Autorul mărturiseşte cu umilinţă că nu l-a cunoscut personal pe Vladimir Ghika, dar s-a folosit de documentele adunate de Monseniorul Octavian Bârlea. El ni-l prezintă pe Monseniorul Ghika în ansamblul unei existenţe care constituie un document istoric important.

Une ame de feu – Michel de Galzain

préface de Cardinal Maurice Feltrin, Archevêque de Paris

Préface

Bien que de nationalité roumaine, Monseigneur Ghika était prêtre du diocèse de Paris. Aussi est-il naturel que l’Archevêque de Paris présente au public ces pages consacrées à retracer sa vie et à fixer son souvenir.
Je me réjouis vivement que puisse être ainsi mieux connue l’âme de cet apôtre ardent. Lorsque j’étais Archevêque de Sens, j’avais suivi les espoirs et les difficultés de la «Maison de Saint-Jean» à Auberive. Depuis mon arrivée à Paris, que de fois ai-je entendu parler de la baraque de Villejuif! Aussi est-ce avec un vif intérêt que j’ai entrepris la lecture de cette biographie, à la fois simple et enthousiaste. J’y découvrais avec joie cette «âme de feu», mais surtout je constatais peu à peu que la personne et l’action de Monseigneur Ghika le situent au coeur des grandes préoccupations actuelles de l’Église: chacun des événements majeurs de sa vie, chacun des traits dominants de sa physionomie spirituelle, répondent à l’un des courants profonds qui marquent aujourd’hui la vie des chrétiens.
C’était un converti. Il était né dans l’orthodoxie. Le passage au catholicisme n’avait pas été pour lui une rupture mais un accomplissement. Ne disait-il pas qu’il s’était fait catholique pour être plus orthodoxe! Cette origine et cette conversion le placent d’emblée, pour nous, dans cette perspective d’unité qui s’est accentuée si profondément depuis lors.
C’était un prêtre. Il avait accédé au sacerdoce au terme d’une longue recherche et d’une lente préparation mettant admirablement en relief la grandeur et le mystère de la vocation sacerdotale, cette réalité vitale pour l’Église, dont l’accueil et la croissance dans l’âme des jeunes fait, à juste titre, l’objet de la sollicitude empressée de tous les pasteurs.
C’était un apôtre. Il brûlait du désir de porter témoignage. Il voulait répandre la lumière qu’il avait reçue et la grâce dont il vivait. Son engagement au service de l’Église, avant comme après son ordination sacerdotale, rejoint les soucis apostoliques et missionnaires de l’Église d’aujourd’hui.
C’était un héros de la charité. Il se mettait dès sa jeunesse au service des plus pauvres. Une fois prêtre, Recteur de 1a chapelle des Étrangers, il aurait pu, sans démériter, s’adonner à un ministère fructueux dans le milieu cultivé dont sa naissance et son passé le rendaient plus proche: c′est un coin déshérité de banlieue qui l’attira.
Rentré dans son pays à la guerre, mais toujours prêtre de Paris, il aurait pu sans faillir, à la fin des hostilités, rejoindre son diocèse et éviter ainsi les périls auxquels l’exposaient son origine princière et son sacerdoce catholique. Il préféra rester avec ses frères les plus éprouvés.
Il témoigne ainsi, une fois de plus, de l’amour infini du Christ et de la charité surabondante que l’Église nourrit dans le coeur de ses fils. N’est-ce pas le signe le plus authentique de la mission qu’Elle a reçue du Christ qui est Amour?
En même temps, il se liait volontairement à cette portion du troupeau du Christ qui tient en nos coeurs et dans le dessein de Dieu une place de choix: cette Église du Silence, humiliée et douloureuse, mais dont le sacrifice, nous le croyons de toute la fermeté de notre foi, portera des fruits abondants pour le bien de toute l’Église du Christ et pour le salut de tous les hommes.

MAURICE, Cardinal FELTIN
Archevêque de Paris.

* * *
«HEUREUX CEUX QUI FONT DE LA JOIE AVEC LA VÉRITÉ.»

«HEUREUX CEUX QUI FONT DE LA JOIE AVEC LEURS PEINES.»

«HEUREUX CEUX QUI AIMENT DIEU CAR ILS NE SONGENT MÊME PLUS À SE DEMANDER S’ILS SONT HEUREUX OU MALHEUREUX.»

Mgr.Vladimir GHIKA
Pensées pour la suite des jours

 

D’une grande famille princière

À se pencher sur la vie de Monseigneur Ghika, un flot d’évocations surgit de la mémoire, comme la contemplation de la mer est liée à un cadre d’anses et de rivages dont les contours se devinent plus qu’ils ne se voient, de roches abruptes, de plages sans bruit, d’horizons infinis sous l′illumination des couchers de soleil orangés. Toutes images qui se retrouvent à l’échelle de l’homme dans cette existence apparemment disparate, rappelant par certains côtés celle des chevaliers lancés à la conquête du Saint-Graal, des Croisés guerroyant pour la possession des Lieux Saints.
Monseigneur Ghika fait d’abord penser à ces Saints de vitraux dont la paix des cathédrales restitue la figure angélique, austère ou souriante selon que l’ombre ou la lumière estompe leur visage ou l’éclaire, reflet de leur existence ici-bas. Point ne furent tristes – un saint triste est un triste saint – mais leur vie faite de contradictions d’autant plus marquées qu’elle fut plus sainte: l’action de Dieu dans le monde, chez ceux dont Il se sert, est empreinte de lenteurs, d’étapes, de détours. Le succès sembla parfois couronner leurs oeuvres, et le lendemain elles gisaient à terre, abattues comme des cases de bambou par un typhon. C’est qu’il était dans les plans de la Providence d’y élever plus tard, à Son heure, un édifice plus vaste et durable cette fois. Le premier architecte peut sembler avoir été inutile ou incapable, c’est tout de même lui qui éleva la fondation initiale. Ainsi de certaines entreprises de Monseigneur Ghika qui passaient de son vivant pour des échecs et qui, lui mort, révèlent les plus sensibles signes du divin.
En quelque aspect, il fait penser encore aux grands prélats du Moyen Âge, au rôle prééminent d’hommes d’Église, doublé d’une influence irremplaçable dans la cité temporelle, tels les Cardinaux, les Ministres d’État, les envoyés plénipotentiaires, chargés de missions secrètes, ou tels les Princes du Saint Empire Romain Germanique, engagés par la puissance de leur rang dans les affaires nationales, mais soucieux avant tout des intérêts supérieurs de Rome.
Prince, Monseigneur Ghika l’était de sang par son grand-père, le dernier souverain régnant de Moldavie, avant la fusion de cette Principauté et de la Valachie, d’où devait sortir la Roumanie moderne, sous le sceptre du Prince Alexandre J. Couza, puis sous la couronne royale de Charles de Hohenzollern, Carol I. La monarchie des Ghika n’était point héréditaire, selon la règle générale de transmission des trônes. La leur était soumise à la nomination par la Sublime Porte avec, sans doute, l’agrément des foules. Mais le renchérissement des bourses d’or pesait plus lourd que l’avis du peuple. Dix princes Ghika gouvernèrent ainsi la Moldavie ou la Valachie, une ou plusieurs fois, au gré des caprices ou de l’avidité des Turcs de Constantinople, aux hasards des victoires, des défaites, des politiques d’alliances dans la lutte de la Croix contre le Croissant. De plus, ils fournirent au pays ses cadres politiques, diplomatique, militaires.
Ainsi, à remonter les âges, depuis Grégoire I Ghika, fondateur de la dynastie au XVIIe siècle, voit-on surgir des hommes d’État énergiques, éclairés et patriotes, songeant avant tout au bien de leurs sujets, les protégeant contre les exactions des boyards, abolissant le servage, fondant la paix sur la prospérité, la prospérité sur une économie saine, développant l’agriculture, l’industrie, le commerce, comme Alexandre Ghika, hospodar de Valachie, dont les innovations sociales effrayaient le cabinet de Saint-Petersbourg, inquiet déjà de son penchant à l’indépendance. En conséquence de quoi Nicolas I le déposa, pratique courante chez les Maîtres des Balkans, tour à tour Hongrois, Turcs, Grecs ou Russes. Alors, quand un Ghika ne régnait pas, il bataillait par les armes ou la négociation pour recouvrer ses droits, allié tantôt des uns, soutenu tantôt des autres, tous cherchant, pour leurs propres fins politiques, à se servir des princes locaux, défenseurs, eux, d’abord de leurs vassaux et de leurs territoires.
Pages aussi confuses, véritable écheveau de Pénélope, que l’histoire de l’Europe danubienne, labyrinthe inextricable de brouilles et de réconciliations, de conspirations et d’intrigues de palais, de crimes même: l’empoisonnement et l’assassinat terminaient fréquemment ces conflits tendant à libérer les peuples chrétiens de l’insupportable sujétion musulmane des Turcs.
Aussi, n’était-il pas rare qu’après règnes ou interrègnes, ils fûssent contraints à l’exil, comme aux premières générations de Ghika Grégoire I refusera d’exiger des Valaques le tribut trop lourd que voulait leur imposer la Sublime Porte et jeta dans le plateau de la balance sa tête, sauvée de justesse. Grégoire II, son fils, passa à l’armée chrétienne durant la bataille de Lewenz; après sa profession de foi catholique à Vienne, il fut fait prince du Saint Empire – honneur périlleux – pour avoir préféré les foudres du suzerain à l’infidélité aux lois du Christ. Plus tard, après un exil en Italie, il redevint prince sur le trône de Moldavie et passa encore à l’armée chrétienne de Pologne à la bataille Hotin, enfin s’exila.
Humanité d’abord, c’était le précepte premier de cet autre Grégoire Ghika qui se prononça pour l’émancipation des serfs tziganes. Et respect de l’équité voudra son neveu. Président de la Haute Cour de Justice, préfet de police, ministre de l’Intérieur, protecteur des Arts et des Lettres dont il tenait le goût par ascendance. Réfugié à Dresde, Alexandre Ghika composait des traités de philosophie; Gouverneur de Samos, Jean Ghika écrivit l’histoire de l’île et à Jassy il fonda une revue, Le Progrès. Et le plus beau type d′humaniste de la famille, c’est peut-être une femme qui le réalisa, Dora D’Istria, traductrice de l’Iliade en allemand à quinze ans! Elle l’aurait tout aussi bien réussi en une autre langue, car elle en parlait neuf avec une telle facilité que chacune d’elles était prise par ceux qui l′écoutaient pour sa langue maternelle. L’italien pour avoir correspondu avec Garibaldi, le français à la perfection en collaborant à la Revue des Deux Mondes et en écrivant entre beaucoup d’autres livres une «Vie monastique dans l’Église orientale».
En Monseigneur Ghika se retrouvent les traits d’âme de cette élite. Des écrivains et des artistes, sa culture étendue en tous sens, son goût des archives et de la recherche historique; des exilés aux quatre coins de l’Europe, son inclination aux grands voyages, de l’Argentine au Japon, missionnaire jusqu’aux extrémités de la terre, comme Saint François Xavier; des diplomates, ses aptitudes à la politique et aux missions de confiance dont il fut maintes fois chargé; des bâtisseurs d’églises à Bucarest et d’hôpitaux à Saint-Pantéléimon, la vocation à une vie plus haute, à l’apostolat du prochain et aux soins des malades; des défenseurs du pauvre et de l’orphelin, son besoin de sacrifice aux âmes déshéritées de la plus obscure banlieue parisienne; des princes du Saint Empire, sa foi jusqu’au martyre en la primauté du spirituel, son dévouement au prince suprême de l’Église.
Son titre nobiliaire d’Altesse, le Souverain Pontifie l’avait doublé d’une dignité quasi princière dans la Hiérarchie Ecclésiastique. Dès 1931, le Pape lui avait conféré une distinction à l’échelle de l’estime qu’il lui portait. À son frère, le prince Demètre Ghika, alors ministre des Affaires Étrangères de Roumanie, il l’annonça au sortir d’une audience privée. Sur le point de se retirer, Pie XI le chargea de ses souvenirs paternels, chaleureux pour Monseigneur Vladimir Ghika.
– Pour mon frère, l′abbé? reprit le ministre, croyant à un lapsus.
– J’ai dit Monseigneur Ghika. Nous l’avons en effet nommé Protonotaire Apostolique.
Ainsi le ministre d’État devenait-il le messager de Sa Sainteté envers un ministre de Dieu.
Rencontre nullement fortuite: élevés ensemble, les deux frères étaient restés liés d’affection et d’affinités réciproques après leurs études. Leurs carrières, différentes, ne les séparèrent point, sinon à la manière des voies ferrées qui, après un noeud de triage, se dédoublent mais demeurent parallèles.
Demètre, le cadet, suivit les traces de son frère dans la diplomatie dont il gravit les échelons jusqu’à devenir le représentant officiel de son pays et à en diriger les Affaires Extérieures.
Vladimir, héritier de la bonté compatissante et généreuse de sa mère, une vraie grande dame, se dévoua aux pauvres et aux affligés. Conquis par le rayonnement unique de l’Église Catholique, il se fît le Héraut du Royaume de Dieu en Occident et son messager dans le monde.
Unis d’un même amour pour leur pays, d’un même désir de faire pour lui de grandes choses, ils réalisèrent tous deux leur dessein, l’un selon le siècle, l’autre selon le Ciel, et un sort semblable d’épreuve les attendait à une croisée de civilisation, en des jours sombres tout proches de nous: Demètre en signe d’attachement à la Monarchie, acceptait l′exil à la suite du Roi Michel; comme les bergers qui après avoir accompagné les troupeaux sur les altitudes redescendent en plaine, la nuit tombée, Vladimir, à Bucarest, consentait à y rester, pressentant peut-être, en tous cas ne récusant pas le rendez-vous qu’il plairait au Christ de lui donner.

 

Le Héraut du Christ

Les premières années

Le grand-père de Monseigneur Ghika, Grégoire V, Ghika X, fut donc le dernier prince régnant de Moldavie (1849-1856). Son père, le prince Jean Ghika, ayant opté pour l’Armée, devint général de division, ministre de la guerre, enfin plénipotentiaire de la Roumanie à Constantinople et en Russie. Par sa mère, il descendait de la famille Moret de Blaremberg, et à une génération au-dessus des Courtonnerre, émigrés français en Russie. Un fils, Vladimir, venu à Bucarest avec le général Kisselef, s’y fixa, prit la nationalité roumaine et devint aide de camp du prince régnant de Valachie, Alexandre Ghika IX dont il épousa la soeur Pulchérie; leur fille, Alexandrine Moret de Blaremberg, fut la mère de Vladimir Ghika, son cinquième enfant.
Né le 25 décembre 1873 à Constantinople, il fut baptisé et confirmé dans la religion orthodoxe de ses parents. La mort précoce, à vingt-deux mois, de leur fils aîné Grégoire leur avait causé un grand chagrin et la santé de Vladimir, compromise dans sa petite enfance par une nurse négligente, leur donna de nouvelles alarmes: graves troubles digestifs, pleurésie à trois ans.
Un surcroît d’affection maternelle en échange de ses souffrances et de sa faiblesse physique n’aurait peut-être pas suffi à le sauver. Un changement d’air était indiqué; les événements s’en chargèrent en 1877 en appelant la famille sous d’autres cieux. Rentré de Constantinople en Roumanie, le prince Jean Ghika prit part en effet à la campagne russo-roumano-turque de 1877 terminée par la proclamation de l’indépendance roumaine. Reconnaissant, le gouvernement le chargea en 1879 d’une délicate mission en Russie. Détaché durant la guerre auprès du tsar Alexandre II, il avait vécu avec lui dans une grande intimité, passant de ce fait pour seul capable d’éviter l’annexion de la Bessarabie du Sud par la Russie. À son retour de Saint-Pétersbourg, il devait se rendre à Paris où il venait d’être nommé in petto ministre de Roumanie. Entre temps, sa femme, la princesse Alexandrine, suivant les conseils d’amis français, avait conduit ses enfants à Toulouse (1879) en vue de leur éducation. Mais le destin disposa autrement: aux obsèques du tsar assassiné, le général Ghika fut saisi de congestion pulmonaire, et bientôt enlevé aux siens (1881). N’ayant plus de raison de se fixer à Paris, la princesse décida qu’elle resterait à Toulouse.
Vladimir qui y suivait les cours du lycée avec son frère cadet Demètre, à un an de distance, avait alors recouvré une santé suffisante. «Doué d’un esprit plus mûr que son âge», lent dans son travail scolaire pour apprendre par coeur et achever ses devoirs, il retenait tout ce qu’il apprenait; en outre, ses goûts de réflexion et de lectures sérieuses conservaient poids et valeur à son instruction, en sorte que son palmarès de fin d’année reflétait un bagage de connaissances rares à son âge.
Plus que les dons de l’esprit, le caractérisait une exceptionnelle sensibilité d’âme. Son instruction religieuse avait commencé assez tôt et ses souvenirs sur ce point remontaient au moins à l’âge de cinq ans; dès lors, «il était pénétré du sentiment de la présence divine». Il fut aussi, dès son enfance, initié aux joies de la charité, puisque «tout petit, il donnait déjà ses souliers aux pauvres, et la première fois qu’il se fit expliquer ce qu’était un «Palais de Justice», ne se mit-il pas à pleurer en constatant qu’il pouvait exister des hommes ennemis les uns des autres»! Larmes plus amères, celles qu’il versa sur sa soeur Ella, «une créature d’élite, douée des plus rares qualités physiques et morales», morte dans la fleur de l’âge, à vingt-deux ans (février 1890). Coup d’autant plus douloureux pour ses frères qu’elle était leur confidente à ce tournant difficile et inquiet de la prime adolescence: dix-sept et quinze ans. Vladimir ressentit alors, dans le désarroi de ce deuil, «un vide complet quant au secours d’une religion».
En fait de religion, les jeunes gens connaissaient surtout celle de leur gouvernante, une protestante d’origine suisse. Le dimanche, elle les conduisait au temple, mais les sermons des pasteurs ne les échauffaient guère plus que les exemples observés dans les familles protestantes de leurs camarades où des règles de vie puritaine semblaient à leurs yeux mal cacher de graves misères morales. De rigueur à table, les discussions sur la Bible, au gré du libre examen, laissèrent à Vladimir une véritable aversion pour ce genre de débats. On le verra plus tard détester les controverses scripturaires et historiques, chez les modernistes comme chez leurs adversaires. Non qu’il ne se plût à la science et au progrès en ces matières, mais il s’insurgeait contre l’affrontement public de sujets propres aux savants, comme s’il avait eu affaire à des âmes semblables à celle de l’Augustin de Joseph Malègue.
Pas meilleur, le souvenir qu’il gardait de ses contacts avec le clergé orthodoxe, au cours de ses vacances d’été en Roumanie. Il confiait plus tard avoir de longues années souffert de ces peines intérieures, de cette crise d’ âme, alors que son intelligence était riche déjà d’études secondaires au lycée, d’une licence en droit à l’Université de Toulouse.
En octobre 1893, c’était Paris et l’École des Sciences Politiques où entraient les deux frères. Mais Vladimir atteint, crurent les médecins, d’une angine de poitrine qui risquait de tourner en vraie maladie de coeur, dut suspendre ses études et mener une «petite vie». Cependant, il demeurait à Paris avec son frère Demètre qui entrait bientôt dans le corps diplomatique roumain, comme attaché à la légation de Paris. En 1895, ils rentrèrent en Roumanie où Vladimir n’accepta aucune charge officielle, préférant rester près de sa mère et l’aider dans l’administration des biens familiaux. Ses contacts avec la plus haute société roumaine, son sens aigu de l’art et son esprit ouvert à tous les problèmes du savoir l’amenèrent à entrer en relations avec les milieux intellectuels, spécialement ceux de la société littéraire «Juninea», la plus parfaite représentation de la culture roumaine pendant un bon demi-siècle. L’amour de ses glorieux ancêtres et un vif intérêt pour le passé du peuple roumain le conduisirent à la bibliothèque de l’Académie roumaine, feuilletant livres et manuscrits, menant des recherches très poussées sur l’histoire des principautés balkaniques, acquérant à ces contacts la formation du véritable historien selon Pierre de la Gorce: «il converse avec ceux qu’il rencontre dans le recueillement de la solitude, il s’attache à eux comme à des créatures toutes palpitantes de vie, de celle qu’il leur rend, de celle qu’il leur donne».

 

«De moins de lumières à plus de lumière»

Voici justement que le plus beau et le plus vaste champ de la culture occidentale va ouvrir devant lui ses perspectives spirituelles illimitées comme sont superbes les horizons professionnels de Demètre, nommé en 1898 secrétaire de la légation roumaine à Rome: dans toutes les nations, à tous les échelons de la Diplomatie, le plus beau poste de la Carrière.
Les six ans qu’il devait y rester marquèrent pour Vladimir, toujours attaché aux pas de son frère, «le temps d’emprise de la foi catholique sur son esprit et sur son coeur».
Les témoignages relatifs à ce cheminement ne concordent toutefois pas absolument, et on ne s’en étonne pas. Monseigneur se racontait volontiers. Il a certainement rapporté plus d’une fois, et à bien des personnes, le cheminement de sa conversion, ne fût-ce que pour engager des hésitants. Il faudrait colléger et recouper les souvenirs de ces récits pour se faire une idée plus exacte de cette importante «tranche de vie».
D’après le témoignage de Dorel – nous laisserons son pseudonyme, à sa demande, à celui qui l’a le mieux connu – sa profession de foi et son admission officielle dans l’Église Catholique ne seraient intervenues qu’assez longtemps après une conviction bien établie de la vérité catholique, une participation fréquente aux offices de l’Église, et une activité généreuse à ses oeuvres de miséricorde. C’est ainsi que des personnes qui le rencontraient dans ces milieux d’activité religieuse et charitable le crurent catholique. Or, un jour, au cours d’une conversation, il laissa croire qu’il l’était vraiment. Ce fut par surprise; il s’en émut et ne pouvant se souffrir dans ce demi-mensonge, il alla trouver, le jour même, pour faire sa profession de foi, le Maître du Palais, le Père Lepidi, de l’Ordre des Frères Prêcheurs qui lui avait été indiqué pour l’heure où il prendrait sa décision. Une notice biographique écrite de la main de Monseigneur Ghika dit ceci: «… converti à la foi catholique «officiellement» (il l’était déjà de coeur depuis plusieurs années) le 13 avril 1902». Ce qui fut fait à Sainte-Sabine. Il avait pu penser qu’il n’avait jamais été orthodoxe que «de fait» et non schismatique de coeur; mais, il a dû savoir qu’il ne pouvait pas en rester là, qu’il fallait en venir à la profession officielle. En effet ses fouilles à la Bibliothèque Vaticane l’avaient aussi amené, en recherchant chez ses ancêtres leurs liens avec l’Église de Rome, à retrouver les actes d’abjuration et de profession catholique de son aïeul Grégoire Ghika à Vienne, après son passage avec ses troupes en pleine bataille à Lewenz, en 1664, de l’armée turque à l’armée chrétienne. Geste renouvelé devant Hotin, le 11 novembre 1674, avec le Prince de Moldavie, en passant de l’armée turque à l’armée polonaise. Et Vladimir avait trouvé curieuse l’indisposition de Rome à l’égard des autorités ecclésiastiques de Vienne qui avaient reçu le Prince Grégoire II Ghika dans l’Église Catholique avec une profession de foi rédigée pour les protestants, et ces autorités de Vienne de s’excuser en alléguant qu’elles n’avaient pas de formulaires pour le passage de l’Orthodoxie au Catholicisme.
Lui ne devait pas se sentir privé de la grâce du Christ, du moins par le péché de schisme ou d’hérésie, n’ayant jamais adhéré au schisme par opposition à l’Église Catholique. Il avait dû se trouver dans l’état d’esprit très général chez les Roumains, en cela si différents des Orthodoxes de Grèce, et considérer l’Église Catholique comme la véritable Église du Christ, mais pour l’Occident, comme ils croient que l’est pour l’Orient l’Église Orthodoxe.
– Je n’abjure pas. J’ai été bonne orthodoxe, je serai bonne catholique. Je vais de moins de lumière à plus de lumière, dit un jour en même circonstance une convertie.
Mot à rapprocher de celui de Monseigneur Ghika à qui un moine orthodoxe demandait pourquoi il s’était fait catholique:
– Pour être plus orthodoxe, répondit-il spirituellement.
Cependant, l’ordre ordinaire de l’Église exige l’absolution de la censure encourue par appartenance à une religion différente et il ne devait pas l’ignorer.
Autre difficulté sans doute, sa grande affection pour sa mère, orthodoxe convaincue, et la crainte de creuser entre eux un fossé put l’arrêter quelque temps.
Paradoxalement, son frère Demètre, lui aussi orthodoxe, ne fut peut-être pas étranger à sa décision: l’année précédant sa nomination en Italie, il l’avait passée a Berck-Plage en traitement d’une grave affection. Cette maladie avait provoqué chez Vladimir une forte commotion. Déjà il avait perdu sa soeur Ella et cette séparation lui avait été une terrible épreuve. Allait-elle se renouveler pour sa mère et pour lui avec le mort de Demètre? Ce frère en danger, il supplia Dieu de le guérir. Mais se vit-il alors, dans son état de chrétien orthodoxe, trop imparfait chrétien pour obtenir de Dieu la faveur implorée; prit-il, en conformité, la résolution d’aller jusqu’aux dernières conséquences des convictions acquises sur l’Église de Rome et jusqu’au bout des grâces données, en devenant catholique? A-t-il de plus, avec sa compréhension absolue du sens des paroles divines, «donné sa vie pour sauver celle de son frère» par une consécration totale? Il est très vraisemblable qu’à ce moment déjà il était entré dans ces deux résolutions, et peut-être même avait-il formulé le voeu secret de se vouer au sacerdoce.
Le chemin d’une âme à la rencontre de Dieu n’est pas toujours simple. En tous cas, peut-on tenir pour certain que sa conversion fut une conquête de son intelligence selon la qualité de son esprit: net, précis, profond, tenace. La réponse de son âme, de sa vie, à la lumière de la raison et de la grâce, fut plus lente, encore que généreuse, en raison de beaucoup de circonstances qui rendaient difficile une conversion officielle et publique, enfin pour sortir d’une ambiguïté menteuse.
C’est dans ce partage, ces méditations, ce balancement entre l’affection eux siens et le désir de conformer ses actes à ses aspirations qu’il reçut le conseil de s’adresser au Père Lepidi, le «théologien» du Vatican, pour se préparer au grand saut.
C’est le Cardinal Mathieu, archevêque de Toulouse et ami de sa famille, qui reçut sa profession de foi, en 1902, à Sainte-Sabine, à l’occasion d’un voyage à Rome, et lui aussi probablement fît accepter par la Princesse Alexandrine la conversion de son fils Vladimir qui s’était pourtant proposé de ne s’ouvrir à elle que plus tard de son orientation nouvelle. Mais elle l’apprit par une autre voie et quoiqu’affligée l’accepta, se réjouissant même de l’activité et de l’influence croissante autour de lui de son fils.
Croyante et pratiquante, ses idées étaient aussi larges qu’était riche son coeur. Au cours d’une audience particulière accordée par le Saint Père Pie X, elle avait été frappée de la noblesse du Pontife, de sa simplicité, de sa douceur. Mais fort adroitement elle sut lui dire aussi de ne pas lui demander plus qu’elle ne pouvait donner. Bref, elle acceptait que son fils fût catholique; prêtre, non, et pressentant par intuition féminine le terme de la route où il venait de s’engager, elle le supplia d’insister près de lui pour lui interdire l’accès des Saints Ordres! Le Saint-Père de la rassurer aussitôt: il fallait aussi des apôtres dans la société, il le répéta au jeune prince en l’engageant à une vie de laïc missionnaire. Si Dieu voulait plus, Il aurait bien son heure plus tard!
Cette intervention de le Princesse Alexandrine fut-elle guidée par la crainte de voir Vladimir s’éloigner d’elle? Le désir de le voir fonder une famille? Ou la logique que Vladimir, entrent dans le clergé, ne mit plus de limite à son esprit de sacrifice pour le prochain? Ou encore s’effara-t-elle de le voir exposé aux pires attaques de journaux roumains qui avaient déjà commenté en une prose venimeuse cette conversion «renégate» de la part d’un petit-fils de Prince régnant? Il est difficile de percer le vrai motif de cette intervention auprès du Saint-Père, mais deux choses sont sûres: la Princesse fut «affectée» et «révoltée» par ces articles, et Vladimir, attentif à sa peine, ne se souciait pas d’ajouter à ces attaques un surcroît de souci maternel. Il accepta de rester dans le monde, mais incité à des études religieuses plus poussées, il se fît inscrire à l’Institut Dominicain de Santa Maria sopra Minerva de Rome – c’était avant la fondation de l’Angelicum – où le Père Lepidi était alors lui-même professeur. Ainsi, à l’âge d’environ 30 ans, al devint étudiant «attentif et de bon aloi», et obtint la licence en philosophie et le doctorat en théologie. Détournant en outre les soupçons de sa mère, il se traça un programme plus vaste de travaux intellectuels et, parallèlement à ses études théologiques, entreprit-il à la Bibliothèque Vaticane des recherches d’histoire roumaine sous la direction d’un grand historien, alors directeur de l’École française d’histoire et d’archéologie de Rome, Monseigneur Duchesne.
Originaire de Saint-Malo, comme Jacques Cartier qui voyagea dans l’espace et découvrit des mondes, Mgr Duchesne survolait le temps, collationnant les manuscrits grecs et latins.
Quand fut créée l’École française archéologique de Rome sous la haute surveillance de l’Institut, celui-ci délégua avec les membres de l’École d’Athènes, deux académiciens libres des Inscriptions, Eugène Müntz, futur archiviste de l’École des Beaux-Arts, et l’abbé Duchesne au «talent fort exercé de philologue et de paléographe».
Il n’était pas de ceux pour qui l’histoire idéale est une histoire inutile, qui ne prouve rien. Au contraire, disait-il, «l’histoire doit servir à quelque chose et j’ai bien l’intention de la faire servir à quelque chose».
Élu en 1910 à l’Académie au fauteuil du Cardinal Mathieu, il s’inscrivait bien dans la tradition du Quai Conti d’accueillir sous la Coupole les plus éminents lettrés du clergé français: le cardinal Baudrillart, son concurrent ce jour-là, élu huit ans plus tard, l’abbé Brémond, le cardinal Grente hier, le cardinal Tisserant aujourd’hui, seront de la même souche d’intellectuels et d’historiens qui ont aussi profondément marqué leurs contemporains que Mgr Duchesne la colonie étrangère de Rome, et le jeune étudiant Ghika ne fut pas le moins illustre de ses disciples. Ses notes, trois mille pages de sa fine écriture, se rapportaient surtout aux relations entre l’Église Romaine et les Principautés Roumaines, aux alliances entre princes catholiques et princes de Moldavie et de Valachie, aux unions d’épouses catholiques avec des boyards, même à des professions de foi catholique de ceux-ci. Le patriotisme de certains écrivains orthodoxes s’effarouchait de ces découvertes, il le savait, mais il avait confiance aussi dans la valeur de la bonne foi de jeunes historiens pour en tirer la conclusion, montrer que le schisme entre les deux églises était plus apparent que réel, faciliter en un mot l’union entre elles.
D’autres avant lui avaient puisé aux mêmes sources, en particulier C. Esarcu et Jean Ardeleanu qui en avaient extrait et publié des documents, bien antérieurement au prince Ghika. Mais lui fut le premier à systématiser les recherches, à baliser l’historiographie roumaine, à lui ouvrir des perspectives neuves et larges sur des terres incultes mais non ingrates. Il suffirait de défricher et de semer pour qu’y lèvent d’abondantes moissons, cela Mgr Ghika le pressentait, et c’est pourquoi il s’adonna à cette fiche avec ardeur, animé du même amour d’autrui qui guidait toutes ses oeuvres.
Vivant toujours entre son frère et sa mère, il prenait part aux réunions mondaines et aux déplacements officiels qui sont la doublure extérieure de toute diplomatie. Très enjoué, fort spirituel, se dédaignant ni les bons mots ni les plaisanteries de goût, s’avérant même un partenaire recherché dans les conversations et les jeux d’esprit, il apportait à ces divertissements la sève généreuse et ardente qui caractérisait sa vie d’étude et de prière, se voulant disponible à tous les appels de la Providence, qu’ils se manifestâssent par une indication fortuite ou par le conseil d’un confesseur qu’il recevait comme l’expression de la volonté divine. Il y a là déjà la trame de sa «théologie du besoin» si caractéristique, plus tard, de son apostolat sacerdotal.
Pour n’en avoir encore qu’une idée confuse, il n’en concevait pas moins déjà de grands projets d’action charitable en Roumanie, désirant du fond du coeur «donner à son pays qui l’attend la bénédiction de la charité du Christ». Le Saint-Père qui reçut la confidence de cette aspiration voulut bien «l’approuver et l’assurer de toutes les facilités qui dépendaient de lui».
Aussi, en attendant l’heure de Dieu, s’adonnait-il à une ardente vie de prière. C’est à une soif intense de vie spirituelle que correspondait son entrée dans l’Église catholique. Souvent il pénétrait dans les églises de Rome et assistait aux offices. Il apportait à ses oraisons un soin presque méticuleux. Ne racontait-il pas l’histoire de son premier chapelet – qui doit dater de cette période – quand il passa le tiers d’une nuit à le réciter, tant il le voulait parfait: chaque fois qu’un AVE ne lui semblait pas tel, il le recommençait. Toute sa conduite témoignait non seulement d’une prière des lèvres, mais aussi d’une prière d’action; aussi pouvait-il dire plus tard: «Pour être parfaites, il faut que tes prières deviennent de véritables actions et tes actions de véritables prières».

 

La leçon muette du dévouement chrétien

L’heure de Dieu, elle sonne, 1904, internationalisation de la Macédoine, nomination du prince Demètre Ghika en qualité de Consul Général à Salonique. Mais alors que lui va s’occuper des Roumains de Macédoine sous l’angle diplomatique, celui de sa profession, son frère Vladimir s’oriente tout de suite vers l’activité missionnaire qu’il désirait tant exercer dans le siècle, au service des Roumains d’abord.
Cinquante ans plus tôt, les Lazaristes avaient essayé précisément de mener près des Macédo-Roumains l’entreprise d’union qui avait donné des résultats chez les Bulgares dont nombre de villages s’étaient ralliés à la foi catholique. Reprendre ce projet, le faire aboutir surtout, tel va être l’objectif de Vladimir Ghika, et des lettres extraites de sa correspondance permettent de constater ses espérances. «… Dans mes entretiens avec le Roi et le Ministre des Affaires Étrangères, j’ai trouvé celui-ci peu porté à seconder l’action uniate en Macédoine – mais il m’a déclaré qu’il ne ferait aucune distinction entre les Valaques catholiques et les non-catholiques. Ce qui fait que nous sommes sûrs que les Uniates seront soutenus des deux côtés, par Rome et par Bucarest, sans compter l’appui de la France … Le Roi a une sympathie non dissimulée pour la cause uniate, mêlée à sa peur coutumière de se compromettre. Je lui ai promis de lui faire un petit récit de ce qu’il y a de fait jusqu’à présent. Je compte faire ce récit avec beaucoup de prudence. Il peut paralyser notre action par ses calculs politiques. Je suis en ce moment son intermédiaire auprès du Saint-Siège pour arranger la question archiépiscopale – Dieu veuille qu’on y arrive pour le plus grand bien de l’Église!» …
Quelques Lazaristes se remirent donc en campagne. Mais, alors, les Turcs pour raison politique boycottèrent le projet qui dût en rester là.
Toujours de Bucarest, Vladimir écrit à Soeur Pucci, résidant à Salonique, confidente et agent actif de ses projets d’apostolat roumain, ayant elle-même déjà merveilleusement travaillé chez les Bulgares et les Albanais de l’Empire Ottoman:
«… La diplomatie roumaine vient de remporter un grand succès en faisant reconnaître la nationalité valaque dans l’Empire au point de vue civil. Les Grecs en sont hors d’eux; ils vont se livrer à leurs violences coutumières qui les desserviront une fois de plus – Priez pour qu’il sorte de ces luttes quelque chose pour la gloire de Dieu …»
– «Je viens vous demander de bien prier pendant cette neuvaine de la Pentecôte pour que je sache ce que je dois faire. Ici, je sens que je pourrai encore quelque temps faire un peu de bien en restant ce que je suis. Mais l’écueil est l’encombrement de la vie par les inutilités mondaines, le danger d’une existence trop extérieure à laquelle je ne suis pas préparé par mon passé toujours assez retiré, ni par mon caractère toujours assez concentré».
Suit une liste de lectures qui illustrent les points dominants de ses préoccupations apostoliques: les Macédo-Roumains et l’Église. Il s’agit de références aux Annales de la Congrégation de la Mission concernant cette activité des Lazaristes: là sont probablement les sources du récit que le Prince Vladimir se proposait de faire au Roi Charles Ier.
Les Lazaristes lui tenaient d’autant plus à coeur qu’en s’intéressant avec sa mère aux oeuvres de charité, il avait pris contact à Salonique avec les Soeurs de Saint Vincent de Paul dont la Supérieure, Soeur Marianne Pucci, Italienne, descendante d’une famille patricienne de Florence, lui avait fait une profonde impression et l’amitié qui la lia aux Ghika devint très vite solide.
Vladimir voyait en elle une âme tout particulièrement dirigée par Dieu, le coeur pressé de répandre la charité «évangélique», et en même temps «instruite des voies ascétiques et mystiques et avancée en perfection chrétienne».
Son estime pour elle était si grande que, lorsqu’il devait faire quelque long voyage, lui, jeune homme, prince et docteur en théologie, il lui demandait sa bénédiction, sans se soucier du «shocking» que lançait Soeur Augustine, une grande Anglaise, en se détournant. Il avait conçu, dès son séjour à Rome, le projet d’apporter dans son pays la charité du Christ. Maintenant qu’il connaissait Soeur Pucci, ne devait-elle pas devenir l’instrument de cette mission? De Bucarest où il était rentré en 1905, il écrivait au Supérieur des Lazaristes et des Filles de la Charité, le R.P. Fiat, comme «à celui qui préside à la charité» de la famille de Saint Vincent de Paul. Il lui décrivait la situation de l’Église catholique de son pays et mettait en évidence l’urgente nécessité d’une oeuvre de charité: l’Église catholique de Roumanie compte 150.000 fidèles, groupés en deux diocèses (Bucarest et Iassy) [1], et cependant elle «ne possède aucune congrégation de charité pour s’occuper du corps et de l’âme des pauvres qu’elle renferme, pour opérer la circulation divine de l’amour du prochain qui porte la vraie vie du Christ dans toute l’étendue de l’organisme de l’Église … Les prêtres, peu nombreux, occupés à des besognes très circonscrites, n’atteignent qu’une part infime des misères et des besoins des fidèles. Leur action est extrêmement restreinte sur les catholiques eux-mêmes et tout à fait nulle sur les schismatiques qui forment la majorité de la population et qui, plus qu’en aucun lieu d’Orient, seraient pourtant bien disposés, par leur origine latine, leur civilisation toute occidentale, la douceur de leur caractère, à recevoir sous toutes formes l’influence bienfaisante de la foi romaine». Il exhorte donc le Supérieur Général à ne pas s’opposer à un projet qui semble tellement voulu par Dieu, mais de «cotoyer la Providence, en permettant la fondation d’une maison des Filles de la Charité dans un «pays neuf, plein d’avenir», en y affectant les «éléments les plus appropriés à ce pays … et en assez petit nombre». Il ne désire pas que cette oeuvre débute sur une large base: «pour commencer ce serait Bethléem, une modeste et minuscule étable, un rudiment de dispensaire et trois soeurs de Charité» (le minimum possible pour une communauté religieuse). Et, pour ce début, «la Providence a merveilleusement arrangé les choses … et semble les avoir menées à point». L’inauguration de l’oeuvre est désirée pour Pâques 1906. Mais «en attendant» l’approbation du Père Fiat, il remet sa requête «entre les mains de Dieu, sous la protection de la Sainte Vierge» à laquelle il veut vouer l’oeuvre naissante.
Le Père Fiat ne tarda point à lui donner son consentement. Mais, au dernier moment, une simple formalité de Rome faillit tout faire échouer. Dans ce pays orthodoxe, l’entrée d’ouvrages ou d’objets religieux était en effet soumise à l’Administration après avis du Métropolite. À plus forte raison, l’installation d’une Congrégation nouvelle n’était-elle pas libre. Il y fallait une loi spéciale, discutée et votée par le Parlement. S’engager sur cette voie, c’était courir à un revers; au lieu d’affronter l’obstacle, il fallait le contourner, et voici qu’un biais inespéré s’offrait dans cette difficile partie à Vladimir Ghika. Une exposition jubilaire avait lieu justement cette année-là à Bucarest et à cette occasion les frontières étaient ouvertes. Il fallait coûte que coûte la saisir pour faire entrer les Soeurs de Charité sans visa de passeport; une fois installées, il trouverait bien à les maintenir par l’amitié de ses hautes relations; mais passée cette occasion providentielle, passée aussi la présence royale à Bucarest avant l’été, l’affaire s’enliserait dans la procédure et à coup sûr dans l’impasse. Alors, sans parler de cette astuce, qui ne pouvait se dire, écrivit-il à Rome une lettre confidentielle au Cardinal Vivés et une demande au Cardinal Gotti, dans laquelle il exposa les plus surnaturelles raisons de passer sur cette formalité et de ne pas tarder davantage. Il montra sa lettre à Mgr Baud, curé de la cathédrale, avec lequel il agissait en toute confiance et entente.
«Je connais assez bien ces Messieurs de Rome, répondit Mgr Baud après un instant de réflexion. Vos considérations ne les feront pas changer de la détermination d’exiger l’accomplissement de toutes les formalités habituelles. Mais ce sont des gens honnêtes, ils ne voudraient pas, pour de pures formalités, causer du dommage à quelqu’un, commettre une injustice. Ajoutez à votre lettre qu’un retard amènerait la perte de provisions déjà faites, et vous verrez …»
Il existait bien, en effet, quelques petites provisions comme du chocolat, mais pouvait-on sérieusement les faire valoir? Oui, somme toute, puisqu’elles existaient et que Mgr Baud en donnait le conseil. Non sans quelque scrupule il le suivit, ajouta un post-scriptum à sa lettre, et l’autorisation fut donnée. Les Soeurs purent entrer en Roumanie dans des conditions inhabituelles de la part de la Curie. Plus tard, en séjour à Rome, Mgr Ghika put se convaincre avec quelque étonnement que c’était bien l’argument de Mgr Baud – non le chocolat lui-même mais le sens du dommage à ne pas causer volontairement – qui avait emporté la décision. Dire que l’anecdote l’influa plus tard sur les formalités à remplir serait exagéré. Il respectait méticuleusement toutes les procédures inhérentes à ses fonctions et à l’exercice de ses pouvoirs spirituels, et des centaines de professions de foi envoyées par lui à Rome doivent en attester; cependant, il se montrait plus large en certains cas d’urgence et de nécessité, quitte à régulariser ensuite.
Les Soeurs arrivèrent à Bucarest le 26 mai 1906. Elles étaient trois: Soeur Pucci, Soeur Soffi, dentiste, ce qui faisait dire au prince «qu’il serait impossible de garder une dent contre elles»; et une Anglaise dont la nationalité joua un rôle important. Leur protecteur avait vu juste dans l’affaire des passeports, et c’est l’obstination du consul britannique à défendre sa ressortissante qui leur permit de se maintenir jusqu’à ce que le Premier Ministre, M. Stourdza, obtienne du Gouvernement une décision assurant aux religieuses un établissement définitif. Le prince Ghika s’était révélé un observateur perspicace en ne choisissant aucune Soeur française; il est trop certain qu’en pleine crise combiste, Paris n’eût pas défendu ses religieuses avec l’opiniâtreté de Londres.
À Bucarest, les Soeurs trouvèrent préparé un modeste logis, dans le quartier des Ateliers de Chemins de Fer, Calea Grivitza. Mais il fallait assurer leur séjour. Vladimir Ghika exposa ses projets au Premier Ministre, dont il avait l’amitié, comme elles-mêmes bénéficièrent de celle de la princesse Alexandrine, mère de Vladimir qui, en qualité de belle-fille du dernier Prince Régnant, était reçue à la Cour avec des égards spéciaux. Elle contribua beaucoup à créer le climat moral nécessaire à l’épanouissement de l’oeuvre. La Reine de Roumanie (Carmen Sylva) reçut aussi avec, bienveillance la nouvelle de l’entrée des Soeurs de Saint Vincent de Paul dans le pays. Vladimir Ghika lui demanda une audience durant laquelle elle promit sa visite pour l’automne 1906. Au printemps déjà, la Reine «s’est vu présenter les Soeurs à la distribution des prix de l’Institut de Notre-Dame de Sion et s’est entretenue avec elles».
À ces protections, doit s’ajouter l’amitié du Docteur Paulesco, vrai homme d’action, qui devint le premier collaborateur de Vladimir Ghika. Entre le prince et lui existaient de grandes affinités: ils étaient presque du même âge, en plein élan d’activité, épris tous deux d’un idéal supérieur. Vladimir voyait, en effet, dans son ami «une des âmes les plus sincèrement et les plus efficacement chrétiennes qu’il ait rencontrées». «Jeune, âgé de 34 ans, ce que ses cheveux prématurément blanchis semblent démentir, il est déjà un savant de premier ordre, écrivait-il en 1906, à idées neuves et à méthodes nouvelles, en matière de philosophie des Sciences surtout».
Étudiant à Paris, il eut pour maître à la Faculté le génial Lancereau. Le disciple devenu maître à son tour pouvait écrire en tête de son Traité de Médecine que «Lancereau avait été jusqu’alors le seul à comprendre l’importance de la notion philosophique de cause et par elle avait mis la Médecine sur le chemin de la vraie science. Il pouvait affirmer et démontrer que Lancereau avait été pour la Médecine ce que fut Claude Bernard pour la Physiologie et Pasteur pour la Microbiologie. C’est ce maître qui remarqua, en 1888, le jeune externe roumain à son service de l’Hôtel-Dieu et le prit en 1894 comme interne à l’hôpital de Notre-Dame du Perpétuel-Secours. C’est là que Paulesco se lia d’amitié avec un savant Dominicain malade dont la foi ardente l’édifia et tout de suite le conquit, s’initiant à la philosophie thomiste qui marquera son oeuvre scientifique et religieuse. Docteur en médecine en 1897, en sciences naturelles en 1901, diplômé d’études supérieures de physique générale en Sorbonne, il publia de nombreuses communications tant en France qu’en Roumanie où il fut pourvu d’une chaire malgré ses idées contraires au matérialisme de la plupart de ses collègues. Sans doute leur devait-il d’être tenu à l’écart des hôpitaux – mais résigné, isolé, modeste, il employa ses loisirs à pénétrer les problèmes sociaux pour le bien de sa Patrie dont l’avenir le faisait trembler d’inquiétude douloureuse. Ses récompenses n’ont été que des offenses cruelles, mais il a toujours pardonné en regardant tristement la splendide oeuvre de son ami, le sculpteur Paciurea, un buste du Christ, le front ensanglanté par la couronne d’épines et en répétant avec douceur les paroles divines: «Seigneur, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font».

Ces quelques traits, tirés de la notice nécrologique écrite par l’un de ses disciples roumains, le docteur Trifu, ne donnent encore qu’une mince idée de ce que fut l’homme d’élite dont la Providence suscita la rencontre avec le prince Ghika pour mettre en oeuvre le premier dispensaire gratuit de Bucarest et du pays. Il fut ouvert les 20-21 juin 1906, juste un mois après l’entrée des Soeurs dont le Docteur Paulesco avait admiré l’apostolique charité chez les Augustines à l’Hôtel-Dieu et chez les Dominicaines à Levallois-Perret.
Il «a constitué tout le coté médical de l’oeuvre et s’est offert lui-même à conduire tous nos débuts – écrivait Vladimir – malgré la distance de plusieurs kilomètres qui le sépare de notre maison; il nous a procuré un personnel gratuit de docteurs adjoints et de préparateurs, nous a fait bénéficier d’une autorisation déjà accordée à lui-même, rare et précieuse faveur qu’il eût été difficile d’obtenir pour religieuses catholiques et qui assure complètement, notre position vis-à-vis des pouvoirs publics».
Fidèle à sa pensée, Vladimir Ghika nomma l’oeuvre naissante «Bethléem Maria». Le premier mois fut consacré au travail «d’une installation rudimentaire mais laborieuse. À cette fin, on fit appel aux personnes de bonne volonté. La Reine a fait parvenir une petite somme d’argent en promettant mieux et plus». Les Soeurs de Notre-Dame de Sion prêtèrent leur concours et meublèrent généreusement à leur compte «Bethléem». La communauté des Soeurs de la rue Pitar-Mosh, le curé de la cathédrale apportèrent également leur aide, Vladimir Ghika travaille même de ses mains à cette installation: il fît en particulier les badigeons des murs. «Des contributions volontaires, en nature ou en argent, sont venues, de la part d’une foule de personnes, faciliter la tâche, comblant l’une après l’autre une lacune du petit ménage, de la chapelle, du dispensaire, intéressant chacun des bienfaiteurs à la vie de l’oeuvre, l’attachant à elle par les liens très doux d’un service rendu pour l’amour de Dieu».
Les contributions venaient, non seulement des catholiques, mais des orthodoxes qui offrirent même des secours d’argent de 1.000 et 500 fr. Une autre aide très précieuse fut apportée par «les dames infirmières, une quinzaine environ, toutes de la meilleure société de Bucarest, très zélées et très fidèles à leur poste». On se faisait honneur de travailler à cette oeuvre.
Après cette préparation, avec le second mois, commença l’activité du dispensaire. «La maison à peu près montée, la chapelle à peu près garnie, la situation vis-à-vis des autorités à peu près assurée, la première messe eut lieu. Depuis, Notre-Seigneur habite «à demeure» à «Bethléem». Le lendemain, il voyait venir ses pauvres, pour l’ouverture des premières consultations gratuites, rendues particulièrement précieuses par la science, la foi et la charité du Docteur Paulesco. Ces consultations ont connu un succès au-dessus de toute attente. De sept qu’elles étaient le premier jour, de vingt-huit le second, elles sont passées pour la neuvième séance à 176». Le 19 juillet, la fête de Saint Vincent de Paul et celle de la maison furent célébrées en travaillant pour les pauvres. Ce jour-là, les consultations ont fait un bond jusqu’à 210, c’est-à-dire jusqu’au maximum possible dans une matinée. Ce fait fut reçu «comme une bénédiction de Dieu et une attention spéciale sur son serviteur».
Les soins prodigués pour la guérison du corps ne faisaient pas perdre de vue la transformation des âmes. La leçon muette du dévouement chrétien de Vladimir, des docteurs et des Soeurs, à côté des grâces invisibles de la présence du Sauveur, au milieu de ses pauvres et de ses serviteurs, les uns s’occupant des autres et tous réunis en son nom, inclinait déjà vers ce but; mais Vladimir Ghika voulut en outre «évoquer d’une manière sensible, par des images nombreuses et des inscriptions tirées de l’Évangile (en roumain), les vérités les plus consolantes de la foi»; en place d’honneur, les huit béatitudes. Ces inscriptions et ces images sur les murs devaient faire méditer les visiteurs. Les longues attentes imposées aux patients à cause du nombre des consultations, offraient la possibilité de toucher plus directement les âmes. En ce commencement d’août 1906, Vladimir Ghika songeait à un programme: «Nous établirons dans l’antichambre un petit service d’allocutions sur le sens, le bon usage, la valeur de la souffrance en union avec Dieu, sur la puissance de la prière pour la guérison du corps et de l’âme, sur la leçon de charité donnée ici par tant d’âmes dévouées, etc …, etc …, et nous ferons prier ensemble tous ceux qui attendent, en des prières collectives (comme par exemple, le chapelet). Le Moyen-Age avait songé à fournir quelque chose d’analogue, les antichambres du Vatican, ne fût-ce que pour empêcher les conversations oiseuses et, dans la meilleure hypothèse, d’ingrates pertes de temps. La charge de «Maître des Sacrés Palais Apostoliques», actuellement pourvu d’autres attributions, est sortie de là. Nous aurons aussi notre «Maître des dispensaires apostoliques». Vladimir Ghika n’oubliait donc pas le Maître du Sacré Palais qui avait reçu son entrée dans l’Église. Il en faisait en quelque sorte un modèle de sa vie, se penchant sur les âmes pendant que Paulesco guérissait les corps.
Le rayonnement spirituel de l’oeuvre ne s’étendit pas seulement aux pauvres, elle fut aussi le point de départ d’une véritable promotion d’âmes d’élite. «Nos collaborateurs directs et indirects, écrivait Vladimir Ghika, se réunissent souvent et forcément à la «petite étable» comme il la nommait avec complaisance. Ils y viennent à l’envi travailler par des conspirations bien intentionnées, à l’avancement, un peu de toutes façons, du Règne de Dieu. Un des bons côtés de l’oeuvre à été d’arriver à rendre plus cordiales, plus fraternelles, les relations entre tous les éléments catholiques de la capitale … Le besoin d’un terrain où l’on pût fusionner, sans se taire comme à l’église, se faisait fortement sentir». C’était le côté délicat de la mission, mais elle était chère au fondateur, cette mise en marche de la «circulation divine de l’amour fraternel», de l’«amour de Dieu et du prochain dans l’acception du mot la plus large, la plus simple en son principe, la plus complexe en son application». Les efforts en ce sens plurent à Dieu, puisque «Bethléem» devint le centre de vie chrétienne le plus actif de Bucarest.
Les Soeurs n’étaient pas occupées seulement au dispensaire. Elles faisaient des visites aux malades à domicile, apportant aux malheureux beaucoup de consolation. Mais le déplacement devenait une nécessité imposée par les distances immenses et par le nombre réduit des Soeurs. Elles quittèrent le faubourg pour s’installer dans un bâtiment bien approprié, près de la cathédrale, rue Popa-Tatu.
Autour d’elles s’étaient groupées des âmes très charitables. Vladimir Ghika prit à tâche de les organiser en association de «Dames de la Charité» qui fut établie canoniquement le 2 décembre 1906. D’un dossier formé par lui, on tire deux listes, dont l’une écrite de sa main, de ces premières Dames de la Charité. Leur nombre dépasse 90. Pour ceux qui ont connu la Roumanie avant qu’elle ne soit devenue le «pays prison», il est émouvant de relire ces noms: la Présidente des Dames visiteuses: Princesse Marie C. Ghika, la Présidente des Dames non-visitantes: Madame Darvari, née Princesse Bibesco, soeur d’Anna de Noailles, la poétesse si connue; on trouve des noms de la diplomatie: de la Belgique avec la Baronne de Bayens, de la France avec Madame Blondel et sa fille … des noms de très honorables familles roumaines: Arion, Pacleanu, Lahovary, Bibesco, Donici, Warlam, Popovici, Galca, Aurélian, Calinesco … des noms de familles purement françaises depuis longtemps établies dans le pays: Menu, Delettre, Jobin-Jobin. En Roumanie, qui partait un chapeau haut de forme, portait un «jobine» … et puis des noms de Françaises ou de Suissesses unies à des Roumains: Colonelle Gardesco, Thérrin, Tzitzéica … et cette Parisienne, Madame Dannhaur, qui, dans les premières années de la République, avait, avec d’autres jeunes filles, magnifiquement secondé son curé parisien en butte aux politiciens du nouveau régime; elle avait été visiteuse bénévole de prisons, de la Roquette … et puis, elle s’était mariée à l’étranger pour y faire l’apostolat chrétien d’une Française, et ce fut le magasin de mode «Jeanne d’Arc», à Bucarest, la profonde influence de la patronne sur son personnel, la belle et franche amitié chrétienne avec clientèle, à commencer pur celle de la Cour royale.
C’est pour ces Dames que le prince fît ces conférence d’une si grande profondeur théologique sur la Charité du Christ qu’il avait à coeur de voir se répandre et ranimer la vie divine dans son pays.
«Dames de charité»: l’appellation renfermait en elle-même leur programme, définissait la nature de leur action. Plus tard, s’adressant aux membres d’une confrérie parisienne toute semblable, Monseigneur Ghika s’en expliqua: autrefois, le nom de Dame était un titre de noblesse. Au Moyen-Age et jusqu’au milieu du grand siècle, on ne le donnait qu’aux personnes dites «de qualité».      Par un renversement significatif, il a suffi d’être «de charité» pour qu’alors, en un temps où ces choses-là comptaient beaucoup trop, fussent proclamées «dames» les plus humbles filles de service, et pour que maintenant ce nom surnage au-dessus des institutions et des formules naufragées. Il garde aujourd’hui, encore mieux accusée en sa forme un feu désuète, sa valeur de noblesse. Mais cette noblesse, toute surnaturelle d’origine, s’éclaire dès le premier regard d’une royauté et d’un patronage: les Dames de Charité sont Dames de Notre-Dame.
C’est de l’exemple et de la protection de la Vierge que va vivre l’oeuvre nouvelle proposant aux auxiliaires religieuses un très haut idéal de sanctification personnelle et de bonté envers le prochain. Le salut du prochain fut l’un des leit-motiv qui sans cesse guida Mgr Ghika: «Qui se dépouille pour autrui se revêt du Christ», écrira-t-il plus tard dans ses «Pensées pour la suite des jours». Et ailleurs: «Le moindre acte d’amour de Dieu et d’amour du prochain donne l’avant-goût de l’autre vie». Et encore cette pensée de charité si profonde: «N’oublie pas que les plus beaux jours ne sent jamais beaux pour tous». Il n’est pas de page du recueil qui n’offre l’écho de telle sollicitude.
Vladimir Ghika présentait donc aux Dames de Charité la haute dignité de secourir Jésus-Christ souffrant sous la figure du pauvre, en se revêtant de l’image du Christ consolateur, et ainsi de contribuer à faire que «ces deux ressemblances se retrouvent, se comprennent, se pénètrent et ne laissent plus entre elles que le Christ. Pour mieux les préparer à l’oeuvre divine, il leur adressa en janvier 1907 une série de conférences de grand intérêt. Imprimées pour la première fois à Bucarest en 1909, elles contiennent, en effet, «des conseils … pleins de sagesse pratique, mais ce qui est mieux encore, pleins de noblesse d’âme et d’élévation surnaturelle» a écrit le Père de la Brière.
Les projets de Vladimir Ghika allaient plus loin encore. D’abord, «afin de n’avoir plus la servitude d’une messe cherchée trop souvent au dehors, à des heures relativement tardives et parfois incommodes, qui dérange la bonne règle de la maison», assurer aux Soeurs le service d’un aumônier, tant qu’elles furent dans le faubourg Calea Grivitzei, et même souci, plus tard, à la Chaussée Jianu. On le voit dans des lettres de Rome de 1914. Il a découvert un jeune prêtre, docteur en théologie, l’abbé Evreïnoff, Russe pieux, instruit, auquel il a proposé l’aumônerie de Bucarest, et il l’a acceptée. L’abbé Evreïnoff n’alla pas à Bucarest mais à Paris où il fut Secrétaire de Nonciature, sous Monseigneur Ceretti, premier Nonce apostolique après la reprise des relations de la France avec le Vatican. Pour le service d’une grosse agglomération de maraîchers et de paysans catholiques très fervents, Serbo-Bulgares, avec la perspective des nombreuses vacations, il pensait, avec Monseigneur Netzhammer et Soeur Pucci, à utiliser le bâtiment de l’ancien évêché abandonné, sis à Cioplea (dans la proche banlieue de Bucarest) – plus de 20 grandes pièces – que l’archevêque était prêt, en lui laissant les charges, à mettre à sa disposition pour toute une série d’oeuvres: un dispensaire, une crèche, un orphelinat. Une cousine germaine du prince Vladimir, la princesse Marie Ghika, mère de Matila Ghika, ainsi qu’une Fille de la Charité, firent les frais des réparations et y engloutirent des fortunes. Les oeuvres furent installées: orphelinat, dispensaire, ouvroir. Néanmois, Mgr Netzhammer ne fît jamais l’acte juridique de donation, sous l’influence semble-t-il du conseil paroissial de Cioplea qui considérait ce bien comme un bien de la paroisse et s’opposait à la volonté de l’archevêque. Le dernier projet, le plus désiré, comportait «un petit hôpital modèle, modèle aux yeux de la foi et de la charité comme à ceux de la science, construit pavillon par pavillon au milieu d’un grand terrain semé d’arbres». La cheville ouvrière en était une fois de plus le Docteur Paulesco, l’un des futurs donateurs et fondateurs, toujours à côté du prince Ghika.
On trouve une esquisse du plan dans le dossier cité plus haut. Un autre fut exécuté par un architecte; magnifique conception de bâtiments rayonnant autour d’un centre d’administration et des services. Ce plan, refusé par le Visiteur des Filles de la Charité comme non conforme à la condition des Soeurs, ne fut donc pas exécuté tel quel. Mais ce qui existe, construit par Soeur Soize, au fur et à mesure des économies, est encore le service hospitalier que la République Populaire Roumaine montre à ses visiteurs.
La réalisation de ces idées demandait des fonds que Vladimir ne possédait pas. Mais il avait une confiance sans borne en Dieu qui a «poussé» à la création de l’oeuvre, car «tout vient de Lui – écrivait-il – et nous ne travaillons que pour Lui: Il trouvera à nous faire donner, par les dispensateurs de ses largesses, ce qui manque à des oeuvres que non seulement Il doit bénir, mais qu’Il inspire Lui-même et dont Il est l’Auteur responsable, Lui, le seul bon.» Il prévoyait des contributions de la part des Roumains, mais il croyait que «pour ne rien froisser des intentions possible de la Providence» l’emploi de ces ressources devrait être limité à «Bethléem» même «dont l’importance et les besoins vont croissant». Il adressa alors un chaleureux appel au Supérieur des Pères Lazaristes, lui demandant son aide. «Des secours extérieurs et des secours assez prompts, voilà ce qu’il faudrait, écrivait-il. Ils nous viendront, je l’espère. Nous étions jusqu’ici, comme je vous le disais naguère, un pays plus maltraité que la Chine, puisque, à la différence de l’Empire du Milieu, nous ne possédions aucune congrégation de charité et pas une oeuvre vraiment catholique. La Chine intéresse beaucoup de bonnes âmes. Que la Roumanie les intéresse aussi! … sans compter que c’est moins loin et qu’on peut plus facilement y aller voir».
La fondation du sanatorium Saint Vincent de Paul, avec l’aide inaltérable du Dr Paulesco et de Madame Arion-Pacleano qui donna le terrain et la maison de la chaussée Jianu, rendit plus stables les oeuvres des Filles de la Charité. Sur des bases plus larges, elles prirent un essor plus grand: à la veille de la première guerre mondiale avaient été tour à tour établis deux dispensaires, un asile, un orphelinat, un hôpital, un home, des oeuvres paroissiales, des ambulances de guerre.
Une oeuvre dans la litanie de combien d’autres, ces ambulances – mais le bien qui s’y fît!

 

Médaille militaire… À titre civil

Au début de 1907, les Soeurs avaient été appelées à soigner les blessés d’une échauffourée, près du Théâtre National, entre des socialistes révoltés et l’armée. Monseigneur Baud, ainsi que le prince et trois Dames de la Charité, avaient accompagné les religieuses. L’accueil favorable fait à cette occasion aux unes et aux autres, incita le prince Ghika à proposer de nouveau leur aide, lorsqu’éclata la même année, fomentée par les Russes, croyait-il, une émeute paysanne, et que les âmes autant que les corps nécessitaient des soins dévoués. Les Soeurs, à cette double tâche, eûssent encore fait merveille, le Premier Ministre ne l’ignorait pas et il accorda facilement l’autorisation de déplacement. Or, elles furent arrêtées en cours de route et priées de rentrer chez elles. Sur l’ordre de qui? Du Ministère de l’Intérieur, anonymement – les Ministères sont partout des puissances anonymes. Mais quel fonctionnaire à la signature illisible le donna? Monseigneur Ghika se l’est toujours demandé. Mais, habitué à regarder les événements sous un angle surnaturel, il s’inclina lui aussi, voyant là sans doute une opposition du démon ou une contre-indication de la Providence.
À ses collaboratrices devaient être bientôt donnée une occasion de charité plus totale encore, réservé un temps d’épreuves plus lourdes; de la considération où les tenait alors l’opinion, elles montèrent au rang supérieur de l’estime.
Ce fut en 1913, à l’occasion de la guerre balkanique. La Roumanie mobilisa ses forces et pour mettre fin aux attaques des Bulgares contre leurs anciens alliés, Serbes et Grecs, elle traversa le Danube malgré l’avertissement du Cabinet de Sofia que le pays était infesté de choléra. Parallèlement à la campagne militaire, les Soeurs menèrent leurs campagnes d’ambulances, au nombre de quatre.
Après entente avec la Reine Élisabeth, la première campagne s’occupa des soldats tombés malades pendant la période initiale de la guerre. Soixante-cinq soldats furent abrités dans le sanatorium Saint Vincent, aménagé à cet effet. «L’oeuvre reçut pour cela, avec des remerciements chaleureux et répétés du Ministère de la Guerre, la vive expression de la satisfaction royale. Quant aux hospitalisés, leur reconnaissance s’est traduite de façon touchante: lettres et fruits du travail de leurs mains venus du fond de leurs villages, témoigner de la gratitude de ces braves gens». Aux côtés de Vladimir Ghika et de J. Frollo, se dévouèrent quatre médecins et un grand nombre de dames et de jeunes filles. L’École Militaire, à la suite de l’intervention du Général Coanda, avait fourni les lits nécessaires et une foule de personnes «aidaient par leurs dons, soit en espèces, soit en nature, à couvrir les frais extraordinaires nécessités par ces charges imprévues».
Peu après apparurent des cas plus graves. L’épidémie éclata pendant l’avance de l’armée roumaine et la terreur se répandit dans le pays avec l’arrivée des malades. La Princesse Marie de Roumanie avait aménagé des lazarets au bord du Danube. Le Prince Vladimir est sur les lieux avec de jeunes médecins de l’école de Paulesco. On mande télégraphiquement Soeur Pucci et ses Filles de la Charité, elles arrivent pour ensevelir plus de cent cadavres. Des «Dames anglaises» viennent aussi avec d’autres personnes, mais elles ne resteront pas. C’est la deuxième campagne d’ambulance qui commence. Par télégramme du Roi, un prêtre est demandé à Constantinople pour servir d’aumônier. Le Père Jammet débarque à Constantza. Dans son journal, il raconte «qu’on l’habille en Prince Ghika: veste et pantalon kaki, guêtres de cuir jaune, casquette de même couleur. On présence le «docteur Jammet», bien vite reconnu comme prêtre et traité avec honneur et respect. On part en automobile avec des officiers au lazaret dirigé par le docteur Hamat, disciple du professeur Paulesco et médecin du dispensaire des Soeurs. Celles-ci sont en blouse blanche dans les baraques, en bleu au dehors, avec une coiffure en feutre. Elles travaillent dans la m … à l’admiration générale». «Soeur Pucci, à 65 ans, est en mouvement perpétuel comme à 45 ans. Le prince Ghika est partout jour et nuit – à la messe quand il y en a une – il soigne les malades, veille … on l’a surpris portant deux vases de déjections».
Les autorités médicales sont de valeur diverse, quelques-unes nettement mauvaises – on y met ordre – Aucun prêtre orthodoxe ne parait jamais. Une fois à Viisoara, un prêtre apporte et donne, par dessus la barrière du lazaret à un infirmier, du pain consacré dans du papier, pour le remettre au prêtre catholique afin de communier les mourants orthodoxes, en s’excusant de ne pas entrer dans le lazaret en raison de sa famille» … C’était là l’un de ces faits d’irrévérence envers le Saint Sacrement, qui avaient fait bien souvent pleurer les missionnaires de Macédoine et incité le Père Allouati et sa soeur, aidés de Soeur Pucci, à fonder la congrégation des Eucharistines pour y remédier.
La famille royale, elle, était admirable de dévouement et de délicatesse, même la Princesse Marie (elle venait d’être mère pour la dernière fois) anglicane, femme du Prince héritier Ferdinand, qui devait lier là avec Soeur Pucci une grande amitié qui ne se rompra plus tard que la nuit où elle veillera son agonie.
En peu de temps, la contagion gagna les villages des alentours, décimant la population. Les Soeurs et les autorités sanitaires étendirent leurs soins aux villages du district de Téléorman, frappés par le fléau, en établissant leur centre de rayonnement à Viisoara! Grâce à leurs soins, l’épidémie cessa dans cette contrée assez vite.
De Zimmicea, dix-sept typhiques gravement malades furent amenés – c’est la troisième campagne – au Sanatorium Saint Vincent à Bucarest où les Filles de la Charité furent aidées par les Dames anglaises et les Soeurs de Sion.
Un incident marqua cette période de bon Samaritain: dans les premières heures d’installation, alors que les phares d’éclairage au pétrole comprimé n’avaient pu être installés pour assurer un rayon de lumière puissant, Vladimir Ghika entendit dans la nuit, malgré la tempête des gémissements proches; parti à la recherche du malade, il trouve par terre, se tordant de douleur, un soldat de garde, le ramène dans ses bras jusqu’à la baraque la plus proche, puis retournant en pleine obscurité vers le cantonnement des médecins où il loge, il tombe la tête la première dans la fosse des déjections des cholériques. Cet accident qui eût pu être mortel, se solda par un bain de propreté nécessaire, sans autre suite fâcheuse.
Enfin, la plus grande campagne fut celle des cholériques de Caracal. Cette fois ce fut la Direction du Service Sanitaire qui fît directement appel aux Soeurs de Saint Vincent de Paul et les affecta au grand lazaret civil de Caracal, centre des cholériques du district de Romanatzi. Situation très difficile, résultats très heureux. Avec les médecins, les Soeurs soignèrent plusieurs centaines de cholériques. La reconnaissance fut grande et se manifesta publiquement. «La Ville de Caracal a remis aux Soeurs une adresse de remerciements à laquelle le médecin-chef a tenu à en joindre une personnelle; et la Direction du Service Sanitaire, ne sachant comment reconnaître des services qui ne voulaient recevoir aucune rétribution, demanda au Roi de décorer les Soeurs, fît insérer dans la presse un communiqué de remerciements et d’éloges et offrit aux pauvres secourus dans nos établissements – relatait Vladimir Ghika – une somme de mille francs».
Ces témoignages de reconnaissance furent certainement plus qu’une satisfaction pour celles qui s’étaient dépensées à endiguer et éloigner la souffrance et la mort. Comme pour Vladimir Ghika, le succès des «campagnes» après «l’offrande répétée d’une vie sans cesse en péril et certains faits que Dieu seul doit connaître et qu’Il connaît bien», les comblèrent de joie par l’assurance que ces Oeuvres de charité, comme celle qui venait d’être accomplie pour l’amour de Dieu et selon son coeur, étaient protégées d’une manière particulière de la Providence.
La reconnaissance royale ne tarda pas elle aussi à se manifester. Le Roi Charles Ier n’accorda qu’une seule décoration militaire au cours de cette campagne «blanche» de l’armée roumaine: la médaille militaire conférée à titre militaire à Vladimir Ghika, civil. «Honneur pleinement justifié: c’est lui qui avait été l’âme de ces campagnes d’ambulances. Il y vécut des heures constantes de danger de contagion, se multipliant auprès des malades». En outre, si les Filles de la Charité exercèrent en Roumanie, le mérite ne lui en revenait-il pas? Les Soeurs le voyaient près d’elles comme une aide constante, faisant pour ainsi dire partie de leur communauté religieuse: elles l’appelaient «Soeur Vladimir», et tout Prince qu’il était, il les laissait dire.
«L’admirable» Soeur Pucci a continué son activité en Roumanie, jusqu’à la première guerre mondiale. Pendant l’hiver 1916-17, durant la retraite de l’armée et de la population vers la Moldavie, par un froid intense, une épidémie de typhus exanthématique éclata; les Soeurs, en liaison avec la Mission Sanitaire française dirigée par le docteur Clunet et Mlle Geneviève Hennet de Goutel, avec les organismes sanitaires au pays, donnèrent leur dévouement et leur vie. Soeur Pucci mourut le 26 mars 1918 à Iassy, ayant à son chevet la Reine Marie et le Père Gervais Quénard, plus tard Supérieur Général des Assomptionnistes. La Reine Marie, la nuit même de cette mort, écrivit «les Adieux d’une Reine à Soeur Pucci», imprimés à Jassy par la typographie de l’Armée.
Vladimir Ghika qui se trouvait alors en France apprit avec douleur la nouvelle de la mort de Soeur Pucci. «Vous savez, écrivit-il à la soeur de la défunte, Vincenza Pucci de Turin, vous savez ce qu’a été notre labeur fraternel côte à côté, pendant quinze ans d’union de prières et d’efforts au service de Dieu. C’est le meilleur de ma vie qui s’en va avec elle, et quelque consolation que je puisse avoir à me la figurer près de Dieu, enfin en possession du bonheur et du repos, je ne puis pas ne pas me sentir comme amputé et ne pas me demander ce que deviendront, sans elle, les oeuvres en butte aux violences de différents partis et plus que compromises par des difficultés que la guerre a causées. Priez bien pour moi et pour nos oeuvres».
Et à Mr. Lobry, Visiteur des Soeurs de Bucarest: «Vous pouvez imaginer ce que je souffre après tant d’années de labeur commun, de prières, d’efforts, d’idées, de peines au service de la cause de Dieu. Elle était, sur terre, 1e plus solide point d’appui que la Providence m’eût donné pour étayer mon âme, ma foi, l’activité de ma vie et en même temps l’affection la plus pure, la moins égoïste qu’il soit possible de rencontrer. Il y a là pour moi de quoi remercier Dieu le restant de mes jours de ce qu’il m’a donné quand je ne le méritais pas et de quoi souffrir aussi. Cette peine m’arrive après tant d’autres et avec tant d’autres que j’ai beaucoup de difficulté à mettre un peu d’ordre dans mes pensées …». Il savait combien la haute intelligence chrétienne et les vertus de cette Soeur avaient contribué au succès de l’oeuvre de charité. «Il est difficile de calculer – disait-il plus tard – ce qu’a ajouté le renom personnel de sainteté vécue et de bonté fiévreusement agissante dont a joui la première supérieure, l’héroïque Soeur Pucci, devenue parmi nous la plus populaire des figures secourables de la guerre et de l’avant-guerre, morte à la tâche, la croix de la Légion d’Honneur sur la poitrine, veillée par l’amitié désolée de notre souveraine».
En 1918, durant un temps de disgrâce, de misère et d’exil, «pour prolonger l’action de Soeur Pucci et continuer sa bénédiction sur ses oeuvres» contre lesquelles s’acharnait l’adversité, le Prince Ghika écrivit sa vie en s’aidant d’archives confiées par les Lazaristes de Constantinople.
Sans doute se souvint-il des horreurs au lazaret de Zimnicea lorsqu’il visita au Japon les oeuvres de Saint-Jean, et en particulier une léproserie, fondées par son ami le docteur Totzuka, sous l’inspiration de leur amie commune en Dieu, l’extatique Soeur Violette Susmann. Il y était allé en 1933 pour «installer … une Maison de Carmélites» et il avait célébré la Messe de Noël parmi les lépreux. Les chants sortis des gosiers mutilés par le mal affreux l’avaient bouleversé. «Il racontait que donnant la communion … il ne pouvait parfois pas reconnaître le dessin du visage qu’il avait devant lui; il ne savait où poser l’hostie». Cette image ne le quittait plus, attirait sa générosité. Les autres souffrances humaines, et il en avait connu, lui semblaient assez loin de cette forme de fléau. Ces lépreux représentaient à ses yeux une plus fidèle image du Christ souffrant et appelaient d’autant l’image du Christ consolateur, pour célébrer ensemble «la liturgie du prochain».
Pour se consacrer au soulagement de cette horrible maladie, point ne lui fut besoin d’aller très loin: elle s’était répandue parmi les Lipovans, peuple de race slave, et les malheureux, presque abandonnés au lazaret d’Isaccea, sur le delta du Danube, vivaient et mouraient dans des conditions matérielles et morales qui auraient nécessité, pour leur soulagement, un apôtre de la taille du Père Damien. En 1934, les Dames Orthodoxes (ou celles de la Croix-Rouge) roumaines avaient prié un Lazariste d’intervenir afin que les Filles de la Charité acceptassent de s’occuper d’eux. Leur Supérieur à Constantinople avait répondu: «Des Filles de la Charité pour aller soigner les lépreux, on en trouvera toujours, mais il leur faut un aumônier pour le service religieux et nous n’avons pas de prêtre». Entre temps, Mgr Ghika eut connaissance de cette situation. Un besoin de sacrifices et de mérites le pressait pour le salut de certaines âmes, il répondit à l’appel. Une pareille mission de charité demandait cependant quelque disposition. Il s’y attela, préparant l’entente des autorités roumaines, le contact avec les services médicaux spécialisés de Paris, la familiarisation des derniers traitements. Lui-même s’employa pendant plus d’une année au service des lépreux de l’hôpital Saint-Louis à Paris et «il avait fait fleurir, dans ces corps décomposés, des âmes de saints». Devant la pauvreté de la bibliothèque à leur disposition, il s’était mis en quête près des meilleurs auteurs contemporains pour leur apporter aussi les nourritures de l’esprit. Quelques-uns, sans doute aussi émus que lui-même, dédicacèrent leurs oeuvres, tel Claudel en écrivant sur la page de garde d’un volume un poème auquel le plus lettré des lépreux répondit par un remerciement … en vers claudéliens!
Pendant l’été 1939, le prince se rendit en Roumanie dans l’intention de mettre en mouvement l’oeuvre projetée; «les événements ne le permirent pas». C’est que les vues de la Providence sur lui n’étaient pas conformes aux siennes après s’être fait le héraut et l’apôtre du Christ, le Christ l’appellerait encore à devenir sort témoin après une autre guerre, d’autres misères.
Mais d’abord la première et ses douleurs.

 

Ambassadeur sans ambassade

Une grande douleur l’attendait en effet très vite après l’ouverture du conflit: la mort, à l’âge de 79 ans, de sa mère, la princesse Alexandrine, assistée à Bucarest par Soeur Pucci. Mais la Providence qui place le remède près du mal lui avait aussi ménagé la consolation d’un retour à Rome où son frère avait été nommé ministre près le Quirinal. Sur le coeur meurtri de Vladimir Ghika, nul baume ne pouvait être plus apaisant que ce séjour en la Ville où la lumière de la foi l’avait éclairé, où il avait lié tant de relations, dans tous les milieux, civils, diplomatiques, ecclésiastiques surtout. Sa conversion, douze ans plus tôt, n’était pas oubliée. Le bien accompli autour de lui, à Salonique, à Bucarest, n’était pas ignoré de Rome; même là où il était passé en hâte, il laissait comme le soc de la charrue dans un champ une empreinte durable.
Les plus hauts cercles du Vatican le connaissaient, l’aimaient; jugeant sa vocation singulière et pressentant peut-être un destin rare, Mgr Pacelli, le futur Pie XII, alors attaché à la Secrétairerie d’État, l’honorait de son amitié. Le maître du Sacré Palais, le Père Lepidi, continuait d’être son confident.

Paul Claudel l’admirait, le peintre Albert Besnard, de l’Académie française, aussi; et il était spirituellement tout proche de l’amiral japonais Yamamoto Shinjiro, aide de camp du prince impérial, converti comme lui au catholicisme.

Parmi ces grandes amitiés, il faut faire une place toute spéciale à celle de son confesseur, le Père Garrigou-Lagrange, professeur de théologie thomiste au Collège Angélique de Rome. L’immense diffusion de ses livres, le rayonnement de son enseignement, son audience près des Congrégations Romaines en font l’un des théologiens les plus marquants de notre siècle. Il lui était arrivé de se trouver en contact avec des hommes, même des clercs, dont l’intelligence et la conscience avaient été troublées à l’époque du modernisme. Sa charité à recevoir ces âmes bouleversées et à les rendre à la lumière, à redresser l’exercice de la raison par les principes premiers de l’intelligence, à leur inculquer une profonde vie surnaturelle selon la théologie et la philosophie thomistes, avait rétabli ces jeunes prêtres dans la paix et dans la sûreté de la foi. L’un d’eux, promu depuis à l’épiscopat, prit alors la résolution de se consacrer à la formation des séminaristes pour leur éviter de passer par les mêmes angoisses, pour leur assurer le bien qu’il avait lui-même reçu du Père Garrigou-Lagrange. C’est dire qu’il fut aussi secourable à Vladimir Ghika dans les épreuves et les afflictions que la guerre allait lui réserver, à lui et aux oeuvres catholiques roumaines, son constant sujet de préoccupations reflétées dans sa correspondance.
Le 2 janvier 1917, il se dit «retenu à Paris pour des affaires politico-religieuses qui ont fait juger sa présence plus importante qu’aux ambulances de Roumanie et qui maintenant semblent à vau-l’eau. Je me trouve (écrit-il) loin de ce que je crois le centre de mon activité et de ma vie, pieds et poings liés à me ronger le sang dans l’absence de tout geste qui puisse me faire participer à la défense de nos oeuvres, mais même de toutes nouvelles qui ne parviennent plus depuis longtemps».
Parmi ces tribulations, il gardait une foi invincible en la Providence, la priant surtout par l’intercession de Soeur Pucci quand il apprit sa mort. «J’ai la confiance absolue, écrivait-il, qu’elle nous aidera à sauver nos pauvres oeuvres de Roumanie. J’ai écrit pour préparer leur sauvegarde à notre Reine (mais où est-elle?), au Ministre des Affaires Étrangéres, au Quai d’Orsay, à la fille de M. Blondel, ancien Ministre de France à Bucarest …»
Confiance nullement passive en effet: aide-toi, le Ciel t’aidera. Le ciel c’était ici le Vatican, les milieux religieux qui le tenaient en haute estime, et il usa largement de ce crédit, tant qu’il en jouit, pour trouver des solutions nationales, humaines, conformes surtout aux intérêts de l’Église dans les problèmes roumains qu’il se trouvait presque seul à défendre. Par ses connaissances, son prestige, le zèle de son frère, ambassadeur accrédité de Roumanie près du Gouvernement italien, représentait-il officieusement son pays près du Saint-Siège en un temps où justement la Roumanie n’avait pas noué de relations avec le Vatican!
Par le Père Lepidi, peut-être, il eut un accès direct prés du Saint-Père, et il fut assez heureux pour faire le point exact sur des questions parfois mal posées, dès lors embrouillées, sinon insolubles. Ainsi obtint-il gain de cause pour les Roumains de Transylvanie, douloureusement blessés par la création du diocèse de Hajdudorog, de langue hongroise (1913), destiné à promouvoir la dénationalisation des Roumains et des Ukrainiens de Hongrie. Déjà, durant son premier séjour à Rome, il avait pris à coeur le cas – porté devant le Saint-Père – du grand tribun des Roumains de Transylvanie, Basile Lucaciu, en conflit avec son évêque de Gherla, Mgr Szabo, pour des raisons nationales: il avait contribué à éclairer les autorités du Vatican et le Père Lucaciu avait eu gain de cause, permettant à celui-ci de se dépenser en 1917, quand la Roumanie sembla plier sous le poids de la guerre, pour la formation de régiments de volontaires roumains. – Vladimir assista avec son frère et Titulesco, les autorités italiennes et tchécoslovaques, à la bénédiction par le Père Lucaciu des drapeaux déposés en faisceaux, un peu plus tard, aux pieds du Sacré-Coeur, à Paray-le-Monial, sous la présidence du Cardinal Bourne, Primat d’Angleterre.
Un court rappel d’histoire n’est peut-être pas inutile ici. Lorsque les Empires Centraux s’embrasèrent, le 1er août 1914, la Roumanie opta pour la neutralité malgré le sentiment intime du Roi Charles, un Hohenzollern comme son neveu et successeur Ferdinand, marié à une petite-fille de la reine Victoria et d’Alexandre II de Russie. Il fallut au monarque se vaincre pour demeurer loyal à son peuple quand celui-ci décida, deux ans plus tard, son entrée en guerre, selon la politique des leaders Bratiano, Filipesco, Jorga, Take Ionesco surtout qui avait eu à la Chambre le mot fameux: «Je crois à la victoire des Alliés comme je crois à la lumière du soleil».
La grande affaire de la Roumanie, son unité nationale, il n’y avait plus maintenant que le nouveau découpage européen, issu du conflit, susceptible de la lui apporter. À son idéal, elle consentit des sacrifices d’autant plus lourds que bientôt prise entre deux feux et laissée à la merci de ses ennemis par l’avènement du bolchevisme russe, elle dut, en dépit de glorieux épisodes militaires, signer à Bucarest (7 mai 1918) un traité désastreux, ultérieurement déclaré nul. Le Roi ne l’avait d’ailleurs pas ratifié.
L’attitude du prince Vladimir Ghika à Rome durant cette période ne pouvait différer de celle de son frère Demètre qui, avec le baron Sonnino, conduisait dans le même sens les affaires de son pays. Outre que Vladimir savait avoir par sa mère du sang français dans les veines, sans exclure même le sang des Bourbon, sans compter encore son éducation en France, deux sentiments puissants l’animent dans sa réponse à l’enquête de Maurice Vaussard sur le nationalisme. D’une part, l’indignation de l’injustice ressentie par le peuple roumain dont d’importants territoires étaient soumis à des États étrangers malgré le désir des populations de réaliser leur unité. D’autre part, sa conviction qu’à la France incombait dans le monde une mission chrétienne irremplaçable. Il importait donc de voler à son secours «avec son million de baïonnettes» pour qu’elle subsiste et que, victorieuse, elle apporte son appui à la Roumanie dans l’accomplissement de ses aspirations patriotiques.
Cette position, partagée par le peuple roumain, n’était pas nouvelle: quand la Prusse avait ouvert les hostilités de 1870, les manifestations populaires devant la légation de Berlin avaient été telles que le roi Carol avait songé à démissionner; et quand l’année suivante Bismarck imposa l’énorme rançon de cinq milliards-or, le Cabinet roumain manifesta sa sympathie à la France en lui remettant la somme d’un million. L’amitié entre les deux pays était donc tramée de liens solides, d’affinités réelles: si la Roumanie comptait sur la France pour la défense de la civilisation chrétienne à l’Ouest, elle-même avait conscience de jouer un rôle similaire de bastion latin aux croisées de l’Orient, se débattant des siècles contre Musulmans et Slaves, face demain à Bela Kun et aux communistes hongrois défaits à Budapest (juillet-août 1919). Victoire qui allait faciliter la campagne de Weygand sous les murs de Varsovie. On l’a peut-être trop perdu de vue chez nous, et pourtant quelle leçon présente, cette lutte incessante de la Croix contre le Croissant et ses alliés …
C’est en fonction de ces deux objectifs, chrétien et national, que Vladimir Ghika orienta ses activités romaines, que ses sentiments oscillaient de l’inquiétude à l’espérance, de l’enthousiasme à l’angoisse, selon les vicissitudes des armes et la tension des énergies, sa pensée invariablement fixée sur le sort des oeuvres roumaines, son premier sujet de préoccupation.
Ainsi le rôle d’ambassadeur près le Saint-Siège qu’il exerçait sans titre s’affirma peu à peu; sous la seule pression des circonstances, il devint vraiment chef de mission diplomatique de son pays, éclairant celui-ci sur la faveur prononcée de Rome à son égard.
«… Le Saint-Siège ne peut céler sa joie d’avoir à entrer en relations avec un peuple de civilisation latine, pour lequel il a nourri constamment les plus vifs et les plus profonds sentiments de sympathie. Et rien ne lui est plus doux que de pouvoir prêter sa coopération au meilleur avenir de la généreuse nation roumaine, avenir pour lequel il forme les voeux les plus fervents», lui écrivait à cette époque le Cardinal Gasparri.
Cette charge de légat roumain près du Vatican prit fin en 1920, quand Bucarest délégua un ministre de carrière, affirmant sa volonté de régulariser en droit une situation de fait créée de toutes pièces par Vladimir Ghika.
Il s’était révélé non moins efficient en politique, utilisant avec le même bonheur ses relations ou celles de son frère avec les plus hautes autorités qui ouvraient dans l’ombre à hâter la fin de la guerre.
Avec le Conseil National de Paris formé par Take Ionesco pendant l’occupation militaire de la Roumanie par les Empires Centraux, il entama des pourparlers et fut mêlé au projet de paix séparée de l’Autriche.
À la même époque, il connut Masaryk et Bénès qui travaillaient eux aussi à l’indépendance de leur pays; il était en rapport constant avec les réfugiés belges: par lui le Cardinal Mercier et son secrétaire Monseigneur Deploige, purent faire parvenir à la connaissance du Saint-Père certains renseignements concernant l’Église de Belgique.
Après guerre, l’entrevue du Cardinal Mercier avec Aristide Briand à la Villa Médicis, chez son ami Besnard, directeur de l’Académie de France à Rome, eut aussi lieu par ses soins, en vue de la reprise des relations diplomatique entre la France et le Saint-Siège.
En fréquentant la haute société de Rome, malgré le bon accueil qu’il rencontrait, il n’oubliait pas les humbles et les malheureux. Les oeuvres de charité l’attiraient irrésistiblement. Et la souffrance, on la trouvait partout. En 1915, il s’est beaucoup dévoué à l’hôpital qui hébergeait les victimes du terrible tremblement de terre d’Avezzano. Peu après, les hostilités ayant fait aussi des blessés et des prisonniers roumains, il se dépensa pour eux autant qu’il le put. Ne possédant pas autant d’argent qu’il en aurait fallu pour leur venir en aide, il mit en oeuvre ses talents d’artiste. Dessinateur adroit, il maniait crayons et pinceaux pour peindre enluminures et dessins décoratifs qu’il vendait eu profit des prisonniers roumains.
Car son séjour à Rome était terminé. Le prince Demètre Ghika ayant refusé de diriger à Washington une légation dans des conditions sans réciprocité pour la Roumanie, déclina l’offre et fut mis en disponibilité. Les deux frères acceptèrent l’hospitalité de la princesse Olga Altieri à Gatta-jola. «Nous y serons pour quelque temps, écrivait Vladimir, en attendant que la Providence fasse de moi ce qu’elle jugera bon».
Encore cinq ans, et elle allait «juger bon» de l’appeler au service exclusif de Dieu.

 

 

L’Apôtre du Christ

Prêtre à Paris

La guerre finie, une double mission diplomatique échut au prince Demètre, flatteuse par l’importance du poste, mais lourde de responsabilité: délégué de son pays à 1a Conférence de la Paix, il recevait en outre l’honneur de le représenter comme ministre à Paris.
De nouveau, son frère l’y suivit, cette fois peut-on penser avec une satisfaction accrue. D’abord, il se stabilisait: depuis la fin de 1917 il passait, en effet, d’hôte à hôte: la reine Nathalie de Serbie, sa cousine, l’avait accueilli dans sa propriété de Sachino en Basses-Pyrènces; la princesse Olga l’avait reçu à Galtajola; enfin son autre cousine Jeanne Guilland, apparentée aux Blaremberg, en Haute-Savoie.
Et puis Paris, c’est Paris, sinon Ville Éternelle, Ville Lumière dont l’attrait s’exerce sur le monde entier, à l’image du Français lui-même qui atteint la perfection de la nature humaine, dit un jour Lord Chesterfield, «s’il joint à un fonds de vertu, d’érudition et de bon sens, les manières et la politesse de son pays».
Ce type accompli de Français, Vladimir Ghika le trouvait dans les milieux qu’il allait fréquenter, celui des ambassades, bien sûr; davantage encore les cercles de l’élite catholique, artistes et lettrés où d’emblée ses relations l’introduisirent. C’est ici qu’il connut Maritain, le professeur Massignon et le mouvement de renaissance thomiste dans lequel il s’intégra par affinité spirituelle surtout, y trouvant un aliment à sa vie de prière et de foi. Parce que du dehors il était venu à l’Église, il eut pour préoccupation constante de s’y accorder, en matière de doctrine autant que de piété.
Après sa conversation, Louis Massignon avait tenté de vivre au désert près de Charles de Foucauld. Mis en rapports avec Vladimir Ghika par Paul Claudel, il avait fait connaître au prince la vie et les projets de l’ermite du Sahara; ensemble, ils avaient agi pour continuer son oeuvre. C’est ainsi qu’il rédigea et expédia aux Trappes du monde entier un appel et une union de prières, de sacrifices et de travaux pour la conversation des infidèles, non seulement de ceux qui n’avaient jamais entendu parler de l’Evangile, mais aux infidèles des région chrétienne, aux malades des corps et des âmes. La dissolution de la famille, la dégradation de la vraie dignité de la femme dans la vie moderne, l’amenaient à méditer sur Marie-Madeleine. Par son exquise bonté penchée sur les déshérités, «par un parti-pris de très grand artiste, sa compassion allait aux plus méprisés des pécheurs, comme à des frères de noble origine comme lui, à qu’il faisait retrouver leur blason, non comme à des délinquants rejetés». Il faisait à ce sujet, à son ami Massignon, «des récits de rêves admirables; il avait écrit l’un d’eux sous forme de drame, injouable, sur la parabole de la Femme adultère». Ainsi jaillissait de son âme une autre source de prière dont l’intensité valait certes pour les autres; mais d’abord pour lui-même. À la recherche déjà des «préférences de Dieu», il en vint à se demander s’il ne devait pas recevoir le sacerdoce comme plusieurs amis de l’entourage de Violette Susmann l’y encourageaient de paroles et d’exemple.
On se rappelle son désir, pendant son premier séjour à Rome, de se faire prêtre, et son acceptation, sur l’intervention de la princesse Alexandrine près de Pie X, de rester homme du monde et missionnaire. Toutefois, il avait poussé des études en théologie jusqu’au doctorat de cette faculté, peut-être en vue de réserver l’avenir? Maintenant que sa mère était morte et qu’il ne pouvait plus diriger que de loin son oeuvre roumaine remise entre les mains énergique de Soeur Soize, il doutait de l’opportunité de suivre une voie trop imparfaite selon les élans de son âme. Une lettre du Ier mai 1923 le montre venant de tenter de reprendre sa mission en Roumanie en essayant d’y instaurer les Filles de la Charité de rite gréco-catholique et voyant dans l’échec de sa tentative une contre-indication providentielle touchant sa personne, alors qu’il est à la veille, écrit-il, «de prendre une décision où les responsabilités sont si lourdes, l’incapacité si grande, les obstacles tels que j’ai besoin de lumières et de secours. Songez-y devant Dieu et dites-moi si vous croyez qu’il vaut mieux continuer ma vie de missionnaire laïque ou devenir un prêtre de Jésus-Christ comme je suis de plusieurs côtés poussé à le faire, tandis qu’en moi la crainte contrebalance le désir et ne serait vaincue que par l’idée d’offrir à Dieu plus que mon existence toute entière dans le seul sacrifice d’une seule messe». «Je fais appel à ceux qui nous ont quittés, à la bonne Soeur Pucci, à ma mère …» Se demandant si la parole du Saint Pontife ne l’obligeait plus, il aurait voulu entendre une voix autorisée à l’en assurer. Sans doute à cette époque écrivit-il cette pensée tant elle «colle» à son trouble: «Seigneur, si je vous demande parfois une marque sensible de votre grâce, ce n’est pas pour être plus sûr de Vous, c’est pour être plus sûr de moi». Cette «marque sensible» allait se concrétiser par l’entrée en scène, coup sur coup, de deux personnages appelés à une rôle de premier plan dans cet acte de sa vie.
Parmi ses familiers romains, j’ai cité au chapitre précèdent l’amiral Yamamoto, l’une des plus curieuses figures du Japon contemporain, l’une des plus populaires aussi en son propre pays. Héros de la Guerre des Boxers et de la guerre russo-japonaise de 1903, il jouissait dans son pays d’un prestige immense que le Mikado sut utiliser en le désignant comme attaché naval au Quirinal, négociant en même temps avec le Vatican sur les missions allemandes du Japon. Ancien élève des Marianistes à Tokyo, ami fidèle de la France qu’il savait distinguer de ses politiciens en matière religieuse, il était tout indiqué à mener cette affaire délicate où il parvint à rapprocher autant qu’il était possible les désirs de son Gouvernement et les vues du Saint-Siège. Benoît XV lui remit lui-même les insignes de Grand Croix de l’Ordre de Saint Grégoire en témoignage de satisfaction. Vladimir Ghika fut mêlé aux entretiens; leurs sentiments étaient d’ailleurs identiques, en diplomatie comme en religion, et quelqu’un qui les connaissait bien l’un et l’autre pense qu’ils s’étaient concertés.
À Paris où il participait aussi à la conférence de la Paix, l’amiral Yamamoto voyant son ami dans le doute lui suggéra que la volonté de Dieu pourrait bien lui être signifiée par une extatique qui, dans certaine circonstance, lui avait révélé ce qu’il devait faire, et comme lui, amiral Yamamoto, ne se décidait pas, Violette Susmann, devenue plus tard Soeur Agnès, pour le convaincre, lui avait rappelé un engagement qu’il avait pris avec Dieu dans le secret de son âme, dans la solitude de sa cabine, sur son vaisseau-amiral, au large de Ceylan et qu’il était seul à connaître. Puisque Dieu s’était manifestement servi de cette âme religieuse pour guider l’amiral Yamamoto, le Prince Vladimir Ghika pensa que dans l’incertitude où il était, dans le contradiction des conseils. Dieu pourrait se servir du tout moyen pour faire clairement connaître sa volonté! Justement, en 1923, Violette Susmann, transportée malade de Londres à Paris, venait avec la recommandation du Cardinal Bourne pour le Cardinal Dubois, vivre auprès de la Saint Réserve, dans un jardin, 16, rue Boissonnade, et c’est là durant toute cette année 1923, que toutes les semaines et certaines semaines tous les jours, il s’entretint auprès d’elle, alitée, avec ses directeurs (P. Richard, P. Loth, Corato) d’une oeuvre, assez foucauldienne de structure, de «bons samaritains». Il y avait là le Dr Vincent Bunkei Totsuka, Charles Henrion, J.-P. Altermann, qui tous prirent la décision de devenir prêtres, dans l’esprit de cette oeuvre. Et Ghika le premier.
Dans le même temps, se nouèrent des négociations entre Mgr Chaptal, Vladimir Ghika et, sans doute aussi, les Pères Jésuites, avec l’Administration des Domaines, au sujet de la chapelle des Jésuites de la rue de Sèvres, spoliée autrefois, pour la rendre au culte et l’affecter au service des Etrangers à Paris. Avant même d’être ordonné, le Prince Ghika en devint l’administrateur séculier devant l’État. Au mois de juin, «une requête signée de Mgr Chaptal et adressée au Cardinal Tacci prie son Eminence d’intervenir directement auprès du Saint-Siège pour obtenir de vive voix ou autrement les faveurs demandées, entre autres le biritualisme latin et grec, à défaut de la réponse des Congrégations arrêtées par les vacances estivales, le tout motivé par l’urgence et des questions de grave opportunité».
Procédant à sa manière réfléchie, Vladimir avait voulu avoir aussi l’avis d’un ecclésiastique qui le connaissait bien. Et son ami, Mgr Deploige, Directeur de l’Institut Philosophique de Louvain, le maintint dans cette voie, approuvée et facilitée par le Cardinal Mercier.
À quel diocèse s’agrégerait-il? Roumain de nationalité, préoccupé avant tout autre par les problèmes de l’Église Roumaine, il ne dut certainement pas penser à un diocèse roumain de rite latin pour lequel il avait opté à sa conversion. Décision surprenante peut-être, mais pour la comprendre, il faut se rappeler la situation spéciale de l’Église catholique de Roumanie au début du XXe siècle, seulement de rite latin, avec un nombre assez restreint de fidèles, organisés en deux diocèses. (Les Roumains catholiques de rite oriental, habitant la Transylvanie, ne commencèrent à faire partie de l’État Roumain qu’à la fin de la première guerre mondiale.)
Dans ces conditions, Vladimir Ghika, s’il avait voulu demeurer de rite oriental, aurait eu sans doute le sentiment de se singulariser. Peut-être aussi jugea-t-il que l’appartenance à ce rite oriental diminuerait ses possibilités d’apostolat en dehors de la Roumanie: l’exemple de quelques familles de l’aristocratie russe et roumaine – qui à cette époque, en acceptant la foi catholique, préféraient le rite latin – peut l’avoir influencé dans une certaine mesure, et peut-être le Père Lepidi eut-il son mot à dire dans cette prise de position.
Ce nouveau choix d’agrégation à un diocèse s’éclaire aussi par un article où il écrivit en 1921 que l’Église catholique de rite latin en Roumanie contenait «en son sein» une trop forte proportion d’étrangers immigrés, «généralement recrutés parmi la population des Empires Centraux». Pour lui, de culture et d’âme françaises, il n’était pas facile de s’encadrer dans un clergé d’une autre formation. Et puis, Bucarest avait pour archevêque Mgr Netzhammer qui, au temps de la victoire allemande, s’était montré dur envers les Soeurs de Bethléem, exigeant, sans doute sur l’opposition du clergé local, qu’elles ne demandâssent plus rien à la charité, seulement à leur travail. En 1906, Vladimir Ghika écrivant sur le clergé roumain avait parlé de «drame» et montré «une bonne administration diocésaine, décidée sans choix spécial de façon artificielle et bureaucratique»; ne craignait-il pas que ses projets d’apostolat «foucauldiens» ne soient pas trop favorisés par «mesure de bonne administration diocésaine?»
Après l’union de la Transylvanie en 1918, il y eut en Roumanie une Église catholique de rite oriental importante, l’Église unie. C’est vers elle qu’allaient les sympathies de Vladimir Ghika. Elle était constituée d’«un noyau compact de citoyens roumains sédentaires, pourvus d’une réputation éprouvée de nationalisme militant contre l’oppression étrangère, ce qui leur donne devant l’opinion un précieux sauf-conduit; doués de titres historiques, d’incalculable valeur, à la reconnaissance des Roumains du Vieux-Royaume, comme initiateurs premiers de leur renaissance nationale; enfin, fournis d’un stock très sain de vertus patriarcales par lesquelles la famille demeure fortement constituée et peut faire prospérer, sur des bases naturelles et religieuses non ébranlées jusqu’ici, la paroisse, le diocèse et la province ecclésiastique». À eux allait sa préférence parmi les catholiques de Roumanie.
L’impossibilité d’accomplir son projet d’instaurer les Filles de la Charité de rite uni dans les milieux gréco-catholiques où devaient bientôt arriver les Assomptionnistes, a été pour le Prince une indication providentielle que son champ d’action apostolique n’était pas alors, ou du moins directement, son pays.
Tout bien pesé, il décida d’entrer dans le diocèse de Paris. Probablement ses amis appuyèrent-ils son choix, puisqu’il était devenu le serviteur dévoué, militant, de la cause de l’Église et du Saint-Siège, non seulement en Roumanie, mais pareillement «dans toute cette élite européenne où il possède tant de relations influentes»; pour ce rayonnement, pas de meilleure place que Paris.
L’ordination sacerdotale du Prince Vladimir Ghika eut lieu le 7 octobre 1923, par le Cardinal Dubois. En signe de vénération pour Soeur Pucci et pour le Patron des premières oeuvres de Bucarest, la cérémonie se déroula dans la chapelle des Pères Lazaristes de Paris, aux pieds de saint Vincent de Paul. Toute l’Europe couronnée et découronnée y assistait. En tête, une fille de France, la reine Amélie de Portugal, et puis les représentants du roi d’Espagne, du roi d’Italie, du roi des Belges, du roi de Roumanie, sans parler des ambassadeurs et des ministres …
L’ordination, prise de voile ou prise de froc, vieux spectacle d’Europe chrétienne qu’illustre assez bien pour nous la tête rase de Saint Cloud et le voile de Madame Isabelle de France, abbesse de Longchamp.
Il eut la dévotion de célébrer sa première messe à la Maison-Mère des Filles de la Charité, dans la chapelle des apparitions de la Très Sainte Vierge, où eurent lieu les révélations touchant la Médaille Miraculeuse et la mission des deux Congrégations fondées par Vincent de Paul, pour ranimer la foi dans les circonstances du moment. Il distribua ensuite aux Soeurs une image caractéristique du sens de l’apostolat sacerdotal qu’il entendait mener, image de Saint Josaphat, Jean Kuntsevitch, Ukrainien, né en 1580, devenu moine basilien à Vilna, convertisseur, «ravisseur d’âmes», puis prêtre et higoumène de son monastère, archevêque de Polotsk, enfin mis à mort, le 12 novembre 1623, par de malheureux révoltés aveuglément opposés à l’Union à Rome.
Au verso de l’image, deux prières: l’une du Saint-Père Pie XI: «Sauveur du Monde, sauvez la Russie»; l’autre, prière pour la Russie également, mais qui doit être du Prince Ghika, car le permis d’imprimer ne date que du 8 septembre 1923 – c’est une offrande au divin Coeur de Jésus en faveur de l’infortunée Russie, de tout ce que l’Église, et en particulier les fidèles de Russie, dans toutes les conditions de leurs épreuves, peuvent offrir a Dieu le sang des martyrs, par les larmes des veuves et des orphelins, rendez, Seigneur, la liberté de votre Église et sauvez la malheureuse Russie. Par l’amour que Vous portez à votre Sainte Église, hâtez, Jésus, Bon Pasteur, l’heure de l’union des esprits chrétiens dans la vérité et des coeurs dans la charité. Enfin, par les mérites et l’intercession de la Très Sainte Mère de Jésus et du martyr Saint Josaphat pour ramener toutes les Églises chrétiennes à l’Unité voulue par le Sacré-Coeur».
À Rome, on avait suivi avec intérêt l’évolution spirituelle de Vladimir Ghika, aussi reçut-il pour son ordination, ce télégramme: «Rome, le 6 octobre. Heureuse occasion votre ordination sacerdotale, Saint-Père daigne s’associer à votre joie et votre bonheur et, avec ses félicitations de ses meilleurs voeux, vous envoie de tout coeur, comme gage abondantes faveurs divines, paternelle bénédiction apostolique. Je prie votre Altesse agréer mes félicitations et voeux personnels, Cardinal Gasparri».

 

La liturgie du prochain et la théologie du besoin

«Un être frêle mais vif», écrit de l’abbé Ghika le docteur Guntza-Eléonore Petrovano, son compatriote qui le connut pendant ses études à Paris, de 1923 à 1930. «La soutane ecclésiastique qu’il porta désormais au lieu de sa jaquette habituelle lui alla tout de suite beaucoup mieux, quoiqu’elle fût trop large, avec d’amples manches qui donnaient l’impression d’ailes fendant l’espace pour élargir l’horizon et faire mieux voir les miracles de ce monde créé par Dieu».
Sa barbe blanche, ses longs cheveux blancs retombant en arrière mettaient une auréole de blancheur autour d’une physionomie singulièrement fine et douce, légèrement teintée d’hiératisme. Avec cela, «les épaules à peine voûtées lui donnaient un air de vieillesse, bien qu’il ne fût pas vieux encore, mais aussi un air de sainteté» a écrit Dom Gaillard, le Révérendissime Père Abbé de l’Abbaye Sainte-Marie de Paris.
À M. Jean Mouton, futur directeur de l’Institut français de Bucarest qui rencontra aussi l’abbé Ghika chez les Maritain, avant la guerre de 39, il fît une impression analogue. «En face de lui, on avait le sentiment d’avoir approché la sainteté, une sainteté bien vivante et que ne limitait aucune image conventionelle. Certes, il possédait tous les attributs psysique que les artistes accordent, en général, à la représentation des saints»: une barbe blanche qui dessinait une noble courbe et répondait à la chevelure, blanche aussi, aussi brillante que l’argent; des yeux bleus qui nous entouraient de leur sereine interrogation. La maigreur de l’ascète affirmait que dès ici-bas son corps ne contenait qu’une faible partie corruptible. Tout son être, impregné d’une immense bonté, traduisait une disponibilité perpetuelle: «N’oubliez pas, disait-il, que les plus beaux jours ne sont jamais beaux pour tous». «Un saint de vitrail que le soleil embrasait de tous ses feux et projetait en parcelles brûlantes sur ceux qui traversaient ses rayons».
Ils furent innombrables, dans les différents postes que lui confia l’archevêque de Paris. Le premier, l’aumônerie des étrangers de Paris. Administrateur séculier de la chapelle de la rue de Sèvres, leur paroisse, il était tout désigné, secondé de plus par sa connaissance des langues et une grande souplesse d’âme, à en assumer la charge spirituelle et devenir leur chapelain.
Le petit groupe d’étudiants catholiques roumains à l’a ris lui fut tout de suite très attaché. Ses visites discrètes, sa délicatesse lorsqu’il se penchait sur les souffrances de jeunes gens pour qui les conditions de vie étudiantine étaient précaires, son aide au moment où la détresse s’empare de l’âme avec toutes ses forces destructives, attiraient vers lui. Avec lui ils tirent leur premier pèlerinage à Chartres; avec lui ils apprirent à connaître et à aimer les beautés des Arts: musique, architecture, peinture, sans toutefois un thème préféré au cours de ces entretiens dont le point de départ était presque toujours une question ou une réflexion. Il n’avait ni heure ni jour fixés pour les recevoir, et lui les visitait le plus souvent qu’il pouvait, forgeant en leur coeur une empreinte indélébile. C’est une de ses meilleures oeuvres, non écrites mais vécues, écrit encore le docteur Pétrovano.
Autres paroissiens importants, les réfugiés russes, très nombreux à Paris. Le Pape avait, durant les années de famine qui suivirent la guerre civile, manifesté une charitable sympathie aux peuples de Russie en leur envoyant des secours importants par l’entremise de la Commission Pontificale. Dans cette oeuvre, l’abbé Ghika avait reconnu les inspirations divines qui l’avaient guidé au cours de son premier apostolat. Maintenant, travaillant parmi les Russes de Paris, il cherchait à prolonger l’action du Vatican près des émigrés.
Cette activité chez les orthodoxes russes devait être une oeuvre de liaison et de connaissance réciproque entre l’Orient et l’Occident. Les conversions qu’il réussit, quelques-unes menées jusqu’aux Ordres, attestent le succès de son apostolat, son souci «de ramener à l’unité de l’Église ceux de nos frères qui en sont encore séparés». Pour permettre aux fidèles de s’unir à ceux-ci, il fit imprimer une traduction française de la Liturgie de Saint Jean Chrysostome, leur permettant de suivre plus facilement les très belles cérémonies de la messe orientale.
Dès son ordination, sa vie sacerdotale fut en effet profondément imprégnée d’esprit de liturgie et de pauvreté. C’est même ce double caractère auquel répondaient si parfaitement ses tendances contemplatives qui l’amenèrent à prendre résidence chez les Bénédictins de la rue de la Source, à faire de l’Abbaye Sainte-Marie «son port d’attache».
Tantôt ici, tantôt rue de Sèvres, il célébrait la messe, et quelle messe! Les assistants en étaient bouleversés, tel Henri Ghéon qui l’assimilait à celle du Curé d’Ars: «On dit d’un bon prêtre qu’il dit bien sa messe, d’un prêtre fervent qu’il vit sa messe; le Curé d’Ars la mourait». D’un bout à l’autre, la messe de l’abbé Ghika était une agonie où il revivait toute la souffrance du Christ en croix, foyer inextinguible d’une vie intérieure rayonnante.

Esprit de liturgie, esprit de prière, une prière chez lui si vivante, si continuelle, qu’il la portait avec lui; on ne pouvait le voir ou l’écouter sans prier.

Nul élément humain, aucun talent naturel d’éloquence dans la prédication. Mais un enseignement direct, concret dans ses images comme celles dont il illustrait la déformation de notre vie intérieure en la ramenant à la façon plus ou moins consciente dont nous altérons en nous le texte du Pater. «Au lieu de dire: Notre Père qui êtes aux Cieux, ce que nous disons, c’est, suivant la qualité des âmes: Notre Juge qui êtes au Tribunal, Notre Fournisseur qui êtes au Comptoir, Notre Créancier qui sonnez trop souvent à notre porte, Notre Cause première dont nous ne sommes qu’un effet perdu dans le lointain, Notre Maître Suprême devant lequel nous ne sommes que poussière, Notre Camarade avec lequel nous en usons librement, et ainsi de suite avec une désolante vanité. Nous ne disons plus en vérité les paroles mêmes que Dieu nous a enseignées pour Le prier: Notre Père qui êtes aux Cieux».
À parler de la sorte, il soulevait la prière dans les âmes et les menait en présence de Dieu qu’il voyait partout. Pour atteindre une seule âme dont il avait reçu l’appel, il lui arriva d’entreprendre des voyages de milliers de kilomètres, trouvant toujours les moyens de l’accomplir car il était disponible à tous, voyant Dieu en personne dans tout être. Ce don total de soi à Dieu dans les autres, il l’appelait «la liturgie du prochain», point essentiel du christianisme: «Aimez-vous les uns, les autres … aimez-vous comme je vous ai aimés». Du moment où la Révélation apprend que Dieu est Amour infini et Don total de Lui-même, on ne peut pas vivre de la vie de Dieu sans être nous-mêmes totalement donnés les uns aux autres comme Dieu Lui-même nous est totalement donné. Ceci l’abbé Ghika le vivait intensément. Il était donné totalement à Dieu présent en tous. Il faudrait citer ici le texte presque entier de sa brochureLa liturgie du prochain où il montre si bien cette action du Christ bienfaiteur et aimant, se donnant au Christ souffrant en tout ce que nous faisons pour le prochain.

Présence de Dieu dans le prochain, présence de Dieu dans tous les événements où il voyait toujours un signe de la Providence. Il enseignait qu’il faut vivre l’instant présent avec toutes ses données pour être prêt à répondre à tout appel de Dieu. C’était, selon son expression, «la théologie du besoin». Il entendait par là que tout besoin rencontré, tel celui du blessé soigné par le bon Samaritain, manifeste un appel de Dieu en même temps qu’une indication de la réponse à y donner. Sa règle d’or était justement cette disponibilité de tout instant à tous les besoins qu’il rencontrait, et c’est pourquoi il ne voulait donner à sa vie un cadre trop rigide qui l’eût gêné dans la mobilité de ses actes.

Nul ne fut plus éloigné de toute forme d’idéalisme et il ne cessait de s’élever contre l’erreur de ceux qui voient en Dieu un idéal. Pour lui, Dieu est la Réalité première et suprême. C’est Dieu qui fait exister toute réalité et rien n’est plus réel que Dieu. Toujours il considérait Dieu comme la Réalité qui nous fait exister, en présence de laquelle nous vivons sans cesse. Vivre ce réalisme de la Foi, de la prière, était le trait dominant de son enseignement et de sa spiritualité.
Première conséquence de cette règle, c’est que Dieu étant amour, présent en nous et autour de nous pour nous appeler à L’aimer, il ne saurait y avoir d’autre règle de vie chrétienne que la charité, avoir pour seul motif de nos actes la réponse aux appels de Dieu, non seulement dans Sa volonté, mais dans Ses préférences. Aussi sa direction spirituelle – et j’emprunte ici les souvenirs de l’un de ses pénitents pendant quinze ans – était-elle toute inspirée du souci de répondre aux «préférences de Dieu». On peut dire que par là, il a eu dans la vie de l’Église en notre vingtième siècle une mission importante dont il avait d’ailleurs conscience et qui était justement de répondre à ce qui paraît être une indication fondamentale du Saint-Esprit pour notre époque, le développement dans l’Église, avec, à côté des règles religieuses traditionnelles, la place de plus en plus grande que prennent les instituts séculiers et même le laïcat consacré et le laïcat donné à l’Action Catholique, le développement d’une spiritualité qui ne soit fondée sur aucune autre règle que celle de l’entière disponibilité à Dieu et à l’Église dans la charité.
Lui-même l’a vécue dans le don le plus total de sa personne, sans méconnaître la hiérarchie des proximités. Il avait des tendresses inouïes, des tendresses exquises pour les membres de sa famille, pour ses amis les plus proches et les plus chers. Il avait un amour profond, immense, de la Roumanie, sa patrie de naissance, et aussi de la France sa patrie d’adoption, de la mission de la France qu’il évoqua dans une magnifique conférence à la Société d’Éducation et d’Enseignement, en 1924, à propos de Jeanne d’Arc.
Cette intensité de vie surnaturelle se traduisait par un grand ascendant sur autrui. Venu au sacerdoce avec une expérience de converti, il devint un infatigable convertisseur, voyant clairement le côté faible du monde moderne, spécialement chez les intellectuels de bonne instruction mais d’insuffisante volonté et qui, à force de penser et de repenser, n’arrivaient pas à prendre essor. Il aurait voulu qu’«en fait d’actes plus rares, notre coeur … demandât au Coeur de Jésus, cette espèce de bond intérieur qui permet d’accomplir le sacrifice dans un saint oubli de soi-même, l’élan qui fait franchir un obstacle mauvais, le mouvement héroïque et pur qui s’empare d’une décision, le geste de sécurité souveraine qui projette l’être tout entier dans la seule certitude de la foi».
C’est surtout par la confession qu’il exerça son influence sur les âmes. Dès son ordination, «il fut d’une assiduité quotidienne au confessionnal dans l’église des étrangers. Le nombre de ses dirigés augmenta vite: une abondante correspondance répondait à leurs besoins et de loin sa prière les suivait. Sa bonté, sa douceur s’épanouissaient dans le sourire des lèvres et des yeux au milieu d’un visage encadré de cheveux longs et bouclés, comme sa barbe; elles attiraient les âmes. La sûreté, la fermeté de sa direction les mettaient dans leur voie. Il enseignait l’Amour comme Saint Jean pour conduire au Maître, et dans sa parole on entendait l’Évangile tout pur, comme on le reconnaissait dans sa vie». De là lui venait le don d’éveiller les consciences ou les esprits, d’apaiser les scrupuleux, de percer des flèches de sa charité la carapace que forme l’orgueil.
Toutes les misères humaines l’émouvaient souvent jusqu’aux larmes, un don très apprécié de la spiritualité orientale. Les pauvres, quels qu’ils fûssent, étaient assurés de sa commisération, toujours la charité dont le besoin se manifestait en lui «un peu comme un esprit de famille». En ligne droite et courte, il ressemblait à son grand-père, le dernier prince régnant de Moldavie qui avait dissipé au profit d’autrui son bien et son temps – chez lui il y avait davantage un trait d’union secret avec Dieu; la grâce passait entre ses mains comme une effluve. Au simple contact de quelques instants avec lui, de quelques mots échangés, combien il en transforma! des satanistes, des occultistes, des invertis, des blasphémateurs, des défroqués, et bien souvent sans nulle préparation, de la manière la plus surprenante et la plus rapide.
– Pourvu qu’il ne se fasse pas assassiner par l’un de ses pénitents! dit un jour son frère en apprenant les cas démoniaques qu’il approchait sans cesse. Au contraire, les convertis témoignaient-ils ensuite avec allégresse de leurs tentations «enlevées comme au couteau». Mais lui, le Père, apparaissait, après certaines séances, littéralement décomposé; et il avouait à ses familiers, sans perdre son délicieux sourire, qu’il existe pour le prêtre en lutte avec Satan, sur l’enjeu des âmes, un très réel et effrayant envers de la Communion des Saints.
Il frappait à la porte des âmes d’une voix douce et cherchait moins à les pousser par le fouet de la rigueur qu’à les attirer par l’amour céleste. Sa façon habituelle d’instruire se caractérisait par «une affable conversation». Sa douceur, pourtant, ne manquait pas de fermeté car «il accusait aussi une surprenante autorité dans la prise en mains des âmes, jusqu’à ce qu’il les ait mises en pleine correspondance avec la grâce, après quoi il les laissait à son emprise. Ténacité consciente et voulue. Il opposait le succès des conversions aux échecs des organisations, ne cédant pas d’un pouce au démon qui avait sur les âmes de singuliers retours … Peut-être aussi cette attitude exprimait-elle le sens qu’il donnait au passage du psaume: «et spiritu principali confirma me …». Mode cultivé avec soin, car il se sentait redevable devant Dieu du Ministère de la parole, en chaire comme dans un salon. Ainsi, parfois il ne se rendait à un dîner officiel qu’après s’être recueilli devant le Saint Sacrement; alors il «orientait, dirigeait, élevait la conversation», ne la laissant pas détourner du sens qu’il s’était assigné; non plus qu’il n’était facile de lui reprendre la parole.
Devant le grand public, peut-être se montrait-il moins à l’aise: conférences, allocutions, sermons, qu’il lui fallait parfois improviser. Un jour, à Lyon, il dut monter en chaire sans en avoir été averti, donc sans avoir rien préparé. Ne sachant le premier mot de ce qu’il allait dire, il gravit les marches une à une, lentement, saisi d’une panique qui l’oppressait comme si on lui serrait le coeur dans un étau. «Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit», commença-t-il. Sur ses lèvres, non une formule, mais une prière exaucée à l’instant. Il parla sans effet oratoire, trouvant les mots qu’il fallait, ne cherchant qu’à convaincre et réussissant pleinement par ses pensées élevées, ses vues évangéliques, son humilité.
Une autre fois, invité au Japon «à prêcher une Heure Sainte, il fut averti que parmi ses auditeurs se trouveraient deux pasteurs protestants, venus l’entendre par curiosité. Sa réaction fut inattendue. L’Heure Sainte commence. L’abbé Ghika expose le Saint-Sacrement, puis, il se retourne vers l’auditoire:
«Si nous croyons en la réalité de Jésus-Christ ici présent, puisqu’il y a ici Jésus-Christ, il ne convient pas de parler mais de nous taire. Je passerai cette Heure Sainte à rester en silence devant le Christ présent et je vous demanderai de rester en silence avec moi».
Il s’est alors agenouillé … Mais à l’issue de cette Heure Sainte en silence, les deux pasteurs protestants sont venus lui demander d’abjurer et d’entrer dans l’Église catholique.

Le cas des pasteurs protestants rappelle les conversations de Malines qu’il suivit avec intérêt entre le Cardinal Mercier et Lord Halifax, et apprenant qu’elles n’aboutissaient pas à une conversion, il décida de tenter lui-même de convaincre Lord Halifax. Ce fut son confesseur, Mgr Beaussart, retour de Rome, qui l’arrêta en route, l’assurant que Lord Halifax était plus anglican que jamais et que sa démarche n’était pas opportune pour le moment.
De même, lorsque Bergson publia Les deux sources de la morale et de la religion, il lui sembla que l’illustre philosophe était au seuil de l’Église et il essaya de le décider à faire le dernier pas. La tentative échoua, Bergson ayant pris alors vis-à-vis du baptême une position dont il ne sortit pas.
Une de ses conversions les plus intéressantes fut celle de Panaït Istrati, le grand écrivain des Chardons du Baragan, un des romans les plus réputés de la littérature roumaine où il a fait revivre «l’existence millénaire des vastes plaines incultes de la Valachie Danubienne». Lancé par l’académicien Romain Rolland qui avait préfacé l’un de ses premiers livres, Panaït Istrati, vite connu dans le monde des Lettres, avait aussi joué à son époque d’entre les deux guerres un certain rôle dans les milieux communistes français dont il était une vedette militante. Si bien que Moscou l’invita à visiter le paradis rouge. Séjour qui tout en même temps le déçut et le purifia, et comme il avait claironné son enthousiasme, il publia aussi franchement sa désillusion. Ce fut la Confession d’un vaincu, aussi retentissante que le Retour d’U.R.S.S. de Gide ou Le Zéro et l’infini de Kôstler.
Rentré en son pays, à sa Braïla chérie, ce fut pour s’allier à la Croisade du Roumanisme de Michel Stelesco, un autre désabusé, lui, des chefs de la réforme nationale légionnaire.
Malade, les poumons ravagés, Panaït Istrati se révoltait «avec rage et blasphèmes», sur son lit d’hôpital, contre les lettres, très belles, très littéraires, de consolation chrétienne que lui envoyait François Mauriac.
Monseigneur Ghika était alors à Bruxelles. On lui demande d’intervenir, de se rendre au chevet de l’écrivain. C’était en 1934. Il arrive «avec un jour de retard», ayant été accroché en route par une conversion. Déjà quelques-unes de ses lettres et la grâce de Dieu ont fait leur oeuvre. «Je le lui remets – dit un témoin – de la part du malade, un lourd mémoire de rupture avec des organisations auxquelles il avait donné son nom au cours de sa vie aventureuse. La conversion est complète, Mgr Ghika célèbre le Saint-Sacrifice dans la chambre du malade qui communie, après s’être confessé, et meurt chrétiennement» quelques mois plus tard.
Les pérégrinations apostoliques de Vladimir Ghika suivirent des routes encore plus longues. «Ma voie est la voie ferrée» dit-il un jour en riant. La voie maritime aussi. Il appartenait au Comité des Congrès Eucharistiques internationaux, prenant parole à ce titre aux Congrès de Sydney en 1928, de Carthage en 1930, de Dublin en 1932, de Buenos-Ayres en 1934, de Manille en 1936, de Budapest en 1938.

Dans une revue de piété, il a écrit lui-même une relation du Congrès d’Argentine où il a laissé voir son âme engagée dans les desseins de la Providence, attentive à tous les besoins dont elle jalonnait ses pas, faisant «tourner toutes les circonstances de son étonnante vie à la gloire de Dieu et au salut des âmes».
Voyons-le d’abord en voyage, sur le bateau, d’après le récit d’un témoin. «Pendant la traversée, il nous a fait des conférences portant surtout sur d’autres Congrès, avec des détails sur des conversions. Une fois, il lut des passages de sa brochure sur La Femme adultère, plaidoyer de bonté pour ceux qui ont fait le mal et qui je crois à étonné pas mal de personnes. Mais le silence a accompagné cette causerie et je n’ai entendu aucune réflexion».
«Sur le bateau, il vivait des journées entières à fond de cale avec les émigrants, alors qu’on avait mis à sa disposition une des plus belles cabines.»
Mais venons-en à son récit qu’il nous faudra abréger. Il l’intitule «Pages de Gloire», faisant surtout allusion au faste des cérémonies avec la participation du Chef de l’État, des Pouvoirs Publics, de l’Armée, et à la glorification «de Dieu au milieu des hommes, dans l’Homme-Dieu, avec l’Homme-Dieu présent parmi nous comme il a voulu l’être en corps glorieux au cour de la gloire éternelle, mais caché sous l’aspect du frêle morceau de pain, où sa volonté a fait en sorte que, sur terre, ce corps survive …»
Congrès particulier, bien différent de ceux que rassemble le monde. Immense geste d’hommage, vague démesurée de prières mondiales venant déferler au pied du Saint-Sacrement, porté pour cela sur toutes les plages de la terre, manifestations que l’humanité n’avait pas connues … Jamais depuis que le monde est monde, rien de semblable ne s’était vu. Assemblées constituées, sur simple appel, de près de deux millions d’êtres en un même lieu. La guerre elle même ne saurait le faire. Immense manifestation collective … cérémonies gigantesques de plein air toutes liturgiques avec le ciel pour voûte d’église … Le corps, à la fois caché et vivant du Christ réellement présent sur l’autel et régnant sur son corps mystique … Ces milliers de fils nés de sa chair et de son Esprit, réellement agenouillés là, devant Lui.
Les Congrès Eucharistiques, non plus que les Saints ne se ressemblent … Éléments différents mais aussi à l’encontre de toutes les intentions et préméditations humaines, orientations souveraines données par la Providence où s’additionnent les impondérables tandis qu’interviennent de mystérieux éléments nouveaux.
«À l’adoration nocturne des hommes, on en avait escompté 50.000. Or ce fut un fleuve dix fois plus considérable, communiants imprévus, presque tous soudain touchés par la grâce, bouleversés jusqu’au fond de l’âme après de longues années d’abandon des sacrements et de vie souvent très coupable.
«Confessions en pleine rue, dans la foule, dans le métro, dans les boutiques, sur les bancs des promenades … adaptations à la fois risquées, étranges et heureuses qui ont toutes les formes. Moi-même, en plein salon de musique de l’hôtel Alvear, j’ai confessé de fauteuil en fauteuil des amis récalcitrants, entre un orchestre tzigane qui jouait d’assourdissants tangos et la file des sièges haut-perchés du bar où des mondains absorbaient leurs cocktails … Et les paroles de vie éternelle prenaient, dans ce décor peu harmonisé, une étrange valeur. Presque tous ces «imprévus», comme je l’ai dit, avaient de formidables arriérés …»
La messe de l’Armée l’a vivement frappé.
«Sur 8.000 soldats et officiers présents, 6.000 ont communié. Je les ai vus de près. Les quatre cardinaux présents distribuaient dans les quatre secteurs en croix, le Pain de vie, entourés de deux prélats; j’ai eu la joie et l’honneur d’être l’un de ces deux auprès du Patriarche de Lisbonne; j’ai ainsi approché chaque communiant en même temps que Celui qu’il recevait, et nos prières, comme nos regards, se sont croisés de près; et j’ai eu là une particulière émotion de rencontrer précisément, dans ce secteur, quelques soldats d’origine indienne, de ces «guaranis», jadis si peu maniables. En les voyant communier, j’avais sous les yeux l’accomplissement, là aussi, du voeu du grand découvreur du Nouveau Monde: les races neuves appelées elles aussi à la vie éternelle. Et ici, comme sur toutes les plages catholiques, ces races, non point honnies et éliminées, ou même décimées, mais lentement et patiemment amenées par l’Église à la vérité qui sauve, à la fraternité chrétienne qui soutient et qui perfectionne».
Puis ce sont tous les corps de la nation se consacrant à la Royauté du Christ. Dans l’immense procession de clôture, comme membre du Conseil permanent, Mgr Ghika est mêlé au groupe formé par le Président de la République et les Ministres qui, durant le long parcours, ne cessent de chanter, d’acclamer et de louer le Saint-Sacrement. Enfin, il entend de la part du Président un discours unique dans sa forme et son allure, première réponse donnée par un État de la terre à l’Encyclique sur la Royauté du Christ et qui constitue un acte sans précédent, fait pour être suivi par d’autres conducteurs de peuples. «Tandis qu’ailleurs, au loin, ou même trop près, trop de nations ont proclamé les unes l’état de guerre, d’autres l’état de siège, d’autres enfin (une nouveauté intermédiaire) l’état d’alarme, ici, durant des journées de perpétuelle mémoire, on a vu proclamer … l’état de grâce!».
On voudrait se souvenir de cent faits merveilleux de la grâce accomplie en ce Congrès ou en d’autres, comme aussi de ceux qui accompagnèrent d’autres longs voyages tels ses déplacements au Japon.
Là il se rendit deux fois, d’abord pour l’installation d’un Carmel, ensuite pour l’organisation de l’oeuvre médicale de Saint Jean avec le docteur japonais Vincent Totsuka.
C’était «la théologie du besoin» en pleine action, jusqu’aux extrémités du monde comme l’écrivit Jacques Maritain: «Mgr Ghika est toujours en route: le matin, au Congo, à midi à Buenos-Ayres, pour le thé de cinq heures à Tokio, – que dis-je? le voilà à Calcutta, puis à Melbourne. Et toujours, à Paris par le coeur. Cette étonnante disponibilité est l’apparence mouvante d’une bonté sans frontières».

 

Auberive ou la maison des préférences de Dieu

Chez l’abbé Ghika, la prière était à l’image de l’homme: lui, né prince entre les hommes, sachant si bien «se dissimuler de la lumière»; elle, «circulait en tout, cachée, puissante et vivante comme le sang». Et j’ai ailleurs cité son mot: pour être parfaites, les prières doivent devenir de véritables actions, comme il est dit dans le Cantique des Degrés, l’un de ses psaumes préférés:

Seigneur, savoir ce que vous voulez,
            Vouloir ce que vous voulez,
            Faire ce que vous voulez,
            Bien faire ce que vous voulez.

Depuis longtemps, il envisageait une famille spirituelle groupée sous la règle de l’Amour de Dieu. Selon certains témoignages, cette idée aurait même été antérieure à sa conversion officielle; quant à la forme dont elle se concrétiserait, il laissait à la Providence le soin de manifester Son désir, Sa préférence. Ce fut Auberive, «le pauvre et cher Auberive», pour finir une «épreuve étrange et obscure».
Son explication nécessite un léger retour en arrière. Jacques Maritain, l’un des premiers amis parisiens de l’abbé Ghika, formait le noyau du groupe intellectuel gravitant autour du Thomisme. Ce groupe des «Grandes Amitiés», un cercle de famille plus restreint l’animait: avec Maritain, son épouse Raïssa et la soeur de celle-ci. Entre eux, un engagement total dans la vie surnaturelle de la grâce, un généreux et franc effort pour avancer dans les voies de la perfection chrétienne. N’était donc pas sans intérêt pour eux la communion avec une âme parvenue à un degré élevé de vie spirituelle, cet état que Bergson, leur maître, estimait être le plus haut développement de l’humanité dans l’homme, l’état mystique.
D’un autre point de vue, ce cercle trouvait intérêt à consulter un mystique, non plus l’intérêt de chacun au progrès de sa propre perfection religieuse, mais l’intérêt de l’oeuvre dans laquelle ils se trouvaient providentiellement engagés: oeuvre d’enseignement de la philosophie chrétienne, d’une renaissance du Thomisme dans le monde universitaire, de redressement des idées philosophiques avec toutes, leurs conséquences sur les plans même de la vie sociale et politique, demander des lumières particulières qui ne viennent pas de la sagesse humaine. Alors, on cherche quel est le vouloir divin … car il se pourrait comme dit le Seigneur, que «nos pensées ne soient pas ses pensées». Même le devoir signifié qui est une voie sûre, peut être traversé dans son exécution par des circonstances voulues par Dieu … et qui laissent dans le doute sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Maritain vit plusieurs de ces mystiques; l’un d’eux, le Père Lamy, curé de la Courneuve, avait tenu, avant les lois de laïcisation, une fonction dans un collège où un cousin de l’abbé Ghika avait commencé ses études avant de devenir officier de marine, diplomate, ingénieur, philosophe, et de faire profession de foi catholique. Un homme digne de sa lignée.
Le Père Lamy était-il un saint? En tous cas certains lui firent-ils de son vivant cette réputation. Après sa mort un livre lui fut consacré, mais l’Archevêché de Paris le déconseilla et des discussions s’élevèrent – elles ne sont pas terminées – autour de ses états mystiques.
Le 9 septembre 1909 il aurait eu une apparition de la Très Sainte Vierge lui demandant de fonder une congrégation religieuse. Mais le bon Père conciliait difficilement ce rôle de fondateur avec les exigences de l’humilité, lui qui se considérait comme le dernier des derniers, ainsi qu’il le disait lui-même. Aussi avait-il toujours remis à plus tard ce qui devenait pour lui un drame de conscience, alors que les appels du Ciel et de la Vierge se faisaient plus pressants; il avouera lui-même: «Fonder une congrégation à mon âge, c’est vingt ans trop tard».
Or, voilà que par les Maritain il est mis en présence de l’abbé Ghika. Lui aussi, au tout premier temps de sa conversion, avait vu, pendant une nuit d’intimité avec saint Bernard, l’utilité de lancer une Croisade pour délivrer le Tombeau du Christ, mort dans nos âmes par le péché, des mains des infidèles, représentés par nos infidélités. Le signal de ralliement: non plus «Dieu le veut» mais «Dieu le préfère», sous le vocable de l’Apôtre qui connut les préférences du Maître en reposant sur Son coeur. D’Auberive il y aurait lieu de prêcher cette Croisade autour de soi, d’y unir ses proches, et d’autres, beaucoup d’autres de par le vaste monde.
Pour le fondateur, Saint Jean était celui des Quatre qui donne la plus juste conception de ce qu’est l’Évangile: une Présence absolue, personnelle, comparée par Bossuet à celle de l’Eucharistie: la présence du Verbe à la fois Témoin, Juge, Être qui nous appelle à notre destinée éternelle. Saint Jean, pour lui, exposait avec ampleur, profondeur et netteté, les réalités de la vie divine, parce qu’il avait senti le coeur humain du Christ. L’Apôtre devint donc le patron de ce Foyer sanctifié par le feu de l’Amour divin, entre ces murs d’un ex-couvent cistercien, profané depuis la Révolution par d’autres attributions et rendu, enfin! à la prière par Mgr Ghika. «N’y eût-il qu’une poignée d’âmes pour entretenir ce feu, disait-il, l’Oeuvre serait éternelle.»
Très vite, trop vite sans doute, le Père Lamy vit dans l’abbé Ghika l’homme de la fondation demandée.
– C’est vous qui la ferez, lui dit-il, en lui mettant le doigt sur la poitrine. La Sainte Vierge le veut.
Pensant à une indication providentielle, l’abbé Ghika résolut de réaliser le projet qu’il avait conçu avant d’avoir connu le Père Lamy, et que le Saint Père Pie XI avait autorisé en février 1924 sous le nom de Société Auxiliaire des Missions.
Ce n’était ni un Ordre, ni une Congrégation, ni même une Confrérie proprement dite, mais une sorte de convergence concertée de bonnes volontés, un organe de coopération pour mieux avancer le Règne de Dieu, d’une souplesse de forme et d’attributions aussi complète que possible, fondé sur la communion sacramentale et la Communion des Saints et cherchant à s’adapter à toutes les situations comme à tous les besoins. Sous la protection, sur le modèle et selon la doctrine de Saint Jean, un ensemble de personnes essayant de ne former dans l’Esprit-Saint qu’un coeur et qu’une âme. À la fois un essai nouveau (et «toujours nouveau» à la façon du «mandatum novum», du commandement d’amour) et un effort pour revivre ce qu’il y a de plus ancien dans l’Église de Dieu. Une analogie dans le passé pourrait être dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont l’influence fut si grande sur la régénération chrétienne de la France au XVIIe siècle, ou au XVe dans la Société des «Amis de Dieu».
Quant à la forme: deux catégories de Frères et de Soeurs – les uns volontairement astreints à une observance plus stricte et plus active des intentions de l’Oeuvre, pouvant habiter en commun et formant la «Maison de Saint-Jean» (une pour les Frères, une autre pour les Soeurs) – les autres s’unissant de plus loin et moins étroitement à l’oeuvre commune, en une sorte de tiers-ordre, et formant la «Famille de Saint-Jean».
La Maison de Saint-Jean était comme la Maison primitive de Saint Jean après le legs fait à la Croix, la Maison de la Sainte Vierge, sa demeure, son foyer, où le disciple, par la Messe, ramène chaque jour son Fils.
À sa «Famille» appartenaient ceux qui, dans le monde et avec une grande liberté de mouvement, s’associaient aux efforts, aux prières et aux travaux des Frères de la «Maison».
L’entreprise avait pour objet de «procurer, par l’application et l’observance les plus radicales des enseignements de Saint Jean, avec l’aide de sa Mère adoptive, et un rayonnement autour du Saint-Sacrement au gré de l’Esprit-Saint, la gloire de Dieu par la sanctification personnelle et le bien des âmes. Être ainsi, sans réserve, au service de l’Amour de Dieu, qui est la seule loi de la Maison et, pour ce qui touche à l’apostolat, toujours prêt.
Le souci principal dans cette tâche d’union à Dieu et d’apostolat était avant tout d’alimenter et de former le réservoir surnaturel qui permet de l’accomplir. Le soin des canalisations, des terrains et plans d’irrigation ne passait que bien après. D’abord, façonner des âmes toutes à Dieu pour être des envoyés de Dieu; le reste s’établissait en suivant les indications de la Providence et de la Théologie du besoin.
Précisément, à l’époque où le Père Lamy et l’abbé Ghika furent mis en présence par Jacques Maritain et le comte Biver (1924), l’Administration des Domaines mettait en vente un vieux monastère tapi dans un beau coin forestier du plateau de Langres. Mais comment l’acheter?
L’abbé Ghika possédait, en indivision avec son frère Demètre, le domaine de Bozièni en Moldavie. Des terres, des bâtiments de ferme, un grand parc, une maison, c’est-à-dire un étage spacieux sinon commode, bâti sur une vaste salle basse, voûtée, une sorte de salle de garde par laquelle on accédait à l’étage; une orangerie dans laquelle il avait organisé une petite chapelle. Il aimait ce lieu de silence, ses arbres, son petit étang, le pont, l’île, le joli jardin à la française qu’il avait lui-même dessiné. Il y passait, chaque année, quelques jours.
Il demanda alors à son frère de lui racheter sa part et le prix, joint à quelques dons qu’il reçut, lui permit d’acquérir de l’État la «Maison Centrale» d’Auberive, ultime transformation d’une ancienne abbaye cistercienne, au coeur d’une propriété de 65 hectares.
Trois filles spirituelles du fondateur qui étaient alors en Roumanie occupées à une tâche de prospection en vue d’établir là-bas un foyer de contemplation et d’apostolat auprès des Orthodoxes furent ramenées en France et conduites à Auberive avec une «poignée d’âmes» choisies parmi les amis et les disciples.
On commença avec les «Soeurs de Saint-Jean».
Les deux premières, arrivées avec le Prince, «assumèrent la tâche de préparer les voies», c’est-à-dire de rendre habitable une partie de ces vastes bâtisses laissées à l’abandon depuis plusieurs années. Durant cet hiver 1925-1926, le «Prince» logea dans une des cellules de la prison.
Au cours de l’été 1926, avec l’arrivée de renforts une vie régulière, quasi religieuse s’amorça. Mgr Thomas, évêque de Langres, manifesta une grande bienveillance à cette famille «Saint-Jean» et accorda l’autorisation d’avoir une chapelle où serait conservé le Saint-Sacrement: le 27 juillet 1926, vigile de Saint Vladimir, l’abbé eut la surprise de voir une chapelle toute préparée et équipée, et d’apprendre qu’il pourrait y célébrer la Sainte Messe le lendemain et y laisser le Saint-Sacrement à demeure. C’est sur une maie, pétrin transformé en autel, qu’il fit descendre le «Pain de Vie». Maintes fois on l’a entendu répéter que cette messe avait été l’une des plus grandes joies de sa vie l’Abbaye était dès lors restituée à Notre-Seigneur Jésus Christ.
Ce même jour, les trois premières disciples du Prince Ghika reçurent un habit blanc, mi-religieux, mi-infirmier. Dès lors s’instaura une vie religieuse très digne, avec récitation complète du grand office à la chapelle, silence, chapitre hebdomadaire, etc … Le «Père-Prince» présidait parfois ce chapitre et prodiguait alors la parole de Dieu avec beaucoup d’onction. Mais le plus souvent il était à Paris ou en voyage, revenant toutes les trois semaines environ, amenant avec lui tantôt des rescapés, tantôt des Russes sans abri.
Rien ne sentait «la Maison bourgeoise de la spiritualité». Lieu de rencontre de toutes nationalités, de tous milieux sociaux, de tous horizons politiques, de tous âges. Hommes et femmes – Mercédès de Gournay qui y trouva son chemin de Damas, Mrs Leigh-Smith, veuve d’un célèbre explorateur anglais, Mme Veuve Frazer, une Sud-Américaine qui passa quelque temps à la Communauté des Sœurs d’où elle sortit pour fonder la Congrégation féminine des Missions Étrangères.
À l’automne 1926, s’ouvre une nouvelle phase dans le développement de l’oeuvre. Sous la dénomination de «Frères de Saint-Jean», allait se constituer une sorte de séminaire pour vocations diverses, tardives ou précoces. Plusieurs prêtres apportèrent leur collaboration au fondateur, notamment le Père Pel. C’est ici que doit se placer l’envoi par le Père Lamy d’un groupe au moins de jeunes gens logeant alors assez loin du bâtiment principal dans les anciennes cellules de prison. Ils n’y manquaient point de mérite …
Parmi ces premiers élèves: Henri Caffarel (devenu l’abbé Caffarel, de L’Anneau d’Or); l’abbé de Messing, ancien officier du tzar; le jeune Regamey qui acheva dans sa cellule son livre sur Delacroix, aujourd’hui le Révérend Père Regamey, de l’Ordre de Saint Dominique.
Au prince Sixte de Bourbon-Panne, le prince-abbé Ghika donna une retraite à Auberive. Il l’avait connu à Rome au cours des pourparlers de paix séparée avec l’Autriche et il avait placé en lui de grandes espérances trop tôt annihilées par la mort. C’est lui qui l’assista dans la longue et cruelle maladie où ce fils de Saint Louis sentit dans ses veines le sang de France s’épuiser goutte à goutte, et s’offrit en victime pour la Patrie qu’il savait en danger.
Après le Prince Sixte, le Prince Ghika reporta ses espoirs sur le Prince Xavier.
Et même si la parenthèse se situe en dehors d’Auberive, n’est-ce pas le moment de rappeler l’entrevue de l’abbé Ghika avec Don Jaime de Bourbon, chef de toutes les branches de la Maison de France ayant régné à Paris, à Madrid, à Naples, à Parme, régnant aujourd’hui à Luxembourg. Les partisans français l’appelaient le Roi Jacques. Il portait le prénom du premier Bourbon tué pour la France, Jacques de Bourbon, le 6 avril 1361 à la bataille de Briguais près de Lyon. Don Jaime, qui avait la foi sans les moeurs, fit le meilleur accueil au prêtre qui venait lui rappeler que l’aîné des fils de Saint Louis avait mieux à faire que d’imiter Henri IV dans ce qui ne fut pas ses vertus, ni son génie.
– Vous me parlez, répondit-il, comme Pie X que j’ai beaucoup aimé. Ah! celui-là, c’était un saint! Il me prenait la tête entre ses mains, me bénissait d’un signe de croix sur le front, et me disait: «Mon fils, pensez-vous à ce que Dieu ferait avec cette tête-là? Quand la lui donnerez-vous avec votre coeur!».
Dommage qu’il n’ait pas connu Auberive!
Les mois s’y écoulaient dans un mélange hétérogène de très jeunes gens, d’hommes mûrs, de rescapés sans vocation, d’hôtes divers reçus toujours avec une grande spontanéité d’accueil, des formes de générosité d’autant plus exquises que moins exigées. Tout cela n’allait pas sans inconvénients sérieux, les collaborateurs se succédaient …
Tout en maintenant la communauté des Soeurs, Mgr Thomas, évêque de Langres, invita l’abbé à supprimer la branche masculine d’Auberive. Lui-même discernait d’ailleurs parfaitement la difficulté d’entretenir l’esprit de son oeuvre en raison de ses absences. «Il avait composé d’admirables prières qui, grâce à Dieu nous restent, et sont autant de cris d’amour à Notre-Dame, au Saint-Esprit, à Saint Jean, aux saints d’Auberive … d’autres pour toutes les modalités de la vie des «Frères et des Soeurs» telle que l’absolution mutuelle donnée chaque soir après le Confiteor, mais cela ne remplaçait pas une présence, une direction.
C’est- alors qu’il négocia secrètement le passage de l’abbaye à la famille bénédictine et que Dom Potevin, de l’abbaye de la rue de la Source à Paris, fit de fréquentes visites à Auberive où il organisa les travaux progressifs de restauration et d’aménagement des locaux demeurés inoccupés.
En avril 1928, le Prince Ghika est à Sidi Saâd, dans le Sud Tunisien auprès du Père Charles Henrion, son ami, l’ermite qui va le remplacer à Auberive durant le long voyage qu’il va faire en qualité de membre permanent du Comité des Congrès Eucharistiques Internationaux, à Sydney cette année-là. Il ne devait rentrer qu’au printemps 1929, après avoir été longtemps retenu en Italie par une maladie grave.
Cependant, la Communauté des Soeurs subsistait, aidée spirituellement par le Père Charles Henrion qui demeura à Auberive l’hiver 1928-1929. Elle sembla même s’accroître de quelques éléments et d’une intensification de vie contemplative.
Au retour de l’abbé Ghika, de graves dissensions s’accusèrent entre lui et le Père Henrion. L’ermite, disciple de l’amiral Malcorre, et vivant avec lui, dut s’éloigner et regagner le Sud Tunisien. Le suivaient trois des Soeurs et Mercédès de Gournay qui devait mourir quelques années plus tard au service des indigènes de la région de Sidi Saâd, limitrophe du Sahara. L’été vit défiler d’autres collaborateurs qui ne demeurèrent point non plus.
À l’automne, après le décès de Mgr Thomas, nouvelle hémorragie, puis Mgr Fillion, son successeur, invita les Soeurs restantes à demeurer à l’abbaye pour y constituer un noyau apostolique diocésain; comme rien ne se fit, elles entrèrent dans différents monastères, en 1931.
C’était la fin de l’entreprise approuvée par Rome le 24 février 1924, conduite selon les conceptions de l’abbé Ghika, mais contrariée par des spiritualités diverses. Sa pensée avait été de former, d’orienter des âmes capables d’animer, de diriger les organisations catholiques multiples qui à l’époque prenaient racine dans les mouvements les plus divers, et ses activités l’avaient mis en rapports avec bien des choses et bien des gens: mouvements intellectuels, artistiques, religieux, sociaux. Il fut en relations avec Quiclet pour la sanctification du monde ouvrier, avec Légaut visant le même objectif parmi les ruraux. Sur ces réalisations chrétiennes, des hommes en quête de renouveau de leur pays portaient une attention guère soupçonnée en France. Laïc puis prêtre, l’abbé Ghika s’était mêlé à ces mouvements, lié d’amitié à leurs dirigeants, s’efforçant de les animer de son esprit.
Pouvait-il poursuivre la même oeuvre à Auberive? C’est bien douteux car on discerne quelques contradictions entre l’esprit du fondateur, apôtre de la société moderne dans la ligne reprise semble-t-il par l’actuelle Légion de Marie, et celui d’une maison missionnaire née peut-être aussi d’une erreur initiale. La Sainte Vierge la voulait-elle vraiment?
– Si j’avais su cela, je ne me serais pas engagé dans cette affaire dit-il plus tard en apprenant un ancien accident de santé du Père Lamy.
Lui, passée la main à l’abbé Ghika, suivait «l’affaire», mais de loin. Il envoyait par correspondance des directives, des idées, mais il n’était pas toujours facile même de les déchiffrer.
– C’est ennuyeux, disait encore l’abbé Ghika à un confident. Par esprit de pauvreté il écrit sur du papier hygiénique … et c’est très difficile à lire!
Le Père Lamy, de son côté, eut ces paroles rapportées par le comte Biver dans l’étude qu’il lui consacra: «Il ne faut jamais bâtir son existence sur des visions, et surtout sur celles des autres. Dans les choses matérielles, il ne faut connaître que le bon sens. Et dans les choses spirituelles il faut encore du bon sens». Ainsi s’exprimait-il après une expérience malheureuse. Mais il semble bien qu’avant elle, son langage n’ait pas été tout à fait le même.
Expérience douloureuse aussi pour le prince-abbé qui accepta l’épreuve avec un grand esprit de foi et de confiance. «Si tu sais mettre Dieu dans tout ce que tu fais, tu Le trouveras dans tout ce qui t’arrive» écrivait-il dans ses Pensées. Ne voulant pas «enjamber sur la Providence», il ne cherchait toujours que les signes de la volonté divine. Il les vit dans le tournant d’Auberive et s’y résigna.
Il avouait n’être pas très fort en droit canonique, il disait son insuffisance en administration, encore que le maniement des affaires et l’expérience lui aient beaucoup appris. Mais il se rendait cette justice que dans la prise en main des âmes que la Providence lui envoyait, il avait une très grande autorité, une direction ferme et sûre pour les mettre en pleine correspondance avec la grâce et les engager dans la voie où Dieu les voulait.
Il fut affecté particulièrement par la dispersion d’âmes fidèles et par la défection de disciples très chers. Sa souffrance faisait peine à voir. Il répétait: «Pourquoi? Pourquoi?» C’était comme la souffrance de Saint Bernard pour ce disciple qui l’avait quitté afin de retourner à l’Abbaye d’où il était venu à lui pour une vie plus parfaite.
De graves soucis financiers se greffaient en outre sur la liquidation de l’oeuvre. Mais la Providence lui envoya une âme généreuse qui assuma les charges de cette liquidation et du transfert du monastère aux Bénédictins de l’abbaye Sainte-Marie, puis aux Cisterciens de la commune Observance venus de Versailles. Grâce à lui, Auberive, domaine d’Église, était retourné à l’Église. Dieu s’y retrouvait chez Lui.

 

La baraque de Villejuif

De septembre 1925 à janvier 1927, Les Études publiaient une série d’articles du R.P. Lhande sur la vie religieuse dans la banlieue parisienne. Trois beaux volumes les réunissaient bientôt: Le Christ dans la banlieueLe Dieu qui bougeLa Croix sur les fortifs, trilogie retentissante par l’information dont elle éclairait une situation méconnue des «bien pensants».
Ce que l’on sait moins, peut-être, c’est que cette enquête fameuse avait été déclenchée par l’abbé Ghika. Non qu’il l’eût sollicitée; mais elle ressortait de la demande qu’il avait présentée à l’archevêque de Paris dès son ordination. L’aumônerie des étrangers, faite sur mesure pour lui, le satisfaisait certes, mais ne lui suffisait pas; il désirait la doubler d’un ministère près des pauvres, des plus pauvres, – «les racines ont plus soif que les feuilles», disait-il – pour se faire à leur profit l’instrument de la bonté divine. Ce qu’il désirait: moins encore qu’une paroisse déshéritée, le plus obscur faubourg où se débattaient les pires misères sociales et morales, abandonnées à elles-mêmes, comme les détritus dédaignés des chiffonniers dans les fossés d’orties.
Le Cardinal s’informa et à l’abbé Ghika désigna la zone de Villejuif, au delà de la porte d’Italie, fief précisément des chiffonniers et de gueux dignes d’une collection de Callot.
Sous le signe du Père de Foucauld, le prêtre de «sang bleu» accomplit cet abaissement, à l’image de Jésus en personne, descendant du Roi David et né dans une étable. L’ermite de Tamanrasset éveillait alors les esprits les meilleurs et les coeurs les plus généreux de ce temps de renouveau chrétien en France. Vladimir Ghika, au contact de leurs cercles, fut obsédé de cette rayonnante figure, et il adjura René Bazin qui s’apprêtait à tracer la biographie de Charles de Foucauld, «de s’en tenir … à sa vie spirituelle plutôt qu’à l’histoire anecdotique». Il alla plus loin. On ne sait pas dans quelles circonstances il connut un prêtre de Lyon, le Père Crozier, qui avait été directeur spirituel de Charles de Foucauld, «mais toujours est-il qu’il possédait, comme lui, un crucifix sur lequel étaient gravés ces mots: «Jésus mon Maître» que ce prêtre donnait à ses disciples. C’est donc dans l’esprit de Charles de Foucauld, ou du moins à son exemple qu’il vint à Villejuif pour y exercer son apostolat. Dans cette «zone de misère» touchant Paris, il trouvait l’endroit pratiquement le plus délaissé au point de vue religieux et social». L’action dans laquelle il s’y engagea avec des collaborateurs et des collaboratrices comme les demoiselles Colle et Mlle de Saint-Cyr «tenait par un bout» à Auberive. C’était dans sa pensée une oeuvre missionnaire de Saint-Jean. L’esprit d’Auberive fut donc l’un des facteurs capables d’accrocher les âmes de la zone, en même temps qu’une source de pittoresques histoires, telle la préoccupation de certains «paroissiens», un jour, au sujet de l’une des catéchistes de l’équipe du Prince: «On ne l’a pas vue ces temps-ci? C’est vrai que c’est la fin du mois et elle nous a bien donné. Peut-être qu’elle n’a plus le sou, et c’est cher pour venir de Paris? Si on se cotisait pour lui envoyer de l’argent?».
Le trait est de Mlle Yvonne Estienne, qui a encore raconté avoir vu l’abbé Ghika à la sacristie de l’église des étrangers, une heure avant son premier départ pour Villejuif.
– J’ai un cafard épouvantable! lui dit-il, sans se douter que cette émouvante humilité en apprenait davantage sur sa générosité que le geste même de se rendre «là-bas».
On y voit qu’il avait besoin, selon son expression, de «cravacher» sa nature «de caractère toujours assez retirée» pour entrer dans l’état de vie où il se sacrifiait au salut des âmes.
«Tout songeur», il partit donc «là-bas», une valise d’une main, le voeu de pauvreté totale dans l’autre. Les terrains vagues traversés, il arriva dans une simili-rue où les bicoques s’alignaient à la diable, tels des mégalithes dans un champ de la Côte Celte. L’horizon n’était point bleu comme celui de la mer, mais le ciel aussi bas qu’en Bretagne, ici voilé de fumées grisâtres sortant de tuyaux pourris en guise de cheminées. Tout d’abord alla-t-il saluer le curé du lieu et, à la manière des missionnaires de Saint Vincent, il se mit à genoux pour recevoir la bénédiction du pasteur avant de travailler sur le territoire de sa paroisse. Sans trop comprendre cet esprit de foi d’un autre âge, il bénit la tête courbée aux longs cheveux blancs du prince abbé signé devant lui.
Il prit demeure dans une baraque en bois montée par le directeur d’une usine proche, M. Génin, sur un grand terrain vague lui appartenant. La manière de s’installer fut pittoresque et révéla non seulement son amour pour la pauvreté, mais aussi ses dons artistiques: son art de la pauvreté! Il «dispose, dans cette baraque, un espace de quelques mètres pour une sorte d’oratoire ouvert au public où il dit sa messe; un réduit adjacent comporte une planche avec un matelas faisant fonction de lit, rabattue au mur pendant le jour pour laisser place à une chaise, à une planche à charnière devenant table – et à l’un des murs, sur une autre planchette, un réchaud à alcool et un couvert pour la nourriture.» C’est ce décor misérable qui fut le cadre de la vie de Vladimir Ghika.
Pauvre parmi les pauvres, il vécut seul, ayant appris à faire son lit et à balayer son «appartement». Il a essayé d’apprendre à allumer son feu. Il n’a pas pu, malgré toute sa bonne volonté, obtenir d’autre résultat que de couvrir de cendres sa soutane et sa grande barbe; alors il ne s’est pas obstiné, et il a acheté un poêle à pétrole sur lequel il procédait à sa rudimentaire cuisine. Aucun chauffage en hiver et il racontait très sérieusement, a rapporté M. Daujat, «que le plus difficile était le matin au réveil d’ouvrir les yeux parce que ses cils étaient soudés par la glace». Ses déplacements entre Paris et Villejuif, il ne les effectuait jamais qu’en tram, pas en taxi qu’il jugeait trop coûteux: c’eût été, disait-il, «voler l’argent des pauvres».
Il allait lui-même, un broc à la main, se procurer de l’eau à une borne commune, à trois cents mètres de chez lui. Sans doute eût-il trouvé assez vite des voisins, des enfants, à lui rendre ce service. Il le refusa constamment parce qu’à «faire la queue» à la fontaine, avec les gens du quartier, il voyait un moyen de les connaître et, les connaissant, de leur parler de Dieu, comme Jésus-Christ Lui-même avec la Samaritaine, au puits de Sichar.
Cet apostolat fut d’abord très dur. L’hostilité du peuple envers la religion n’épargna pas Vladimir Ghika. Il fut «cambriolé deux fois»; on lui vola les vases sacrés, «les objets du culte en cuivre, pris sans doute pour de l’or ou du vermeil …». Ceux qu’il venait d’évangéliser «parfois lui jetaient des pierres». Mais, avec le temps, il réussit à approcher la population du quartier. Sa manière avenante de se comporter lui attira peu à peu des sympathies. Il entra dans le rythme de vie du peuple simple. Dans ses conversations, dans son comportement, parmi ce milieu modeste de vie et d’activité, il conservait sa noblesse d’âme et d’origine; simple, il restait distingué. Il s’humiliait, mais c’était une «majestueuse humilité», et sa «finesse native» dans l’exercice de la charité laissait deviner le «grand seigneur» dont il gardait le langage et les manières, ne cherchant point à cacher ou à faire oublier son rang princier – bien moins encore à «se le faire pardonner». Et ses ouailles se montraient fort honorées du respect qu’il leur manifestait ainsi, gagnant l’esprit pour toucher plus sûrement les coeurs.
Le coeur des enfants d’abord qui, le voyant passer, se précipitaient à plusieurs pour tenir en un geste hiératique les pans de sa grande cape, tout en marchant en cadence derrière lui; le cortège tenait toute la largeur des ruelles!
Ils raffolaient de lui, et lui leur permettait de venir s’amuser dans sa baraque. Un jour qu’il essayait d’écrire, les petits honoraient le Seigneur surtout par des culbutes et l’un d’eux, en mangeant ses mots, demanda tout à coup une permission. Le Prince fit répéter, puis, n’ayant pas compris le baragouinage, il répondit au hasard: «Oui, pourvu que ça ne fasse pas trop de bruit!». Derrière son dos, des gestes, du bruit encore, mais plus discret; et l’on revient demander la même mystérieuse autorisation. Nouvelle incompréhension. Nouvelle réponse. Mais, cette fois, il regarde ce qu’on fait derrière lui et voit alors les enfants monter un audacieux échafaudage pour essayer de décrocher le crucifix haut pendu sur le mur: la permission demandée était celle de l’embrasser, tous!
Ses succès près des enfants, il semble bien qu’il les devait à sa manière personnelle d’enseigner. Sauf lorsqu’il causait en société, il n’avait pas une grande facilité de parole, on l’a vu. Son fonds de timidité, il le surmontait avec courage, un courage désespéré parfois; ainsi lorsque pris de court, il devait parler sans préparation. Ce qu’il disait n’était souvent pas remarquable, mais c’était dit avec une foi profonde et une forte insistance; parfois, des éclairs venaient du plus profond de sa foi, de sa spiritualité, et cela déterminait à s’engager dans les résolutions les plus généreuses.
De même, son esprit et sa foi métamorphosèrent les petits zoniers à l’âge de la formation de l’intelligence. Il affirmait que le Thomisme était accessible aux enfants. Ceux-ci ne connaissaient du monde que les tristes images de leur pitoyable milieu. Au contact du prêtre pétri de foi et d’amour, se dégageaient les premiers principes de l’intelligence et du raisonnement. À partir de la vie quotidienne de ces enfants, il leur démontrait l’existence de Dieu, leur faisant découvrir leur âme et ses facultés, leur apprenant leur destinée surnaturelle, leur racontant la merveilleuse histoire de la Rédemption. Toutes choses tellement plus belles que la vie misérable vécue autour d’eux et au-dessus de laquelle ils pouvaient maintenant s’élever.
Alors on comprend comment cette cabane était devenue un paradis terrestre pour ces bambins loqueteux, et le Père Lhande l’a joliment explicité aussi dans une page si émouvante du Dieu qui bouge [2]. Le lendemain de l’arrivée de l’abbé Ghika, écrit-il, deux petites filles attirées par la curiosité l’abordèrent sur le seuil de sa baraque:
«- Monsieur le Curé, est-ce que tu fais la messe?
«- Mais oui, je fais la messe!
«- Est-ce qu’on peut venir te voir?
«- Mais oui, venez demain matin à 7 h. 20».
«À l’heure dite, les deux petites étaient là, fichus bien croisés sur la poitrine, yeux agrandis d’étonnement. Et le mystère sacré se déroula pour elles: il se déroula en laissant tomber dans leur âme quelque chose d’inattendu et de divin …
«Après la cérémonie, elles se retirèrent en faisant au Prince Vladimir Ghika un petit salut protecteur pour lui marquer leurs satisfaction et … elles revinrent le lendemain. C’était intéressant de voir «faire la messe», et puis le «Curé» avait un sourire si doux, des yeux si bons; et il donnait de si belles images!
«- Il faudrait qu’Alice vienne! dirent-elles.
«- J’invite aussi Alice, proposa le Prince.
«- Mais c’est qu’elle ne peut venir seule; tu comprends, elle est toute petite: elle a six ans! … Nous l’amènerons».
«Et le jour suivant, ces grandes personnes de neuf ans amenèrent Alice. Tout le monde arriva une demi-heure en avance; tout ce monde avait besoin de se détendre et de rire avant d’assister à la messe. Mais ceci n’était pas de nature à embarrasser le prince Ghika qui n’a voulu conserver de grand que sa charité: tout simplement, il se mit à jouer à cache-cache, dans sa baraque avec les petites, et la messe n’en fut que plus recueillie ensuite.
«Après Alice, il en vint d’autres, puis d’autres encore. Maintenant, une troupe de petits garçons se précipitait, dans une commune, touchante et ignorante bonne volonté, pour servir la messe. Le Prince en avait plusieurs pendus à sa chasuble au moment de l’Élévation; lorsqu’il se retournait sur l’étroite plateforme pour annoncer le «Dominus vobiscum» à sa pittoresque assistance, il fallait qu’il fît bien attention pour ne rien écraser des mains, des bras ou même des têtes qui se pressaient à ses pieds.
«Ah! quelles messes que ces messes-là!
Un jour dans son volumineux courrier, il se trouva une lettre tracée par la plume incertaine d’une petite fille. La lettre venait d’un pensionnat de Blois où les journaux avaient rapporté l’écho de l’installation du Prince à Villejuif. Et la lettre disait: «Nous avons offert, pour vous, mes camarades et moi, 520 communions, 1.750 sacrifices, 63 promenades refusées, 127 privations de dessert, etc.»
Il comprit alors pourquoi son apostolat dans ce milieu enfantin était béni; il comprit et remercia le Seigneur; il remercia et se servit des petits pour gagner l’âme des parents …
Ici, que de difficultés, que de luttes à la fois douces et acharnées entre l’apôtre et ses étranges paroissiens! car le milieu était pétri de l’anticléricalisme le plus haineux — et le plus franc… Ce que fut l’âpreté du combat, Mlle Estienne l’illustre encore d’un souvenir très prenant.
Près de l’abbé, vivait dans une baraque sordide un malheureux révolté, les poumons troués par la tuberculose, le coeur pétri de haine contre une religion qu’il prétendait connaître et combattre. Sans profession bien définie, mais une occupation officielle: conférencier anarchiste. Il n’avait plus guère de temps à vivre et Satan guettait son âme. Or l’ermite de la zone la voulait pour le Christ, cette âme.
Il l’aurait.
Il fallait trouver un prétexte pour pénétrer chez cet homme. Le renseignement d’un enfant va le fournir: la femme est paraît-il rempailleuse de chaise. On entrera dans la maison comme client. Encore faut-il trouver une chaise trouée; cela existe, mais pas dans la baraque: elle ne renferme que trois chaises de jardin en bois et en fer.
Le soir même, une conférence sur la banlieue appelle le Prince Ghika à l’École Normale Supérieure. Il raconte, toute chaude, l’histoire de l’homme, et pose le problème de la chaise … Des cris joyeux répondent: plus de 150 chaises sont au rancart, attendant sans fin la guérison de leurs plaies béantes … on en présente, en triomphe, au Prince, une qui peut représenter le «sublime du genre» avec ses quatre brins de paille qui pendent éplorés entre les quatre montants … Il la rapporte lui-même dans le tramway, sous les yeux éplorés des voyageurs.
Et le lendemain, la chaise portée par le Prince entre dans la maison ennemie du Bon Dieu.
La Providence arrange bien les choses: la femme est absente. C’est le mari qui doit recevoir, bon gré, mal gré, le client.
Celui-ci en profite, discute longuement sur différentes grosseurs de paille et pas du tout sur le prix … Mais c’est trop demander à la patience du propagandiste anticlérical. Au moment où il voit sortir le client, il éclate, explose son horreur de Dieu, de l’Église, des prêtres, il vomit littéralement des injures. Il est hors de lui. Il voit rouge …
Et plus il s’excite, plus le prêtre, lui, se sent pacifié. «Le Seigneur est ma force» pourrait-il dire en toute vérité.
L’autre, à ce contact ineffablement doux, s’apaise peu à peu.
Quand l’apôtre le sent calmé il «s’oublie» jusqu’à lui poser affectueusement la main sur l’épaule.
– Ne me touchez pas, crie le communiste en faisant un bond en arrière. Si quelqu’un nous voyait, on pourrait croire que …
– Que quoi?
– Que nous sommes amis …
– Mieux que cela: nous sommes frères! conclut le prince Ghika avec sa douceur conquérante.
Trois jours plus tard, en client pressé, il retourne chercher son bien …
Mais durant ces trois jours, l’ouvrier s’est grisé, il a battu sa femme, il a même joué du couteau … Et cela n’a pas avancé l’ouvrage: la chaise fait toujours dans son coin figure aussi piteuse.
Les entrevues continuent … Les défiances tombent. Des soins discrets, portés d’abord à la santé du pauvre malade, puis à son âme, opèrent de façon surprenante …
Quelque temps après, l’ex-anarchiste a reçu, tour à tour, prêtre et petite Soeur de l’Assomption; il a demandé, lui même les derniers sacrements …
Il est mort en paix avec Dieu et avec les hommes.

 

 

L’intellectuel et l’écrivain

Oriental de naissance, Monseigneur Ghika était, par son éducation intellectuelle, fils de cette Europe de culture mûrie à l’ombre des traités de Westphalie et qui reçut son style de notre XVIIe siècle français. Élite civilisée, haussée à toutes les subtilités de la culture, à toutes les délicatesses du coeur et de l’esprit, à la connaissance la plus fine et la plus profonde des hommes, élite qui avait reçu en héritage «tous les trésors de la plus haute civilisation humaine dans l’ordre de la pensée, des sciences, des lettres et des arts, de la conduite de la vie et des rapports humains du gouvernement des hommes et des usages de la vie sociale».
Europe du Prince de Ligne, Europe du Comte Mosca, de Stendhal. Europe de la «douceur de vivre» qui, en dépit des sanglants réveils de 1789 et 1848, se prolongera jusqu’à nous à travers «la fête impériale» et la «belle époque» pour venir nous hanter et nous tenter après le sursaut de 1914, diminuée, aveulie, appelant inconsciemment au secours, sous le masque des personnages de Marcel Proust, redoutable évocateur des fantômes et des larves.
Cette Europe des lettrés et des artistes, des dilettantes et des amateurs, des jouisseurs et des esthètes, il la connaissait bien, l’ayant pénétrée partout, à Rome, à Bucarest, à Paris, se penchant, prêtre surtout, avec tendresse, sur les désespoirs, les angoisses, les tares.
Sa plénitude de vie chrétienne, de générosité, d’abnégation pour Dieu, avait tout de suite débordé sur le terrain de l’activité intellectuelle. Avec le Docteur Paulesco, dès 1906, il parlait de former un groupe de militants «pour la diffusion des idées chrétiennes et la propagation de notre foi (catholique) par la presse, la parole publique, par des séries de conférences, par l’association». MM. Trifu, Joseph Frollo, C. Cernàiànu … s’enflammèrent alors avec lui. Plusieurs de ces militants jouèrent un rôle des plus actifs. Paulesco a publié, entre autres ouvrages, un volume intitulé Sinagogâ şi Bisericâ (La Synagogue et l’Église) où se trouvent des intuitions profondes sur le problème de l’unité de l’Église – car le groupement projetait de promouvoir l’union avec Rome. Frollo s’est distingué par son activité de publiciste. Trifu a mené un âpre combat toute sa vie contre la franc-maçonnerie. Cernàiano, qui restait orthodoxe, s’est fait connaître par ses écrits polémiques, dirigés surtout contre quelques évêques de l’Église orthodoxe roumaine.
Cependant, Vladimir Ghika ne se laissa pas entraîner dans la voie des luttes confessionnelles. Il entra de nouveau dans la Société littéraire «Juninea», et dès 1907, il publia plusieurs articles d’histoire politique et culturelle concernant la Roumanie, dans la revue Convorbiri literare publiée par cette Société. Plus tard, en 1912, la Revista catolica est fondée à Bucarest: il en est l’un des premiers collaborateurs, y donnant de 1912 à 1914 des articles d’histoire roumaine, appuyés sur des documents tirés des archives roumaines ou des papiers de famille. À l’intention des historiens roumains, il souligne que les Archives du Vatican présentent non seulement un intérêt général pour l’histoire de l’Église et de la culture, pour le problème de l’Union chrétienne et de l’indépendance vis-à-vis des incroyants, mais qu’elles revêtent aussi une importance toute spéciale pour les Roumains; elles donnent, en effet, une vision de l’histoire, différente de celle qu’on pourrait avoir de Constantinople ou d’ailleurs; de Rome provient «l’histoire unique des Roumains»; là se trouve leur «histoire d’élite», leurs «titres de noblesse dans le monde», «leur axe par latinité, le plus sûr et le plus durable». Pour le dépouillement de ces documents, il prévoit la nécessité d’une équipe, d’une école – voeu qui s’est réalisé après la première guerre mondiale par la création de l’École roumaine de Rome. Ces articles du Prince Ghika sont les premiers de cet ordre en Roumanie sur les Archives du Vatican. Ainsi leur auteur ouvre une nouvelle voie à l’historiographie roumaine. Sa manière de présenter les choses est toute positive, il en écarte soigneusement la passion, il imprime aux divergences d’opinions les traits d’une noble discussion. Plus tard, à quarante ans de distance, il dira du polémiste Cernàianu «Voici quelqu’un qui autrefois a failli m’entraîner dans une voie qui n’était pas la mienne.»
À côté de cette activité, il continuait à travailler sur le terrain purement religieux. De cette époque, ses Méditations de l’Heure Sainte – de cette Heure Sainte qu’il fit le Jeudi Saint 1910, dans la chapelle des Soeurs de Saint-Vincent de Paul à Bucarest. Elles furent publiées à Rome, en 1912, avec l’Imprimatur du Père Lepidi, qui certainement se réjouissait de ce petit chef-d’oeuvre, dense de pensées et des sentiments élevés qui caractériseront les principaux écrits de Vladimir Ghika, ultérieurement, en France.
Très vite intime du groupe Maritain, à Meudon, il s’inséra par ricochet dans le mouvement de renaissance thomiste qui marqua si vigoureusement l’après-guerre. L’importance de la renaissance thomiste dût lui donner une grande espérance, tant du point de vue du triomphe de la pensée chrétienne et d’un réveil religieux et mystique, que de celui de la réorganisation d’une Chrétienté à la faveur des traités dont il pouvait suivre l’élaboration avec son frère qui y travaillait comme diplomate. Il venait de connaître le professeur Louis Massignon, son ami d’idéal et de prière, et l’assista aux exercices spirituels donnés par le Père Garrigou-Lagrange. Prenant part aux réunions d’une partie des meilleurs esprits de la France catholique, il «entra dans le problème de la déchristianisation des masses, avec un état d’esprit oriental et sacerdotal qui nous surprit, dit le professeur Massignon, nous, Latins, hommes d’oeuvre déchaînés, chez ce laïc roumain francisé».
Non seulement l’attitude était singulière, mais la figure elle-même: son visage s’était encadré d’une barbe blanche qu’il décida de garder après la guerre. Un «Saint Nicolas de style moderne … curieux de toutes choses et informé de tout» – comme le caractérisait Jacques Maritain. Quand il parle, une imagination extraordinairement vive et précise le porte à ourler sa pensée d’un contour verbal minutieux et singulier, et à vêtir parfois d’une certaine préciosité une spiritualité exigeante et élevée, une piété toujours en éveil: c’est ainsi qu’il cherche à donner «une forme plastique aux inspirations de son coeur». Sa voix est d’une «singulière douceur» et vibre de «sensibilité» et de «tendresse».
En collaboration avec ses amis de Paris, il déploie une activité culturelle intense. Il porte son attention aux discussions sur la religion, sur l’art, sur la politique même. Après avoir publié un article en 1919, dans Le Correspondant, il est parmi les collaborateurs de la Revue des Jeunes de Paris où il publie en 1921 l’article L’Église et la nouvelle Roumanie. À une enquête des «Lettres» surLe nationalisme et la conscience catholique, ouverte par M. Vaussard en janvier 1923, lui aussi donna sa réponse, et contre les opinions radicales qui pouvaient facilement naître en un temps encore chargé des ressentiments de la guerre, il s’élève, tant contre «l’impérialisme matérialiste», que contre «le nationalisme idéaliste», mais approuve un nationalisme modéré, qui n’opprime pas l’Église. Il juge ce nationalisme un «acte de défense énergique … généralement salutaire, quoique accompagné de phénomènes morbides qui se produisent quand une lésion a été apportée, soit à l’intégrité de l’âme d’un peuple à travers les siècles (révolutions), soit à l’intégrité de ce qu’on peut appeler son corps (lésions territoriales).» Il considère que même en ses excès, il est préférable à son contraire, l’internationalisme. Dans un article sur la vie et la philosophie de Jacques Maritain, écrit «à l’appel d’une haute personnalité ecclésiastique» non désignée, qu’il publie dans La Documentation catholique, il présente avec tout son coeur son ami en prenant parti pour les idées de celui-ci dans la discussion engagée avec Jacques Chevalier au sujet d’Aristote. Il réimprime aussi ses conférences de Bucarest intitulées La visite des Pauvres, avec une préface du Cardinal de Cabrière et deux lettres des Cardinaux Mercier et Dubois. La pureté de l’idéal de charité chrétienne qu’il y présentait lui valut un réel succès.
Puis il réunit en un volume ses Pensées pour la suite des jours. Leur titre dit bien ce qu’elles étaient: des réflexions notées au jour le jour, inscrites en caractères très fins sur de minuscules bandes de papier et entassées dans de petites boîtes. Sans doute écrites sur le mince agenda qu’il portait sur lui, elles étaient plus tard découpées et conservées telles quelles. Les éditions Beauchesne en publièrent un certain nombre; beaucoup restent inédites, tout aussi précieuses. Souvent, Mgr Ghika les donnait à lire à des catéchumènes, à de nouveaux convertis, à des amis, pour orienter, éclairer, élever leur âme. L’une ou l’autre pensée accrochait, donnait souvent un sens à toute une vie, la mettait dans la bonne voie pour toujours. «Feuillets semés élégamment de phrases légères et harmonieusement cadencées, riches de pensées et de leçons! Nous dirons avec Francis Jamines – écrit Léon Dufour – que cette voix nous est douce à entendre. L’âme est désaltérée et rafraîchie, illuminée et réchauffée pour vivre courageusement sa vie quotidienne».
D’autres Pensées suivirent dans Vigile (1930). En 1936, toutes furent réunies en un seul volume, «reprises dans un ordre à peine perceptible». Elles constituent le meilleur commentaire de sa vie religieuse. Les problèmes qu’il aborde deviennent cristallins. Il commence par les Béatitudes: ces maximes de l’Évangile chantées par l’Église orientale presque tous les jours à la Liturgie, qu’il voulait écrites sur les murs du dispensaire de Bucarest, gravées dans l’esprit et le coeur des Dames de la Charité, et il finit encore par les Bénédictions: ce chant de louange des jeunes gens dans la fournaise, et la bénédiction de la mort. Dès le seuil du livre, le Discours sur la Montagne ouvre donc les perspectives, et on observe, l’intelligence de l’auteur qui au jeu des similitudes et des contrastes se plaît à mettre en évidence les contrastes manifestes du jugement des hommes et des vues de Dieu, et qui, finalement, rapporte tout à Lui. De cette façon, sous les yeux du lecteur passent – comme un léger mouvement d’ailes – «des pensées qui font penser»: sur Dieu, sur la grâce, sur la liberté humaine, sur la joie et la douleur, le bonheur et le malheur, la bonté et la justice, la noblesse et la grossièreté, l’amour de Dieu et du prochain, le sacré et le profane, la vie contemplative et la vie active, la prière et l’action, la richesse et la pauvreté, l’originalité et la charité. Un minutieux examen reconstruirait facilement le monde intérieur de l’auteur et la réponse qu’il apporte aux questions de son temps. C’est donc un recueil de perles précieuses qui a déterminé Francis Jammes à parler dans sa préface du «génie» de Vladimir Ghika, «prince fait pasteur, et d’une main plus puissante que celle qui avait élevé le Psalmiste à la dignité suprême. Renversement des choses d’ici-bas! C’est bien l’un de vos coups, Apprenti de Nazareth, qui avez permis que cet illustre Roumain acceptât la dernière place». Pour nous, simples brebis, ajoutait Francis Jammes, «nous avons reconnu la voix de ce pipeau pour être celui qui nous rassemble: dans le val catholique, voix aussi dépouillée que la lumière d’un astre ou que l’eau qui sourd d’un rocher. On dit que les Indiens, en jouant d’une trompette démoniaque donnent l’illusion qu’un manguier naît aussitôt à leurs pieds, avec ses feuilles, ses fleurs, ses fruits, sa rosée. Mais vous, prince dépossédé par le Christ, ce n’est pas une vaine image mais une présence réelle que suscite votre génie. Nous vous écoutons et notre coeur s’emplit à mesure des blés et des grappes de Chanaan».
Cependant, l’abbé Ghika était porté, au delà du cercle des amis et des disciples, à la rencontre du grand public. Le «grand public», il en a donné une belle définition dans La présence de Dieu: «c’est le public des grands chemins, celui des rencontres à la fois surprenantes et prédestinées. C’est le public où peut se réaliser de la façon la plus émouvante la parabole du semeur qui répand à tout vent la parole de Dieu. Les disciples ne doivent pas s’effrayer de faire ce qu’a fait le Maître; ils peuvent, de plus en plus, se confier aveuglément aux ressources de la grâce, aux richesses insoupçonnées des âmes entre les mains d’un Dieu qui les veut. On peut et l’on doit tenter, sous une forme nouvelle, la mise en valeur de ce trésor caché au fond des coeurs, pour la transformation de cette vie et la plus grande joie de la vie éternelle: et, dût-on n’atteindre que quelques-uns, il importe d’aller à tous».
C’est ce qui le décida, vers les années 30-31, à concevoir le projet d’une collection axée sur les réalités de la foi dans la vie, les réalités de la vie dans la foi. Estimant la tâche de cette «bibliothèque» trop difficile pour lui, appelé dans toutes les directions, il entretint ses amis de ses désirs et pria des Religieux de haute vie spirituelle, familiarisés avec la vie contemplative, d’assumer ce travail. Tous ne furent pas du même avis. Les uns trouvèrent le dessein admirable, les autres se montrèrent sceptiques: «Traiter de la vie spirituelle pour le grand public des lecteurs de toutes sortes, quelle entreprise risquée! quelle étrange prétention!» lui dirent ceux-ci. Les Religieux dont il demanda la collaboration trouvèrent bon le plan, mais comme ils étaient chargés eux aussi d’autres travaux et qu’ils n’avaient pas le temps nécessaire pour se consacrer à cette mission, il resta seul, non découragé. L’entreprise lui semblait nécessaire. «Le geste est attendu»; et non seulement parce «qu’il est dans le développement d’une foi qui sait ce qu’elle renferme», mais aussi parce qu’il croyait le grand public préparé pour cette action. «La foule à laquelle on s’adresse est saintement travaillée par la communion fréquente, et secrètement bénie par la communion des enfants. Ce n’est plus la foule d’hier … Les leçons de la grande guerre ont prêché en quelque sorte … l’Évangile … du Précurseur, le baptême de pénitence et de larmes, et … l’Évangile du Crucifié. La préparation ascétique et purificatrice a été faite ainsi sur une échelle massive et grandiose pour beaucoup d’âmes … Jusque dans la foule indifférente, il s’est fait une sorte de gymnastique spirituelle».

C’était donc le moyen de l’action apostolique et il se sentait obligé de commencer le travail, même privé de collaborateurs. Son plan n’était pas dans des exposés scientifiques, mais «une sorte d’essai de culture spirituelle des masses».

Trois brochures, non dénuées d’originalité, en sortirent (1932): La Présence de DieuLa Liturgie du prochainLa Souffrance.

Le point de départ était «sacramentel et liturgique, personnel et domestique, et bien à la portée de chacun». Mais surtout sacramentel. Dans La Liturgie du Prochain, par exemple, il voit l’action de la charité comme une liturgie unique, accomplie par le Christ bienfaiteur qui se penche sur le Christ souffrant: la présence de Jésus dans la misère d’autrui devient «une sorte de transsubstantiation». «Cette espèce de messe blanche, tout le monde peut la dire avec une étrange et silencieuse consécration sur le modèle de l’autre, et le même démenti des apparences qui ne sont pas le Christ et le recèlent pourtant». «Dans La Souffrance, il développe le même point de vue: «Il y a dans la douleur, dit-il, quelque chose de l’essence mystique du sacrement. Elle est comme un sacrement du néant, le sacrement des absences réelles, une sorte de sacrement à rebours … Dieu porté par le vide» …
Son programme d’édition était assez vaste. En 1932, il voulait publier une seconde série sur La Souffrance; puis Physionomie spirituelle de la Messe orientaleChant grégorien et chant orientalLeçon sur l’Histoire de l’ÉgliseBarrabas ou le préféré(mystère évangélique), Patrie – Nationalisme – Église, et Au fil de la vie. Mais ces volumes ne parurent pas.
De même abandonna-t-il, faute de temps, la publication de livres d’histoire; ses Spicuiri istorice («Glanes historiques») en formaient l’introduction, consacrée à ses ancêtres, Grégoire II et Grégoire VII dont il avait poursuivi les ombres dans les archives comme dix ans plus tôt sur les bords du lac d’Annecy, chez ses amis Besnard il s’était amusé à recréer sur des feuilles de papier à dessin les ombres jouant avec le soleil à cache-cache sur les grands arbres des Alpes.
On l’a vu sur la fin de son séjour à Rome, pendant la guerre, manier pinceaux et crayons pour orner de menus objets vendus au profit des prisonniers roumains. Comme à l’orphelinat de Ciplea, il dessinait des motifs de broderie que, même tard dans la nuit, Soeur Pucci et les enfants exécutaient pour que les bazars de charité fournissent la subsistance.
Son sens décoratif était très vif. «Le moindre bout de papier, de velours, de gaze, de soie, de toile, s’animait sous ses doigts qui faisaient naître d’un trait de mine, d’encre, de vermillon ou d’or, parmi des fougères en volutes, des nénuphars, chardons, roseaux, glycines, ifs, daturas; parfois des personnages, se détachant sur un fond de ville médiévale ou de bâtisses lacustres, des paysages touffus et mouvementés, de cascades ou de calmes étangs, de nuages en folie, de crépuscules lumineux – une fantaisie pleine de multiples variations, imprévues et savoureuses. Il composait aussi de ravissants motifs décoratifs pour ouvrages de lingerie, napperons, coussins, tissus d’ameublement, robes du soir; des ex-libris, culs-de-lampe, monogrammes, alphabets de divers styles, où chaque lettre était un véritable petit tableau, parfois apparenté aux enluminures des vieux antiphonaires ou aux encadrements de portes des églises moldaves, parfois très personnels et libres, toujours d’un goût raffiné».
Ses esquisses savoyardes reflétaient tout à la fois cette dextérité, ce goût et ce talent. Par la fermeté des contours et la sûreté du trait elles rappelaient la manière de Dürer. On y pouvait appliquer le mot qui, écrit-il dans ses Pensées; doit se dire d’une véritable oeuvre d’art: tout n’y est pas, mais rien n’y manque.
Albert Besnard en fut saisi. Au premier coup d’oeil sur les dessins auxquels s’amusait l’abbé, près de la cheminée du salon, il demeura stupéfait.
– Il faut publier cela, et j’en écrirai la préface. La préface d’une oeuvre!
Encore fallait-il qu’elle fût «une oeuvre», et non de pures fantaisies d imagination. Pour plaire à Besnard, il disposa ses compositions dans un certain ordre et les lia de pièces de vers de caractère religieux surtout dont certaines sont d’une grande élévation et d’une réelle beauté.
Lisez entre quelques autres ce Miracle de Saint Hubert, transition entre le profane et le sacré. Une vignette représente la scène: la forêt sombre et profonde, le grand cerf au port noble en arrêt, entre ses bois la croix miraculeuse et éblouissante, le chasseur descendu de cheval qui fait un grand geste d’étonnement et de respect:

0 Saint chasseur Hubert, j’ai connu ta surprise,
      Comme toi j’ai vu poindre, au tournant du sentier,
      L’image de Celui qui nous veut tout entiers.
      Comme toi, jusqu’au sein du vain jeu qui nous grise,
      J’ai vu – leçon muette et douce mais comprise –
      Déconcertant soudain mes yeux pourtant ravis,
      L’impérieux rappel de la foi dont je vis
      Paraître et s’implanter par divine traîtrise
      Au front transfiguré de l’objet poursuivi.
      Jamais abandonné, mais point assez servi,
      Celui qui veut mon âme et pour toujours l’a prise
      Vient réclamer sa place en un coeur qu’il maîtrise
      Disposant tout pour que sa cause soit reprise
      Et que tout geste en moi lui réponde à l’envi.

«Lisez et relisez cette pièce» conseillait Mgr Gegout, directeur de l’Oeuvre de Saint François de Sales. «Elle ne s’analyse pas. Elle dépasse le domaine de la poésie, elle appartient à celui de la foi et de la grâce». Tels furent Les Intermèdes de Talloires, un album à la plume, «avec des détails extraordinaires».
Un détail aussi dans l’oeuvre plus profonde de Monseigneur Ghika. Mais il s’y insérait bien en éveillant «l’idée d’une beauté plus grande que nous ne voyons pas ici-bas et qu’en une autre vie nous pourrons saisir et posséder en toute sa plénitude».

 

Le Témoin du Christ

Les miseres d’une autre guerre

Tant qu’il fut copropriétaire du domaine de Boziéni, Mgr Ghika se faisait volontiers le devoir d’y séjourner chaque année. L’habitude prise, il la conserva, revenant régulièrement quelques semaines d’été dans la villa de son frère, «une demeure accueillante avec un vaste parc». En souvenir de ses voyages au Japon, il avait fait construire un petit pont de bois, au-dessus d’un étang, note orientale dans le jardin à la française dont il avait lui-même tracé les plans. Et c’est sur ses propres indications encore que l’orangerie avait été transformée en oratoire, oasis par excellence en ce lieu de vacances qu’il affectionnait tant, lieu de paix qui chaque soir descendait sur la plaine des montagnes proches aux formes légères, aux lignes sobres comme les hauteurs de l’Auvergne.
Mgr Ghika se trouvait en cette demeure accueillante en septembre 1939. L’invasion de la Pologne simultanément par les Allemands et les Russes déclencha un flot de réfugiés, militaires et civils, quittant patrie et biens pour sauver leur liberté. Contraste amer avec la douceur du paysage, ce spectacle de grandes souffrances émut profondément les deux frères, le ministre de son pays et le ministre de Dieu, l’un et l’autre d’accord pour penser que de semblables misères ne tarderaient pas à fondre sur la Roumanie. En tous cas, les malheureux qui déferlaient tous les jours sur les routes, comme les vagues d’une marée qui ne cessait pas de monter – les provinces françaises de l’Ouest et du Midi devaient connaître le même affreux équinoxe en juin 40 -, ces malheureux vécurent les pires angoisses, se sentant perdus, abandonnés. Ils appelaient une aide matérielle et morale urgente: Rome la donna par l’intermédiaire du Nonce apostolique Mgr Cortesi, fixé pour eux à Bucarest jusqu’en mai 40.
Selon sa théologie du besoin, Mgr Ghika pensa que Dieu lui montrait du doigt ces pauvres gens, et se sentant plus utile près d’eux, il sollicita et obtint de l’archevêque de Paris l’autorisation de demeurer en Roumanie. Un nouveau chapitre s’ouvrait dans sa vie, le dernier.
Depuis qu’il avait quitté Bucarest en 1914, la ville avait subi bien des changements, et dans l’urbanisme et dans la population. Le Dr Paulesco était mort en 1931 et nombre des amis de Mgr Ghika l’avaient suivi dans la tombe. Il lui fallut quelque temps pour nouer de nouvelles amitiés, reprendre d’anciennes relations.
D’abord à la tête de l’Institut français, il retrouva M Jean Mouton qu’il avait connu avant-guerre chez les Maritain. À plusieurs reprises il fut l’hôte de cette maison et il y prononça des conférences sur ses voyages en Extrême-Orient. La parole, si souvent disqualifiée dans les années d’entre deux guerres par de trop nombreux orateurs qui s’écoutaient parler, reprenait toute sa dignité dans la bouche de ce prêtre. Une vraie parole, venue du fond d’une âme et destinée à aller au plus profond de celle des autres, retournait l’opinion généralement admise, et admise avec trop de raison, qu’un acte vaut mieux qu’une parole. Les actes de Mgr Ghika étaient dirigés par la sainteté; mais ses paroles l’aidaient à leur préparation.
Relations aussi avec la Hiérarchie et le clergé catholique de Roumanie. Il ne cessa jamais de se considérer du diocèse de Paris, faisant mémoire de l’archevêque de Paris à la messe, et récitant à la défaite de 1940 les litanies des Saints de France.
En rapports courtois avec l’archevêque latin de Bucarest comme avec le Nonce, Mgr Casulo, son activité s’exerça surtout du côté du clergé catholique roumain de rite oriental avec lequel il vivait en bons termes, le secondant même à certaines époques et en quelques circonstances.
Il collabora étroitement avec Mgr Aftenie et avec le protopope de Bucarest, le Père Chinezu; il s’intéressa aussi à la vie monastique des Unis. «Il fit au moins un voyage chez eux en Ardéal et poussa jusqu’à Bixad, centre des moines basiliens roumains, dans l’extrême nord du pays. Ce ne fut évidemment pas sans résultat. Il dirigea le Père Bonteano, archimandrite converti de l’Orthodoxie au Catholicisme, devenu Basilien, dans son apostolat à Bucarest pendant la guerre. L’archimandrite Ciobotaru, tour à tour Exarque des monastères de Bessarabie, réformateur des couvents d’hommes et de femmes de Moldavie et de Valachie, vint lui demander conseil au moment de se décider à quitter officiellement l’Orthodoxie pour faire sa profession de foi catholique et devenir, lui aussi, comme son élève Téodosié Bonteano, moine basilien de Bixad; et ce fut Mgr Ghika qui l’aida à céder à la grâce sans plus tergiverser.
À la grande famine de 1947, assisté du Père Bonteano et des camions de l’Aide Pontificale, il porta des secours aux monastères orthodoxes de Moldavie et en particulier à Varatec et à Agapia. On ne peut dire quelles joies et quelles espérances ces visites lui avaient laissées. C’est au retour de ce voyage que le Père Bonteano, se séparant de Monseigneur Ghika pour retourner en Ardéal, par un autre camion, sauta sur une mine à l’entrée d’un pont. Il échappa sain et sauf à cet accident, mais après bien d’autres extraordinaires aventures, il devait plus tard périr dans la terrible catastrophe de chemin de fer de Ciulnitza, le 21 octobre 1948. Mgr Ghika a relu et annoté – ce sont même ses derniers écrits – la traduction du livre du Père Bonteano Les douleurs de la deuxième naissance, étonnante confession d’un converti.
Il chercha aussi, malgré toutes les difficultés, à continuer son activité et même à l’amplifier en d’autres champs d’apostolat. Ainsi, durant l’année 1945, tandis qu’un assez curieux mouvement pour une unité d’action entre les orthodoxes et les catholiques contre le Patriarche Nicodim était fomenté par un service d’agitation communiste, M. Joseph Frollo, professeur et publiciste, ami de la première heure, engagea Monseigneur à faire des conférences sur l’Union à l’Église catholique. Il disait ses convictions, il éclairait, il instruisait, surtout à l’aide d’histoires et de traits vécus. Il s’ensuivit des professions de foi et en particulier l’adhésion formelle de C. Cernàianu, une de ses connaissances des premiers temps de son apostolat en Roumanie.
En mai 1946, il tint à la chapelle du Sacré-Coeur un discours remarqué. C’était le 40e anniversaire de l’installation des Filles de la Charité en Roumanie et de l’ouverture du premier dispensaire gratuit. L’événement présentait de l’intérêt pour la communauté catholique de Bucarest, pour les Soeurs et pour celui qui les avait introduites dans le pays et les avait aidées dans les périodes difficiles, particulièrement après la fin de la guerre 1914-1918, par des interventions répétées, jusqu’en 1923 où enfin l’oeuvre reprendra et se développera entre les mains de Soeur Soize. Dans son discours. Monseigneur jette «un regard sur la suite des actions de la Providence dans sa vie depuis la charité qu’il apprend de sa mère et de Soeur Pucci, jusqu’au moment présent où il voyait l’oeuvre qu’il avait commencée dans toute son extension, alors que bien des projets n’avaient pas visiblement abouti et que des entreprises avaient disparu.» En parlant «à la surprise de bien des personnes qui ne pouvaient savoir certaines choses» il insistait sur le rôle de sa mère «comme instrument de cette Providence: sa mère, qui pratiquait la charité, se sachant née pour cela … qui l’initia à Rome, à Salonique, lui fit connaître Soeur Pucci … qui, sans doute, dans le souci de garder son fils pour son pays, demanda au Saint Père qu’il ne fût pas prêtre, et qui occasionna ainsi sa mission de charité et de christianisation dans la société et dans le peuple et en particulier chez lui, en Roumanie, en fondant cette oeuvre si féconde et durable; sa mère, qui avait été là pour protéger l’oeuvre de ses débuts». Ainsi, en la présentant comme instrument de la Providence, accomplissait-il un acte de piété filiale envers la Princesse Alexandrine qui y avait joué un grand rôle, mais son admiration allait à la bonté de Dieu qui avait voulu se répandre sur son pays.
La période la plus active de l’apostolat de Mgr Ghika fut celle qu’il exerça d’une manière intense et suivie, en collaboration avec la paroisse unie de la rue Polona. À ce point qu’on peut dire que si de jure il était intégré au diocèse de Paris, il appartenait de facto à l’Église Roumaine Unie. Chaque dimanche il allait à l’église Saint-Basile de la rue Polona et y exerçait son ministère. Dès 1906 il avait travaillé à réunir les fidèles gréco-catholiques. Entendait-il dans la rue quelqu’un crier: «Giamoôô …» il pensait voici un Transylvain de la région de Médiash qui fait le vitrier, c’est un gréco-catholique, il faut que je lui dise qu’il y a une église catholique de son rite et qu’il n’aille pas dans une église orthodoxe; il faut qu’il en sache le chemin, que je le lui montre». Et il le menait à la chapelle des baptêmes de la cathédrale qui servait de lieu de culte avant la construction de l’église de la rue Polona.
À partir de 1940, il avait accepté de donner des directives spirituelles à des étudiants roumains. Dans une lettre de l’un de ses auditeurs d’alors, devenu docteur en médecine et établi en France, on voit que fut considérable le profit spirituel, religieux et même scientifique tiré par tout ce groupe d’étudiants ès-sciences qui assista à ses conférences et qui, actuellement dispersé dans le monde, avec disciplines et devoirs divers, porte, grâce à lui, le témoignage d’une vraie vie d’hommes de science et de chrétiens.
Que les jeunes gens auxquels il eut affaire dans ses conférences, réunis sous ses yeux de myope, aient été engagés plus ou moins dans les mouvements de grande ampleur qui existaient alors dans le pays: Légionnaires, Jeunesse Libérale, «Straja Tsariu» ou Association des Étudiants unis, il ne dût pas les distinguer les uns des autres, soucieux seulement de les arracher, en général, à des tendances non-conformistes qui eûssent pu leur enlever le sens de la divinité de l’Église, de la sainteté de la Hiérarchie, et les porter à rechercher le salut du monde dans des solutions économiques et sociales en oubliant l’Église et le plan divin du salut personnel.
Il est sûr que certains de ces auditeurs furent après quelques causeries éloignés de toute organisation politique de jeunesse et définitivement orientés à intensifier leur vie chrétienne et l’accomplissement héroïque parfois de leurs devoirs.
Certains manifestèrent une belle vie de piété et d’apostolat. L’un d’eux, poussé en raison de ses talents, dans des situations dont il eut le courage de se dégager complètement lorsque la grâce l’eût saisi et que Mgr Ghika l’eût éclairé, instruit, guidé, fut tout à fait remarquable. Il subit encore, s’il n’est pas mort, un sort injuste en prison communiste, peut-être en raison d’une appréciation déformée de ses anciens admirateurs en exil.
En campagne militaire, de juin 41 à mai 45, il avait commandé une unité non combattante et armé chacun de ses soldats d’une médaille miraculeuse. À son retour, il racontait quantité de faits extraordinaires, telle la protection notoire de la part du ciel de cet homme qui, tombé avec sa mule au fond d’un ravin de vingt mètres, s’était relevé indemne alors que la bête s’était écrasée («turta») sur les roches. Il lève la tête vers ses camarades stupéfaits qu’il fût encore en vie, grimpe la pente … moins vite qu’il ne l’a descendue!
– Grâce à Dieu! Tu avais au moins ta médaille?
– Sûr, Monsieur le Capitaine!
Outre ce cercle de la rue Polona, Mgr Ghika forma aussi chez lui un groupe d’étudiants qu’il recevait à la sacristie de la chapelle du Sacré-Coeur du Sanatorium Saint Vincent de Paul. Ils étaient originaires des diverses parties du Royaume, catholiques et orthodoxes, «jeunes gens de valeur à qui il faisait des cours de philosophie et de théologie thomiste»; et à ceux-ci «il communiquait quelque chose de son âme».
S’il ne célébrait pas la messe à Saint-Basile, la paroisse roumaine unie, c’était dans le salon de son frère, en présence de catéchumènes, de convertis, Monseigneur retenait après la messe quelques-uns des assistants avec lesquels il s’entretenait «à sa manière toute bonne, gaie, encourageante, édifiante». Souvent aussi célébrait-il chez les malades, parmi les blessés des hôpitaux ou les prisonniers de guerre, aviateurs américains et anglais pour la plupart, et la plupart fervents catholiques.
Appelé à visiter en prison une Française qui avait mené «la guerre des femmes» comme Louise de Bettignies, il étendit son action, «grâce à la directrice, à toute la prison de Vacaresti. Le bien qu’il fit là, n’est guère imaginable … J’y suis allé, dit un témoin, avec Monseigneur, plusieurs fois, le vendredi, jour consacré par la directrice à la formation religieuse, pour y faire des projections lumineuses sur la Vie et l’Enseignement de Notre-Seigneur. Je ne saurais exprimer l’élan de confiance, de repentir, de ferveur, dont sa présence était l’occasion. J’ai vu les prisonnières se presser autour de lui, lui demander de les écouter, d’entendre et toutes leurs fautes et toutes leurs misères et toutes leurs peines; de prier pour elles, de les bénir. Toutes étaient là et catholiques et orthodoxes, et intellectuelles et criminelles». «Là, entre les châlits qui s’élèvent sur quatre ou cinq étages, presque jusqu’au plafond, toutes ces malheureuses femmes étant à genoux, tournées vers le monastère de Vacaresti, prison des hommes dont, par les fenêtres, on voyait les belles tours et les croix, de l’autre côté de la route, j’ai entendu une prière d’une ferveur et d’une beauté telles que je ne crois pas en avoir entendu de semblables ailleurs». Presque toutes ces détenues politiques furent tuées par un bombardement.
La ferveur de Monseigneur Ghika avait déteint sur elles – rue de Sèvres et à Villejuif, elle frappait les assistants, on se le rappelle – À Bucarest, de même en étaient-ils saisis, prenant vraiment conscience que Dieu descendait là où il officiait.
Un jour du début de novembre 1940, pendant qu’il célébrait, un séisme donna quelques instants au plancher l’inclinaison d’un pont de navire par gros temps; la secousse fut brève et aucun dommage ne s’ensuivit. En fait, elle ne faisait qu’annoncer le violent tremblement de terre qui devait, quelques jours plus tard, le 10 novembre dans la nuit, abattre un des gratte-ciel de Bucarest et provoquer la mort de nombreuses victimes. Durant le rapide développement de ce redoutable avertissement, Monseigneur Ghika leva les yeux au ciel dans une supplication plus intense; et comme il venait de consacrer les Saintes Espèces, il s’apprêta à les consommer immédiatement, sans attendre le moment de la communion. Mais tout redevint immobile, et il continua à suivre le déroulement normal de la messe. Jamais la sérénité apportée par la présence de Dieu n’avait paru si saisissante; c’était comme le renouvellement quotidien du miracle où le Christ dans la tempête apaise les flots par son seul calme, les bouleversements terrestres semblant honteux tout à coup de ce déchaînement inutile.
Autrement graves et durables devaient être les bombardements anglo-américains qui vers la fin de la guerre jetèrent l’effroi dans la population. Le premier à lui seul causa 12.000 morts, le 4 avril 1944; chez les Ghika, toutes les vitres et les portes sautèrent, et, dans la maison en face, il y eut plus de quarante morts.
Les mugissements des sirènes annonçant l’alerte ne laissaient pas Monseigneur sans crainte, sinon sans courage. Un jour qu’elles avaient hurlé, il voulut se confesser; puis, comme pris d’un scrupule de retarder le prêtre qui devait partir, il murmura:
– Et puis, non! Je n’ai pas de péché mortel depuis ma conversion.
À Bucarest, n’existaient guère en fait d’abris que des caves de fortune, même dans le beau quartier du Boulevard Dacia des Ghika où était installé aussi l’Institut français dirigé par M. Jean Mouton dont je rapporte ici le témoignage:
«Depuis ce jour, à chaque attaque, Mgr Ghika descendait au sous-sol où se réunissaient en foules les habitants du quartier. Là, il les faisait prier et même chanter, de façon à atténuer le bruit des éclatements qui parvenaient jusqu’à eux.» Monseigneur se considérait alors comme «le curé des caves» et s’il faisait prier et chanter avec force pendant les bombardements et les alertes, c’était toujours pour exercer son ministère par la parole et l’absolution, cherchant sans lassitude son prochain dans l’homme pour lui porter les messages de l’Évangile. «Or, dit encore M. Mouton, tout homme qui rencontrait Monseigneur Ghika dans la rue, dans un salon, sur le lit où le couchait la maladie, devant la mort peut-être imminente pour l’un ou pour l’autre, devenait son prochain. En fait, cette volonté de se substituer à un autre qui souffre ou, à un moindre degré, cet écran que l’on fait de soi en se plaçant entre le mal et celui qu’il va atteindre, constituent des actes religieux par excellence. C’est la grandeur de Monseigneur Ghika, pendant l’épreuve, d’avoir été aux côtés de ses frères, et d’avoir essayé d’atténuer leur terreur».
Une fois de plus, il mettait en pratique la charité évangélique magnifiquement traduite dans l’une de ses Pensées pour la suite des jours: «Souvenir de Dieu et oubli de soi … l’un tirant l’autre!».

 

Sous l’étoile rouge

Le soulagement qu’elle était en droit d’attendre de la fin de la guerre, comme toutes les nations qui avaient combattu, la Roumanie ne le trouva pas. Au contraire, une ère de souffrances plus grandes encore en sortit-elle. La capitale et les villes surtout à partir du 23 août 1944, ressentirent l’occupation du pays par les troupes russes sous la protection desquelles se produisirent des bouleversements sociaux et politiques, préface à la suppression des partis, à l’instauration du communisme, à l’expulsion du Roi, à la dictature du prolétariat, c’est-à-dire d’une autorité anonyme se réclamant du peuple, et en son nom toujours la persécution de l’Église. Les affres de la guerre n’avaient été qu’un commencement. Plus dure, atroce, la suite – et à quand la fin?
Aux côtés de la population, Mgr Ghika entra résolument dans cette voie dont il n’ignorait pas l’issue, pour lui tout au moins – à plus longue échéance, à l’échéance des générations, elle est entre les mains de Dieu seul. Mais à l’échéance des jours, des mois, ils devenaient de l’un à l’autre plus difficiles, comme le pain gris de plus en plus noir. Sa santé allait d’épreuve en épreuve. Une fois, pendant la nuit, en temps de black-out, il tomba dans une tranchée creusée sur le trottoir et fut fortement contusionné. Un autre jour, peut-être en conséquence d’une certaine inanition, il avait subi une étrange syncope due à une chute de tension artérielle et elle aurait été certainement fatale si le docteur Paulian, qui venait le chercher pour visiter des officiers blessés incurables et désespérés, n’était arrivé à ce moment. Pendant quelque temps, il fut encore sujet à ces crises, ne pouvant sur son lit relever la tête sans perdre connaissance. Après le 15 août 1947, date de la «stabilisation», c’est-à-dire de la suppression de la monnaie existante, sans compensation, il y eut une misère noire chez tous ceux qui n’étaient pas salariés et’ qui n’avaient pas d’or à changer.
Les familles qui formaient naguère l’aristocratie et la bourgeoisie étaient alors dépourvues de toute ressource. Les moindres objets de quelque valeur avaient été vendus, les garde-robes réduites au minimum indispensable. Personne ne disposait d’aucune réserve d’alimentation ni de combustible. On vivait au jour le jour, cédant à une sorte de «marché aux puces» qui se tenait le dimanche matin, faubourg Colentina, les vieilleries des greniers et les fonds de malles, heureux si l’on pouvait réaliser de quoi se procurer quelque pitance pour la semaine à venir. Les ex-classes dirigeantes et intellectuelles furent condamnées à mourir de faim, au sens propre. Un ancien Ministre de France à Bucarest, Gabriel Puaux, rapportait dans La Revue de Paris (juillet 1953) les propos d’Anna Pauker publiés par la princesse Hélène de Roumanie dans le livre de souvenirs «I live again» (Londres, 1952):
«Lorsqu’on replante un terrain, écrivait Anna Pauker, on commence par détruire tout ce qui pousse, racines et plants, puis on fait niveler la terre. Malheureusement, il n’est pas possible de détruire toute une génération et de conserver seulement la jeunesse. Une certaine quantité de travail physique doit être fournie pour donner aux enfants le soutien dont ils ont besoin pendant cette croissance. Pour cette raison seulement, les adultes seront laissés en vie, mais ils doivent être terrorisés afin qu’ils n’osent pas s’immiscer dans l’éducation communiste des enfants … La génération à éliminer, trop vieille pour être éduquée, suffira à ces tâches. Nous ne nous préoccupons pas de ralentir le rythme dans lequel elle sera usée et détruite …»
De fait, dès après la «stabilisation» de 1947, il y eut une immense détresse parmi ceux qui ne se trouvaient pas dans le «champ du travail». Monseigneur Ghika a répété que durant plus de quatre mois il n’y eut pas un morceau de viande chez son frère, et sans sortir du bâtiment qu’il habitait avec une cinquantaine de familles il eut à assister les plus profonds désespoirs. Aussi demandait-il en 1949 l’assistance de prières pour faire appel à toute sa foi afin d’empêcher les suicides. Telle était l’atmosphère de dénuement complet dans le grand, immeuble des Ghika, Boulevard Dacia. Atmosphère aussi de charité, chacun partageant le peu qu’il avait; mais nul n’avait plus rien, que des souvenirs.
Déjà la réforme agraire avait retiré au Prince Demètre sa propriété de Bozieni, nationalisée. Son appartement de Bucarest lui restait encore. Mais du jour où la princesse Élisabeth décida d’accompagner en exil la reine Hélène en qualité de dame d’honneur, et que le prince Demètre reçut le droit de suivre son épouse, leur belle demeure du Boulevard Dacia dut être évacuée dans les deux heures. C’est au Sanatorium Saint Vincent de Paul, l’oeuvre de sa jeunesse, que Monseigneur se retira alors, et à bras ouverts il y fut accueilli.
Cette charité, la sienne, celle d’autrui auquel il l’avait enseignée, c’était vraiment tout ce qui lui restait alors. Indescriptible l’état de misère où il se présenta, cachée par le grand manteau qui lui tombait jusqu’aux pieds. Il faut dire qu’il s’opposait farouchement à ce qu’on s’occupât de sa garde-robe: il vivait depuis des décades comme le plus pauvre des moines et n’acceptait que l’on prît soin de ses affaires que lorsqu’il habitait dans quelque maison religieuse.
Matériellement, il avait tout perdu: livres, mobilier, souvenirs de famille, soustraits par pillage ou détruits par incendie. Le lendemain de son évacuation du Boulevard Dacia, deux hommes furent vus fouillant le monceau de papiers sortis à la hâte de l’appartement et accumulés sur le trottoir. Tout le mobilier placé chez les uns et chez les autres a disparu, les biens confisqués en même temps que les gens emprisonnés. Il ne restait plus à Mgr Ghika que des documents anciens, des lettres autographes, des papiers de famille. Encore le vit-on dans son amour pour le passé catholique de la Roumanie, acheter quarante feuilles d’un registre paroissial très ancien de Câmpulung-Muscel, pour quarante lettres autographes.
Lorsqu’il parlait des événements, c’était toujours avec un certain optimisme, comme si, voyant ce qui allait se passer après la crise, contemplant à l’avance la réalisation de grands rêves de sa vie pour son pays et pour la Russie, il avait été insensible aux amples transformations qui s’accomplissaient. Il ne considérait pas le communisme en action dans le pays comme conforme à la vraie doctrine marxiste et il estimait les communistes qu’il connaissait peu dangereux ou incapables.
Il savait quel avait été le régime sous lequel avait vécu l’Église catholique en Russie avant la Révolution et il ne considérait pas tellement différent le régime qui lui était fait en Roumanie par le Communisme. Il avait connu beaucoup de Russes de l’émigration et un grand portrait de Benoît XV, avec une dédicace, rappelait les services qu’il leur avait rendus, à croire qu’il portait en lui leurs espoirs et leurs rêves.
Les acteurs qui occupaient la scène ou qui dirigeaient le jeu ne pouvaient manquer, selon lui, de disparaître. Il envisageait toujours pour demain le fait providentiel qui allait tout changer.
Quelle part d’illusion ou de parti-pris entrait dans cette attitude d’esprit? L’histoire de la Roumanie dont il était si pénétré lui offrait la vue de tels abaissements et de tels relèvements qu’il ne pouvait désespérer. Il avait la conviction que, sans une juste notion de l’homme, sans une formation supérieure, les dirigeants ne pouvaient longtemps se maintenir au pouvoir ni conduire une société. Encore ne doit-on pas exclure de sa pensée l’idée d’un regard de Dieu sur cet immense peuple russe et sur les nations qui lui étaient soumises. S’il était sensible à certaines amitiés spirituelles, à la reconnaissance d’âmes qu’il avait sauvées, il a dû néanmoins souffrir beaucoup de la séparation d’avec son frère qu’il n’avait jamais longtemps quitté. Durant cette demi-réclusion à Saint Vincent de Paul, des membres de sa famille demeurés à Bucarest lui rendaient de rares visites, et en quel triste état le retrouvaient-ils! Lors d’une première opération il s’était montré extrêmement sensible à une injection préparatoire à la narcose qui devint inutile et il ne se réveilla que difficilement, laissant longtemps son entourage dans une grande inquiétude. Bientôt, une nouvelle intervention de hernie étranglée justifiait les pires craintes après quelques heures au bord de l’agonie. Cette fois, il ne se remit que très lentement.
Peu après, un faux pas, dans la nuit, rouvrait sa blessure. Puis, à la suite de deux étranglements successifs, l’opération fut résolue et exécutée à l’hôpital Coltzea par le professeur Hortolomei. Il était en salle commune et il y fit du bien. Or, il arriva que pendant son séjour en cet hôpital, un évêque orthodoxe, Monseigneur Galaction-Cordun, fut également opéré et place près de lui dans une salle de douze lits: leur qualité ecclésiastique ne comptait pas plus que leur dignité humaine, et, les médicaments distribués, lesmalades devaient se rendre les uns aux autres les services les plus élémentaires.
Le voisinage de Monseigneur Galaction-Cordun ne sembla tout d’abord causer nul plaisir à son voisin. Il était, en raison des circonstances, d’une réserve extrême sur certains sujets et avec certaines gens. Néanmoins, il se créa en très peu de temps, dans cette salle, une atmosphère de foi, de piété de sympathie catholique extraordinaire. Un jour, Monseigneur Galaction-Cordun exposa avec chaleur, pendant deux heures environ, ses vues sur l’excellence de l’Église catholique, sa vénération pour le clergé catholique et pour Monseigneur Ghika en particulier. C’était un écrivain ecclésiastique qui parlait, et il ne le faisait pas sans longues et profondes réflexions. Voici comment Monseigneur Ghika lui-même évoque ces faits dans une lettre du 24 novembre 1949, adressée à un ami: «Je sors maintenant d’une seconde opération que j’ai bien supportée, malgré tout, et qui m’a donné l’occasion, durant les deux semaines passées à l’hôpital en salle commune de faire un apostolat presque invraisemblable – ainsi que de recevoir, par suite de circonstances en apparence fâcheuses, la Sainte Communion sur la table d’opération elle-même à l’instant où l’on allait m’ouvrir le ventre (ce que m’a valu comme je l’écrivais à mon frère, d’avoir une action de grâce – n’étant pas endormi – d’une bonne heure, ventre ouvert, yeux ouverts et «ciel ouvert»).»
Or il arriva qu’un dimanche, pendant la messe chantée, l’évêque orthodoxe, portant sa croix pectorale, entra dans la chapelle du Sacré-Coeur, la traversa de bout en bout devant l’assistance, entra au choeur, embrassa les prêtres; puis il resta longtemps à la sacristie avec MonseigneurGhika. Il était condamné par la police à se rendre, le lendemain, dans une résidence forcée. Mais il partait en manifestant son attachement aux catholiques. Ainsi Monseigneur Ghika dût-il rayonner parmi ses compagnons de captivité à Jilava et dans les autres prisons où il fut détenu. Ce mode d’apostolat marque le caractère particulier de toute sa vie.
Après que l’État roumain eût mis la main sur le Sanatorium Saint Vincent de Paul et que le docteur Parhon, alors Président de la République Populaire Roumaine, s’y fût installé, Monseigneur Ghika fut chassé de la chambre qu’il occupait, puis, successivement de deux chambres où il avait voulu habiter en ville, près de la chapelle du Sacré-Coeur. Alors, il fut reçu à l’Aumônerie et il occupa les deux petites pièces, dont l’une mansardée, où il logeait autrefois, lorsqu’il était de passage à Bucarest. On avait pu, lors de la prise de possession de l’établissement par les communistes, défendre et garder l’aumônerie ainsi que la chapelle du Sacré-Coeur. Il y célébrait la Sainte Messe et recevait a la sacristie, chez lui, deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, de 2à 4 heures; encore les visiteurs, étudiants pour la plupart, devaient-ils laisser au portier leur bulletin d’identité. Il leur faisait des cours de philosophie de théologie thomiste et leur communiquait quelque chose de son âme. Puis, presque tous, harcelés par la police communiste, chasses des Facultés auxquelles ils étaient inscrits, finirent par disparaître en 1950. Leur connaissancelui fut une révélation et une consolation, ainsi qu’un motif de grande espérance pour l’avenir du pays. Après leur départ, dans ses longues heures de solitude, parfois il allaità la chapelle et là, devant le Saint Sacrement, sur l’orgue ou sur l’harmonium, il épanchait son âme en une longueprière qu’il improvisait selon les mouvements de son coeur, en ces jeux graves, fins el sonores qui révélaient la ferveur de sa sensibilité.
Parfois, encore, il allait dans une modeste famille où il était vénère, aime el reçu comme Jésus à Béthanie. Un enfant s’étant brisé la colonne vertébrale au cours d’une partie sport, le plus profond désespoir régnait dans cette maison lorsqu’il y pénétra. La paix, la sérénité, la consolation même de l’épreuve chrétiennement supportée entrèrent avec lui, sa conception de la douleur, «avant toute chose pour le chrétien une visite de Dieu, car il sait qu’elle est une privation du monde et que ne contenant rien du monde, elle ne peut receler que Dieu … De même que toute joie qui ne rend pas plus fort et plus entreprenant pour le bien, toute souffrance qui ne rend pas meilleur a manqué sa vocation.»
Il allait d’abord au surnaturel en abordant les âmes, à la manière de Notre-Seigneur au puits de Jacob avec la Samaritaine: «Si tu savais le don de Dieu et quel est celui qui te parle …»
Les histoires, les souvenirs, les anecdotes qu’il racontait même mêlés d’humour, étaient baignés de ce climat spirituel qui lui fut propre.
Un jour, il manifesta une joie profonde en découvrant un exemplaire du billet d’admission à l’Association des Dames de Charité de Saint Vincent de Paul. Il le prit, le retourna, lut la prière du verso:
«Seigneur, je vais aller trouver un de ceux que vous avez appelles d’autres Vous-même. Faites que l’offrande que je lui apporte et le coeur avec lequel je la donne soient bien accueillis par mon frère malheureux. Faites que cet instant passé auprès de lui en cherchant à lui faire du bien, porte pour lui comme pour moi des fruits de Vie éternelle.
«Seigneur, bénissez-moi de la main de vos Pauvres.
«Seigneur, soutenez-moi dans le regard de vos Pauvres.
«Seigneur, recevez-moi un jour dans la sainte compagnie de vos Pauvres.

– C’est une grande joie pour moi, dit-il, de penser que 40.000 Dames de Charité peut-être récitent cette prière que j’ai compose autrefois pour la visite des Pauvres.
Mais lui, étroitement surveille, pouvait de moins en moins sortir. C’est alors qu’il dût reprendre une étude sur l’histoire et la théologie de Palamas, moine grec, théologien, archevêque de Thessalonique (1296-1359) et tout le mouvement «palamite» en raison de l’évolution mystique issue du monastère Antim de Bucarest. Il avait eu contact avec des jeunes gens et des jeunes filles qui en faisaient partie, au service des communistes.
Tout d’abord, il avait cru pouvoir traiter cette doctrine, comme il faisait d’habitude pour d’autres erreurs, par la raillerie. «C’est, disait-il, une religion ombilicale». Mais devant la résistance de ces âmes, leur beauté, leur ferveur et leur zèle, il se mit à étudier cette question en utilisant l’étude du Père Jugie A.A, dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, et il fit là encore de nombreuses conversions parmi les intellectuels. Beaucoup de personnes, déjà préparés, venaient aussi chez lui pour être reçues dans l’Église catholique; car, depuis l’été 1949, il n’y avait plus en liberté d’évêque auquel ce pouvoir est réserve – Mgr Durcovici et Mgr Marton Aaron avaient été enlèves. Aussi, les prêtres qui connaissaient les pouvoirs spéciaux de Mgr Ghika lui envoyaient-ils ces personnes afin qu’il reçut leur profession de foi, affirmant ainsi leur appartenance de coeur à l’Église catholique.
Car seule à faire front aux Sans-Dieu elle se révélait la divine et véritable Église.

 

Les églises et l’état

Peu de temps après l’arrivée des troupes russes à Bucarest, la succession au siège patriarcal de l’Église orthodoxe roumaine s’ouvrit par la mort du titulaire, Sa Béatitude Nicodème. Le nom de Justinien Marina l’ut mis en avant. Venu au monachisme après un veuvage prématuré, il avait, sous le gouvernement de Titulesco en 1934, héberge et caché dans sa cure de campagne Georghiu Dej; celui-ci, ouvrier soudeur aux Ateliers du chemin de fer, avait son levé avec Anna Pauker et certains éléments de choc venus de Russie, l’émeute du quartier Grivitza de Bucarest. Marina fut jugé suffisamment souple pour être mis à la tête de l’Église orthodoxe, le Parti pouvant par son intermédiaire la manoeuvrer d’autant plus facilement qu’une grande fraction du clergé orthodoxe et lui-même s’étaient gravement compromis par leur adhésion au parti de Codreano et à son activité légionnaire. Les membres les plus éminents, les jeunes surtout, n’avaient pas caché leur sympathie à ce mouvement d’extrême-droite.
Après l’instauration du règne des Sans-Dieu, beaucoup l’entre eux placèrent leur espérance dans l’Église de Rome. Alors, systématiquement, le Pouvoir Communiste, avec son appui et ses subsides, s’efforça de relever pour un temps l’Église Orthodoxe et même son mouvement mystique palamite. C’est ainsi que de jeunes prêtres de valeur, formés en Occident, furent affectés à d’importants postes: Ghiush devint chef du secrétariat du Saint-Synode, Cazacu fut mis à la tête de l’Administration patriarcale.
Cette élite du clergé orthodoxe était connue de Monseigneur Ghika, ce qui lui avait permis un temps de fonder sur elle de grandes espérances. Mais désormais, ces gens en place étaient très surveillés. En définitive l’oeuvre programmée et très spécialement anti-catholique qu’ils devaient accomplir, était toute en faveur du Parti communiste, quoi qu’il pût en être de leurs convictions personnelles et de leurs projets d’avenir. Mgr Ghika put donc jouir du côté de quelques-uns de ces hauts fonctionnaires de sympathies, d’un certain prestige, quoi qu’il n’ait noué de fait avec eux nulle relation.
La Loi des Cultes du 4 août 1948 réduisait à deux les évêques de rite latin et en deux assemblées diaboliquement préparées à Cluj et à Alba Julia (octobre 19481, parodie des événements de 1698, le gouvernement «réunissait» les Gréco-catholiques à l’Église orthodoxe.
Le coup qui les frappait fut sensible à Mgr Ghika: sonapostolat personnel et ouvert jusqu’ici auprès des étudiantsunis dut cesser. Quant à l’Église latine, pour ne pas avoirvoulu s’aligner sur la Constitution civile du clergé, elle setrouva, fin 1948, dans une sorte de liberté paradoxale. Aprèsune année de pourparlers avec le Ministère des Cultes, lesdeux derniers évêques en fonction: Mgr Marton Aron pour les catholiques hongrois de Transylvanie, et Mgr Durcovici pour les catholiques du Vieux Royaume, furent enlevés et disparurent dans l’été de 1949.
Mgr Ghika n’ayant pas de rapports officiels avec la hiérarchie latine et n’étant incardiné dans aucun diocèse roumain – on sait qu’il ne releva toujours que du diocèse de Paris, – n’était pas inscrit sur les contrôles du Ministère dés Cultes. Mais ce dernier ne pouvait ignorer sa présence à Bucarest ni ne pas s’occuper de ses activités. Une espionnée fut spécialement affectée à la surveillance de l’aumônier (jusque dans le confessionnal) et de la chapelle du Sacré-Coeur où il célébrait la Sainte Messe. Il assista impuissant et attristé à la liquidation des biens des Congrégations enseignantes et hospitalières, au profit de l’État par l’application brutale du décret du 29 juillet 1949 sur le «regroupement des ordres religieux».
Sans doute, quelques-uns des hommes au pouvoir n’auraient volontiers voulu voir en lui qu’un pieux et charitable savant. Mais d’autres soupçonnaient, en la surévaluant même, une activité irréductible au nouvel état de choses. Il est vrai aussi qu’au foyer de son rayonnement spirituel ses jeunes disciples s’affermissaient et devenaient pour le Parti des éléments de contradiction inquiétante. Étroitement surveillé, il ne prenait même pas la peine d’être prudent. D’ailleurs le policier communiste responsable de la rue où il résidait était un ancien cordonnier qui le connaissait de longue date et il avait même fait délivrer à Mgr Ghika, à titre de vieillard, une carte de pain.
À l’autre bout de l’échelle hiérarchique, il était depuis longtemps connu et estimé du Docteur Parhon, chef de l’État. Celui-ci, ancien disciple du professeur Paulesco, se savait malhonnêtement installé dans l’oeuvre de son maître et de Mgr Ghika, au sanatorium Saint Vincent de Paul et en manière de contre-partie, peut-être le couvrait-il d’une protection occulte. On peut le croire à ce mot échappé de la bouche d’un haut fonctionnaire s’adressant à l’un des prêtres de Bucarest:
– Ne croyez pas que vous et Monseigneur Ghika jouissiez de l’aumônerie par un droit. C’est par la bienveillance du professeur Parhon. Il est bon et on exécute tout ce qu’il veut.
Était-il bon? Un jour qu’entouré de docteurs et d’élevés, ceux-ci lui disaient: «Mais, Monsieur le Président, pourquoi tant de gens en prison?» – sur 18 millions, d’habitants, il y eut un million et demi d’incarcérations.
– Eh! répondit le Président de la République Populaire Roumaine comme une chose toute naturelle, puisqu’ils ne veulent pas faire comme on leur dit de faire!
Bon, il l’était peut-être à sa manière, la manière un rien naïve et vantarde de maîtres qui placent leur science au-dessus de tout. Cependant faut-il lui attribuer sans doute un bienfait.
Un jour, à huit heures du matin, les occupants de l’aumônerie furent avertis qu’ils devaient avoir quitté les lieux à midi … Tandis qu’on transportait les affaires du prélat, deux fonctionnaires firent irruption dans sa chambre, mais il s’opposa à ce qu’ils entrassent plus avant. Mécontents, ils se retirèrent. Il ne restait plus qu’une demi-heure pour déménager. Tout à coup les voici qui reviennent, courant, presque joyeux.
– Arrêtez! Vous restez!
Très probablement de Parhon était venu le contre-ordre.
Mais tout passe! Une fois qu’il faisait sa visite des malades, entouré de médecins et d’internes, il s’arrête au lit d’une religieuse qui venait de subir une longue et pénible opération.
– Vous avez bien souffert, ma Soeur!
– Oh! ce n’est rien, Monsieur le Président. – Et puis … tout passe, ajouta-t-elle innocemment.
– Tout passe! reprend-il songeur en s’éloignant, cependant que ses assistants se tournent vers la Soeur:«Vous avez osé lui dire cela!»
Le 28 mai 1952, le titre de Président de la République Populaire Roumaine lui était retiré.
Le 19 novembre suivant, Monseigneur Ghika était enlevé. Ne restaient alors à Bucarest que deux prêtres catholiques dont un Lazariste, de nationalité belge, le Père François Van Der Jonckheed qui put se maintenir à l’aumônerie de la colonie étrangère, au service de la chapelle du Sacré-Coeur. Expulsé à son tour, en 1957, il rentra en Belgique pour y mourir, emportant dans la tombe le secret des toutes dernières années du prince qui était alors, à rapporté un observateur, «très sauvent triste, comme s’il avait prévu ce qui allait lui arriver».
Car d’autres l’observaient aussi.

 

Le fort de Jilava

Poussé par «une volonté d’encouragement et de prudence», il cherchait à considérer tout cela de très haut, à demeurer optimiste pour l’avenir de son pays, livre maintenant «à une terreur sourde qui agit sur les nerfs et sur la volonté». Le mot est extrait d’une de ses lettres à M. Jean Mouton dont il demandait les prières «pour être à la hauteur».
La tragique réalité quotidienne ne lui échappait nullement; au contraire, à l’expérience des événements auxquels fut mêlé son frère, et des milieux que lui-même fréquenta, sa connaissance de l’histoire en éclairait les ténèbres. Il y lisait le futur comme un devin, et l’y aidait encore la diplomatie apprise dans les démêlés de tant d’affaires spirituelles ou temporelles qu’il ne pouvait ignorer même s’il n’y avait participé en personne. Déjà le 23 mars 1939, quand fut publié l’accord économique germano-roumain, il prédit les souffrances auxquelles l’Europe Centrale allait se trouver livrée. La victoire militaire de l’Allemagne, elle, lui avait paru bien éphémère, mais la reportant comme un calque sur la carte des Balkans, il dit à ses proches les révolutions de palais qui s’ensuivraient, et elles ne manquèrent pas. L’enchaînement des principes, des réalités, des conséquences lui apparaissait clairement. Mais par courage, pour ne pas désespérer, pour ne pas laisser les autres à l’abandon de l’angoisse, il voulut trouver des motifs humains et des raisons surnaturelles de faire face. Donnant l’exemple, il reprit, sitôt qu’il se sentit moins surveillé, son apostolat de conversions, ses visites de bon Samaritain.
Le 19 novembre 1952, vers quatre heures de l’après-midi, sur le chemin qu’il suivait comme chaque vendredi, pour aller voir un infirme, deux forts gaillards qui stationnaient dans une auto de la «Sécurité» en jaillirent alors qu’il passait Calea Dorobantzilor, à la hauteur de la rue de Washington, et l’amenèrent en trombe au Ministère de l’Intérieur. En fait, c’était une prison, le sous-sol aménagé en cellules. De là, les détenus étaient conduits aux salles d’interrogatoire, mené de nuit le plus souvent et jusqu’à l’extrême fatigue pour obtenir moins des aveux que des renseignements de toutes sortes utiles au Parti et à ses gens, chaque jour endoctrinés de thèses qui suscitaient l’envie et la haine contre les anciennes classes.
Pendant quelque temps, c’est nuit et brouillard à son sujet. On apprend vaguement dans sa famille qu’il est «quelque part» en résidence surveillée. Une lettre arrive; on y lit à mots couverts qu’il «vient de passer trois semaines chez un «ami» (sic). Il a les cheveux et la barbe coupés, il n’a plus que la peau et les os, mais il semble rajeuni, l’air de la «campagne» lui ayant fait du bien. Il lutte avec dignité et courage, je dois même dire sans crainte et avec grandeur. Il est bien digne du Maître dont il est le disciple.
Il éclaire par son exemple nos jours angoissés et nos désespoirs, si nous avions la faiblesse d’y tomber … Rare est l’instant où j’ai le bonheur de voir la joie sur sa figure; alors le rire qui éclaire son visage est un rire d’enfant …». Il racontait qu’à la «campagne», sans doute une résidence forcée, «il a fait la connaissance d’une jeune personne et que la liste de ses convertis et de ses disciples s’allonge. Plaisamment il l’invite à s’inscrire au nombre de ceux qui en prison l’entourent et, par l’intermédiaire de conversations sur la poésie, sur la musique, sur tout, se font ses disciples religieux». En octobre 1953, il aurait recouvré une certaine liberté.
Depuis 1946, diverses démarches avaient été menées de Paris et de Rome pour le faire quitter le pays; lui-même s’était adressé à son ami Maritain, alors ambassadeur près le Saint-Siège. Le ministre de l’Intérieur de Roumanie s’était, en réponse, enquis de sa nationalité, laissant penser que la République Populaire cherchait de ce côté un motif de départ, ou un biais pour le laisser partir. Quant à lui, Monseigneur Ghika, ce qu’il avait envisagé ne s’étant pas réalisé, il se détourna de cet horizon.
– Dieu m’a mis ici, j’y reste, déclara-t-il.
C’était l’acceptation volontaire du sacrifice et des plans montés contre sa personne; sa mise en liberté surveillée en était une étape, toute provisoire: s’il avait été relâché, c’était pour mieux «légaliser» son incarcération par un procès en règle.
Bientôt il s’ouvrit avec toutes les formes judiciaires, y compris un avocat commis d’office à la défense de l’accusé. Mais celui-ci récusa son Conseil.
– Ce Monsieur, au lieu de me défendre, parle contre moi. Je me défendrai beaucoup mieux moi-même!
Sa dignité ecclésiastique et son titre romain, sa qualité princière et de rares visites à la Légation de France, voilà les motifs sous lesquels il comparut. Ce que le Ministère Public ne dit pas, c’est qu’en ce Protonotaire Apostolique, il voyait un lien avec Rome et qu’il soupçonnait peut-être ce Monseigneur de détenir des pouvoirs religieux exceptionnels qui lui auraient été conférés en secret. Il était inutile à l’État d’avoir soustrait tous les évêques de leurs diocèses s’il en restait un seul, même sans siège, à les suppléer clandestinement. Il fallait donc le faire disparaître lui aussi.
Condamné à trois ans de réclusion, il fut enfermé dans l’une des casemates du fort de Jilava, des salles souterraines assez vastes, faiblement éclairées par des ouvertures sur une cour intérieure. Sur les côtés, le long des murs, des bas-flancs couverts de nattes de roseaux. Dans la pièce où fut Monseigneur, il y avait place pour 120 prisonniers, mais ils se trouvaient alors au nombre de 200, tous gens de bonne société, de condition libérale, propriétaires, officiers, fonctionnaires royaux, bons patriotes, presque tous orthodoxes, beaucoup démoralisés par un tel changement de sort. La présence de Monseigneur Ghika parmi eux fut une nouvelle rencontre du Christ consolant et miséricordieux, en lui. Son prêtre, avec le Christ souffrant des prisonniers.
Mais il était très affaibli. Dans les dernières semaines de l’année 1953, alors qu’il accomplissait sa 80 année, il n’était plus physiquement que l’ombre de lui-même, éprouvant ce que Fontenelle appelait de sa propre fin: «une grande difficulté d’être».
C’est qu’en effet la nourriture était très pauvre et il est possible qu’il l’ait encore partagée avec de très malheureux, comme on l’a rapporté.
C’était, le matin, le «terciu», bouillon de grossière farine de maïs. À midi, outre la «mamaliga» nationale qui est le même aliment mais sous la consistance d’une pâte ou d’un gâteau de riz, il y avait sempiternellement l’«arpacash», soit une pâtée d’orge mondé. Et la quantité ne devait pas être grande puisque certains prisonniers cédaient leur place sur la natte de roseaux et couchaient sur le ciment pour en recevoir un peu de l’un ou l’autre de leurs camarades moins affamés.
C’est aussi que «l’hiver a été très dur pour tous et particulièrement pour lui» dans ces salles souterraines à demiobscures, non chauffées, surpeuplées, mal aérées.
Dans cet état de faiblesse, la vénération qu’on avait pour lui ne pouvait plus venir ni du costume ecclésiastique que le Roumain respectait comme le signe d’un caractère sacré même s’il était mal porté, ni de ce beau visage encadré de la barbe et de longs cheveux blancs qui évoquait un saint, car il était tondu et rasé. Elle venait de son nom, de son âge, de son caractère sacré de prêtre et de saint prêtre.
De son nom, qui représentait encore pour les paysans, pour les pauvres, pour les ex-propriétaires, le nom de l’une de leurs anciennes familles régnantes dont le temps n’étaitpas si éloigné pour qu’ils aient perdu le souvenir de leurs luttes communes contre les invasions de l’est et du sud, de leurs efforts pour leur apporter les bienfaits de la charité chrétienne et de la civilisation moderne. On a pu le vérifier en une femme qui portait ce nom et qui, représentant la Croix-Rouge Roumaine au moment du typhus et de la famine, s’est dévouée à la population de Moldavie et de Bucovine. En face des autorités et des organisations communistes, non seulement le peuple, mais tous ceux qui n’étaient pas engagés dans le Parti recouraient à elle sans le vouloir, comme par atavisme, pour faire droit, justice et charité. Ainsi lorsqu’il s’était agi de combattre, en 1947, la malaria tout le long de la vallée du Soreth, entendit-on dire avec dépit, au Ministère de la Santé: «Allons, voilà encore Madame G. Ghika qui va régner pour un an!»
Monseigneur Ghika était vénéré pour son âge: cela va de soi, tant les Roumains uni le sens chrétien de la dignité de la personne et le respect du vieillard avant que certains aient eu l’esprit faussé.
Vénéré pour son caractère sacerdotal car cette même intelligence roumaine a le sens des valeurs et de la dignité des fonctions, et, de plus, Monseigneur était bien connu et s’est encore manifesté dans les prisons comme un saint prêtre.
C’est en prêtre qu’il a vécu parmi les prisonniers, fidèle jusqu’au bout à se considérer comme un instrument de Dieu pour, faire parvenir dans les prisons son divin amour afin d’y être la vraie vie de ces hommes séparés du monde. Et comme prêtre, il a exprimé cette charité par un oubli complet de lui-même, un don total de soi, un entier dévouement pour instruire, consoler, fortifier et bénir …
Pour instruire, il a repris sa manière qui était un affable entretien comme à Villejuif lorsque, son broc à la main, il causait avec les femmes à la fontaine, ou encore lorsque dans un dîner officiel, il orientait, dirigeait, élevait la conversation après s’être recueilli, avant la réception, longuement devant le Saint-Sacrement.
En prison, il racontait, avec une grande gentillesse et au grand intérêt des auditeurs, ses voyages en Chine, en Australie et au Japon, à Manille, en Amérique du Sud, au Congo belge, avec mille traits de conversions, de guérisons qu’il opérait avec «la petite relique».
Les reliques plutôt, car il y en eut deux. Tout d’abord l’une, de Saint François de Sales, il semble bien; à sa prière et par son imposition il avait obtenu des grâces. Même désir sans doute d’une personne de la région bordelaise qui lui demanda de la lui prêter … et oublia de la rendre.
C’est alors qu’un prêtre de province s’adressa à Monseigneur en vue de se faire procurer pour son église une parcelle de relique conservée au trésor de la cathédrale de Paris. L’archiprêtre près de qui il avait accepté de faire cette démarche accéda bienveillamment à sa demande, et parce qu’il avait été assez bon pour agir au nom d’un autre sans rien solliciter pour lui-même, il lui remit en outre, et à titre personnel cette fois, une relique insigne et rarissime: une parcelle de la couronne d’épines, ou plus exactement du roseau qui servit à fixer la couronne d’épines sur la Tête du Christ: cette pièce infiniment précieuse que Saint Louis obtint de la République de Venise et pour laquelle il fit construire le joyau de la Sainte-Chapelle. Enfermée dans une enveloppe de cristal, elle était présentée pendant la Semaine Sainte à la vénération des fidèles devant la table de communion. Or, il arriva une année qu’un vénérable chanoine, accomplissant ce pieux office, laissa tomber la relique: le cristal se brisa, laissant à nu la couronne de roseau dont quelques parcelles détachées furent placées en reliquaire; c’est l’une d’elles que se vit offrir Mgr Ghika, et c’est à elle qu’il attribuait les conversions et les prodiges obtenus par sa foi: ainsi la guérison dans un hôpital militaire de Bucarest d’un officier blessé à la colonne vertébrale; ainsi chez les chiffonniers de Villejuif, et encore guérit-il d’un cancer de la gorge le peintre Laurence qui lui fit cadeau de deux toiles conservées à l’abbaye de la rue de laSource à Paris. – Bien d’autres témoignages de cet ordre pourraient être déposés, tel celui de ce prêtre qui, servant la messe de l’abbé Ghika dans sa baraque de Villejuif vit deux fois les hosties lui manquer, et deux fois se multiplier sous les doigts du prince. Ainsi Dieu marquait-il les efforts de son ministre pour Se faire connaître et aimer.
Il en fut certainement de même dans la prison de Jilava. Etendu sur sa «rogojina» ou natte, car il était extrêmement faible, il a dû, avec une grande patience et une grande bonté, entendre des confidences, recevoir des confessions, donner des absolutions et, avec un haut esprit de foi et une singulière énergie, élever bien des âmes après les avoir réconciliées avec Dieu.
Il est trop certain qu’il n’a pas eu la possibilité de célébrer la Messe, et ce dut lui être une lourde privation, tant il avait foi dans le Saint-Sacrifice et si souvent Dieu lui avait accordé des grâces extraordinaires alors qu’il célébrait dans une chambre de malade! Pour tout ce groupe de prisonniers, sa charité l’aurait pressé encore davantage s’il l’avait pu. Ce qui est certain et rapporté comme tel par un prisonnier de sa casemate, libéré, c’est que chaque soir il donnait la bénédiction à toute la salle, et chez, lui ce n’était pas un vain geste. Il avait une très grande foi dans l’efficacité des signes sacrés de l’Église pour donner la grâce même s’ils ne sont pas sacrements.
On se le rappelle à Salonique, demandant à Soeur Pucci de le bénir; à Paris, bénissant lui-même, le jour de son ordination, de ses grandes mains blanches nouvellement consacrées. Il avait, à Rome, béni en vol l’avion de son cousin Georges Bibesco partant aux Indes. Avant Calcutta, l’appareil déséquilibré par un aigle qui creva ses plans, tomba en flammes et Georges Bibesco, brûlé, mais en vie, en réchappa. Il attribuait son salut à la bénédiction de son cousin et un beau calice fut offert en ex-voto à une église de Paris. Mgr Ghika aimait à bénir et il le taisait avec le même esprit de foi que Saint Paul dans les chaînés. Et n’était-il pas, dans sa prison, un autre Paul communiquant sa foi, son amour à ses malheureux compagnons de cellule? Il enseignait que «toute peine soufferte comme Dieu le veut, n’est jamais que l’envers d’une joie qui t’attend, éternelle et démesurée». En plein hiver, alors que sévissait un froid atroce, personne autour de lui ne se plaignait des maux et des douleurs que nul médicament ne venait soulager. C’est comme si toute la prison avait été gagnée par une contagion de sainteté dont il s’était tracé le modèle dans une Pensée: «Quand le jour baisse, on ne reconnaît plus les disciples, comme leur Maître, qu’à la façon dont ils rompent, en le sacrifiant pour leurs frères, le pain vivant de leur corps».
Il était en fin décembre et commencement de janvier 1954 extrêmement faible et les prisonniers devaient le porter pour lui permettre de se déplacer. De ses derniers moments, on aura sans doute d’autres certitudes plus tard, car de ces casemates surpeuplées où l’on entrait et sortait au gré des enquêtes faites même après condamnation, des témoins reviendront et parleront un jour.
En janvier 1954, se répandait le bruit de sa mort. À la vérité, il fut alors transféré d’une casemate à une autre. En mars, d’après les prisonniers, il était encore à la prison de Jilava. Mais lorsqu’il fut transféré, pour les deux ou trois derniers jours de sa vie, à l’infirmerie du pénitencier de Jilava, il est presque certain que plus personne ne fut admis près du mourant. Le 16 mai, date officielle mais non certaine, Dieu rappelait à Lui «le doux et bon grand-père» comme l’appelait l’un de ceux qui l’ont connu.
Contrairement à l’usage de la prison de Jilava, selon lequel sont enterrés sans vêtement les prisonniers décédés, il a été enseveli dans sa grande cape.
Martyr de son attachement aux «datini» – aux traditions chrétiennes de la Roumanie – il attend, avec tous les bons ouvriers qui ont travaillé à les implanter, à les maintenir, le triomphe de la justice et de la résurrection, dans le repos «d’une trop grande fatigue». Ainsi avait-il appelé la mort dans ses Pensées.
Nulle définition n’aura mieux valu pour su propre mort. Il avait rêvé de toujours demeurer un «témoin de la vérité» mais un «témoin anonyme» qui «dans un livre par exemple aborderait l’âme des lecteurs à la façon des anges, mystérieusement, dans un silence mutuel». Il semble que sa mort si douloureuse, qui mettait fin à tant d’épreuves, ait admirablement rempli ce souhait. Il a vécu les derniers mois de sa vie dans une prison, an milieu de co-détenus qui s’empilaient dans la sombre et humide casemate d’un fort. Il était là comme un autre, sans que rien permis de distinguer ce prisonnier qui était né prince. Ce que certains appelleraient promiscuité représentait pour lui un merveilleux voisinage. Il a voulu être le même au milieu de tous; il a partagé sa pauvre pitance avec ceux qu’il croyait en avoir plus besoin que lui. Jusqu’au bout, il leur a dorme la tendresse de son coeur. N’avait-il pas écrit: «Malheur à toi si ton frère peut se figurer le ciel comme un endroit où l’on a chaud et où l’on n’a plus faim». Et c’est dans les mêmesPensées pour la suite des joursqu’il écrivait: «Notre mort doit être le grand acte de notre vie; mais Dieu peut se trouver seul à le savoir». Tout fut mis en oeuvre par les circonstances, par les hommes, par lui-même pour que Dieu seul le sache. Et il n’en a rien été. Monseigneur Ghika échappa semble-t-il aux épouvantables transformations que des narcotiques auraient pu infliger à sa personne. Il n’eut pas à subir cette épreuve. Sa douceur affirma sa foi; il n’a jamais pu laisser croire un instant que son être avait été si peu que ce fût ébranlé. Comme Saint Pierre il a vu une lumière illuminer la nuit de sa prison; un ange venait aussi pour le délivrer avec cette discrétion dans la présence dont il disait qu’elle était la «pudeur» de ces purs esprits. Mais il s’agissait cette fois d’une délivrance éternelle.

 

L’ame du christianisme

Précieuse est aux yeux du Seigneur la mort de ses Saints, dit l’Écriture.
Monseigneur Ghika fut-il un saint? Au sens du décret d’Urbain VIII, le mot n’appartient qu’à l’Église, et nul n’a certes jamais entendu devancer sa décision. Mais avec la plus déférente soumission à la prudence et à la majesté du Siège Apostolique, c’est bien une auréole de sainteté qui nimbait la haute figure du prélat, aux solennelles cérémonies organisées en sa mémoire à Paris, connue sa fin.
À la Mission Catholique Roumaine, le 27 novembre 1954, Son Eminence Cardinal Feltin qui l’avait approché aux heures difficiles d’Auberive engagea les Roumains à la confiance «en celui que flous honorons ce soir, qui est déjà pour vous une gloire et qui, nous en avons tous l’intime conviction, sera bientôt la gloire de l’Église en même temps qu’une gloire de la Roumanie».
Et quelques jours plus tôt, le 21 novembre, au service célébré à l’abbaye bénédictine de Sainte-Marie où Monseigneur Ghika eut à Paris son port d’attache, le Révérendissime Dom Olphe Gaillard déclara dans son allocution prononcée en présence du Nonce Apostolique, Monseigneur Marella: «Il a été victime, victime volontaire, immolée pour sa foi: c’est la définition même du martyr».
De son vivant, des faits prodigieux que l’Église encore a seule le droit de qualifier miracles, avaient été connus. Leur essence surnaturelle retiendra sans doute l’attention de la Hiérarchie et frappera l’esprit des fidèles, comme les incroyables conversions qu’il réalisa.
Mais les grâces extraordinaires accordées par Dieu à son entremise ne faisaient pas sa sainteté; sa sainteté, elle était faite de l’héroïcité des vertus, de l’exemple à la portée du peuple chrétien, sainteté de tous les jours, celle du plus haut degré de l’état de grâce, celle de la charité vécue, de la foi à toute épreuve, de l’acceptation à l’avance de souffrances que la nature humaine redoute, car la chair est faible; de confiance dans la grâce pour les endurer, l’heure venue, et en l’attendant, l’agrément des incompréhensions, des séparations, des revers.
Monseigneur Ghika répétait souvent que la sainteté n’est pas une accumulation de richesses spirituelles sur lesquelles on pourrait compter et qui nous donneraient des droits; au contraire, consisterait-elle à savoir qu’on n’a rien et qu’on n’est rien pour soi-même, à se tenir toujours devant Dieu comme des mendiants qui ont tout à recevoir. À ce modèle, il a singulièrement ressemblé. Toutes ses activités furent marquées de l’esprit d’abandon en la Providence, l’empreinte de Dieu sur les âmes pures. La richesse de ses initiatives fut exceptionnelle, même si la récolte immédiate se révéla parfois pauvre aux yeux du monde. Il ne récusait pas les défaites, sachant que le grain doit mourir pour lever, persévérant dans l’apostolat sous toutes les formes où il se présentait: de la négociation diplomatique à 1’évangélisation des prisonniers, prisonnier lui-même; de l’oeuvre de bienfaisance pour les déshérités à l’aumônerie ces élites; du travail de l’historien aux traités de la vie Mystique; du cercle restreint de disciples au rayonnement sur l’univers.
À examiner sa vie par tranches fragmentaires, du point devue humain des réalisations visibles, des institutions durables, on pourrait être tenté d’y voir un manque de suite dans les idées, des réussites à court terme. Mais une critique plus attentive, de sa conversion à sa mort, révèle une continuité sans faille et des résultats de durée éternelle.
Après quarante ans de prospérité, son oeuvre de Bucarest fut arrêtée par la spoliation. Mais des organisations de charité, chrétiennes, catholiques et orthodoxes, avaient pris forme et vie. «Nous ferons mieux que vous» dirent les communistes en s’en emparant, et sur le modèle de ce premier dispensaire gratuit, quatre cents autres furent immédiatement institués.
De brève durée, sa diplomatie en Italie? Oui, apparemment; de fait, elle ne cessa jamais depuis le commencement du siècle: missions officieuses, interventions personnelles prés des autorités religieuses romaines, conseils donnés, services rendus … Bien des initiatives suivies furent prises sur ses avis, sur ses suggestions, et qui saurait en établir le compte lorsqu’elles furent déterminées par une lettre, une entrevue, une recommandation, un bref entretien au cours d’une réception? Sans doute, son optique ne fut pas en tout adoptée, mais ses points de vue toujours élevés n’ont pas manqué de porter lumière et influence. Il a cherché à former, à promouvoir des hommes de valeur chrétienne, à les mettre en mesure d’agir dans l’Église. Souvent il y a réussi, et ces hommes portent encore témoignagedans leurs milieux, dans leurs professions.
Son activité littéraire ne fut que périodique, c’est vrai. Encore faut-il retenir qu’elle n’était pas poursuivie pour elle-même. Remplissage de moments perdus, surtout, elle ne fut pas moins abondante, et le paraîtrait-elle davantage si quantité de ses écrits n’avaient été égarés au cours d’événements divers.
Son admirable ministère de Villejuif n’eut pour lui qu’un temps de quelques années. Mais il faut réfléchir que la baraque n’était pas construite pour durer; une chapelle de secours la remplaça, puis une paroisse fut constituée.
La fondation d’Auberive n’a pas été viable? Mais elle exista, animant et formant des âmes remarquables qui ont essaimé et essaiment encore dans le monde.
Enfin, le Christ Lui-même ne sembla-t-il pas avoir échoue lorsqu’il fut cloué à la croix, laissant dans le désarroi ses apôtres et ses disciples jusqu’à la résurrection; alors que, justement, élevé de terre, Il allait attirer tout à Lui?
Un mot du Père de Foucauld illustre exactement les oeuvres de Monseigneur Ghika et l’esprit d’abandon à la Providence qui les inspirait: «N’attachons pas trop d’importance aux événements de cette vie ni aux choses matérielles … ce sont les rêves de notre nuit d’auberge. Cela passera aussi vite que des songes sans laisser plus de trace. Voyons toutes choses à cette grande lumière de la Foi, elle nous met en une autre atmosphère, en plein soleil, en plein rayonnement, dans un calme et dans une paix lumineuse au-dessus de la région des nuages, des vents et des tempêtes».
Telle est la grande, la vraie conception chrétienne de l’ici-bas, sa réelle unité de mesure, semblable à une tapisserie dont on ne verrait que les noeuds et le décousu à son envers mais la perfection de l’artisan saute aux yeux si on la regarde à l’endroit.
De même faut-il retourner la vie de Monseigneur Ghika pour en découvrir le sens caché, le lien étroit qui s’observe entre ses épisodes; alors, elle en est toute éclairée comme les sous-bois d’oliviers où passait Jésus: «Il les a traversés à la hâte et Son seul passage les a laissés revêtus de beauté».
Animé du plus haut esprit surnaturel, il savait que Dieu est amour, un amour créateur, un amour qui veut se répandre dans nos âmes. Dès le début de son activité apostolique, on voit Monseigneur s’offrir pour se faire un organe par lequel se répandra cet amour. Dans sa fondation de 1906, cette oeuvre lui apparaît comme une artère puissante répandant sur tout son pays l’amour divin pour les hommes, par l’exercice de la charité. D’un bout à l’autre de sa vie, se suivent le même esprit de foi, la même pensée; mais selon les circonstances providentielles qu’il cherche à reconnaître et qu’il ne veut pas outrepasser, il s’efforce de communiquer cet amour tantôt par afflux dans les organismes religieux ou laïques de toutes sortes; tantôt, en des personnes particulières de rencontre, comme des vaisseaux capillaires alimentant chaque cellule d’un corps vivant.
Une logique divine reliait les années et les étapes apparemment décousues de son existence imprégnée de la foi la plus vive dans les réalités surnaturelles, de zèle ardent pour entreprendre toutes besognes, humbles ou grandes, auxquelles les circonstances providentielles l’appelaient ou semblaient l’appeler, pour le bien de l’Église, pour le salut des âmes, celui de son pays.
Il a été surtout un convertisseur, non pas (les foules des foules s’entraînent sur le chemin du Temple comme au Prétoire, plus qu’elles ne se convertissent), mais d’âmes individuelles, d’âmes ramenées parfois de très loin par la grâce.

Il a exercé la charité du Christ pour tous, en travaillant, jeune encore, dans les dispensaires et les hôpitaux: à Salonique, à Rome, à Bucarest, à Zimnicea, … auprès des cholériques, à Paris, près des lépreux au Pavillon de Malte … Il a grandi dans cette Charité en l’exerçant et aussi en contemplant le Christ tel que Saint Jean nous le fait connaître. Il a manifesté cette charité divine aux foules en organisant à Bucarest des oeuvres qui rayonnèrent bientôt dans tout le pays. Et ainsi dans la banlieue parisienne; ainsi à la chapelle des étrangers de la rue de Sèvres; ainsi parmi les lépreux de l’Hôpital Saint-Louis; ainsi en Roumanie en toutes circonstances et jusque dans les prisons où il a terminé ses jours d’épreuve.
Or, lorsqu’il s’est trouvé dans la foule de ceux qui l’ont connu quelqu’un prévenu par Dieu d’un peu d’amour divin en son coeur, quelqu’un qui fût capable de «reconnaître l’arbre à ses fruits» et qui, en conséquence, est venu à lui, ou bien lorsque c’est lui qui découvrait ce quelqu’un, qu’il fût de sang royal ou chiffonnier de banlieue, qu’il fût un intellectuel ou un détenu de prison, il s’est penché sur cette âme avec une indicible bonté, avec une inlassable charité, jusqu’à ce qu’il ait fait grandir en ce coeur cette étincelle d’amour au point de devenir le foyer ardent et lumineux d’une vie complètement renouvelée et donnée à Dieu. «Il avait UNE AME DE FEU» selon la lumineuse image qu’en garde S.A.R. le Prince Xavier de Bourbon.
On a dit encore de Monseigneur Ghika qu’il fut un ambassadeur de Dieu. Le mot est majestueux, distingué comme l’était le prélat lui-même; il est joli et pas inexact, mais il nécessite un contexte. À la lettre, on ne saurait nier que Monseigneur fût mêlé à bien des négociations, sans possibilité toutefois d’y déterminer son rôle exact car ces affaires sont par essence secrètes, au Vatican aussi bien qu’en Roumanie où, après l’Union des Principautés, il participa à la réorganisation de l’Église catholique, et plus d’une fois il conseilla le Roi. Rôle d’autant plus important qu’il agissait en catholique dans son pays orthodoxe, cherchant l’unité de l’Église, et toujours préservant les intérêts de Rome dans les missions qui lui étaient confiées, officielles ou non.
Missions de circonstances parfois, on n’ose pas dire de hasard, tant il réprouvait le mot. Pour lui il n’y avait pas de hasards dans la vie, seulement des «échéances plus oumoins obscures ou lointaines de la Providence». C’estd’Elle qu’il se considérait l’envoyé, l’ambassadeur si l’onveut; peut-être plus justement le «ministre», c’est-à-dire le serviteur de Dieu comme chrétien et de manière plus parfaite encore comme prêtre. Perfection, voie de sainteté; on ne saurait être saint sans transmettre au prochain la charité du Christ. Métaphysicien et théologien selon l’esprit de son maître, le Père Garrigou-Lagrange, Monseigneur Ghika voyait dans le prochain l’homme de toutes les rencontres. Près du prochain il fut, en toutes circonstances, le Légat de Dieu pour lui transmettre Son message de grâces, de vérités, de fidélités.
Il fut fidèle; les critiques d’obscurs journalistes, dans quelque gazette de 1902, alors que d’autres princes et princesses devenaient catholiques dans les familles des Contacuzére, des Bibesco, des Ghika, alors que le roi Charles lui-même était catholique, n’eurent guère d’importance que pour la sensibilité de la princesse Alexandrine.
Il n’est pas nécessaire de se perdre en considérations théoriques pour prouver que la vraie fidélité envers Dieu est en même temps la meilleure forme de fidélité envers son pays: les faits parlent d’eux-mêmes. Il suffit d’évoquer l’oeuvre de charité fondée à Bucarest, ses fruits si riches et si abondants. Ce fut son oeuvre essentielle, cet apport de la pure charité du Christ en Roumanie, oeuvre à laquelle il ne cessa jamais de s’intéresser alors que même forcé par une circonstance particulière et de l’avis de son confesseur reçu comme un conseil divin, il ne dut plus s’en occuper que de l’étranger. On ne saurait calculer le bien qui se fît là depuis le temps où, par émulation avec les Dames de la Charité, une cousine de Monseigneur fondait Sa Société des Dames Orthodoxes, ni calculer la valeur de l’immense suite de leurs oeuvres, animées aussi de charité chrétienne!
Jamais n’a faibli l’amour de Monseigneur Ghika pour la Roumanie. Catholique, il a seulement cherché la transformation chrétienne de son pays, visant à l’influence qui s’ensuivrait sur les Balkans et même en Russie. Dessein renforcé en se rappelant le rôle tenu, trois siècles auparavant, par un prince roumain, Pierre Movila, devenu moine et théologien pour le réveil et la métamorphose de la vie religieuse dans toute la Russie méridionale, la Sainte Russie.
Demeuré orthodoxe, il serait peut-être devenu Ministre de Roumanie, comme son frère, le prince Demètre. Catholique, Dieu en fit son ministre, l’ambassadeur en Orient dit Christianisme qui, écrivait l’Osservatore Romano, «par delà les différences de langue, de moeurs et de culture, est le lien le plus puissant qui rassemble les peuples, de la Russie et des Pays Scandinaves aux rives de la Méditerranée».
Ceux qui ont terrassé cet apôtre de l’Unité de l’Église, ceux-là ne s’y sont point trompés. Homme d’Église, il leur apparaissait haïssable déjà sous l’humble soutane du prêtre; dans ce prince selon le monde, librement dépouillé et dépossédé des biens et des concupiscences matérielles pour l’amour du Christ et de son peuple, ils ont reconnu, selon Se mot d’Amédée d’Yvignac, l’un de ses disciples, «le représentant le plus auguste de cette Europe patricienne, patrimoniale, patriarcale et religieuse». Cette Europe c’est, a dit Pie XII, celle qui porte l’âme du Christianisme.
En être tombé victime, sera la gloire éternelle de Monseigneur Ghika.

 

 

Les dates essentielles de la vie de monseigneur Ghika

– Né le 25 décembre 1873 à Constantinople, Baptisé et confirmé dans la religion orthodoxe.
– 1877: rentre en Roumanie.
– 1879-1893 à Toulouse, jusqu’à la fin du lycée; Vacances en Roumanie.
– 1893-1895 à Paris: École des Sciences Politiques.
– 1895-1898 en Roumanie.
– 1898-1904 à Rome: 1902 conversion au Catholicisme, Études de Philosophie et Théologie.
– 1904-1906 à Salonique.
– 1906-1914 en Roumanie: Fondation de la maison des Filles de la Charité à Bucarest (1906). Oeuvres de charité, activité culturelle, religieuse.
– 1913 participation à la campagne sanitaire de la guerre balkanique.
– 1914-1917 à Rome: activité diplomatique et charitable.
– 1917-1939 à Paris: Activité culturelle et religieuse.
– 7 octobre 1923 ordination sacerdotale avec incardination au diocèse de Paris et biritualisme (latin et byzantin).
– 1923 et suiv aumônier des étrangers à Paris.
– 1924 activité à Villejuif.
– 24 février 1924 indult de Rome pour la fondation de la Société auxiliaire des Missions.
– 1925-1926 ouverture de la Maison pour les Frères et les Soeurs de Saint-Jean, à Auberive.
– 1928 suppression de la branche masculine.
– 1929 suppression de la branche féminine; Voyages aux Congrès Eucharistiques Internationaux; Oeuvres de Théologie et Histoire.
– 1939-1954 en Roumanie: Activité sacerdotale.
– 19 novembre 1952 emprisonné.
– 16 mai 1954 mort en prison.

 

Bibliographie

La bibliographie de Monseigneur le prince Vladimir Ghika comprend d’abord ses propres livres:
– Pensées pour la suite des jours (Beauchesne, Paris 1936). Cette édition définitive reprend les Pensées publiées en 1923, et les deux séries de Pensées parues dans le Roseau d’Or (8e volume des chroniques, 1928) et dans Vigile (4e cahier de 1930). Elle est en outre complétée de pensées inédites.
– La Visite des Pauvres (Beauchesne, 1923).
– L’Heure Sainte (Beauchesne, 1928).
– La Présence de Dieu (Beauchesne, 1932).
– La Souffrance (Beauchesne, 1932).
– La Liturgie du Prochain (Beauchesne, 1932) [2].
– La messe byzantine dite de Saint Jean Chrysostome (Séminaire de Saint-Bazile, Lille, 1924).
La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (Éditions de La Vie Spirituelle, Saint Maximin, 1929).
– La femme adultère, mystère évangélique (Evrault, Paris, 1931).
– Les intermèdes de Talloires (Ateliers Jacquemin, Paris, 1924).
– Méditation de l’Heure Sainte (Rome, 1912).
– Spicuiri istorice, série 1 (Jassy, 1935).
– Notes de la traduction française du livre de son disciple
      L’archimandite Boteano: Les Douleurs de la deuxième naissance (Présences, Plon, Paris, 1952).
Diverses revues religieuses, historiques ou littéraires ont en outre publié des écrits du prince ou des études le concernant:
– les revues roumaines Convorbiri Literare (1907-1911) et Revista Catolica (1912-14).
– Chronique des Filles de la Charité (1919).
– La Revue Hebdomadaire (1917): L’âme d’une cérémonie.
– Les Études (1923 t. 175 et 1938 t. 254).
– Le Correspondant (1919, L’anniversaire de Louvain).
– La Revue des Jeunes (1921, n° 6: l’Église et la Roumanie).
– La Documentation Catholique (1923, X, col. 643-660, 685-686, 1930, XXIV, col. 271).
– Bulletin de l’Oeuvre de Saint François de Sales (mars-avril 1957, article critique des Intermèdes de Talloires par Mgr GEGOUT).
Après sa mort, de nombreux articles plus ou moins exacts ont été écrits. Les principaux: ceux de La Croix (23-24 février 1955),L’Osservatore Romano (8 décembre 1955), La Pensée Catholique (1956, 43 p. 29-49), La Nation Roumaine (avril 1957).
Bien des pages du présent livre se réfèrent fréquemment aux oeuvres de Monseigneur Ghika et aux études s’y rapportant.
Deux livres lui avaient été consacrés à ce jour: une plaquette du R.P. Pierre GHERMAN: Le prince Vladimir Ghika (collection «Convertis du XXe siècle», Bruxelles), et Vladimir Ghikal’Apôtre du XXe Siècle (Éditions Palatine, Paris-Genève 1956) par M. Jean DAUJAT, disciple de Monseigneur à Auberive et co-fondateur du Centre d’Études Religieuses. M. Jean Daujat a résumé la pensée dominante de ce livre dans une allocution prononcée à la commémoration de Monseigneur Ghika, le 27 novembre 1954 à la Mission Catholique Roumaine de Paris. J’ai puisé largement dans ce texte pour composer le chapitre VII: «La liturgie du prochain et la théologie du besoin». De même, me suis-je servi de l’allocution prononcée le 21 novembre 1954 à l’abbaye Sainte-Marie par le Révérendissime Père Abbé, Dom GAILLARD, et de celle du professeur Olivier LACOMBE. Et j’ai encore puisé dans les souvenirs de M. Jean MOUTON, de M. Amédée d’YVIGNAC, de Mlle Yvonne ESTIENNE, de Mme Dr Guntze-Éleonora PETROVANO, et surtout dans ceux de «DOREL», le religieux qui l’a intimement connu pendant et après la guerre en Roumanie.
L’ensemble de ces documents a été recueilli, classé, annoté par Monseigneur BARLEA, camérier secret de Sa Sainteté, qui a en outre réuni un grand nombre de lettres de Monseigneur Ghika, les a triées et commentées avec «l’intelligence du coeur attentive et secrète». Je lui en exprime ma très respectueuse gratitude, ainsi qu’à tous ceux, connus et inconnus, dont les témoignages et les rapports m’ont été précieux pour mettre en oeuvre ces pages où je me suis efforcé de restituer, telle qu’ils la connurent et sans prétention définitive, la noble et sainte figure de Monseigneur Ghika.

  1. G.

Vannes, 14 août 1960
en la Vigile de l’Assomption.

 

 

  1. Après la réunion de la Transylvanie, à la fin de la guerre 1914-1918, la Roumanie compta autour de 3 millions de catholiques, environ moitié «Unis» (gréco-catholiques), moitié Latins.
    2. Le Dieu qui bouge (Plon, Paris, 1930).
    3. La Visite des PauvresL’Heure SainteLa Présence de DieuLa SouffranceLa Liturgie du Prochain viennent d’être réimprimées (1961), en un seul volume, chez Beauchesne, sous le titre: Monseigneur GHIKA, ENTRETIENS SPIRITUELSLes réalités de la foi dans la vieLes réalités de la vie dans la foi.