Quand Alexandrine Ghika quitte Toulouse et ses enfants pour des séjours en Roumanie ou ailleurs, elle laisse ces derniers aux soins de Melle Sophie Divorne, leur gouvernante suisse. Elle sait qu’ils sont entre de bonnes mains. Le choix n’a cependant pas été évident dès le départ, car d’une part Melle Divorne est protestante – que va-t-il ressortir d’enfants orthodoxes éduqués par une protestante dans un pays catholique ? – et d’autre part elle fait preuve d’un caractère difficile, l’on peut dire butté, comme Alexandrine le dit dans une lettre à son mari : « Son humeur paraît charmante tant qu’on est de son avis, mais dès qu’on a une idée qui n’est pas la sienne elle s’emporte…[1] » Cette intransigeance montre ses limites dans l’éducation des enfants, surtout à l’âge de l’adolescence, les conflits avec les aînés ne manquent pas – avec Ella surtout, dont elle a plus particulièrement la charge éducative. Celle-ci en vient à lui dire un jour : « Je vous exècre !![2] ». Même avec le petit Démètre, alors que celui-ci n’a que 5 ans, les choses ne se passent pas toujours bien : « Sais-tu ce que ce petit garnement a osé répondre à Melle Divorne dernièrement ? “Quand tu as grondé une fois pour une faute c’est assez ; il ne faut pas répéter toujours, toujours tes gronderies ou tu serais : une carpe radoteuse !“ – pressé d’expliquer où il avait pêché cette comparaison, il a dit que c’était dans les fables de La Fontaine que Vladimir l’avait trouvée un jour. – C’est un vrai petit démon, n’est-ce pas ?[3] » Il n’était pas plus facile d’éduquer les enfants à l’époque qu’aujourd’hui… mais il y a des exceptions : Vladimir, lui, est le chouchou. Il est sage, apprend bien, a du cœur.
En un certain sens, l’autoritarisme intransigeant de Melle Divorne arrange bien la Princesse Alexandrine, car elle peut ainsi jouer, elle, le rôle de l’ange arbitre et protecteur, rôle qui sied si bien à son caractère. Ce qui fait aussi qu’Alexandrine Ghika garde Melle Divorne à son service, même si elle pense plusieurs fois à s’en séparer, c’est « son dévouement sans pareil[4] », ses « qualités du cœur qui m’encouragent à supporter ses défauts de caractère[5] ».
En tout cas le petit Vladimir n’est en rien traumatisé par cette éducation sévère, car elle est aussi aimante. Dans une prière il demande, entre autres, au Seigneur de donner « beaucoup de satisfactions et de bonheurs à Sophie[6] ». L’emploi du prénom laisse voir que Melle Divorne fait vraiment partie de la famille. Dans une lettre à Vladimir qu’elle écrit peu après la mort de la princesse Alexandrine, celle-ci appelle même cette dernière « maman », ce qui surprend. D’ailleurs, on la tutoie dans la famille, tout comme Alexandrine, ce qui paraît étrange dans une famille de ce statut social où le vouvoiement aurait dû être de rigueur.
Dans une lettre de 1921, Vladimir Ghika demande à son ami Jacques Maritain, alors en Suisse, lorsqu’il longe les cimetières protestants, de prier pour les âmes défuntes, car il n’y a personne pour le faire. Il lui demande de prier entre autres – même si elle n’en a pas trop besoin, elle – pour Sophie Divorne qui vient de mourir, elle qui « a été une seconde mère pour mon frère et pour moi, notre vieille institutrice, morte ces jours-ci à Genève. Elle était restée vingt-huit ans dans la famille. Protestante mais dans la Bonne foi, et très-croyante, elle est partie, après une vie de travail et de dévouement, en disant aux siens : “Je sais où je vais“…[7] »
[1] Lettre du 3 novembre 1877.
[2] Lettre du 10 juillet/28 juin 1880.
[3] Lettre du 21/9 juillet 1879.
[4] Lettre du 7 juin/26 mai 1880.
[5] Lettre du 3 novembre 1877.
[6] Archives Vladimir Ghika.
[7] Lettre du 16 juillet 1921.
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 4 / 2022, p. 27.