaliste lui fournissaient des phrases lapidaires. Ses qualités de sensibilité, au service de sa vaste intelligence, donnent ainsi à tout ce qu’aborde sa plume, une éloquence poétique qui lui est vraiment propre.
Jean Daujat en a cité un exemple, que je reprends aussi derrière lui, extrait de «La souffrance» et qu’il qualifie à juste titre d’hymne à l’espérance chrétienne. Après tant de citations appréciées déjà pour le fond, savourons en celui-ci, non seulement la profondeur de pensée, mais la forme qui l’enveloppe et lui donne valeur de riche écrin autour d’un joyau:
«Dieu est le Père du Serment, et nous sommes les enfants de la Promesse: Lui, le Père du Serment d’amour, et nous, les fils de la Promesse de joie … Nous sommes créés, nous avons été rachetés, nous pouvons être sanctifiés, nous nous trouvons ainsi trois fois portés dans les entrailles de Dieu, dans ses viscères de miséricorde, ces viscères d’un Esprit infini qui ne peuvent avoir ni forme, ni nom, mais dont nous devinons la nature et la puissance de vie quand nous les appelons Pitié et Tendresse, Création, rachat et salut, trois paternités nous blotissent en ce Coeur divin que nous ne pouvons nommer sans que vienne s’émouvoir la matière même de notre coeur, si loin de Dieu en apparence, sans que le tressaillement parti de l’Être qui ne se connaît pas d’origine, ne vienne se communiquer et ne s’éprouve dans cette chair née d’hier, pleine de fin et de rien, dans cette misère mouvante qui, demain, va périr, mais qui, pour avoir entendu Dieu, sera elle-même associée un jour – quand il n’y aura plus de jours – à la gloire de l’âme.
«La Promesse se réalisera; jusque là, l’attente nous remplit, la sûre attente du bonheur suprême, qui est déjà du bonheur, peuplant la conscience d’une foule de désirs magnifiques, impatients comme des aigles captifs, qui battent des ailes, toujours prêts à s’envoler.
«… Les anarchies et les convoitises de l’armée du mal, attendent ce que, dans leur langage conventionnel, elles nomment le grand soir. Nous, chrétiens, nous attendons le grand matin de la vie éternelle, quasi mane expansum super montes. Le grand matin, déjà répandu sur les montagnes, celui dont les reflets brillent déjà sur toutes les hautes et belles choses, sur toutes les plus saintes et les plus audacieuses créations de Dieu, sur tout ce qui monte vers Lui et L’approche. Montons sur les cimes de la sainte Attente, sur ces montagnes qui reçoivent déjà le jour d’en haut. Nous irons y voir, non point comme le Prophète, une terre promise, mais un ciel assuré. Et nous irons encore au-delà. Enfants de la Promesse, nous sommes aussi, selon la magnifique expression de l’Écriture, les enchaînés de l’Espoir. Regardons la chaîne qui nous tient et ce à quoi elle nous relie: quelle chaîne mystérieuse, cette chaîne d’espoir! Impalpable comme un frisson de clarté, solide comme l’acier, indestructible et ténue, pareille à un rayon réfléchi, elle va de l’infini à nous, de nous à l’infini. Elle franchit l’abîme avec une légèreté divine, elle ondule, sûre, droite, rapide comme la lumière, douce comme la caresse du lointain soleil. Tout ce qui flotte dans ses transparences s’illumine et danse en étincelles sur son trajet. L’âme se meut tout le long de sa splendeur.
«Après avoir baisé cette chaîne de feu que nous jette la Lumière de Lumière, le Dieu de Dieu, remontons la droite et pure ligne qu’elle trace dans l’azur. Suivons-la. Jusqu’où nous mènera-t-elle?
«Nous allons, et autour de nous s’élargissent comme des ondes de force, les échos des paroles sacrées, les choses jurées, et jurées par Dieu, les grâces répercutées de l’amour divin; autour de nous s’épanouissent je ne sais quelles divines résonances. Elle s’arrête, elle s’arrête soudain: il y a là comme un invisible génie, étrange, solennel. Voici quelque chose comme une porte de mystère. Voici très haut dans le ciel comme une porte. Pour l’heure de nos prières, nos rêves et nos anges, seuls savent la passer. Ouvrons-la d’un coup, avec toute la force des ailes de notre foi qui nous transporte jusqu’à elle comme en songe et en esprit. Le coup d’aile l’a ouverte à deux battants. Derrière nous, au-dessous de nous, voici la terre – des cimes perdues qui s’effacent – les derniers linéaments des maisons d’épreuve. Devant nous, le ciel où ce que nul oeil n’a pu voir, nulle oreille entendre, nulle âme osé songer, est réservé à ceux que Dieu aime.»
À côté de ses brochures, Mgr Ghika donne souvent des articles sur des questions religieuses, artistiques et même politiques en diverses revues où sa signature est recherchée: au «Correspondant», en 1919; à la «Revue des Jeunes», de Paris, dont il fut un des collaborateurs et où, en 1921, on le trouva spécialement qualifié pour traiter de «L’Église et la nouvelle Roumanie».
En 1923, l’année de son ordination, la revue «Les Lettres» ayant ouvert une enquête menée par Maurice Vaussard sur «le nationalisme et la conscience catholique», il ne craignit pas d’y envoyer une réponse allant contre beaucoup d’opinions courantes, nées des ressentiments de la guerre encore proche. Lui, se dresse aussi bien contre «l’impérialisme matérialiste» que contre «le nationalisme idéaliste», pour défendre un nationalisme modéré qui respecte la liberté de l’Église … qui est «généralement salutaire, quoique accompagné de phénomènes morbides qui se produisent quand une lésion a été apportée, soit à l’intégrité de l’âme d’un peuple à travers les siècles (révolution) soit à l’intégrité de ce qu’on peut appeler son corps (lésions territoriales)». Alors, même en ses excès condamnables, il le préfère encore à l’internationalisme.
Telle que nous connaissons la fidélité du prince Vladimir Ghika à ses amis, nous ne nous étonnerons pas de le voir les aider au moyen de sa plume quand ils ont besoin d’être soutenus, sinon défendus. Plus haut, nous avons parlé de la manière dont il présenta les idées de Jacques Maritain, au sujet d’Aristote, durant une polémique avec Jacques Chevalier, dans un article paru à «La Documentation catholique».
Sur un sujet tout différent, on appréciera la préface qu’il composa pour l’ouvrage de son grand ami, Edmond Joly, «La chambre des saints, à Rome» [9] : «Celui qui signe la Préface du présent livre le fait, entre autres motifs, pour remercier celui qui a écrit ce livre, de l’avoir écrit, et de rendre ainsi, dans ces pages, plus palpable encore cette doctrine qui lui est chère de la transcendance et de la familiarité se compénétrant l’une l’autre de si près dans notre foi.» Après avoir remercié, il appuie fortement la thèse ici traitée et déjà révélée par le seul titre:
«On pourrait croire qu’il y a, sous ce titre, une sorte d’intention poétique, une mystérieuse image, bien mise en saillie pour piquer la curiosité du passant. Il n’en est rien. Si le titre est beau, s’il «chante» à souhait, il est aussi très simple et très loyal. Ce n’est pas un de ces titres voyants, tout en littérature qui valent ou souvent dépassent le livre par eux énoncé, ou qui appellent à l’acquérir, d’indiscrète mais agréable façon, le lecteur. Il s’agit de la chambre des saints au sens propre, direct et concret de ces mots – et de la chambre des saints à Rome. Il s’agit de ces chambres mêmes où vécurent les saints, et où l’on trouve, en toute son humble et poignante réalité, le saisissant contraste de ce que, depuis le Dieu fait homme, les plus lointains reflets des êtres associés par Lui à sa vie, peuvent apporter en ce monde de présences agissantes et sacrées.»
On devine combien et comment il put s’ébattre à l’aise en un tel sujet pour développer ce qu’il en pensait dans les pages de sa Préface, comme son ami Edmond Joly l’a réalisé dans les 270 pages de son volume. Les lire est à la fois un régal et un enseignement que nous souhaitons à ceux qui veulent approfondir leur intimité avec ces grands frères, en avance sur nous, que sont nos saints.
Des «Pensées pour la suite des jours», nous avons souvent parlé au cours de ces pages. Nous en avons cité assez pour comprendre l’importance qu’elles ont représenté dans la vie de Mgr Ghika, et ce qu’elles peuvent apporter, méditées et vécues, dans les nôtres.
Quand il m’en adressa un premier volume, il s’accompagnait d’une dédicace parlante: «A …, en demandant à Dieu, pour elle, une „suite de jours” de plus en plus chargés de grâces». C’est bien ce qu’il en advenait pour lui-même et ce qu’il souhaitait à ses amis. C’est bien ce qui nous a valu l’enseignement qui demeure ici, sous une forme exquise, guidant affectueusement le lecteur sans avoir l’air de l’enseigner.
Comment furent-elles composées? Au jour le jour, suivant circonstances et inspiration, il notait ses impressions sur de petites bandes de papier gardées soigneusement ensuite, ou sur un agenda portatif. Il lui arrivait d’utiliser l’une ou l’autre pour éclairer ou fortifier une âme en proie aux épreuves qui lui avaient inspiré telle ou telle conclusion. C’est ainsi, en constatant leur bienfaisant effet, qu’il en fit imprimer et circuler d’abord un premier volume, que d’autres suivront …
Il restait encore, dans ses manuscrits, quand survient la guerre de 1939, beaucoup d’inédits qui auraient suivi la même voie d’apostolat discret et fécond s’ils avaient pu être livrés au public. «Feuillets semés élégamment de phrases, a écrit Léon Dufour, et harmonieusement cadencés, riches de pensées et de leçons. Nous dirons, avec Francis Jammes, que cette voix nous est douce à entendre. L’âme est désaltérée et rafraîchie, illuminée et réchauffée pour vivre courageusement sa vie quotidienne.»
C’est tout, et c’est suffisant, sans demander aux petits volumes un plan rigoureux d’exposition. On y traite des béatitudes, de la grâce, de la liberté, de la joie et de la souffrance, du sacré et du profane, de la richesse et de la pauvreté, de toute cette trame sur laquelle chaque homme est convié à broder sa vie; et la trame n’en devient que plus solide, la broderie plus fine; les problèmes posés par les noeuds à consolider, les nuances à mêler, s’éclairent. Une réponse est apportée aux questions suscitées par notre existence, en notre temps.
Le meilleur éloge à en faire est de dire qu’il s’agit de «pensées qui font penser», et dans un tel style que Francis Jammes a pu parler, en sa Préface, du «génie» de Vladimir Ghika.
Le volume des «Entretiens spirituels» nous permettra de retrouver la plupart des thèmes dont nous avons eu à parler au cours de ces pages:
La présence de Dieu? … Nous savons que Mgr Ghika vivait dans un émerveillement sans fin devant cet Amour de Dieu, et ce qu’il opère sans arrêt pour nous. Il en était obsédé, comme il l’a écrit dans la „Liturgie du prochain”: «Ce n’est pas chose exceptionnelle que j’entends souligner par là, ni pour aujourd’hui plus que pour tel autre jour de notre vie. C’est, manifesté seulement de façon plus sensible et plus intensifiée par les circonstances, le sentiment tragique et humiliant, mais si doux et si bon, qui m’obsède et me transporte tous les jours, de cette présence continue de Dieu, du Dieu présent partout et en tout, que nous ne devons pas un instant perdre de vue, si nous n’arrivons jamais à Le posséder assez, et qui n’en inspire à la fois par là en notre misère mieux reconnue, que plus d’amour il reconnaissant, de stupeur et de saint désir d’une union plus étroite.»
Ce qui eût été étonnant, c’est que, respirant ainsi en Dieu, Mgr Ghika n’ait pas senti le besoin de l’exprimer en des pages qui compteront parmi les meilleures de ses publications.
De même, prenant au sens absolu le second Commandement, semblable au premier, il en partage avec nous la beauté dans son étude sur „La Liturgie du Prochain”: «… Fuyez le formalisme et la routine, les mêmes que ceux qui sévissent à l’autel, chez le prêtre coupablement attiédi … Puissiez-vous remplir à souhait cette sorte de sacerdoce royal si généreusement dévolu, sans condition, à toute âme chrétienne et dont Jésus nous a dit qu’il servira de pierre de touche pour établir la valeur même de nos âmes, au Jour du Jugement.»
De «La souffrance», nous savons, sans y revenir, à quel point il était qualifié pour en parler!
Sur l’Heure Sainte aussi, son expérience lui permettait d’écrire à fond, lui qui passait des heures immobile devant le Saint Sacrement, lui qui, du jeudi au vendredi saint, y demeurait la nuit entière! C’est dans un pur climat de réalisme naturel et surnaturel qu’il y menait son face à Face avec Dieu: «Faites que l’heure marquée en notre chair par les battements de notre coeur en Votre Présence, soit une heure acheteuse d’Éternité, gardée pour l’Éternité, retrouvée dans l’Éternité.»
Au seuil de sa vie mystique, directement plongée en Dieu par l’Eucharistie, nous nous arrêtons, cloués par l’instinctif respect des «secrets du Roi» qu’il dut si profondément pénétrer! Ce qu’il en laissait transpirer, au cours de ses Heures Saintes prêchées, puis fixées en sa brochure, nous permet pourtant d’en approcher pour en vivre nous-mêmes:
«Je demande à Dieu d’être à la fois Celui qui m’inspire, Celui qui m’écoute et Celui qui vous parle. Dès qu’un être traite de Dieu avec ses frères, en effet, le milieu où l’on s’entend est Dieu Lui-même comme Il est la source et la fin de tout l’entretien. Rien de ce que je vais tenter, avec la grâce de Dieu, de tirer pour vous de mon âme n’ira à la vôtre si cela n’est pas né de moi en Dieu, pris en Dieu pour vous, porté par Lui en vous et, en vous, reçu par Lui … Si vous êtes assez en présence de Dieu, nous nous entendrons aujourd’hui, Dieu saura se faire entendre en nous. Mettez toute votre pensée en Lui, et vous serez étonnés de L’entendre parler si fort peut-être à travers de faibles et insuffisantes paroles …»
Ce climat ainsi établi, les «faibles et insuffisantes paroles» y projetaient leur lumière: «Le Coeur de l’Homme-Dieu, nous allons le contempler un instant en le mettant, pour le mieux comprendre, auprès des nôtres. Et dans ce travail de rapprochement, je voudrais les tenir tous comme ramassés dans cette unité qui ne fait de tous qu’un coeur et qu’une âme, afin de les mieux saisir et de les apporter en quelque sorte d’un commun élan, ainsi unis, près de ce Coeur qui les a aimés avant que le monde fut, qui les a fait battre depuis qu’ils sont, qui leur donne toute force pour faire le bien, qui leur réserve, à ces coeurs fidèles, l’indicible tremblement de la résurrection, et l’ivresse de la vie divinisée dans l’Éternité … Voici des coeurs qui agonisent, des coeurs qu’arrête la mort: le Coeur divin veille sur eux. La nuit dresse les fantômes douloureux de nos misères sur les coeurs agités par le souci, secoués par les larmes, tordus par la souffrance, ou frémissants de péchés: le Coeur divin veille sur toutes ces veilles amères. Le Coeur divin, Lui, suit pour eux tous la prière éternelle, jamais défaillante, qui intercède, qui va du Fils au Père dans le Saint-Esprit, pour la bénédiction, le rachat, la joie, l’union de toutes choses en la même unité que Dieu. Ce Coeur-là contient, dans l’amour qui l’anime, tous les êtres et toutes les choses; nous-mêmes, nos prières, nos destinées, le poids horrible de nos fautes.»
Au sujet de «La Visite des Pauvres», nous savons, déjà qu’il s’agit de conférences de formation données aux Dames de Charité de Bucarest, avant la guerre de 1914, et éditées ensuite en brochure.
Pour en mieux apprécier la qualité, peut-être ne sera-t-il pas inutile d’indiquer aussi le climat dans lequel elles sont nées? Il ne s’agissait pas alors, comme le précise l’auteur dans sa préface, d’une «leçon d’un professeur en sa chaire, mais de la voix d’un ouvrier du Royaume de Dieu qui expose à d’autres ouvriers de ce Royaume, afin de leur rendre la tâche plus aisée, le fruit de ses recherches, de son expérience, de ses aspirations». Mais de quelle façon admirable, faite à la fois d’élévation et de charmante simplicité, ces aspirations ne sont-elles pas communiquées!
Il serait trop long d’entrer dans le détail de ces pages où le prince Ghika a ramassé toute sa charité, pétrie de tendresse surnaturelle, pour les déshérités de la terre. Nous citerons seulement cette prière, qu’il composa à cette époque, qu’il devait retrouver au cours du lent martyre précédant sa mort, au dos d’un Billet d’admission à l’Association des Dames de Charité, et qui lui arracha, à ce moment (c’est-à-dire quelque 50 ans plus tard) ce cri de bonheur: «C’est une grande joie pour moi de penser que 40.000 Dames de Charité, peut-être, récitent cette prière que j’ai composée autrefois pour la «Visite des Pauvres»:
«Seigneur, je vais aller trouver un de ceux que Vous avez appelés d’autres Vous-même. Faites que l’offrande que je lui apporte et le coeur avec lequel je la donne soient bien accueillis par mon frčre malheureux. Faites que cet instant passé auprès de lui, en cherchant à lui faire du bien, porte pour lui comme pour moi, des fruits de vie éternelle.
«Seigneur, bénissez-moi de la main de vos pauvres!
«Seigneur, soutenez-moi dans le regard de vos pauvres!
«Seigneur, recevez-moi un jour dans la sainte compagne de vos pauvres.»
Nous avons dit que Mgr Ghika aborda le théâtre avec une pièce sur «La femme adultère». Elle comprenait un Prologue, un Acte, et un Epilogue. Pour personnages: le mari (Samuel), la femme adultère (elle n’a pas de nom. Elle est «la femme adultère». L’Epilogue l’appelle tacitement Véronique), et La Foule.
Représentée aux journées d’Art chrétien, le 6 février 1931, elle n’alla pas sans inquiéter son auteur, car si la miséricorde avait magnifiquement inspiré le texte, l’ensemble se révélait plutôt fait pour la méditation que pour la scène «Je serai tant soit peu en „service commandé” aux journées d’Art chrétien, m’écrivait-il quelques jours auparavant. La pièce du 6 ne s’annonce pas très bien comme réalisation. On me rassure avec le miracle habituel (?) de la journée de représentation; les choses voudront-elles s’arranger d’ici là? Une petite prière pour l’oeuvre qui a tant voulu être „une oeuvre pie” … et qui souffrirait de l’échec …»
Il n’y eut pas d’échec d’abord parce que le public réuni à ces Journées était capable d’apprécier la richesse des pensées; et les acteurs capables, eux aussi, de la transmettre; ensuite, parce qu’avec son imagination orientale, doublée de son sens réaliste, notre dramaturge, bien que débutant, avait conçu, puis indiqué tous les jeux et mouvements susceptibles d’animer l’œuvre … Dans l’exemplaire qui me fut adressé ensuite, on lit, au Prologue «(qui se joue extrêmement vite, avec la fièvre d’une bagarre, à rideau baissé, derrière le rideau. Aussitôt les 3 coups frappés, bruits de meubles renversés et de pas piétinant dans la chambre. – Clameurs).»
À la première scène: «(le rideau s’ouvre sur la chambre en désordre tandis que sortent encore rapidement, très excités, et parlant tous à la fois, les derniers de la foule; ce qui se fait alors n’est pas le silence, mais une confusion indistincte de murmures et de bruits qui ne forment qu’un accompagnement sourd, coupé ensuite, au dehors par les exclamations des nouveaux arrivants. Une chambre avec deux larges fenêtres, comme les auvents de boutique orientale, permettant une ample vue sur la ruelle étroite. Entre les deux fenêtres, une porte plutôt basse et petite. Les meubles (quelques chaises, quelques-unes de ces tables-escabeaux dont use l’Orient, des coffres, etc) renversés par la lutte, de-ci, de-là. À gauche: le foyer, une sorte de cheminée très fruste. Dans l’atmosphère de rixe, de poussière et de désastre, tandis que l’on voit par la fenêtre, défiler, vers la droite, des gens qui courent vers le lieu de l’exécution, le mari ramasse les meubles et les objets tombés, et fait comme machinalement, de l’ordre) …» C’est dans ce décor que Samuel vit son propre drame» – avait-on jamais pensé que ce mari-là pouvait, lui aussi, en avoir un? – «coupé par des passages de voisins, de commères, par les huées et clameurs de la foule au dehors, par les exclamations de ses meneurs, jusqu’à ce qu’un inexplicable silence, de la part de ces forcenés, révèle l’arrivée de Jésus. Mais Samuel ignore son intervention; il ne sait pas comment interpréter l’attitude de brusque revirement de la foule qui se disperse; et, croyant que tout est fini, il prend contre la muraille de gauche, près du foyer, «l’attitude du Juif au mur des Lamentations».
À la scène II qui se déroulera uniquement entre lui et la Femme, celle-ci arrive (en titubant par la porte restée entrebâillée et battante, poussée sans bruit. Elle avance, les yeux perdus, exténuée, tombe à genoux, en se traînant vers son mari jusqu’à mi-chemin, au milieu de la scène). Nous vivons alors, entre eux, des moments pathétiquement animés par les mouvements psychologiques qui remuent l’un et l’autre jusqu’à ce que la Femme, pardonnée par le Christ, rayonne assez puissamment son secret de grâce pour en imprégner son mari, puis s’arrache à lui, après l’avoir reconquis, pour aller vers une destinée plus haute.
Ce sera celle de Véronique, dont l’Epilogue nous apprendra l’héroïque intervention sur la voie douloureuse du Calvaire, suivie, comme la Scène de la lapidation, depuis la même pièce où surgissent, suivant les besoins, des messagers du dehors … La Femme y reparaîtra, à la fin («lentement, très droite, le regard fixe, serrant sur son coeur un linge taché de sang, non déplié»). Quand elle le montrera, on y verra se détacher l’image de la Sainte Face. Et, bien que la page finale soit d’une profonde beauté surnaturelle en son texte qui magnifie l’Amour, nous reconnaîtrons – ici comme partout, mais quelle audace, au théâtre! – «la manière» de Mgr Ghika qui indique: («Il n’y aurait pas de meilleure façon de jouer cette fin, pour le public aussi bien que pour Dieu, que de consacrer la fin de l’Acte à une vraie prière devant la Sainte Face»).
On ne peut s’empêcher de penser quel bien pourrait faire cette pièce, mise en ondes aujourd’hui, avec les moyens dont la radio dispose, et souhaiter qu’il se trouve, pour l’y adapter, un réalisateur dont le talent serait au service de la foi.
Nous savons qu’un autre sujet avait tenté le dramaturge qui s’est tardivement révélé en Mgr Ghika: «Barrabas». Il en avait commencé la rédaction, mais j’ignore ce qu’il en est advenu, après l’autre tragédie, si réelle celle-là, qui coupa, en France, ses activités.
Enfin, nous avons signalé «Les Intermèdes de Talloires», nés des entretiens de Mgr Ghika avec son ami, le peintre Albert Besnard, chez qui il lui arrivait de s’arrêter, dans sa retraite savoyarde sur les bords du lac d’Annecy. Ce n’est pas parce que le volume est hors commerce, c’est-à-dire malheureusement inaccessible à la plupart d’entre nous, qu’il faut en taire la beauté. Car ici, plus encore qu’ailleurs, se révèle l’artiste et le poète. Comme Jean Daujat, je dirai que «cette oeuvre – poème et dessins – est pleine d’une fantaisie déchaînée, d’une luxuriance fantastique, en même temps que de poésie profonde et de sens du niystère. Elle montre à quel degré il avait, comme tout poète, la perception profonde du mystère des choses avant d’accéder, par les dons du Saint-Esprit, à la pénétration profonde du mystère de Dieu. Le lac et ses mystères sont ici son point de départ et comme le tremplin d’où il s’élancera jusqu’à chanter, à la fin du poème, le Coeur plein d’amour de notre Dieu.»
À qui objecterait: «Tout de même, on ne s’improvise ni dessinateur, ni peintre sans technique?» nous répondrons que, dès sa jeunesse, le prince Vladimir avait appris à manier, au profit d’oeuvres charitables, crayons et pinceaux. Un sens décoratif, guidé par un goût très sûr, lui permettait d’affronter avec succès, n’importe quel motif. Mais c’est à Talloires qu’il a trouvé son sommet; et ce sommet humain ne fut encore pour lui qu’un barreau de plus à franchir sur l’échelle qui le reliait à Dieu.
Le dernier voyage
«L’humilité est la dernière préparation à l’agonie.»
(Pensées pour la suite des jours)
Mgr Ghika devait quitter la France peu de temps avant la guerre et passer par Villefranche-sur-Saône où, depuis quelques années, un groupe ami l’accueillait avec une joie doublée de ferveur chaque fois qu’il lui était possible de s’y arrêter.
Il y avait là une grande malade qui, à la suite d’une de ses messes, avait ressenti une telle amélioration que, de son lit où elle était clouée depuis de longues années, elle pouvait maintenant circuler dans son appartement. Il y avait le grand salon d’une famille où il célébrait sa messe pour les besoins du monde et ceux des âmes fidèles qui l’aidaient à prier pour ce monde. Il y avait un membre de cette famille – une de mes amies que je lui avais fait connaître – servant de lien entre tous: il l’appelait avec prédilection «soeur Andrée», bien qu’elle fut une laïque aussi jeune que dynamique.
Il écrivait donc à «soeur Andrée», qui m’a communiqué les lettres, dès le 3 janvier 1939, ses projets pour l’année commençante: Villefranche y tenait large place. Cependant, il ne put y arriver qu’au 2 juin.
Grande joie alors chez les amis caladois! (Ainsi appelle-t-on les habitants de Villefranche) et grandes grâces obtenues, semblant devoir être suivies, d’ici un mois, d’une nouvelle visite du voyageur. Il la promit. Mais au 14 juillet, il écrivait: «Il semble que je doive partir directement pour la Roumanie le 2 août et que mon second passage a Villefranche ne puisse se réaliser à la date que je pensais, mais sculement au retour, à l’automne, si Dieu le veut …»
Ce fut la dernière lettre. Dieu voulait autre chose.
L’annonce de la guerre le trouva au domaine de Boziéni en Roumanie; et durant les premières années de cette guerre, il ne fut pas question de son retour en France.
Un nouveau champ d’apostolat s’était ouvert pour lui à Bucarest, au service des réfugiés polonais qui déferlaient alentour. «Il va se dépenser, écrit Mgr Gégout, dans l’article déjà cité, et se surdépenser avec la plus grande prodigalité au service de tous. Il habite chez son frère où, après sa messe, toute la matinée, il reçoit; l’après-midi, il visite les blessés dans les hôpitaux, les malades et les pauvres sous les plus humbles toits. On s’empresse pour l’entendre quand il donne une instruction à l’église du rite byzantin-catholique de la rue de Pologne. On l’arrête dans la rue, quand il passe, pour obtenir un mot de réconfort. Il prêche, il baptise, il confesse, il convertit et son rayonnement est immense …»
C’est avec la permission du cardinal Suhard, archevêque de Paris, qu’il obtient de rester sur place, dans une Roumanie qui ne connaissait pas encore la persécution, pour y continuer l’apostolat exercé à Paris les années précédentes; mais toujours, il se considérera comme ressortissant du diocèse de Paris. Ainsi s’écouleront les années de la guerre.
Il est, en Roumanie, l’objet de la même vénération qui l’entourait en France. Un incident, raconté par le Père Chorong, qui oeuvrait avec lui là-bas, le prouve assez: tous deux rentraient chez eux le soir du grand incendie de Bucarest, en 1943, quand ils croisèrent, dans la Strada Londa, une équipe de pompiers qui travaillaient encore à éteindre les derniers sursauts du feu dans ce quartier ravagé et désert.
L’un d’eux se détacha, traversa la rue. C’était un homme dans la force de l’âge, avec des traits tirés de Fatigue, un visage noirci de fumée et sillonné de sueur. Il vint droit à Mgr Ghika et, sans trouver la force d’articuler un mot, s’inclina respectueusement pour recevoir sa bénédiction.
Lors du terrible bombardement de Bucarest, en 1944, resté dans la ville pour secourir les victimes, on peut deviner ce que fut son dévouement.
Mais désormais, nous ne ferons plus guère que deviner, pressentir. Les nouvelles ne parviendront plus que filtrées, parfois incontrôlables, et nous devrons nous montrer prudents en face d’informations plus ou moins suspectes. C’est pourquoi je ne m’appuierai ici que sur des témoignages qui purent se vérifier par la suite et sont dignes de foi.
Nous savons donc qu’avant les terribles événements qui vont ravager à son tour la Roumanie, et tout en se donnant corps et âme au service des humbles, Mgr Ghika avait noué aussi des amitiés dans le monde, religieux et laïc, des grands personnages; par la suite, elles joueront un rôle important pour lui.
Du côté religieux: la hiérarchie et le clergé catholique roumain, l’archevêque latin de Bucarest, le nonce. Chez les orthodoxes aussi, il avait établi des relations. C’est parmi eux qu’il connut le Père Bontéano dont nous reparlerons plus loin, et son archimandrite Ciobotaru.
Du côté laïc: Bunaciu, ancien élève des Assomptionnistes qui devint un manitou de la police d’État; Stéphan-Nicolau, secrétaire général de l’Académie roumaine, de «l’Arlus», organisation culturelle des relations scientifiques avec les Soviets – lui-même en relations d’amitié avec Parhon; Président du Présidium, ce même Parhon qui fit au Sana son Institut d’endocrinologie, avait été un disciple du Professeur Paulesco que nous avons vu, autrefois, ami intime de Mgr Ghika et qui était mort en 1931.
L’année 1948 allait, comme on le sait, marquer en Roumanie de tragiques événements. Les communistes s’étant emparés du pouvoir, le roi Michel dut abdiquer et partir en exil avec un nombre de personnes très restreint appartenant à sa Maison. La princesse Elisabeth Ghika était du groupe en sa qualité de dame d’honneur de la reine Hélène; et son mari, le prince Démètre, fut autorisé à la suivre.
Mais comment partir en laissant derrière eux le prince Vladimir? Des demandes furent faites aussi en vue de son départ. Nous savons qu’il aurait obtenu, à ce moment, le droit de s’en aller et que, cependant, il demeura dans la géhenne où l’on avait faim, où l’on manquait de tout et où les dangers vous guettaient à chaque pas. Dès l’année précédente, en 1947, des démarches avaient déjà été faites auprès du Gouvernement roumain par l’entremise de la Légation de France, de la part de l’Archevêché de Paris et du Ministère des Affaires Etrangères, pour le ramener en France: sa charité l’a gardé en Roumanie.
Que va-t-il devenir après le départ de sa famille?
Il s’agit d’abord de se loger, et c’est le moins embarrassant; car les Soeurs qui tiennent le sana Saint-Vincent de Paul, oeuvre de sa jeunesse, l’accueillent de grand coeur. Il avait à peu près tout perdu de ses livres, de son mobilier, de ses biens, ce qui n’était pas fait d’ailleurs pour limiter son action … Il s’agit aussi de se nourrir. Cela s’arrange avec les Lazaristes chez qui il vient prendre ses repas, ce qu’il faisait déjà antérieurement. Il s’agit encore et toujours pour lui de souffrir, non seulement du mal commun à tous, mais d’autres encore qui lui sont particuliers: une opération de hernie étranglée, suivie d’une chute et d’une nouvelle intervention, le laisseront très affaibli.
Bientôt, le sana devenant propriété de l’État, le docteur Parhon, Président du Présidium, s’y installe avec ses services. Mgr Ghika y demeurera par la grâce de ce docteur Parhon jusqu’à la déposition de celui-ci, en mai 1952. Il continue à prendre ses repas chez les Lazaristes où quatre prêtres et cinq religieuses vivent petitement, tout de même suffisamment. On n’a pas toujours les cartes de pain suffisantes, mais de discrètes charités y suppléent. Lui, Mgr Ghika, sans se troubler, poursuit son apostolat, célébrant le matin sa messe à la chapelle publique des Lazaristes que les communistes n’occupent pas encore, recevant surtout à la sacristie, car chez lui, il ne peut le faire que deux fois par semaine, et circulant en ville pour y visiter des malades.
C’est un ministère de simple, de pure, d’unique charité; et il lui vaut pourtant d’être classé parmi les suspects puisque, dès Noël 1949, on trouve son nom sur une «liste noire» … «Ne croyez pas, dira un ami commun, compagnon de Mgr Ghika à cette époque, que vous demeurez à l’aumônerie en raison de vos droits. Vous n’y demeurez que par la bienveillance du docteur Parhon. Il est bon, et l’on exécute tout ce qu’il demande.»
Cette sécurité n’était donc que très relative. Elle tenait à un fil: à la faveur du docteur Parhon. Et le docteur Parhon lui-même n’était pas invulnérable.
Pourquoi donc, et de quoi donc Mgr Ghika était-il suspect? «Il se dépense sans arrêt, rapporte J. Daujat, pour aider tous ceux qui ont besoin de secours, se prive du peu qu’il a pour le distribuer; toutes les misères matérielles et spirituelles le trouvent présent. À son contact, les conversions au catholicisme se multiplient. Malgré les tentatives faites pour le faire partir, il veut rester pour ne pas abandonner dans la misère et la persécution tous ceux dont il est la providence constante: toutes les nouvelles qui filtrent disent à quel point sa présence est un réconfort pour tous. Bien que ses activités soient purement religieuses et charitables et n’aient aucun caractère politique, toutes ses démarches sont évidemment étroitement surveillées. En 1952, quatre ans après le départ de sa famille, deux ans après le départ du Père Chorong, on apprend son arrestation. Il y avait pour cela un motif suffisant dans le seul fait qu’il recevait constamment de nouveaux convertis dans l’Église catholique, dans le fait aussi que son extrême pauvreté et son dévouement incessant à tous constituaient un démenti vivant et spectaculaire aux allégations de la propagande officielle présentant la hiérarchie catholique comme d’insatiables oppresseurs du peuple. Le bruit a couru qu’il aurait reçu en secret l’épiscopat, et que les autorités communistes l’auraient appris; il nous est impossible de savoir si cela est exact. Ce qui est certain, c’est qu’après cette arrestation, il fut relâché, mis en résidence surveillée, et qu’il y eut un procès au terme duquel il fut condamné à 30 ans de prison. C’est alors qu’il fut définitivement emprisonné au fort de Jilava.»
Avant d’aborder la fin de sa vie, il nous faut indiquer ici ce que furent ses relations avec l’archimandrite Bontéano, non seulement parce qu’il s’agit d’une conversion d’un personnage important, mais surtout peut-être parce que nous possédons, de ce fait, le dernier travail qui soit sorti de la plume, et par conséquent du coeur du prince Vladimir, durant ces années de guerre.
Le Père Bontéano, converti de l’orthodoxie au catholicisme, puis devenu moine basilien, fut un des fils spirituels de Mgr Ghika et participa à son apostolat à Bucarest. Il a écrit, sous le titre: «Les douleurs de la deuxième naissance», un volume qui est à la fois son autobiographie et le récit de sa conversion: il y a donc là un document historique aussi bien qu’un témoignage religieux de grand intérêt. Son ouvrage fut publié en roumain par l’imprimerie du séminaire gréco-catholique de Blaj, en 1943. Par la suite, en pensant qu’un tel témoignage pouvait être utile en France, il s’agissait de le traduire et d’y répandre le livre: c’est Mgr Ghika qui rédigea une partie des notes indispensables pour qu’il soit compris des chrétiens d’Occident; et ce fut le dernier travail que nous connaissons de lui: recherche des documents, traduction, mise au point, publication ne furent possibles qu’à travers de grandes difficultés; mais le sujet en valait la peine. Pour le comprendre, il faut s’arrêter un instant sur la valeur de l’homme et de l’ouvrage.
Du premier, la feuille du «Vient de paraître» des Éditions Plon, nous dit ceci: «Après quelques années de vie religieuse à Bixad (Roumanie), l’auteur de ce livre vécut un certain temps à Bucarest, alors que le gouvernement du Maréchal Antonesco incitait le clergé et le peuple à une reprise de vie chrétienne. Il exerçait à ce moment un apostolat très fécond, en particulier dans les hôpitaux où il célébrait la sainte liturgie pour les malades et pour les blessés. Il visita ensuite les monastères roumains d’hommes et de femmes, et c’est en revenant du monastère d’Agapia qu’à l’entrée d’un pont, sa voiture sauta sur une mine. Il se releva sans blessures. Un nouveau séjour à Bixad le fit assister à l’emprise croissante des Russes et des communistes roumains. Le Père Bontéano, craignant pour sa sécurité et même pour sa vie, dut se cacher et s’enfuir.
«L’Église catholique de rite oriental n’avait plus d’existence légale. La congrégation des moines basiliens était dissoute. De nombreux religieux étaient emprisonnés. Pour ne pas mettre en danger ceux qui le cachaient, le Père Bontéano, un soir d’hiver 1948, déguisé, la barbe rasée, méconnaissable, quitta Bucarest pour Constanza. Mais le train qu’il avait pris eut, à Ciulnitza (le 21 octobre 1948) un terrible accident dont on ne devait jamais savoir s’il était dû au sabotage ou à l’incurie de la nouvelle direction communiste des chemins de fer. Quoi qu’il en fut, il y eut plus de 200 victimes dont les noms ne furent jamais publiés. Le Père Bontéano était-il parmi elles? Toutes les recherches à son sujet furent vaines, et si ses amis refusèrent de croire à sa mort, il n’en est pas moins impossible d’avancer la moindre hypothèse touchant son sort.»
Quant à la valeur du volume, elle est attestée par de hautes personnalités: le cardinal Tisserant qui s’est intéressé au Père Bontéano lors de son séjour au monastère de Maria-Laack; Mgr Beaussart qui, en 1950, qualifiait de «passionnante» la lecture du manuscrit, en pronostiquant: «Je crois que cet ouvrage est destiné à faire un très grand bien. Il apportera aux catholiques une admirable leçon de choses, en leur montrant par quelles traverses et quelles douleurs peut passer une âme qui est appelée par Dieu à la pleine possession de la vérité catholique à partir de l’orthodoxie. Ceux qui seront pénétrés de l’état d’âme décrit d’une manière si émouvante, apporteront, j’en suis sûr, un respect plus profond aux âmes en quête de la vérité, et aussi une grande délicatesse dans la manière de traiter avec les convertis.»
D’autres témoignages importants ont été apportés. Et ils sont suffisants pour recommander ici ce volume [10] qui, en plus de sa valeur propre, porte sur lui la marque du travail de Mgr Ghika.
Revenons à lui au moment de son arrestation. Il fut donc enlevé de l’aumônerie où il habitait dans la nuit du 19 novembre 1952, «pour une résidence surveillée», nous a dit Jean Daujat, pour la prison, ont rapporté d’autres témoignages, puis, relâché en raison de son grand âge: il venait, en effet d’atteindre ses 80 ans. Ce que tous s’accordent à rapporter, c’est, à cette époque, la tristesse qui, souvent, l’assaillait …
En octobre 1953, nous en avons le témoignage, par quelqu’un de là-bas: «Il vient de passer 3 semaines chez un ami. Il a les cheveux et la barbe coupés, il n’a que la peau et les os, mais il semble rajeuni, l’air de la campagne lui ayant fait du bien. Ce matin, 5 octobre, il pleurait sur mon missel avant le Sanctus (il assistait alors à la Sainte Messe dans la chapelle du Sacré-Coeur et quelqu’un lui avait prêté son missel) … Il lutte avec dignité et courage, je dois même dire sans crainte et avec grandeur, il est bien digne du Maître dont il est le disciple. Il éclaire, par son exemple, nos jours angoissés et nos désespoirs si nous avons la faiblesse d’y tomber … Nous rentrons souvent ensemble, le soir, surtout pendant le mois du Rosaire … Rare est l’instant où j’ai le bonheur de voir la joie sur sa figure: alors, le rire qui éclaire son visage est un rire d’enfant d’une telle pureté et d’une telle douceur qu’il ferait croire au bonheur s’il pouvait encore en exister pour nous.»
Souffrance intime unie au persévérant apostolat! Mgr Ghika, en témoignant que l’une ne saurait arrêter l’autre, vivait encore une de ses «Pensées pour la suite des jours»: «C’est quand tu te sens anéanti par une lourde peine qu’il est bon d’aller consoler les peines d’autrui. Se donner à de pareilles heures, quand on n’est plus rien, quand en soi l’on n’a plus rien, c’est vraiment donner un peu de Dieu … et Le trouver.»
Souffrance intense unie à une persévérante volonté de joie! C’était aussi vivre une autre des «Pensées»: «Une tentation de découragement: «À quoi donc puis-je être bon?» La réponse: «En tout cas, à être bon.»
Nous avons une dernière photo le représentant tel qu’il était environ deux mois avant son enlèvement, avec, au verso, ces paroles de lui: «Faire par amour ce qu’on doit faire par devoir.»
Comme nous l’avons vu, on lui fit donc un procès sur lequel nous avons peu de documents. Sur un incident terminal qui précéda son arrestation, M. l’abbé Ghermann a rapporté, dans sa brochure, qu’un jour, «dans la rue, il attendait que soit donné le libre passage des piétons. Le policier de service qui avait surpris sa fatigue, considérant sa pauvre soutane élimée, sa stature courbée, sa barbe et ses cheveux blancs» (mais les avait-il donc encore vraiment à ce moment?) «fit stopper les autos, le prit par le bras, et le conduisant au trottoir opposé, lui demanda sa bénédiction … Il ne nous a pas été dit ce que coûta à cet homme son acte de courage. Mais la scène n’était point passée inaperçue de certains spectateurs animés d’un autre courage, qui s’empressèrent de la dénoncer aux maîtres du moment.»
Qu’il soit authentique ou non, l’incident est plausible, après celui que nous avons connu du pompier, demandant aussi, en pleine rue, à être béni, pendant l’incendie de Bucarest; mais qu’il ait été la cause de son arrestation, beaucoup en ont douté. Quoi qu’il en soit, c’est au fort de Jilava qu’il vivra sa dernière étape terrestre.
Et dans quelles conditions?
«J’ai été dans les casemates du fort d’Otopéni, quelques heures, après le départ des Allemands, en fin d’août 1944, nous a dit le R. P. Chorong, et je sais que le fort de Jilava est construit sur le même modèle. Je puis donc imaginer le lieu de la détention de Monseigneur, après sa condamnation. Il a dû vivre non pas dans un cachot, mais dans l’une des casemates avec un nombre assez grand de prisonniers. C’est d’ailleurs ce que fait penser le Rapport du Chargé d’Affaires de France à Bucarest, disant, en mai 1954, que Monseigneur «faisait beaucoup de bien en prison et qu’il partageait avec les prisonniers son repas.»
À une époque où peu de renseignements filtraient encore, Jean Daujat pouvait cependant écrire: «On a su que la présence de Mgr Ghika était un constant réconfort spirituel pour les autres prisonniers. Il semble évident que, dans sa prison, il a dû souvent baptiser et absoudre, on ne sait s’il a eu le pain et le vin nécessaires» (ce qui parait impossible) «pour célébrer la messe et donner la communion. Il semble évident aussi que, comme il l’avait toujours fait, il devait distribuer aux autres la plus grande partie du peu de nourriture qu’il avait. Sa mort a dû être la suite logique de la faim, du froid et des mauvais traitements.»
Ces suppositions égalent des évidences sautant aux yeux de ceux qui ont connu le prince Vladimir Ghika: elles sont devenues des certitudes par suite de témoignages postérieurs. C’est vrai qu’à Jilava, il vécut en prêtre parfait parmi les prisonniers, en même temps qu’en homme d’esprit, cherchant encore à les égayer par ses récits de voyages ou autres. Il en résultait, pour lui, de la part de tous, une vénération que rien, absolument rien de sa déchéance physique n’a pu affaiblir.
D’où lui venait une telle force? Non pas du corps épuisé, mais de l’âme qui, jusqu’au bout, l’a gouverné, une âme maintenant identifiée à celle de saint Jean, «le saint de l’exil et de l’attente qui, après avoir été le plus aimé et le plus aimant des disciples, a le plus longtemps traîné son existence sur la terre, au-delà même de la plus grande durée que connaisse, ici-bas, la vie humaine». Quand le fondateur d’Auberive écrivait ces mots, dans ses Constitutions, quand il appelait la méditation de ses disciples sur «la doctrine de “la Croix” enseignée par les deux témoins de la Croix, la Mère de Jésus et le fils adoptif de Marie, qui nous transmettent le sens, puisé là, et la vertu de la souffrance et de la mort»… quand, enfin, dans le cycle liturgique, il s’arrêtait tout spécialement sur «la mort tardive du disciple le plus aimé et le plus longtemps exclu du revoir», avait-il donc le pressentiment qu’au terme de sa propre existence, il lui serait confiiguré?
Toute sa vie se ramassait dans un évident symbolisme pour aboutir, en ces derniers mois tragiques, à une consécration terminale de sa valeur, depuis sa naissance, au jour d’arrivée sur terre du divin Nouveau-Né jusqu’à la proche rencontre avec Celui qui est aussi «l’Ancien des jours».
Tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait dit, tout ce qu’il avait écrit ne l’accompagnait-il pas à Jilava? L’ombre de la prison n’abritait-elle pas, derrière lui, invisibles et proches, tous ces saints qu’il avait célébrés dans sa Préface du livre d’Emond Joly, «ceux qui mirent Dieu plus près de nous, qui nous ont quittés depuis le moins de temps, dont les traces demeurent, si l’on peut dire, encore chaudes de l’Esprit divin»: oui, celui-ci, celui-là, et cet autre «qui se donne tout entier à ses semblables; mais comme, de lui même, il ne saurait que mourir sans pouvoir sauver, la prière vient mettre en ses mains un peu de la puissance céleste. Une vue superficielle qui n’admettrait, dans le récit de ces vies héroïques qu’une douceur de légende, méconnaîtrait le plus magnifique effort de l’esprit humain pour résoudre le problème du mal et y appliquer le seul et souverain remède.»
Sa prière à lui, que devait-elle être, en ces derniers mois? Peut-être encore celle qu’il avait composée à Auberive pour offrir à la Sainte Vierge l’habitat de sa Maison de Charité, transposé maintenant, dans sa casemate en logis de la Souffrance: «Vierge Sainte, c’est la maison d’un fils adopté au pied de la croix que nous avons seule à vous offrir ici. C’est la demeure d’après le sacrifice, et le lieu de la longue attente. C’est une demeure où votre Fils revient sur l’autel et dans les âmes. Vous l’y retrouverez, comme après la Pentecôte, avec le même coeur à la fois meurtri et consolé.»
Son coeur à lui aussi, à la fois «meurtri et consolé», s’en allait à présent vers la vie éternelle dont il nous disait que son attente est «à nous faire trembler d’espoir et de stupéfaction». Mais, avant de l’atteindre, il fallait passer par la mort. Il nous avait enseigné aussi que, même dans les circonstances les plus atroces, «elle perd son aiguillon» pour ceux qui n’ont cherché sur terre que le Royaume de Dieu avant de l’atteindre au ciel.
Comment lui-même a-t-il «perdu cet aiguillon»? Pour le dire, nous emprunterons le témoignage qui nous est parvenu d’un de ses compagnons de prison, qui n’avait pas la foi, et fut publié, en avril 1957, dans «Nation roumaine»
«L’atmosphère pieuse et bouleversante des prisons était particulièrement poignante dans celle où s’éteignit, avec une angélique douceur, Mgr Ghika (de fait, il s’éteignit tout à fait dans une infirmerie deux ou trois jours après avoir été retiré d’avec ses compagnons. De ses ultimes moments, nous ne savons rien).
«Celui-ci, d’une voix à peine intelligible, enseignait à ses compagnons d’infortune que l’essentiel, quand on désespérait, était de ne pas songer à soi, qu’il fallait se pencher sur la souffrance des autres, et qu’ainsi devenus meilleurs, on avait la force de tout endurer. Ce prélat qui avait tant souffert dans son âme et dans sa chair, ne se plaignait jamais; il souriait quand il appelait l’un de ses compagnons «mon fils» ou «mon enfant».
«Il disait : C’est une grande force de savoir qu’on pourrait faire le mal, ou le rendre, mais qu’on fait le bien parce qu’on a le coeur inondé d’amour.»
«Cette foi qui était, chez lui, tout amour, il la communiquait à ses compagnons de cellules. En plein hiver, alors que le froid était atroce, personne, autour de lui, ne se plaignait des douleurs que nul médicament ne venait soulager. C’était comme s’ils avaient tous été atteints par cette contagion de sainteté.»
Oui, cette forme de la sainteté si riche d’enseignement pour nos petitesses et nos faiblesses, couronnait aussi ce qu’il avait affirmé dans l’une de ses «Pensées»: «L’humilité qui met les choses à l’échelle de Dieu est aussi l’échelle qui permet de monter à Dieu».
Ainsi donc, sans bruit, dans sa fidèle volonté d’amour, s’est éteinte «cette tendre vie, déjà céleste sur terre, maintenant à jamais épanouie et triomphante», comme l’a dit son ami, Edmond Joly, de tant de saints qu’il étudia.
Jean Daujat s’est demandé si l’on pouvait décerner à Mgr Ghika le titre de martyr? Il a répondu, et nous répondons avec lui un double oui, en face de sa vie comme de sa mort, sans préjuger, bien entendu, du jugement de l’Église.
Sa vie? «Au fur et à mesure que grandissait sa charité, il a voulu cette offrande volontaire de lui-même de plus en plus totale, il l’a poussée jusqu’à renoncer à sa fortune, jusqu’à la ruine de sa santé, jusqu’à risquer la lèpre au service des lépreux, jusqu’à rester sous la persécution au service des persécutés, finalement jusqu’à cette mort misérable dans un cachot de prison, fin logique en pays de persécution d’une vie donnée à Dieu et à ses frères, et consommation définitive de l’offrande volontaire de lui-même par amour. Certes, on ne peut parler de martyr au sens le plus strict du mot, puisqu’il n’a pas été tué; mais au sens large, la qualification de martyr lui convient bien puisqu’il s’est exposé volontairement à une mort qui devait résulter de la longue suite des privations et des mauvais traitements.»
Et de cette mort, à la fois «misérable et glorieuse», combien les détails apparaissent significatifs, toujours sous la plume de Jean Daujat:
«Il avait écrit dans les “Pensées pour la suite des jours”: «Notre mort doit être le plus grand acte de notre vie. Mais Dieu peut se trouver seul à le savoir.» Comme cela s’est réalisé pour lui-même! Lui qui avait toujours cherché à se dépouiller de tout par amour a été exaucé par le Bien-Aimé au suprême degré par cette mort dans le plus absolu dépouillement, dépouillement de toute présence aimée, dépouillement de tout secours sacramentel, dépouillement de tout soin vigilant, dépouillement de tous objets familiers, dépouillement du plus élémentaire confort, dépouillement de ses vêtements de prêtre, et même de sa barbe et de ses cheveux, dépouillement de tout ce à quoi l’on peut tenir, avec Dieu pour seul témoin, et alors, la joie parfaite d’avoir vraiment tout donné par amour, la joie parfaite dans la foi que l’extinction de la vie en ce corps épuisé a muée aussitôt dans la surabondance de Joie où tout est comblé par Celui qui est la joie même dans l’éternelle Vision.»
En conclusion de ces pages, il convient de se taire, sans commentaires inutiles, pour laisser maintenant le lecteur s’imprégner seul des enseignements sortis d’une telle vie.
Puissions-nous tous le faire, dans la prière, en contact étroit avec celui que nous espérons – suivant un mot de Pascal, qu’il eût aimé! – «éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre».
- J. Daujat:L’apôtre du XXe siècle,Vladimir Ghika– Éd. La Palatine – Paris.
2. Préface donnée à:«Une âme de feu, Mgr Vladimir Ghika» par Michel de Galzain (Edit. Beauchesne – 1962).
3. Yv. Estienne: „Sur la route … avec le Curé d’Ars” Éd. St-Paul, rue Cassette, Paris, 1959.
4. Prince Vladimir Ghika: «Entretiens spirituels», Éd. Beauchesne, Paris, 1961.
5. Du palais d’Auberive: Prince Vladimir Ghika, par Pierre Ghermann, Collection «Convertis du XXe siècle», Foyer N.-D, 184, rue Washington, Bruxelles.
6. Louis Chaigne, Vie de Paul Claudel, Édition Mame, Paris.
7. Prince Vladimir Ghika: «Entretiens spirituels» Éd. Beauchesne, Paris.
8. Aux Éditions Beauchesne:Pensées pour la suite des jours(Paris, 1936). Cette édition définitive reprend les Penséespubliées en 1923, et les deux séries de Penséesparues dans le «Roseau d’Or» (8evolume des Chroniques 1928) et dans «Vigile» (4 Cahier de 1930). Elle est en outre complétée de pensées inédites.
Sous le titre: Monseigneur Ghika, Entretiens spirituels, Les réalités de la foi dans la vie, Les réalités de la vie dans la foi(1961) en un seul volume:
La présence de Dieu,
La liturgie du prochain,
La souffrance,
L’Heure Sainte,
La Visite des Pauvres.
Aux Éditions du Cerf:La Sainte Vierge et le Saint Sacrement.
Rapport donné au Congrès eucharistique international de Sydney, qui parut dans «La Vie spirituelle» de novembre-décembre 1929, et fut ensuite l’objet d’un tiré à part.
À la Société Générale d’Éducation et d’Enseignement:Place et rôle de sainte Jeanne-d’Arc entre nous et le ciel(Conférence, parue ensuite dans le Bulletin de cette Société, en 1924, puis tirée à part).
Au Séminaire St-Basile:La messe byzantine, dite de saint Jean Chrysostome (1924).
Une pièce de théâtre:La femme adultère, mystère évangélique (qui parut chez Énault en 1931).
Hors commerce:Les intermèdes de Talloires (poème illustré par l’auteur du texte, dont il n’existe qu’un petit nombre d’exemplaires de luxe).
9. Edmond Joly:«La chambre des saints, à Rome», Édit. Desclée de Brouwer. Paris (1933).
10. Archimandrite Bonteano: «Les douleurs de la deuxième naissance», Éditions Plon, Collect. «Présences».