Numele adevărat al scriitoarei este Eugenia Mihalovici, de origine română, medic, convertită la catolicism. Ea l-a cunoscut personal pe Vladimir Ghika în ultimii zece ani ai vieţii lui. Din experienţa pe care a avut-o, avându-l ca spiritual şi exemplu de apostolat, aduce noi mărturii despre Monseniorul Ghika.

Prince et Martyr. L’Apôtre du Danube

de Hélène Danubia
préface de Diacre Didier Rance A.E.D.

Préface

Comme l’écrit l’auteur, ce livre n’est pas une biographie de Mgr Vladimir Ghika. Il en existe déjà, et de bonnes. Au carrefour de la poésie et du témoignage personnel, c’est de l’intérieur qu’Hélène Danubia nous fait découvrir cette figure centrale pour l’histoire spirituelle de l’Europe en ce siècle. Elle utilise pour cela ses archives familiales – ses parents ayant été depuis des générations liés aux princes Ghika – et ses propres rencontres avec Mgr Ghika, mais aussi les ressources de cette forme littéraire, mélange de méditation et de poésie spirituelle, qu’elle a forgée elle-même pour rendre compte de son expérience de croyante dans un régime totalitaire athée.
Alexandre Soljénitsyne, dans les dernières lignes de La Maison de Matriona évoque „ce juste dont parle le proverbe et sans lequel il n’est village qui tienne. Ni ville. Ni notre terre entière”. À l’évidence, Vladimir Ghika en fut un. On peut comparer ces justes à une pierre jetée à la surface d’un étang. L’observateur voit telle action de bonté, tel sacrifice pour l’Église, telle vocation. Il voit ainsi l’onde qui avance, mais ignore quand et où la pierre fut jetée, en entraînant d’autres. Il n’est pas possible d’écrire une histoire d’un rayonnement spirituel selon les critères académiques. Et c’est aussi bien comme cela. Mais des témoignages comme celui d’Hélène Danubia – miroirs qui réfléchissent le passé et lui permettent de faire des intrusions lumineuses dans notre présent – nous renvoient l’image de celui qui fut un ricochet de feu jeté car Dieu sur l’étang des médiocrités humaines. Et les ondes d’amour du Christ, de don de soi, de service de l’Église et des pauvres, lancées par cet homme dans la première moitié de ce siècle, tant en France qu’en Roumanie, continuent à se propager alors que le suivant frappe à notre porte.

Qu’on me permette d’insister sur une de ces ondes. On sait que Vladimir Ghika était de rite byzantin et latin, et qu’il a voulu suivre l’Église catholique de rite byzantin (ou Église roumaine unie) dans son martyre. En préparant un livre de témoignages sur le martyre de cette Église, j’ai rencontré en Roumanie plus d’un artisan de la résistance clandestine de cette Église, et de sa lutte actuelle pour renaître, qui m’a dit devoir à Mgr Ghika sa conversion, sa vocation, ou le courage de sa résistance. Ces témoignages apportent des éclairages parallèles au récit d’Hélène Danubia, dont on sait le prix qu’elle a dû payer pour son propre témoignage de foi et de fidélité [1] . Et ils montrent qu’on ne pourra écrire l’histoire de cette Église sans tenir compte de celle de Mgr Ghika.

Pour n’en donner qu’un exemple, en octobre 1953, un jeune étudiant jeté en prison par le régime stalinien roumain cour avoir organisé une grève de protestation, partage avec plus de deux cent quarante détenus une cellule dans la prison de Jilava. Un jour, la porte s’ouvre et des gardiens y jettent sans ménagement un vieil homme à la barbe blanche, quasiment nu. Il reconnaît Mgr Ghika, même s’il n’a fait que l’apercevoir quelque-fois dans sa famille. Les prisonniers, émus car la nudité de ce vieillard digne, se débrouillent entre eux cour lui trouver de quoi le couvrir. L’étudiant, alors assez éloigné de l’Église mais bon coeur, propose de lui donner son pull-over et va le lui offrir. Mgr Ghika refuse. Le jeune homme insiste alors en disant que ce pull a été tricoté par sa soeur. À sa grande surprise, Mgr Ghika lui dit qu’il se souvient fort bien de sa soeur et que, pour elle, il l’accepte. Puis il ajoute:
– „Je vais te bénir.
      – Mais je ne fréquente plus l’Église.
      – Tu ne sais tas ce que tu es. Moi je sais. Tu es de l’Église”.

À cet instant, il sent quelque chose se casser en lui, et que, oui, il est désormais de l’Église. Il le prouvera plus tard en devenant prêtre clandestin, malgré tous les risques que cela comporte.

Il partage alors pendant un mois la vie de prisonnier de Mgr Ghika, déjà très affaibli et malade. Le vieil homme organise la vie spirituelle de toute la cellule avec une efficacité incroyable: prière, conférences spirituelles. Ce qui le frappe le plus, c’est son absolue disponibilité à tous: „C’est l’homme en qui j’ai vu ce qu’est la liberté véritable. Jamais je ne l’ai vu chez un autre à ce degré. Il y avait parmi nous des hommes courageux, capables de supporter les avanies de la prison, mais lui c’était différent. Un jour, je lui ai demandé: „Que pensez-vous? Quand nous libéreront-ils?” Mais lui, au lieu de répondre ou de réfléchir à la question, m’a regardé. Visiblement, il ne comprenait pas le sens de ma question. Et soudain, j’ai compris moi aussi que ma question n’avait pas de sens, qu’elle était absurde pour lui. Pour lui, les murs de la prison n’existaient pas. Il n’avait pas à se demander quand il serait libéré, il était libre. Et à ce moment-là, sans un mot, Mgr Ghika s’est mis à rire doucement en me regardant. Il avait compris que j’avais compris”.

Libéré, après la mort de Mgr Ghika dans cette prison de Jilava en mai 1954, le jeune homme retrouva sa famille (il devait d’ailleurs bientôt être arrêté de nouveau). Il avait hâte de raconter aux siens, dont il connaissait la foi profonde, son retour à Dieu, à l’Église. Il commença par leur dire:

„Devinez avec qui j’étais en prison …
      Mais son frère le coupa aussitôt:
      – Nous savons, avec Mgr Ghika.
      – Mais comment l’avez-vous appris?
      – Nous ne l’avons pas appris, mais nous avons prié pour que tu le rencontres en prison…”

La cause de béatification du prince Vladimir Ghika avance, m’a-t-on dit récemment. Nous sommes plus d’un à penser qu’elle ne le fait pas assez vite. Il y aurait, paraît-il, des problèmes parce que Mgr Vladimir n’était vraiment pas un administrateur, et cela a conduit ses fondations à des échecs. Personnellement, j’y verrais plutôt un argument de plus pour sa cause. Ce qui manque le plus pour la nouvelle Évangélisation, ce ne sont pas les ordinateurs ou les bons gestionnaires, ce sont les saints. Or, „on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison”,comme dit le Seigneur (Mt 5, 15). Notre Maison Europe n’a que trop besoin de ces lumières allumées par Dieu comme l’a été Mgr Vladimir Ghika, prince et prêtre, apôtre et martyr. Le livre d’Hélène Danubia nous donne des raisons de plus de souhaiter que l’exemple et le rayonnement de Mgr Ghika soient proposés à tous par notre Mère l’Église.

Diacre Didier Rance A. E. D.

 

En ce jour de Noël 1873

La lumière qui possède la longueur du temps laisse voir, à travers une lucarne, ce coin de Constantinople où, le jour de Noël, est venu au monde un descendant d’une famille croate, le prince Vladimir Ghika.
Les riches grecs aimaient bien ce coin de Constantinople où la mer de Marmara embrase de ses couleurs les murs de la citadelle.
Ce jour-là, Noël 1873, la mer prit feu sous le regard d’un soleil levant comblé de grâces. Les minarets contemplaient dans un silence sacré, et avec fierté, leur silhouette se reflétant dans l’eau flamboyante.
Était-ce la réponse à une attente? Dans le quartier des phanariotes, un enfant venait de naître le jour même de la Nativité du Sauveur.
Un chrétien venait de naître dans cette ville caressée par la mer et par le vent. Quelqu’un dans l’invisible était là, dans ce lieu choisi pour faire connaître son désir. En cet instant, il murmurait:
„Douce brise, comprends-tu que mon désir est de tenir la main de ce petit qui ouvre ses yeux pour louer le Seigneur? Ce Seigneur qui vient de marquer son front d’un grand signe de croix. Que la croix soit son Amour et sa Joie! Devant les hommes, il ne baissera pas les yeux. Il défendra la Vérité, l’Amour et la justice!
L’invisible, qui murmurait ainsi dans le silence de l’aube, souleva le petit et l’appela du nom trois fois saint de Vladimir. C’est bien le moment de se réjouir. Cette naissance sera comme une fine pluie qui tombe sur une terre assoiffée.
Cet enfant deviendra l’un de ceux qui parleront au nom du Dieu trois fois saint et de sa justice. Il portera la couronne des martyrs, car il a choisi Dieu dans le mystère du Pain et du Vin incorruptibles.
Un enfant est né le jour de Noël sur ce promontoire qui invite à faire un pas, un petit saut pour atteindre l’autre rive de la Mer Noire et du Danube. Un pas vers la Valachie et la Moldavie qui se tiennent comme un ponton à travers cette mer du futur, de ses rivages où les peuples courent en inscrivant leur histoire comme une offrande unique.
En ce temps-là, on ne parlait pas de la Roumanie. Trente ans plus tard environ, on prononcera ce nom qui veut lier le passé roumain au présent, comme une réalité vivante.
Le petit prince Vladimir fut baptisé dans l’église orthodoxe du Phanar, quartier grec et orthodoxe de Constantinople. D’origine grecque, il était le fils du prince Ion Ghika, ministre plénipotentiaire de la Moldavie auprès de la Grande Porte, et le petit-fils du dernier souverain de Moldavie, Grigore Ghika.
Ses ancêtres avaient régné successivement sur la Moldavie et la Valachie. Ces deux provinces ont été soumises à l’Empire ottoman après la chute de Constantinople en 1453. Il est nécessaire de connaître l’histoire pour exister et espérer. Une bataille gagnée n’empêche pas que le vainqueur soit abattu ou ne soit vainqueur que pour un temps. À toutes les époques, il y a eu des vainqueurs. Staline aspirait à dominer le monde entier. Voulait-il façonner un monde déjà créé? Ou engendrer un monde qui n’existait pas encore? Il en fut de même avec le tout-puissant empire ottoman. Les souverains des principautés roumaines devaient payer un tribut annuel au suzerain turc. À partir du XVIIIe siècle, ils furent nommés par le Sultan et sacrés à Constantinople par le Patriarche orthodoxe! Ils étaient recrutés dans les grandes familles grecques du quartier chrétien du Phanar, c’est pourquoi on les appelait les Phanariotes et cette période sera nommée l’époque des Phanariotes.
Le prince Vladimir Ghika était le cinquième enfant du prince Jean Ghika et de la princesse Alexandrine, née Moret de Blaremberg, descendante d’Henri IV, roi de France. Elle faisait partie des émigrés français en Russie. Un descendant de la famille Moret de Blaremberg était venu à Bucarest avec le général russe Kisselef; il prit la nationalité roumaine et devint officier du prince régnant de Valachie, Alexandre Ghika, dont il épousa la soeur. Leur fille Alexandrine fut la mère de Vladimir Ghika.
Le temps est comme le vent, toujours prêt à s’élever pour s’échapper vers l’infini qui l’attend.
Le petit Vladimir poursuit sa course selon les volontés de Dieu, qui est son Père et qui ne l’abandonnera pas. Enfant, il a déjà besoin de son Maître pour guider ses pas, pour bâtir son existence, dans la dimension d’une âme qui va chanter son Magnificat. Il place sa volonté entre les mains de Celui qui l’entraîne dans son silence.
À peine a-t-il trois ans qu’avec son frère Déméter et sa soeur Ella, il traverse le Bosphore. Bientôt, leurs petits pieds courent à travers les prairies de la Moldavie, dans le domaine familial de Bozien, non loin de Iassy, la capitale. À l’horizon, les montagnes des Carpates, véritables statues sculptées par le Créateur. Dans le lointain, comme une promesse indéfectible, le géant Negoiu au profil classique, se laisse caressé par le chaud soleil d’été tout comme par la neige et la bise hivernales venues de l’infini russe.
En ce matin de printemps, l’horizon peint en bleu invite le petit Vladimir à s’attacher à ce coin de terre où Dieu le veut et l’appelle à donner sa vie, afin d’unir ainsi dans un même amour les rives de ce beau Danube. C’est un instant si pur que les oiseaux eux-mêmes s’arrêtent de chanter. L’âme de Vladimir se nourrit déjà du vent de l’Esprit. Une résonance entre le Danube et le Tibre, un clairon qu’on entend jusqu’à Rome, l’éternelle. L’âme de Vladimir prend racine dans cette terre de laquelle il sera l’Apôtre, comme elle s’enracinera plus tard dans le Pain et le Vin merveilleux.
Les deux frères se couchent dans l’herbe. Vladimir ne bouge plus. L’Esprit se penche sur lui, l’entraînant vers une destinée à laquelle il sera fidèle. Les deux frères ne remarquent pas qu’un garçon et une fille de leur âge – enfants du village, voisin de la propriété princière – les regardent à travers l’enclos. Le garçon est vêtu d’une chemise blanche brodée, d’une ceinture en laine rouge et d’un pantalon blanc un peu froissé. Sa soeur porte elle aussi une jolie blouse blanche, aux broderies multicolores. Les deux enfants sautent par-dessus l’enclos et se mettent à jouer avec les deux petits princes. Ils chantent et dansent. Les voilà emportés dans une hora, danse paysanne roumaine qui entraîne le coeur dans une joie de vivre inexprimable, comme au jour d’une grande vendange quand l’ivresse fait éclater l’allégresse. Ils improvisent des chants et leurs petits pieds frétillent dans des rythmes connus uniquement des gens de ce pays.
Les deux petits paysans, tenant fortement la main des deux princes, traversent le jardin et les entraînent vers le village qui est tout proche. Stupéfaction des villageois quand ils voient les fils de la princesse Alexandrine danser avec deux enfants du village. Les femmes, à qui mieux mieux, les comblent de gâteries. On les conduit à l’église orthodoxe du village. Premier contact du futur apôtre avec la religion de ce pays, dans laquelle il a été baptisé. Une partie de lui-même qui n’a pas encore de voix s’éveille; elle le fera marcher, désirer combler cette séparation, guérir cette blessure de la division qui ne devrait pas exister.
Pendant qu’ils s’émerveillent devant les icônes, ils sont rejoints par leur gouvernante suisse, qui arrive en courant, visiblement inquiète, mais heureuse de les retrouver. Les deux frères ont de la peine à se faire comprendre des villageois, car ils ne parlent pas encore le roumain.
Ainsi se fit le baptême de Vladimir avec le peuple duquel il deviendra l’apôtre et pour lequel il sera martyr. Une image de ce Dieu qui l’attendait depuis le point extrême de sa Création.
Plus que la Valachie, la Moldavie était proche de l’Autriche et de la Pologne, pays catholiques. Ce fut Étienne le Grand qui osa vaincre l’armée ottomane, lui qui fut appelé par le pape l’Athlète du Christ. La Moldavie touche à la Russie et les Tsars la désiraient. Catherine la Grande avait projeté de ressusciter la Dacie, sous la forme d’une Valachie unie à la Moldavie. Ce rêve, Catherine la Grande le portait déjà en elle en 1788, pas tellement par amour pour ces belles et minuscules principautés écrasées par les Turcs, mais parce qu’elle voulait créer un petit royaume pour le beau prince Potemkine. Les nuits d’amour dirigent plus fortement qu’une armée les rêves d’une femme. Elle ne pouvait pas échapper à l’homme devenu son maître!
Le rêve de Catherine la Grande aurait pu être réalisable avec l’aide des Autrichiens. Malheureusement, l’Autriche signa séparément la paix de Sustov. L’espoir de voir au moins les deux principautés réunies devait encore attendre plus de cent ans.
Voilà la situtation à l’époque de Cantemir, prince de Moldavie, à la cour duquel l’un de mes ancêtres avait été envoyé par la Russie. Celui-ci ne quitta plus le pays; il prit racine dans cette terre où les femmes ont les yeux de charbon et le sourire rempli de soleil.
Les Carpates s’estompent, le Danube aussi. Les deux frères montent pour la première fois dans un train; celui-ci va les conduire lentement vers leur pays d’adoption. Bien que prince roumain, Vladimir fera toute sa formation intellectuelle et spirituelle en France. À cinq ans, quand il arrive à Toulouse, il ne parle que le français. C’est plus tard qu’il apprendra le roumain.
Accompagnés de leur mère et de leur gouvernante, les voyageurs passent à Paris et s’installent à Toulouse dans une famille protestante amie.
Quand Vladimir pénètre dans ce monde nouveau, quelqu’un l’attend depuis longtemps et l’accueille avec tendresse: Dieu le Père qui, petit à petit, va l’attirer à lui. Vladimir avait besoin de cette flamme pour faire de grandes choses, malgré sa fragilité. Cette flamme se lit dans ses yeux. C’est la même flamme qui brûlait dans le regard des prophètes et dans les yeux de Celui qui avait annoncé les béatitudes – Celui que Vladimir va comprendre et aimer avec le temps.
La distance entre le Danube et Toulouse s’efface. Dieu sera le maître de son avenir; il le conduira à sa destinée. Cette destinée d’apôtre, cette destinée de la lumière ineffable du martyre.
Les grandes familles de Moldavie et de Valachie continuaient à se disputer le trône, ce trône qu’on appelait „un trône à bascule”. Sous le suzerain de Moldavie, Ion Cuza, un groupe bien organisé réussit à faire élire Cuza comme suzerain de la Valachie également. Les deux provinces sont ainsi réunies en 1859. Ion Cuza, devant cette situation, donna sa démission en 1866. Pour en finir avec ce „trône à bascule”, on songea à faire venir un prince étranger. Mon arrière-grand-père faisait partie de la délégation envoyée en France auprès de Napoléon III pour décider un prince français à venir régner sur les deux principautés. C’est ainsi que mon arrière-grandpère a rencontré non seulement Napoléon III, mais aussi la belle impératrice Eugénie de Montijo. La beauté attire, appelle; l’impératrice Eugénie laissa un souvenir ineffaçable dans l’âme de mon arrière-grand-père. Les émissaires essayèrent tout pour convaincre l’empereur d’envoyer un prince d’une maison de France dans le pays du Danube. Mais le prince français pressenti se refusa à passer à l’orthodoxie. Le prix à payer pour obtenir le trône était inacceptable pour lui. S’il avait pu obtenir que les deux religions s’unissent pour sauver l’attachement à Rome, tout autre aurait été l’avenir de la Roumanie à naître. Alors la délégation se dirigea vers l’Allemagne.
En effet en fait le prince Charles (Carol) de Hohenzollern, allemand et catholique, accepta de régner sur les deux principautés qui étaient encore soumises au Sultan turc. Il accepta de passer à l’orthodoxie. Pour créer un pays et faire l’union des Roumains de ces deux principautés – il fallait se débarrasser de la domination turque.
Ainsi en 1877, le prince Charles de Hohenzollern, d’accord avec la Russie, déclara la guerre aux Turcs – c’était bien la guerre de l’Indépendance! (À cette époque, le prince Vladimir Ghika était âgé de quatre ans).
Le grand empire ottoman commençait à s’écrouler. Cet empire qui avait fait frissonner l’Europe, qui avait fait vibrer les portes de Vienne, vivait ses derniers jours. Il y a une chose que les grands oublient, c’est que tout pouvoir humain est éphémère, car il y a au-dessus de lui un pouvoir éternel: le règne ineffable de Dieu qu’on ne peut pas affronter et qui existera jusqu’au dernier jour. Un empire, aussi grand qu’il soit, ne peut être créé et ne peut durer que s’il porte en son coeur la croix et l’hostie. Cet empire doit comprendre qu’il n’a pas une fin en lui-même, mais dans l’Absolu qu’il doit chercher.
À la signature de la paix de Iassy et à celle de Berlin (1878) à laquelle mon grand-père prit part, l’Occident et la Russie reconnurent l’indépendance du pays vis-à-vis des Turcs. Ensuite, Charles Ier éleva au rang de royaume les deux principautés, la Moldavie et la Valachie. Il devenait ainsi le premier roi de la Roumanie et Carmen Sylva, sa femme poète, fut la reine de ce nouveau royaume (1881).
Pendant ce temps, le père de Vladimir, le prince Ion Ghika, participe à l’enterrement du tsar Alexandre II, assassiné. Après les obsèques du tsar, le prince Ghika meurt à la suite d’une congestion pulmonaire.
Le prince Vladimir Ghika, son frère et sa soeur Ella se trouvent en pension en France, à Toulouse. Leur père vient de les quitter. Leur mère passe sa vie entre Bozien, leur domaine en Roumanie, et la France et elle gère sa fortune. Vladimir ferme souvent ses yeux et plonge dans le souvenir des jardins, des arbres, des moissons de son pays. Souvent, il aime à fredonner un air qui fait danser son coeur. La source de sa vocation est liée à ce pays. Cette musique est au fond de sa destinée; elle refuse de le quitter. Ainsi, chaque moment de sa vie est en train de devenir éternel.
La gouvernante qui accompagne les enfants de la famille Ghika est protestante. Vladimir apprend à connaître cette religion dont l’esprit est bien différent de celui de l’orthodoxie; mais il préfère cette dernière, si chaude dans son expression. Pour lui, Dieu est un être bien vivant, un semeur qui laisse lever la moisson dans les âmes.
Plus tard, quand Vladimir voudra se faire catholique, sa mère, la princesse Alexandrine, considérant cela comme un malheur, viendra se lamenter auprès de mes parents. C’est la difficulté que connaît tout orthodoxe qui se sent attiré par une autre religion, surtout par le catholicisme.
Vladimir commence à chercher où est la vérité. Ce désir est pur dans son coeur. Va-t-il devenir pour lui source de joie ou de souffrance? Où est la vérité? Aucune réponse ne satisfait Vladimir. Son désir le conduit à Dieu; va-t-il aussi le conduire au martyre? Mais le jeune garçon poursuit sa route à la recherche de la vérité. Chemin bien difficile. Il entre en contact avec Dieu qu’il découvre au fur et à mesure de sa marche vers lui, sans se rendre compte que Dieu l’attendait déjà, aussi bien au bord d’un lac aux reflets d’améthyste, au sein du silence qu’au travers des larmes. C’est ce Dieu si proche que le jeune Vladimir découvre et à qu’il va demander:
„Qui es-tu? Dois-je te suivre? Vas-tu me conduire vers la nuit ou vers la lumière?”
Dieu est là. Il ne le quitte pas, en dépit du refus plus ou moins voulu de Vladimir qui cherche parfois à l’ignorer.
Comme il souffre en entendant sa mère lui dire:
„Pense à tes ancêtres! Toi, descendant de princes grecs orthodoxes, tu veux devenir un traître?”
Il n’ose pas se répéter le mot „traître” prononcé par sa mère.

 

Soif de vérité

C’était impossible qu’il ne se pose pas la question. À l’école, ses camarades se préparent à leur première communion. Il voudrait partager leur joie, surtout celle de son ami, Yves. Recevoir Dieu. Vivre une extase au plus profond de soi, là où se trouvent la source et le sens de l’existence! Et Yves ne comprend pas pourquoi Vladimir n’est pas à ses côtés au jour de la première communion, en ce jour où les roses remplissent son âme.
Vladimir est songeur et souvent il essaie d’échapper à la surveillance de Divoine, sa gouvernante, pour aller ouvrir cette grande porte de l’église qui l’attire comme un aimant. Une simple lumière dans un coin, une lumière qui devrait réchauffer tous les êtres!
Il pose des questions à sa mère et à sa gouvernante:
„Pourquoi est-ce que je ne fais pas, moi aussi, ma première communion comme Yves?”
Même si son enfance est traversée de questions, de recherches, elle est une période heureuse. Je possède une lettre précieuse, écrite par Déméter, le frère de Mgr Ghika, lettre écrite après leur départ de Roumanie à la suite de l’installation du communisme, et que Monsieur Henri de Molliens a eu la bonté de me donner:
„… Ai-je besoin de faire des phrases pour vous dire combien j’ai été ému de revivre le passé de notre enfance toulousaine en lisant ce que vous m’écrivez et en constatant, ce que je savais déjà par mon frère (Vladimir), que le souvenir de ces années lointaines reste toujours sans s’estomper et bien présent pour vous? Vladimir m’avait bien tenu au courant de vos faits et gestes, et des événements de votre famille, et souvent j’aurais souhaité vous donner signe de vie de mon côté et vous envoyer nos pensées dans les postes diplomatiques que j’occupais …”
Vladimir ne s’arrête pas dans sa recherche. Il pense:
„Lui, un traître de ce pays où ses ancêtres ont construit, ont baptisé? Pourquoi ses ancêtres orthodoxes se sont-ils unis à Constantinople et se sont-ils détachés de Rome? Un peuple latin, qui désire rester latin, qui a eu l’intelligence de refuser l’alphabet cyrillique qu’on lui imposait; et, avec le temps, voir ce peuple s’attacher à Moscou!”
Vladimir se sent comme mordu par ce non-sens:
„Les Roumains sont des latins. Regardez la colonne de Trajan à Rome. Tant de guerres des Romains pour conquérir ce morceau de terre embrassé par le Danube! Ce Danube qui unit l’Orient à l’Occident! Voilà Décébal, le héros dace, qui lutte contre les Romains et qui donne sa vie pour ouvrir la Porte qui unira le futur à Rome!”
Dans le coeur de Vladimir, cet enfant enclin à la réflexion, la soif grandit de jour en jour, cette soif d’une eau qu’il désire ardemment. Avec le temps, il pense à la grande Rome, unique et nécessaire dans l’équilibre entre l’Orient et l’Occident. Il se souvient de saint Ambroise: „Ubi Petrus est, ibi Ecclesia. – Là où est Pierre, là est l’Église”.
„Pourquoi Byzance? Et pourquoi cette Byzance qui n’a qu’un désir: séparer les frères de l’Église de Rome?”

Quelque chose en lui commence à prendre racine. C’est cette Église de Rome qu’il sent au plus profond de lui-même et qui l’attire.
Je le comprends si bien! Pendant mes études de médecine à Genève, je me suis posé la même question oui ou non à l’Église catholique? Et j’entends encore, lors d’une conférence à Genève, le cardinal Journet dire:
– „C’est bien la Sainte Vierge qui nous lie après tant de siècles de séparation. C’est elle qui n’a pas permis qu’on se sépare vraiment. On pourrait marcher sur la même route, dans le même sens, libre chacun de son côté, mais unis dans le même amour”.
Pourquoi cette séparation? Elle tourmente Vladimir. Où est la vérité?
Pourtant, dans sa famille, il y a eu des retours à l’Église de Rome. En 1664, Grégoire Ghika, à Vienne, passa de l’armée turque à l’armée chrétienne catholique et en 1674, un autre Ghika abandonna lui aussi l’armée turque pour l’armée polonaise catholique.
Le prince Ghika commence à penser que la séparation d’avec Rome est un grand risque pour la latinité du peuple roumain. Quelque chose en lui demande à venir au jour, quelque chose qui vient d’une vérité qu’il découvre chaque jour davantage et qu’il ne peut plus nier. Il sait que la maison du Christ est là-bas. Rome ne sera plus pour lui une inconnue. Son coeur accepte mal cet exil. Chaque jour, il se tient sur le seuil et se pose la question: „Dois-je encore attendre?”
Une grande lutte se déchaîne dans son âme, car il ne veut pas contrarier sa mère qui n’accepte pas ce passage. Quelle incompréhension de la part de la princesse Alexandrine, elle qui est pourtant tout imprégnée de la spiritualité catholique et entourée des plus grands penseurs catholiques français de son temps!
Mais Vladimir ne peut plus faire taire l’appel qui résonne en lui:
– „Viens! Décide-toi, ne tarde plus!”
Pourtant, seize années vont passer! Quelle bataille contre cette vérité qu’il a découverte! C’est comme une mer qui ne s’apaise pas et qui cherche à tout prix à l’entraîner vers son Dieu. La foi qui vit en lui, lui fait prononcer de plus en plus ces mots: „Je crois”.
„Je crois en cette Église que mes ancêtres ont quittée sans penser à une rupture, sans penser au trésor qu’ils perdaient. Je ne suis pas un renégat! Je vais devenir catholique pour être un meilleur orthodoxe! Non, je ne suis pas un renégat ; je suis un revenant du Bosphore et du Danube, un pèlerin de Byzance à la maison mère de la foi, à la Rome éternelle! Ce qui m’attire, ce n’est pas la grandeur d’une Cité ni sa renommée, mais l’Esprit et le témoignage de Pierre. Le témoignage de cette Jérusalem céleste devant l’Agneau. Point de Dieu sans cette Église que tu bâtis sur cette Kefa, sur Pierre. Le tombeau de Pierre est bien là où ne doivent pas s’éteindre ces lumières qui sont en pèlerinage depuis saint Pierre jusqu’à la fin de l’univers. Pourquoi mettre fin à un héritage laissé par Jésus lui-même?”
C’en est fini du doute! La vérité a pénétré son coeur. L’hiver est passé. Son âme reçoit des ailes invisibles pour voler et atteindre les réalités de la Terre promise. Dieu lui ouvre les portes et lui trace l’itinéraire.
Son frère Déméter se trouve nommé Secrétaire à la Légation de Roumanie à Rome. Vladimir le suit, profite de son séjour à Rome pour participer aux offices de l’Église catholique et se documenter. Depuis longtemps, il est catholique dans son coeur. Le 13 avril 1902, cet orthodoxe, non schismatique de coeur, se convertit à la foi catholique. Il a été instruit par le père Lépide et est reçu dans l’Église catholique à Sainte-Sabine par le cardinal Mathieu, archevêque de Toulouse.
Il a, paraît-il, fait à Dieu le don de toute sa vie pour sauver celle de son frère malade. En ce jour, il dut, sans doute, faire encore le voeu de consacrer sa vie à Dieu, car il pensait déjà au sacerdoce.
Comme je comprends son chemin! Je ne puis m’empêcher de penser à ma propre conversion. Le coeur est envahi par la lumière. Nous nous sentons responsables de cette grâce qui nous a fait découvrir Jésus. Et Vladimir embrasse déjà la croix qui l’attend.
Les journaux roumains ne manquent pas de l’attaquer; on le traite de renégat. Un prince roumain s’attacher à l’Église de Rome!
Une âme de ce pays a accueilli l’appel de Dieu; a-t-elle fait tien mésalliance? Rome est-elle si misérable qu’elle se permette d’épouser l’âme d’un orthodoxe roumain? Aurait-il éteint une lumière? Ou plutôt aurait-il allumé tous les cierges pour qu’on voit jusqu’à Moscou et à Constantinople le beau visage de l’Épouse? Lui, un renégat? Lui, un héros? Oui, un vrai héros spirituel, traité avec mépris.
Il continue ses études de théologie et entretient les relations entre l’Église romaine et les principautés de Moldavie et de Valachie. Il désire ainsi faciliter l’union dans la même foi de ses frères du Danube. En lui, la soif de Dieu grandit tellement; il se débat intérieurement contre l’appel à consacrer sa vie à Dieu. Sa mère vit encore; elle craint que son fils ne devienne prêtre. À qui s’en plaindre? Au Saint-Père? Oui, la princesse Alexandrine va s’adresser au Pape; elle lui demande de conseiller à Vladimir de rester un simple laïc consacré à Dieu, tout en demeurant dans le monde.
Ainsi, jusqu’à la mort de sa mère, Vladimir va se dévouer pour les pauvres en diverses actions de charité, avec l’espoir qu’un jour il pourra apporter à son pays la charité du Christ.
„Priez afin que vous trouviez toujours le Christ en lui (dans le malade et dans le pauvre), dans ses souffrances, dans sa vie, dans la façon dont vous atteignez son âme et sa destinée éternelle, cette destinée qui est le Christ en nous tous” („La charité du Christ!”).
Il prie ainsi:
„Seigneur, je vais aller trouver un de ceux que vous avez appelés d’autres vous-même. Faites que l’offrande que je lui apporte et l’âme avec laquelle je la donne soient bien accueillies de mon frère malheureux. Faites que cet instant passé auprès de lui, en cherchant à lui faire du bien, porte, pour lui comme pour moi, des fruits de vie éternelle” (Extrait de Entretiens spirituels par Mgr Ghika).

La Charité du Christ est le chemin qui l’attend.

Mon père m’a raconté bien des détails de la vie du prince Vladimir. Il paraît qu’auparavant le pays n’avait aucune oeuvre de charité catholique et très peu d’oeuvres orthodoxes. C’est quelqu’un de la famille de ma mère qui a fondé l’Asile de nuit de Bucarest, la première fondation de charité orthodoxe. Le prince Ghika a entraîné le docteur Paulescu (un ami de mon père) à fonder un dispensaire catholique gratuit à Bucarest. Ce dispensaire est devenu l’hôpital de Saint Vincent de Paul ou l’Hôpital Français.

Mon père me disait:

„Tu n’étais pas encore née que les soeurs de saint Vincent de Paul sont venues en Roumanie. Parmi elles se trouvait une sainte: soeur Pucci. Je l’ai connue pendant la guerre de 1913 à laquelle mon frère – ton oncle Alexandre – a été tué. Les soeurs et le prince Vladimir ont été d’un dévouement sans borne pour les blessés. De plus, le choléra étendait ses ravages tout le long du Danube et surtout au front.
La princesse Marie – devenue plus tard la reine Marie – que tu connais bien, a aménagé des lazarets le long du Danube; elle était secondée par le prince Ghika et par les soeurs de Saint Vincent de Paul. Ainsi, le Prince devint un instrument de charité dans son pays”.

Avec étonnement et plaisir, j’écoute encore mon père:

„Le Prince alla jusqu’à donner de sa peau afin qu’on la greffe à un accidenté qui avait le visage et le corps brûlés”.
Avant la déclaration de la première guerre mondiale, le roi Charles Ier de Hohenzollern devait décider un accord avec la France contre son pays d’origine, l’Allemagne. Mais il mourut avant de prendre sa décision. Ainsi, ce fut son neveu qui devint roi sous le nom de Ferdinand Ier; sa femme était la reine Marie.

Mon père me raconte encore ses souvenirs:

„J’ai été fait prisonnier, accusé injustement d’avoir insulté le Kaiser, puis condamné à mort et transféré au nord de l’Allemagne, à Stralsund où j’ai été sauvé grâce à un officier allemand que j’avais soigné.
„Pendant ce temps, l’armée roumaine dut se replier vers le nord du pays, à Iassy. Le roi Ferdinand et la reine Marie se retirèrent avec l’armée dans le nord. Les soeurs de Saint Vincent de Paul les suivirent. Une grande épidémie de typhus exanthématique éclata en Moldavie. Soeur Pucci en fut atteinte. À son chevet se trouvait la reine Marie; soeur Pucci mourut entre ses bras. Mais, comme je te l’ai dit, je n’ai pas vécu cette partie de la guerre, car à ce moment-là j’étais prisonnier en Allemagne.
„Avant ma déportation, j’ai rencontré le prince Ghika; il aimait discuter sur bien des sujets. Sa culture était grande et son amour immense pour le peuple que le Danube embrasse. C’est pour cette raison que je n’arrive pas à comprendre comment il a pu devenir catholique.

„J’ai eu beaucoup de peine à l’empêcher de faire une léproserie dans le delta du Danube où se trouvaient des villages de lépreux. Une fois même, il est venu me supplier de trouver un médicament efficace contre la lèpre”.
(Mon père aurait bien aimé s’engager dans une recherche sérieuse au sujet du traitement de la lèpre, mais il n’avait pas en lui l’appel ni les moyens du prince Ghika).

Mon père poursuit:

„Le prince Ghika était décidé à tout sacrifier pour la cause de Jésus; il me disait: „Qui se dépouille pour autrui se revêt du Christ”. En le regardant, je pensais que c’était un apôtre qui parlait ainsi; pourtant je me trouvais bien en face du prince Ghika, membre d’une famille de notre voisinage avec laquelle j’avais des relations d’amitié”.

 

Le même combat spirituel

Après la mort de sa mère, après la mort de soeur Pucci, l’âme de Vladimir ne peut plus attendre. L’appel au sacerdoce est si enraciné dans son coeur qu’il ne peut se refuser plus longtemps à cet appel parfait qui le domine. Tous ses désirs se concrétisent en cet appel au sacerdoce qui va le conduire sur le chemin de l’Absolu. Sa vie continue, prête au sacrifice total. Un sacrifice parfait à l’appel d’un Amour parfait. Cet appel qui descend du Ciel. Il est le fiancé, en marche vers cette Beauté à laquelle il va consacrer sa vie. Il s’avance en détachant son âme de ce qui reste d’humain en lui. Il s’avance vers le lieu de la vie et de la paix.
Il suit le chemin que soeur Pucci l’a encouragé à prendre. Les portes de la chapelle des lazaristes à Paris s’ouvrent pour lui et il y reçoit le sacerdoce. Tout le monde couronné est présent. Sur une image, Vladimir inscrit une prière qui montre sa préoccupation de l’union de l’orthodoxie avec l’Église de Rome – prière pour la conversion de la Russie, ce pays qui commence à vivre son athéisme, et dont Vladimir sera martyr cinquante ans plus tard.
Le voilà prêtre du diocèse de Paris, prêtre des deux rites, latin et gréco-catholique. Les portes de l’avenir lui sont largement ouvertes depuis la France jusqu’en Roumanie, pour mieux dire jusqu’au Danube qui l’attend pour le couronner de la couronne d’apôtre et de martyr. Après sa séparation d’avec Rome, l’Est voit, pour la première fois, que le temps ne s’est pas arrêté et que l’horloge d’une nouvelle bénédiction dans l’union va sonner une nouvelle heure. Voilà qu’un prêtre de Byzance s’avance, tend ses mains pour bénir et unir ce que les hommes avaient séparé. La marée monte, pénètre dans la profondeur du Danube pour le rendre impérissable.
Plus tard il dira:
„Vous pouvez vous imaginer ce que j’ai éprouvé en me retrouvant ce matin à la place même où Dieu m’a permis de devenir l’un de ses prêtres et où, grâce à ce qui m’a été accordé ici, je viens de toucher de mes mains le Corps et le Sang de mon Sauveur! Vous pouvez également vous imaginer avec quel respect ému de nouveau prêtre je l’ai fait, moi qui vous parle aussitôt après cet acte aussi prodigieux que familier qu’est notre messe, après ce tête-à-tête avec le Verbe fait chair, après cette descente en notre être du Sauveur Jésus!”
Bien des années après, j’ai rencontré, au Cénacle de Paris, soeur Thérèse qui m’arrête et me dit:
„J’ai entendu dire que vous vous penchez sur la vie de Mgr Ghika. Je me trouvais dans l’église de la Médaille miraculeuse pour assister à l’ordination d’un prêtre de ma connaissance. Or, en entrant dans la chapelle, j’ai appris qu’il y avait aussi l’ordination d’un prince de Roumanie, Vladimir Ghika. À ma surprise, je vois avancer un personnage pas comme les autres, aux cheveux blancs, à la barbe blanche; on aurait dit un personnage d’icône. Mais le plus saisissant, c’est que son regard reflétait une profondeur qui rayonnait sur tout son être. Il avançait sans hésitation; sa démarche était celle de quelqu’un qui venait d’un grand soleil pour avancer vers une nouvelle vie. Pas de doute; il entrait ainsi dans la Terre promise après une longue route”.

Cela me rappelle ma jeunesse. Je suis née dans une famille orthodoxe. Pendant mes études de médecine en Suisse, la question de la foi s’est posée à moi. Au printemps de ma vie, sur la route du futur, mon âme était pleine d’un fleuve de désirs, mais pas de l’essentiel. À cet âge-là, je trouvais inutile la présence d’un Dieu. Plus tard, dans un profond tressaillement de mon âme, j’ai voulu savoir qu’Il était. Était-il la Vérité? Après un long cheminement, j’ai compris qu’entre cet „Inconnu” et moi, il y avait une profonde amitié qui me liait à Lui au-delà de toute épreuve. Ainsi, mon cheminement vers la vérité s’est concrétisé par mon attachement à la foi catholique. Alors commença la lutte: l’orthodoxie ou le catholicisme? Allais-je être traitée de renégate? C’est le problème que doit affronter tout converti de l’orthodoxie. Je me suis laissée entraîner alors par la lumière qui envahissait mon coeur à l’époque de mes études. Mais toujours le même problème revenait: les ancêtres orthodoxes. Fallait-il placer les ancêtres orthodoxes avant cette grâce qui m’appelait pour unir et non pour séparer? En moi Dieu prenait vie, une vie plus forte que la présence de tous mes ancêtres séparés mais baptisés dans la même foi.

Je devais prendre une décision car mon âme ne connaissait plus la paix. Aujourd’hui encore, j’entends ma mère qui me disait durant mes vacances en Roumanie:

„Ne faites pas comme le prince Ghika, qui est devenu catholique. Sa mère en a été si malheureuse!”
Pourtant, j’aurais aimé lui faire partager ma joie d’avoir découvert la foi catholique.

Vers la fin de mes études, je devais me rendre à Paris pour y rencontrer un cousin qui étudiait la géologie. Comme le combat spirituel était très grand en moi, j’ai profité de ce voyage et j’ai fait l’impossible pour rencontrer Mgr Ghika qui se trouvait à Paris.

À cette époque, il n’y avait pas de TGV entre Genève et Paris. De la gare de Lyon, je regarde ce paysage déjà connu, étant donné que je suis venue plusieurs fois à Paris avec mes parents. La Seine, la cathédrale Notre-Dame: c’est comme une procession à travers l’histoire éblouissante de cette France grandiose et unique.

Dans un coin de l’église des étrangers, je me trouve en face de Mgr Ghika qui vient de célébrer la messe. Ce n’est pas la première fois que je le rencontre. Mais toujours je me suis posé cette question: „Est-il vraiment un être de ce monde ou un esprit descendu d’une icône byzantine?” Il n’y a presque plus en lui de traces d’un être ordinaire. Son visage reflète une lumière qui met en évidence une noblesse d’esprit, une paix profonde. Un être qui porte en lui la richesse du Ciboire et du Pain. Ses yeux sont vifs et rieurs. Un grand don de Dieu. En le voyant si transparent, je pense qu’il est suspendu comme à un fil entre le ciel et la terre. Un être comblé de la plénitude de l’Esprit. Un libérateur de lumière. Son regard appelle vers les choses qui ne meurent pas et qui n’ont pas le goût de la terre.

Il me tend la main; et selon mon habitude, je la lui baise. Il sourit et se met à me parler:

„Nous nous connaissons déjà. Je connais votre famille, surtout votre père que j’ai souvent-rencontré. Je vous écoute”.

Je le mets au courant de mon combat spirituel, le combat avec moi-même et avec ma famille qui n’accepte pas de me voir si attirée par la foi catholique.

Il me répond:

„Je ne m’en étonne pas! J’ai attendu des années sans arriver à convaincre ma mère. Les journaux du pays m’ont traité de renégat, chose qui m’a fait beaucoup de peine! À toutes ces accusations, j’ai répondu que je suis devenu catholique pour être un meilleur orthodoxe. Vous devez leur dire qu’il ne s’agit pas d’une séparation, mais bien d’un accomplissement”.
Son regard exprime une bonté et une grande sensibilité vis-à-vis de ma situation. Je le sens préoccupé partout ce que je lui dis.

Il reprend:

„Comme vous, je souffrais énormément en voyant les autres communier et moi rester à l’écart. J’ai dû me décider. Je ne pouvais plus rester dans la situation de celui qui possède une fleur rare et la rejette ensuite. Même la nuit, cet appel était présent en moi! Ce désir de posséder cette vérité, de répondre à cet appel est devenu sacré. J’ai triomphé de mes doutes et j’ai compris qu’en devenant catholique, je serai un bon orthodoxe.
Dites après moi: Seigneur, je veux remplir cette page de ma vie en acceptant tous les clous. Je ne veux plus résister!”
Je répète ce qu’il me dit et je continue à l’écouter:
„J’ai attendu seize ans avant de me décider. Plus j’attendais, plus mon âme prenait feu. Un jour, j’ai su que Dieu m’attendait pour de bon. Je me suis décidé et j’ai rejoint Rome, cette Rome que mes ancêtres avaient quittée. J’ai accepté d’être crucifié plutôt que de refuser cette vérité”.
Après une pause, il continue:
„Déposez votre vie devant Sa croix pour que Sa volonté s’accomplisse; ainsi votre vie aura un commencement. Nous avons besoin de nos ancêtres pour nous réunir au point de leur séparation. Ensemble avec Pierre, non des esclaves, mais des maîtres de cette union. Le triomphe de l’évidence qui s’attache à l’Esprit! Vous avez un devoir à remplir”.
Il poursuit:
„Quand mon âme a découvert cette vérité, je ne pouvais plus m’arrêter à mi-chemin. Cette vérité exigeait une décision; elle me demandait de lui consacrer toute ma vie”.
Il s’arrête un long moment, puis:
„Vous ne devez pas avoir peur d’être traitée de renégate. Malheureusement, on ne considère plus comme roumain ni comme russe, un orthodoxe qui a embrassé la foi catholique. Est-ce que la nationalité peut être perdue par suite du changement de nos convictions religieuses? Ce sont de vaines paroles et de vaines larmes. Comme il est beau, ce passage à la lumière de la vérité! L’avenir n’est pas à la séparation. L’avenir est à une nouvelle union dans la lumière de la vérité”.
Je lui raconte que l’ambassadeur de Roumanie à Berne, Monsieur Bossie, m’a appelée pour me conseiller de renoncer à cette „idée” de devenir catholique, car je risque de perdre ma double nationalité suisse et roumaine et de ne plus recevoir l’argent nécessaire pour finir mes études.

Je dis à Mgr Ghika:

„Je n’oublierai jamais ce qu’il m’a dit alors: „J’ai une soeur qui est devenue catholique et s’est faite religieuse par la suite. Ce fut un grand malheur pour notre famille. Je ne voudrais pas que cela vous arrive ni à votre famille. Pensez à vos parents!” Et d’ajouter: „Monsieur Motta (le Président de la Suisse, à cette époque) vous attend. Vous avez rendez-vous chez lui
dans une heure”.

Je suis donc allée rencontrer le président de la Confédération Suisse – un très bon catholique, père de quatorze enfants dont trois prêtres et six religieuses. Il me conseilla d’être catholique de coeur, mais de rester orthodoxe. Il me disait: „Renoncez et tout va s’arranger. Je ne voudrais pas déclencher un conflit diplomatique à cause de vous!”

Mgr Ghika m’écoute attentivement puis me dit:

„Ma mère, non plus, n’a accepté ni ma conversion ni mon sacerdoce. J’ai lutté avec moi-même pendant seize ans, car j’aimais ma mère et je ne voulais pas lui faire de peine. Finalement elle a compris que le retour à Rome n’est pas une trahison. J’avais beaucoup réfléchi avant de prendre une telle décision. Ma mère n’a jamais pu accepter mon ordination alors que moi, je brûlais de donner à la Roumanie la bénédiction de l’Amour du Christ. Je désirais que mes prières deviennent de véritables actions et mes actions de véritables prières. Mon âme n’acceptait plus d’être divisée. Je voulais faire part aux autres de ce que mon âme vivait et faire d’elle une demeure soumise à la présence de Dieu. J’ai pu enfin recevoir le Pain et le Vin en qui j’ai reconnu Dieu présent; mais ensuite j’ai dû attendre des années pour cette consécration parfaite”.

Puis, m’interpellant:

– „Si vous voulez faire quelque chose, soyez enfant de Dieu!”

Ensuite, il me demande:

„Voulez-vous appartenir à l’Église gréco-catholique?”

Je lui réponds:

„Je voudrais être romano-catholique pour apporter à la Roumanie la possibilité d’accepter cette forme de l’Église catholique et pour montrer qu’on peut être roumain, russe ou grec et être un catholique de rite romain, sans contredire sa nationalité”.
Mgr Ghika m’interrompt:
„Quoique cette union entre l’Est et l’Ouest, entre Byzance et Rome soit si difficile à réaliser, embrassez-la sous cette forme. Moi, je suis birituel. Embrassez le rite romano-catholique, même s’il y a des gens qui ne voient pas Dieu dans cette démarche. C’est notre devoir, à nous, de la reconnaître malgré les obstacles qui sont grands. Laissez s’enraciner dans votre coeur le fruit de la foi que Dieu vous a donnée”.
Après quoi, Mgr Ghika me donna à baiser l’épine de la couronne de Notre Seigneur qu’il possédait. Après m’avoir bénie, il me dit encore:
„Vous me tiendrez au courant de votre décision et pour ma part, je vous accompagne de ma prière”.
Je quitte la rue des Sèvres et je vais retrouver mon cousin. D’abord, je pense garder pour moi le secret de cet entretien, mais finalement, je lui raconte mon entrevue avec Mgr Ghika. Mon cousin est le fils du docteur Christian Rakowski, ambassadeur de l’URSS à Paris jusqu’en 1928, lorsque Staline a fait la grande purge. À ce moment-là, mon oncle a été rappelé à Moscou, arrêté, condamné à mort, puis emprisonné avec ma tante jusqu’à la fin de leur vie. Le docteur Rakowski a été un des rares communistes idéalistes. Médecin en Roumanie, il s’engagea dans la lutte aux côtés du prolétariat roumain et fonda le parti communiste roumain. Après la grande Révolution russe, il fut ambassadeur de l’URSS à Berlin, Londres, Paris, Tokyo.
Mon cousin s’étonne de mon entretien avec Mgr Ghika. Il me dit: „Je connais le prince Vladimir Ghika. Il vit dans un monde à lui”.
Je lui réponds:
„Dans un monde à lui: d’accord! Cela veut dire qu’il a su mettre la présence de Dieu à sa vraie place. Sa conviction n’est pas un simple bavardage. Dieu, pour lui, est une réalité. C’est une vie, inséparable de sa conviction, de cette nécessité qu’il porte en lui de vivre Dieu. Il nous rend ce qu’il a reçu de Dieu: la sagesse. La présence de l’Esprit est forte en lui car elle est à la mesure de sa miséricorde. Il est en train de parfaire l’éternel. Sa conviction est que Dieu est un être éternel, la source première de la réalité même. Il m’a fait comprendre que l’intelligence divine est la seule à ne rien enlever aux choses pour assimiler leur valeur”.

Mon cousin de rétorquer:

„Tu sais bien que je suis un athée convaincu. Ce n’est pas pour rien que Marx et Lénine ont voulu débarrasser le monde du sacré qui ne fait que tromper les peuples!”

„Et quel en est le résultat? Tu sais quel sort est celui de tes parents. Ton père, Christian Rakowski, ce leader, a été condamné à mort bien qu’il soit un communiste sincère. Lui-même et ta mère sont encore emprisonnés quelque part”.

Je le regarde:

„Dis-le moi sincèrement: l’athéisme te satisfait-il toi si épris de vérité?”

Il me regarde sans me répondre. Je poursuis:

„Essaie de rencontrer Mgr Ghika. Il reçoit à deux pas d’ici. Il porte en lui un grand désir d’aider son prochain”.

Mon cousin semble intéressé. Je tâche de le persuader:

„Mgr Ghika est à la fois de culture gréco-byzantine et de culture occidentale, surtout française. Il y a en lui une symbiose de ces deux cultures. Dans son entourage, se trouvent beaucoup de personnes célèbres de ce temps comme Jacques et Raïssa Maritain, Garrigou-Lagrange, René Bazin, Étienne Gilson”.

Je rentre en Suisse. Après six ans de recherche et de lutte, je me décide à faire le grand pas. Je fais ma première communion en la fête de Noël 1939, dans l’église du Sacré-Coeur à Genève. Deux fois encore, j’ai la joie de revoir Mgr Ghika.

La seconde guerre mondiale éclate. Je continue à travailler comme médecin à Genève.

 

Il sera mon avocat

Mgr Ghika regagne la Roumanie en 1939, juste au début de la guerre. Sa principale préoccupation est d’apporter son aide au pays. L’invasion de la Pologne et des pays alentour lui ouvre des champs d’action humanitaire. Nombreux sont les Polonais et les personnes d’autres nationalités qui se réfugient en Roumanie.

Un jour, à ma grande surprise, je reçois une lettre d’une amie qui a fait ses études avec moi à Genève; elle m’écrit de Bucarest où elle se trouve avec son mari et leur enfant; ils sont hébergés chez mes parents. Voilà que, subitement, leur fille éprouve des maux de tête très violents. Mon père appelle en consultation tous ses collègues afin d’essayer de sauver l’enfant. Le diagnostic fait frémir l’entourage: méningite! À cette époque, la méningite était inguérissable. C’était une cause perdue. Afin d’aider mon amie, j’écris à Mgr Ghika une lettre que je confie à quelqu’un en partance pour Bucarest. La „théologie de la nécessité”, c’est bien la vocation de Mgr Ghika.
On hospitalise la petite à l’hôpital Saint-Vincent de Paul. Les soeurs se dévouent auprès d’elle, prient pour la petite malade. Mgr Ghika est présent et persévère dans la prière alors que tout paraît perdu. Il boit à la plus amère des coupes, celle des parents qui voient s’en
aller leur enfant malgré toutes les prières. Quand il prie, on sent en lui une force, un feu intérieur capable de ressusciter les morts! L’Esprit qui vit en lui ne trouve plus de repos. Il prie, agenouillé près du lit de la petite malade. On doit le soulever de force pour le faire manger et se reposer. On sent que son esprit domine la matière par la force de sa prière. Dans le silence de la nuit, il remue ce petit corps d’où la vie, inexorablement, s’échappe. C’est à ce moment-là qu’arrivant de Genève, j’entre dans la chambre.
De sa Cité, l’Esprit devient Création et tout ce qui n’était plus que ruine revient à la surface avec l’aube d’une nouvelle vie.

Mgr Ghika ne bouge plus. Je me demande:

„Dort-il à cause de la fatigue ou écoute-t-il le Ciel avant d’ouvrir les yeux pour que l’aube y pénètre?”

Je l’entends prier, murmurer:

„Que votre volonté soit faite. Si votre Esprit descend sur ce corps inanimé, qu’il ne soit pas un obstacle à votre Amour”.

La gloire de Dieu est présente dans cette souffrance. Sa gloire qui commence, comme à la fin d’une éclipse, à manifester de plus en plus de lumière.
Et voilà que, de nouveau, Mgr Ghika se prosterne et recommence à saluer le Ciel par cette vérité, comme celui qui tient un ciboire débordant de vie. Et la petite ouvre les yeux. Quelle joie! La grâce est inscrite dans son regard. Ceux qui l’entourent savent à présent que Dieu est en son apôtre, comme il est présent dans toutes les cathédrales de l’Esprit.
L’enfant reprend conscience. Les médecins et moi-même sommes fort surpris. Bientôt la fillette pourra marcher, jouer. Dans quelques mois, ses parents et elle quitteront la Roumanie pour s’établir à Londres. Ainsi, par la prière de Mgr Ghika, le Calice de la vie s’est rempli d’une force suprême, comme une fleur éclose.
Comme je me trouve à Bucarest en même temps que Mgr Ghika, j’en profite pour le prier d’intervenir auprès de mes parents; ceux-ci veulent me déshériter à cause de ma conversion, bien que mon père ne soit pas totalement contre l’Église catholique. Mgr Ghika accepte une entrevue avec mes parents; il me dit: „J’irai chez eux; nous nous connaissons déjà”.
Ma mère est certaine qu’elle réussira à faire changer d’opinion Mgr Ghika. Je l’attends devant la maison. En montant l’escalier, il me dit:
„Je connaissais l’ancienne bâtisse”.
Je lui réponds:
„On a dû la démolir. Elle était d’un style ancien; celle-ci est de style roumain; c’est l’architecte qui a construit l’école d’architecture, un style unique en son genre, qui en est le maître d’oeuvre”.
L’apparition de Mgr Ghika dans l’embrasure de la porte du salon provoque un silence. Il salue mes parents et s’assied près de ma mère. Chacun est prêt à défendre son point de vue. Ma mère fait appel au souvenir de la princesse Alexandrine:
„Elle fut si malheureuse de votre conversion. Elle vous aimait bien”.

Mon père intervient:

„Je suis un scientifique et la foi ne m’attire pas spécialement. Est-ce Dieu qui a ouvert une porte à Eugénie?”

Mgr Ghika:

„Oui, c’est Dieu qui lui a ouvert une porte; ne la fermons pas! Qu’est-ce que vous craignez? Qu’en se dévouant, elle contracte la lèpre, tout en faisant fructifier ce qu’elle a appris? Il est temps qu’elle jouisse de votre bénédiction. Elle ne rejette pas l’orthodoxie; elle désire l’union des Églises de l’Est avec celle de Pierre qui cherche la fraternité avec les pays séparés.

Pourquoi seriez-vous contre ce geste qu’elle vient de faire? Ce passage qui unit la vérité et la miséricorde. Chaque converti cherche à se libérer des hommes pour trouver enfin Dieu dans l’univers de son coeur”.

Ma mère:

„Si elle continue comme cela, elle va finir par entrer en religion!”

Mgr Ghika:

„La foi catholique n’est pas un tabernacle fermé, ni un désert. La foi n’écarte pas votre fille de la terre des hommes; elle est l’élan qui la conduit à bon port”.

Mon père se lève et dit à Mgr Ghika:

„Venez dans mon bureau pour discuter encore”.

Tous deux gagnent le bureau et échangent longuement. En revenant, mon père dit à l’adresse de ma mère et de moi-même: „Je peux vous assurer que le domaine que j’ai donné récemment à Eugénie – chalet et forêt dans les Carpates – et dont elle jouira à sa majorité, lui appartiendra toujours. J’ai décidé de ne pas déshériter Eugénie”.
Ce sera sur ce domaine – don de mes parents – que, plus tard, je pourrai construire la chapelle de Notre-Dame de la Liberté qui survivra au communisme, bien qu’elle se trouvât à quelques centaines de mètres de la maison de vacances de Ceaucescu.
Mgr Ghika se lève et dit tout simplement à mes parents:
„Je vais vous donner ma bénédiction”.
Mes parents s’inclinent tandis qu’il prie:
„Ne gardez pas le doute dans votre coeur. Il n’y a pas de promesse sans qu’Il soit présent. Prions pour cette promesse qui a pris naissance dans votre coeur”.
Quelques jours plus tard, ayant reçu de Suisse un appel à rentrer aussi vite que possible, je vais encore une fois rencontrer Mgr Ghika à la cathédrale Saint-Joseph de Bucarest. En arrivant, je vois un groupe de jeunes filles qui, tout en s’occupant de l’ornementation de l’église, prient avec foi dans une atmosphère de fraternité sous la conduite d’un jeune prêtre jésuite, E. Puni. Je suis surprise de les voir venir vers moi, avec leur présidente Lya Moscuna. Elles me disent:
– „Êtes-vous médecin? Nous désirons consacrer notre vie aux malades”.
– „Consacrer votre vie?” – „Oui, tout à fait. Mgr Ghika et le père Puni nous y encouragent. Nous les rencontrons souvent”.
Peu après, lui-même arrive avec sa pèlerine usée, à l’image de sa barbe et de ses cheveux blancs. Il paraît heureux de me voir en conversation avec ce groupe.

Avant que nous nous séparions, il me dit: „Retournez en Suisse et pensez à une fondation, à une oeuvre caritative pour la Roumanie”.

Ni lui, ni moi ne nous rendions compte, à ce moment-là, de la tragédie qui commençait pour les pays de l’Est, pour la Roumanie entre autres, qui n’était pas prête à lutter contre le marxisme athée.

 

L’Armée soviétique omniprésente

Le 23 août 1944, l’armée soviétique pénètre en Roumanie. Elle fait preuve d’une grande sauvagerie: en pleine rue, les soldats soviétiques vous pointent le fusil dans la poitrine pour vous délester de ce qu’ils convoitent, surtout des montres. L’armée ne respecte ni les églises, ni les autels, ni les religieuses à qui on déchire les vêtements où qu’elles se trouvent. Mais je ne veux pas m’étendre sur cette période si troublée.
En 1946, je retourne en Roumanie afin de revoir ma famille avant mon départ pour les USA où je vais me spécialiser dans les maladies pulmonaires, à la suite de l’obtention d’une bourse de deux ans.
Je rencontre Mgr Ghika tantôt à l’église Saint-Basile à Bucarest, église gréco-catholique où il célèbre la messe, tantôt dans la maison où son frère habite, au boulevard Dacia. Il me dit:
„Puisque vous devez prendre le bateau à Naples, – c’est la voie la plus sûre – arrêtez-vous à Rome. Je vous donnerai une lettre pour le Cardinal Tisserant. Dites-lui que vous vous intéressez à la fondation d’une oeuvre médicale catholique en Roumanie”.
Il poursuit:
– „Que pensent les soeurs suisses de Menzingen?”
– „Elles s’intéressent peu à la Roumanie; elles se dirigent plutôt vers l’Inde”.
– „Il s’agit de suivre le chemin qui va s’ouvrir devant vous. Suivez-le jusqu’au bout. Cueillez les fruits de son Amour”.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ses conseils.
Direction USA. Entreprendre un tel voyage pendant la guerre est une aventure. Chaque jour, les Russes annoncent une nouvelle victoire. Le communisme se fait fortement sentir. Les gens luttent pour obtenir un passeport afin de quitter le pays.
Enfin, le jour de mon départ arrive. À l’aéroport de Bucarest, les soldats soviétiques sont présents, armés jusqu’aux dents.
Un officier anglais me dit: „Madame, montez vite! Montez, Madame. C’est le dernier avion anglais qui peut encore quitter Bucarest”.
En effet, l’Angleterre et les autres pays alliés n’auront plus de mission à Bucarest. L’officier me pousse presque à l’intérieur de l’avion.
Il n’y a pas d’autre alternative: soit risquer un tel voyage, soit renoncer à la bourse d’études. Je me demande comment Mgr Ghika a pu m’encourager à un tel projet. Lors de notre dernière rencontre, il m’a remis la lettre promise pour le cardinal Tisserant, puis j’ai reçu sa bénédiction. En nous séparant, j’ai l’impression que, pour lui, le temps n’existe plus. Déjà il connaît l’infini de Dieu. Cet infini qui n’a ni début, ni fin. Dieu l’a conduit dans cet univers éclairé par le feu de l’Esprit, afin de le purifier de lui-même. Le Dieu libérateur est en lui comme un fleuve qui comble l’exil humain de silence et de douceur. Ses pas suivent le chemin sans interruption, comme un ruban qui se déroule pour écrire l’histoire de son âme. Il est semblable à un feu qui laisse s’échapper des étincelles pour embraser le peuple qu’il voudrait entraîner avec lui dans l’invisible.
Je porte sur ma poitrine cette précieuse lettre; je la porte comme un pigeon blanc. La bénédiction reçue de Mgr Ghika est présente en moi comme une amphore remplie du vin le plus pur.
Le cardinal Tisserant m’accueille avec son regard plein de lumière. Il est heureux de m’entendre parler de Mgr Ghika. Je lui décris son activité et lui parle de la menace qui pèse sur l’Église catholique.
Le cardinal me dit:
„Savez-vous que le nouveau nonce apostolique en Roumanie est encore retenu à Rome? Depuis deux mois, il attend le visa d’entrée en Roumanie. C’est un Américain, Mgr Gerald O’Hara, évêque d’Atlanta. Les Russes ne veulent pas lui délivrer le visa. Vous devriez le rencontrer et avoir également une entrevue avec le Saint-Père. Je vais arranger ces rencontres”.
Je rencontre Mgr O’Hara dans un hôtel où il attend son visa. Il me reçoit avec joie, car je suis la première personne qui arrive de Roumanie. Je lui relate l’invasion et le comportement de l’armée soviétique. Je lui parle longuement de Mgr Ghika, de son désir de fonder une oeuvre de charité et de l’encouragement qu’il me prodigue afin que je mette sur pied une oeuvre médicale catholique. Je lui dis également que Mgr Ghika espère que je profiterai de mon séjour aux USA pour connaître quelques congrégations, leur spiritualité et leurs oeuvres.
Alors Mgr O’Hara s’exclame joyeusement:
„Allez donc voir Mater Dengel à Philadelphie. C’est un médecin comme vous; elle a fondé aux USA et en Inde une congrégation d’infirmières et de médecins pour soigner les malades. Medical Missionaries Sisters pourra vous aider à fonder en Roumanie. Je vais leur annoncer votre arrivée. Je vais également écrire à Mgr Ghika pour lui dire que je vous ai rencontrée et que je souhaite une bonne collaboration avec lui”.
Au moment de prendre congé, Mgr O’Hara m’annonce que je serai reçue par le Saint-Père Pie XII à Castel Gandolfo.
Pie XII, lui aussi, connaît Mgr Ghika; il me dit:
„Malgré l’incertitude pour l’Église à l’Est depuis la victoire russe, une congrégation romano-catholique serait nécessaire. Dites à Mgr Ghika que je regrette de ne pas pouvoir faire davantage”.
Après sa bénédiction, le Saint-Père quitte la salle; mais quelques secondes plus tard, il revient sur ses pas et me dit en italien: „Vedra! Dio la aintera!” „Vous allez voir! Dieu va vous aider!”
Le coeur de l’Église est sacré. L’huile et le vin réjouissent le Ciel comme le chant des martyrs. La harpe céleste enchante toute la terre. Le tabernacle de la Cité de Dieu rayonne de mille feux.
Je m’embarque à Naples sur un petit bateau de guerre. L’océan est très agité. Nous arrivons tout de même à New York après dix jours de traversée. Cette mer agitée, au mouvement essentiel et cadencé, est bien à l’unisson du rythme de mon coeur.
À New York, je reçois une lettre de Mgr Ghika qui me donne des nouvelles du pays ; il me parle de la famine qui sévit en Moldavie à cause de la sécheresse et de la présence russe. Je contacte Caritas de New York. Mademoiselle Eayen parvient à faire envoyer quelques bateaux de blé en Roumanie, à Constanta.
Un mois plus tard, je me rends à Philadelphie, à la maison mère des soeurs Médical Missionaries Sisters, congrégation fondée par Mater Dengel. Je lui propose de venir en Roumanie pour y fonder l’oeuvre que Mgr Ghika désire. D’abord, Mater Dengel accepte ma proposition, puis elle hésite, car tout le monde autour d’elle lui déconseille cette entreprise à cause de la présence russe en Roumanie et de l’influence du stalinisme. Plus tard, elle m’accompagne chez le cardinal Spellmann, archevêque de New York; celui-ci aussi décourage Mater Dengel de réaliser ce projet en Roumanie, tout en faisant un don généreux pour la fondation d’une oeuvre catholique médicale en Roumanie.
Par la suite, je suis très absorbée par mes études médicales. Deux ans au Médical Center à New York; le temps passe vite. Au retour, je m’arrête en Suisse. Mes professeurs, satisfaits des résultats de mes examens aux USA, m’accordent un congé de quelques mois. En effet, je n’ai pas eu de vacances depuis deux ans et la clinique suisse où je dois travailler est encore en aménagement.

 

La résistance s’installe

Quelles difficultés pour obtenir le visa d’entrée en Roumanie! Je fais le voyage en train. Dès l’approche de la Roumanie, on peut constater que l’Armée rouge est présente partout.
Impossible pour mon âme de s’arrêter sur cette vaste route qui vient de Dieu et me conduit à Lui. Elle ne disparaît pas à mes yeux malgré le brouillard qui couvre même les étoiles.
Arrivée à Bucarest, je retrouve mes parents qui pensaient que je resterais aux USA ou en Suisse.
J’ai à nouveau la joie de rencontrer Mgr Ghika. Il se met à genoux et nous prions ensemble durant un long moment. J’entends de temps en temps le murmure de son âme remplie de la présence de cette lumière si vive en lui. Il vit plongé dans la volonté de Dieu et s’anéantit devant sa puissance. Son âme magnifie le Seigneur; elle est seule avec son Créateur qui lui parle; c’est un monde immense qu’il porte en lui, comme au jour de la Pentecôte.
„Mon Dieu, tout passera sauf votre Amour. Laissez-moi vous connaître pour vous aimer davantage. Ne me privez pas de votre présence!”
Dans un coin de l’église où nous nous trouvons, je raconte à Mgr Ghika tout ce dont Dieu m’a comblée prendant ces deux années. Il m’écoute avec la plus grande attention, puis me parle de la situation ici:

„Pendant votre absence, on a commencé à détruire l’Église gréco-catholique. C’est en décembre 1948 qu’on supprima l’Église unie – cette Église à la fois catholique et romaine. Elle dut choisir entre Moscou (le camp des prêtres de la paix) et Rome; dans ce dernier cas, c’était la prison. Pour les communistes, un catholique qui obéit au Pape, à quelque nation qu’il appartienne, ne peut pas être un citoyen loyal. L’Église orthodoxe veut être la seule religion du pays.

„On commença par forcer les gréco-catholiques à retourner à l’orthodoxie. „Signez votre passage à l’orthodoxie et vous serez libres!” Une simple signature sur une liste qui circula de maison en maison. Tous les évêques unis ont repoussé l’idée d’un „retour à la maison”, réaffirmant leur foi au nom de toute l’Église unie à Rome”.
Fallait-il mettre à l’épreuve ces hommes, citoyens du même pays, les arrêter, les condamner à cinq ou vingt ans de prison parce qu’ils ont eu le courage de refuser le chemin qui tournait à gauche et s’éloignait de la Croix?
Tous les évêques unis vont mourir en prison. Mais Dieu est présent dans l’histoire de l’Église, même si quelquefois on croit qu’il l’abandonne. L’avenir est déjà présent en inscrivant dans le coeur des persécutés le courage de lutter coûte que coûte et de défendre leur foi en face des armes.
Mgr Ghika me dit:
„Le groupe de jeunes filles que vous aviez rencontré à la cathédrale vous attend toujours. Je pense que c’est la volonté de Dieu de commencer cette fondation caritative médicale, malgré la situation qui empire de jour en jour. J’en ai parlé avec le nonce O’Hara qui a enfin obtenu son visa d’entrée en Roumanie; il est d’accord que vous commenciez au plus vite, car … cette situation ne va pas seulement durer trois ou quatre ans!”
Trois ou quatre ans, cela me paraissait déjà long! En réalité, cette situation a duré quarante ans et dure encore de nos jours …
Mgr Ghika d’enchaîner:
„Ayons confiance et commençons!”
Et moi:
„Comment en avoir le courage? On parle déjà de nationalisation”.
„Oui, me répond-il, mais seulement dans les villes et les grandes propriétés agricoles à la campagne”.
Je pense alors à ma villa à Predeal, dans les Carpates. Mes parents me laissent toute liberté d’agir. Mgr Ghika suggère d’installer ce groupe de jeunes filles – qui désirent consacrer leur vie à une oeuvre caritative pour Dieu et pour l’Église – dans cette villa qui est située à deux cents mètres au-dessus de Predeal, à mille deux cents mètres d’altitude dans les Carpates. L’idée paraît bonne. Mgr Ghika obtient les approbations de l’évêque de Bucarest, encore libre, et il s’arrange avec les soeurs du Saint-Esprit, connues sous le nom de soeurs sociales. Il va sans dire que Mgr O’Hara, le nonce apostolique, approuve cette fondation et y apporte son soutien.
Le groupe s’installe dans cette demeure. Soeur Lydia Szim sera la maîtresse des novices. Au début, différents prêtres sont tour à tour nos aumôniers; plus tard, notre aumônier sera le père Hieronim Menges, qui partagera la prison avec Mgr Ghika, tous deux arrêtés et impliqués dans le même procès où ils seront accusés d’espionnage en faveur du Vatican.
Tout début est difficile; cependant, chacune porte l’appel de Dieu dans son coeur. Mgr Ghika a une grande influence sur cette jeunesse prête à consacrer sa vie à Dieu, malgré les difficultés présentes.
Quand tout est en place, je fais venir Mgr Ghika. Après avoir prié dans une chambre transformée en chapelle, il dit:
– „Tout est prometteur, mais il vous manque une chapelle. Une chapelle pour la congrégation naissante et pour la ville qui n’en a pas. Pourquoi ne la construiriez-vous pas sur ce domaine qui vous appartient et qui est grand? Nous sommes à la montagne; une chapelle en bois pourrait se faire en quelques mois”.
– „Seigneur, dois-je construire cette chapelle pour vous accueillir?”
Mon jugement cherche à s’appuyer sur ma foi. Mon coeur ne trouve pas de paix. Refuser ou construire tout de même? Le sacrifice de mon raisonnement augmente en moi le désir de réaliser ce que Dieu demande.
En plein communisme, j’ai peur de m’engager dans une telle aventure. Le régime prend tout. Toute propriété risque d’être nationalisée. Comment bâtir une chapelle catholique sans l’autorisation de l’État? Et comment construire en ce temps d’inflation alors qu’on ne trouve plus un clou à acheter? Ce qui coûte cent francs le matin, en coûte mille à midi et cent mille le soir!
Mgr Ghika m’encourage à commencer. Je trouve un architecte; il présente un bon plan qui, de plus, ne semble pas cher. On lui fait confiance. Mais, après quelques mois, la construction n’avance plus et l’architecte demande des sommes fabuleuses. Nous cherchons alors un autre architecte. Mgr Ghika en trouve un qui paraît honnête; celui-ci reprend la construction en main et va la mener à son achèvement.
Un jour, on m’annonce que je dois me présenter à la mairie. Je tremble, car je n’ai pas demandé le permis de construire. Comment leur dire qu’il s’agit d’une chapelle catholique? C’est un véritable désastre. Les obstacles s’ajoutent les uns aux autres. Je pensais qu’une petite chapelle passerait inaperçue. Au fond, nous ne demandons qu’un petit endroit pour le Pain et le Ciboire. Un petit filet pour retirer de la boue une moisson ineffable, une moisson éternelle.
J’informe Mgr Ghika; il m’encourage à me rendre à la mairie et me dit qu’il va prier durant ce temps. Ces murs sont là pour Dieu; l’Esprit les traverse, l’intolérance ne peut pas les détruire.
Le maire me pose une simple question: „À quoi va servir la cabane que vous construisez?”
Que lui répondre sans mentir? Dieu est présent. Voilà que l’inspiration divine descend sur moi: „Ce sera une salle à manger”.
En effet, je n’ai pas menti. Oui, une salle à manger dans laquelle tous les affamés de Dieu pourront rassasier leur faim d’Absolu. Mgr Ghika, en entendant ma réponse inspirée de Dieu, rit de bon coeur.
Avec le nouvel architecte, les travaux avancent rapidement. Quand la construction est terminée, il nous manque le mobilier; nous n’avons pas d’autel, pas de bancs. Presque au même moment, un appel téléphonique de Mgr Ghika m’annonce le désir des soeurs de Notre-Dame de Sion de nous offrir le mobilier de leur chapelle. Par téléphone, la supérieure me prie de venir très rapidement à Bucarest car à chaque instant, elle attend l’arrivée du KGB qui doit venir prendre l’école, ainsi que leur chapelle qui sera transformée en salle de gymnastique.
Comment douter que toute chose vient de Lui? Que son Amour parfait se réalise, que son règne arrive, même si nous n’y comprenons rien. De tout événement, il est l’auteur, même si ses pensées nous étonnent, même si notre incapacité à discerner sa lumière nous laisse dans la nuit.
J’ai réussi à trouver un camion et à arriver à temps à Bucarest (presque deux cents kilomètres de route en montagne) et nous avons pu sauver l’autel, le tabernacle et les autres meubles nécessaires à la chapelle. Tout cela juste avant l’arrivée du KGB qui allait occuper les bâtiments et expulser les soeurs du pays.
À peine le mobilier est-il installé dans notre chapelle qu’un paysan se présente et me dit tout de go: „Vous n’avez pas de statue de la Sainte Vierge. Je vais vous en faire une!”
Au fond de moi, je doute qu’il en soit capable. Il va dans la forêt, prend un tronc d’arbre et se met à sculpter. Il joue avec le bois. La Sainte Vierge, Notre-Dame de la Liberté, commence à prendre vie. La lumière a jailli des mains de cet être simple pour nous donner une image de cette Vierge, maîtresse du coeur humain.
Notre-Dame de la Liberté sera toujours présente ici pour défendre cette chapelle qui résistera à tout, bien que tous les prêtres qui ont célébré en ce lieu soient passés par la prison.
Mgr Ghika vient visiter notre chapelle et la bénit. Il nous dit: „Appelez-la: la chapelle Notre-Dame de la Liberté”.
Après avoir admiré la statue de la Vierge et longuement prié devant elle, il a le sentiment qu’elle semble lui dire:
      „Toute crainte, je l’efface.
      Toute souffrance, je l’adoucis.
      J’y suis, je demeure.
      Mes mains ne sont pas vides”.

La chapelle est consacrée au Coeur Immaculé de Marie le 22 août 1949. C’est bien elle, Notre-Dame de la Liberté, qui protégera toujours ce pays et lui apportera la liberté.
La Sainte Vierge devait trouver drôle cet unique mur qui la séparait de la résidence du chef de l’État. Ce mur, composé aussi de milliers de soldats et d’officiers cherchant à défendre le vide de leur coeur, ce vide qui tentait de clamer l’inexistence du Créateur. Un mur, uniquement pour fermer leur âme à ce qui n’existait pas pour eux: Dieu! Ils ont dû douter en entendant les chants de ceux qui priaient à la chapelle. Ils n’ont pas osé la détruire, comme ils l’ont fait avec tant d’autres églises. Ils ont seulement arrêté les prêtres qui y célébraient l’Eucharistie.
C’est le nonce apostolique, Mgr Gerald O’Hara qui consacra notre chapelle. Les secrétaires de la nonciature, Mgr Del Mestri et Mgr Kirch, étaient présents, eux aussi. La liturgie, au moment de la consécration, nous apporta, sous les espèces du Pain et du Vin, cette présence du Christ pour remplir nos âmes. Un Christ qui avait vaincu la nuit pour être le Maître de ce monde. Selon Mgr Ghika:

„La liturgie transpose toutes choses dans le domaine de la grâce et réalise le Christ, suivant l’ordre donné par le Christ lui-même. Dieu, la plus réelle de toutes les réalités, est donc ici, devant nous et en nous de mille manières, par sa présence naturelle, accompagnée d’une puissance et d’une action universelle qui se trouvent dûment honorées dans la dignité d’une âme humaine faite pour les comprendre. Il habite dans nos âmes par la grâce, comme le dogme de notre foi nous l’enseigne formellement. Afin de nous remplir de souveraine joie. Il réside dans le corps vivant de l’Église, dans son âme, dans cette communion des saints qui réunit déjà en Dieu et à Dieu les êtres. Il se rapproche davantage encore de nous en un passage, une Pâque chaque jour renouvelée, dans cette communion où nous recevons la Chair et le Sang de Dieu fait homme, et qui nous livre pour ainsi dire cette présence divine tout entière avec une sorte de redoutable liberté d’emploi, sous sa forme la plus sacrifiée à nos besoins.
Nous devons nous répéter sans cesse avec un sens toujours plus nouveau, plus profond et plus approprié, et nous prouver en quelque sorte sans cesse, pour toutes choses mais plus fortement et plus redoutablement aussi pour les plus saintes, cette parole de Dieu:

Vere Dominus est in loco isto et ego nesciebam – „Le Seigneur est vraiment ici, et je ne le savais pas”.

Ne l’oublions pas, tous les obstacles, toutes les transitions, tous les voiles ne sont que de notre côté, point du côté de Dieu, qui nous touche de partout et en tout” (Mgr Ghika, Entretiens spirituels – La Présence de Dieu).

Je tiens Mgr Ghika au courant de la formation spirituelle des novices. Le père Menges est l’aumônier de notre communauté.

Un jour, une commission d’experts se présente à la villa; ces messieurs m’avisent qu’ils sont chargés d’étatiser la maison. Ils nous laissent deux semaines pour quitter les lieux.
L’acte de protection de la part de l’Ambassade de France ne sert plus à rien.

Je me rends à Bucarest pour discuter de la situation avec Mgr Ghika. Comme d’habitude, il commence par prier, puis me conseille d’aller parler à mon père et de lui demander, de sa part, de bien vouloir héberger la communauté naissante dans sa maison qui, par chance, n’est pas encore nationalisée.
Miracle! Dès que mon père entend que c’est Mgr Ghika qui lui demande cette faveur, il est immédiatement d’accord; il téléphone lui-même à Mgr Ghika pour l’en assurer. Le jour où nous sommes jetées à la rue, c’est donc dans la maison de mes parents que nous trouvons refuge. Quant à Mgr O’Hara, il tente par tous les moyens de sauver la maison de Predeal. Il obtient seulement qu’on laisse ouverte la chapelle où le père Menges va habiter jusqu’à son arrestation.

Après de longs pourparlers avec Ana Pauker, ministre de l’Intérieur, la décision du ministère tombe:

„La maison sera nationalisée et la chapelle restera ouverte”. C’est ce que Mgr O’Hara avait pressenti, lorsque, attendant la réponse du ministère, il priait dans la chapelle. À la fin du chemin de croix, il avait dit: „La chapelle restera. On ne la touchera pas”.

 

Le régime se durcit

En effet, la chapelle restera ouverte jusqu’à nos jours. Elle restera ouverte car la moisson est grande. Elle a été et elle est encore un filet dans lequel tous les poissons se réfugient pour nous remplir de leur couleur sublime. Elle a survécu à quarante-cinq ans de persécution. Tous les prêtres ont été arrêtés, mais la chapelle n’a pas été détruite ni fermée. Le père Menges y resta; il célébrait la messe et se rendait souvent à Bucarest pour discuter de la situation avec Mgr Ghika.
Dieu restera là, toujours présent, comme les arbres de cette forêt qui l’embrassent de leur éternelle verdure. Qu’importe la villa qui est en face, campée comme un château fort, prêt à lui tirer dessus, à la démolir? Quelqu’un est là, en ce haut lieu, qui regarde, qui écoute et qui partage les cris de tout un peuple. Les cris qui retentissent dans le silence des forêts, des sommets.
„Ne soyez pas découragés, regardez bien haut. Notre-Dame de la Liberté est là. Elle ne vous quittera pas!”
Comme nous nous trouvons à Bucarest, le contact avec Mgr Ghika est plus facile. De plus, les jeunes filles peuvent s’inscrire à une école d’infirmières. Soeur Lydia restera la supérieure de la communauté jusqu’à son arrestation. Quant à moi, je suis obligée de travailler à cent kilomètres de Bucarest, dans un dispensaire antituberculeux.
Au bout de quelque temps, nous avons l’impression que la maison de mon père qui nous abrite est surveillée. D’ailleurs le KGB surveille tout le monde. Le père Menges lui-même ne se doute pas encore que le KGB l’accompagne régulièrement de Predeal à la demeure de Mgr Ghika. Il ne se rend pas compte qu’on lui tend des pièges et que dans sa chambre, à Predeal, se cachent quarante écouteurs, mis en place pendant qu’il discute avec Mgr Ghika à Bucarest.
Les pièges ne sont que de la boue, du brouillard. Que peut le désert de leur coeur contre la face radieuse de la foi? Un peu de boue? La face radieuse de l’Amour ne connaît qu’une chose: la lumière du Mystère.
Le KGB déploie tous ses efforts pour attraper Mgr Ghika ou le père Menges en flagrant délit, afin de prouver au peuple que le Vatican est l’ennemi de l’État roumain et qu’il ne fait rien d’autre que de l’espionnage.
Le père Menges écoute Mgr Ghika comme un envoyé de Dieu. Un seul regard de Mgr Ghika suffit pour l’encourager. Malheureusement, Mgr Ghika est un homme qui ne sait pas se méfier des pièges. Il est lui-même si innocent qu’il ne peut croire à la méchanceté, à la fourberie des autorités communistes. L’inquiétude, le doute n’ont pas de place dans son coeur. Il voit l’âme qui est dans tout être humain. Alors comment peut-on accuser un être comme Mgr Ghika d’agir contre le peuple? Jour et nuit, il est disponible, traînant après lui une cape râpée, des bottes déformées par l’usure des chemins parcourus, lui qui aurait pu porter une mantelle royale et de fines bottes.

En allant secourir les pauvres, il aimait faire cette prière:

„Seigneur, bénissez-moi de la main et du coeur de vos pauvres. Seigneur, souriez-moi dans le regard de vos pauvres. Seigneur, recevez-moi un jour dans la sainte compagnie de vos pauvres !” (Mgr Ghika, Entretiens spirituels – La visite des pauvres).

Des pauvres, Mgr Ghika en a secouru aux quatre coins du monde, surtout en Roumanie et en France. Comme saint Martin, il était toujours prêt à couper sa tunique et à rentrer presque nu, que ce soit à Paris, à Bucarest ou à Bozien, au domaine de sa famille.
Au retour de ses visites, il aimait prier:

„Je suis un serviteur inutile. J’ai peu donné. J’ai peu consolé. J’ai fait ce que j’ai pu et c’est bien peu. Comprenez mon insuffisance. Suppléez à ce qui a manqué. Donnez une pleine mesure de bénédictions à mon effort incomplet et faites-la pénétrer dans l’âme de mon frère pauvre …”.

Comment une telle âme aurait-elle pu se méfier? Après l’arrestation de Mgr Schubert, évêque de Bucarest, on voit réapparaître Mgr Iovanelli, mis en liberté avec l’accord de la Sécurité afin de faire collaborer avec lui Mgr Menges. Ce dernier ne se doute de rien. Mgr Iovanelli veut convaincre Mgr Menges qu’il faut consciemment collaborer avec la Sécurité. Malheureusement, Mgr Iovanelli s’est vendu à la Sécurité communiste. Il sera, d’ailleurs, excommunié en mars 1952.

Comment comprendre que des serpents et des vers se glissent ainsi dans le coeur des hommes? En vendant leur conscience, ils se croient les plus forts. Il aurait mieux valu que Mgr Iovanelli fût mort de faim plutôt que de se laisser empoisonner l’âme. Vendre son âme, devenir pourriture et perversion en se faisant le collaborateur dérisoire du KGB, lui qui est consacré! Pauvre malheureux, devenu aveugle!

Mgr Menges va souvent à Bucarest pour informer Mgr Ghika et discuter avec lui des propositions douteuses de Mgr Iovanelli concernant l’Église catholique du diocèse de Bucarest. Mgr Ghika ne peut aucunement douter d’un confrère qui, de plus, vient de sortir de prison. Comment soupçonner qu’il se soit vendu au KGB? Ainsi donc, dans les débuts, Mgr Ghika encourage Mgr Menges à garder contact avec Mgr Iovanelli. Et Mgr Menges reconnaîtra Mgr Iovanelli comme vicaire général malgré l’excommunication de ce dernier. Quand Mgr Ghika est mis au courant de la position réelle de Mgr Iovanelli, il tâche d’aider Mgr Menges dans cette situation tragique. C’est bien là un exemple du chaos que le communisme sème partout, troublant les âmes et essayant par tous les moyens de détruire l’amour. L’un des buts du communisme est qu’on en arrive à se haïr, à douter les uns des autres, à se vendre entre amis. Un ouragan de haine, difficile à déchiffrer, qui risque d’engloutir la confiance, même chez ceux qui ont la foi.

À mon tour, je suis appelée plusieurs fois par le KGB. Ils me proposent de collaborer avec eux; en cas de refus, je ne pourrai jamais retourner en Suisse où je suis attendue et où j’ai le droit de me rendre, grâce à ma citoyenneté suisse.

– „De quoi devrais-je vous informer?”
– „Dites-nous ce que pensent vos amis”.
– „J’ai bien des amis, mais je ne trouve rien à dire à leur sujet qui puisse vous intéresser”.
– „Par exemple, de quoi discutez-vous avec le Prince?”

Je feins d’être surprise:
– „Quel Prince?”
– „Vous savez bien de qui il s’agit!”

Collaborer avec eux, vendre ma conscience? Non! Il faut que j’aille voir Mgr Ghika.

En quittant la maison de mes parents, je m’aperçois que je suis suivie. Je me trompe peut-être. Qui pourrait s’intéresser à moi? Je décide d’entrer dans une cabine téléphonique et je fais semblant de téléphoner. Voilà que l’homme s’arrête tout net et m’attend patiemment dehors. Quand je sors, il reprend sa marche derrière moi. Arrivée au boulevard Dacia, à proximité du lieu où habite Mgr Ghika, je me demande si je vais entrer ou s’il vaut mieux renoncer à le rencontrer. Sans doute, est-il surveillé, lui aussi. Que dois-je faire?

Tout le long de son chemin, il a été poursuivi. Ils étaient derrière lui pour le lyncher. L’ombre grandit derrière lui. Sur son front s’inscrit la paix car Dieu le Père est en Lui.

J’entre et je sors plusieurs fois d’un immeuble voisin. Finalement, je monte à toute vitesse et je sonne à l’appartement de Mgr Ghika. Il me reçoit avec son bon sourire qui me fait oublier les soucis.

„Monseigneur, je suis poursuivie! Un homme a été derrière moi tout le temps. Il doit être en bas”.

Mgr Ghika va à la fenêtre et il me dit:

– „Ils sont deux; ils discutent devant l’immeuble. Ils vont perdre leur temps en attendant votre retour!”
– „Monseigneur, le KGB m’a appelée et, de nouveau, ils m’ont proposé de collaborer avec eux. En cas de refus, ils ne me laisseront pas retourner en Suisse”.
– „Plus on essaiera de vous intimider, plus vous devrez être prête à accepter le combat. Le combat pour le Christ est grand. Pensez à la foule qui criait: „Tuez-le!”. Oui, on vous fera souffrir”.
„Les rois de la terre se dressent.
Les grands se liguent entre eux
Contre le Seigneur et son messie.
Faisons sauter nos chaînes,
Rejetons ces entraves !” (Psaume 2)

Il poursuit:
„Bientôt ils vont s’emparer de moi aussi. Pensez, quelle joie pour eux! Le prince Ghika, le prêtre, entre leurs mains!”
„Les disciples ne doivent pas s’effrayer de ce qu’a subi leur Maître. Ils peuvent se confier aux ressources de la grâce, aux richesses insoupçonnées des âmes entre les mains d’un Dieu qui les veut.
Souffrir, c’est ressentir en soi une privation et une limite. Privation de ce qu’on aime, limite apportée à ce qu’on aime. On souffre à proportion de son amour. La puissance de souffrir est en nous la même que la puissance d’aimer.
La souffrance, c’est Dieu proche dans la satisfaction à une loi divine blessée. C’est aussi Dieu proche parce que la souffrance nous porte à notre frontière et fait de nous, de façon sensible, les voisins de Dieu” (Mgr Ghika, Entretiens spirituels – La souffrance).
Mgr Ghika prie avec moi, me bénit et m’encourage:
„N’ayez pas peur! Chaque jour, moi aussi, je m’attends à ce qu’ils s’emparent de moi. Nous sommes sur leur liste, cette liste remplie des noms de ceux qui les gênent et qui doivent disparaître”.
En me conduisant vers la sortie, il me dit:
„L’URSS est un géant, il peut tout se permettre. C’est un géant, mais un géant aux pieds d’argile. Il finira par s’effondrer”.
C’était la dernière fois que nous nous parlions.
J’accepte l’avenir qui s’annonce. J’accepte cette joie d’avancer à l’intérieur de Sa volonté malgré l’obscurité qui pourrait me rendre aveugle. Le bonheur se cache derrière la volonté de Dieu.
La nationalisation des propriétés commence. L’immeuble où j’ai rencontré Mgr Ghika est nationalisé, lui aussi, et Mgr Ghika forcé de déménager tout de suite.
Il connaît des problèmes de santé: une hernie étranglée nécessite une opération d’urgence, suivie de deux autres interventions à l’hôpital Saint-Vincent de Paul.
Un soir de l’année 1952 – la scène m’a été racontée par un prêtre gréco-catholique, le père Surdu de la Mission catholique roumaine de Paris – le père Surdu se trouvait avec Mgr Ghika dans la sacristie de la chapelle de Saint-Vincent de Paul; ensemble ils discutaient de la situation de l’Église catholique depuis l’arrivée du communisme.
On appelle Mgr Ghika au-dehors, disant que quelqu’un désire lui parler. Il sort. Quand il revient, il est pâle et tout agité, il tremble. Il dit au père Surdu:
„Père, confessez-moi tout de suite, car je ne sais pas si demain je serai libre de le faire. Quelqu’un est venu m’informer que je vais être arrêté”.

„Ne sois pas loin: l’angoisse est proche.
Je n’ai personne pour m’aider.
Des fauves nombreux me cernent,
Des taureaux de Basan m’encerclent.
Des lions qui déchirent et rugissent
Ouvrent leur gueule contre moi.

Je suis comme l’eau qui se répand.
Tous mes membres se disloquent.
Mon coeur est comme la cire,
Il fond au milieu de mes entrailles.
Ma vigueur a séché comme l’argile,
Ma langue colle à mon palais” (Psaume 21).

Son coeur est submergé par l’écume d’une mer agitée. Un avenir sombre l’attend. La liberté lui sera-t-elle enlevée? Il est prêt à ce sacrifice et attend l’heure! Mais qui peut se consoler de perdre la lumière et de se voir plongé dans les ténèbres?

Il sait bien que Dieu est le plus fort. Il est prêt, même si l’Enfer voulait le déchirer. À l’horizon, il y a la lumière de la Pentecôte. Comment m’enfuir loin de ton Règne?

„Je ne suis pas seul. Pourquoi craindre quand je vous sais présent? Voilà ma main, je vous la donne. Ainsi, main dans la main, que puis-je craindre avec vous? Avec vous que j’aime. Avec vous qui m’avez appris à aimer, à vous aimer”.

 

L’arrestation

Mgr Ghika était l’homme qui ne pouvait pas croire aux pièges. C’est une lettre de Rome – dont il ne connaît pas le contenu – qu’il fait parvenir, par l’entremise d’une dame, à Mgr Menges à Predeal, c’est cette lettre qui servira au KGB pour l’accuser d’espionnage en faveur du Vatican.

Un jour, on vient l’avertir que, dans une rue près de l’église Saint-Vincent de Paul, il y a un malade très grave qui demande à se confesser. Mgr Ghika part tout de suite, sans penser que ce pourrait être un piège. En chemin, un minibus noir le rejoint; deux individus en descendent, l’empoignent et le jettent au fond de la voiture. Il comprend enfin! C’est le 19 novembre 1952.

L’or de la lumière s’obscurcit, des chaînes l’entourent. Sent-il l’irréparable perte de la liberté? Son âme a des provisions invisibles de ce Pain merveilleux qu’il ne pourra plus consacrer, mais qui est une réalité présente dans ce royaume qu’il possède au fond de lui-même.

Pendant ce temps, sa famille en Suisse et en France s’inquiète. Est-il arrêté? Est-il encore en vie?

Je possède une lettre de son frère Déméter, lettre adressée à une famille amie à Paris.

„Les nouvelles que je serai en mesure de vous donner sur Vladimir ne seront sans doute pas très fraîches. Je n’ose pas lui écrire directement et c’est par des tiers que, de temps en temps, nous savons que sa santé se maintient et que sa présence là-bas est un gros réconfort pour tous ceux qu’il visite et soutient …

Il est le seul prélat catholique qui ne soit pas incarcéré (la famille ignore son arrestation) parce qu’étant du diocèse de Paris, les communistes n’ont guère de prise sur lui. Il n’est ni fonctionnaire salarié, ni chef de paroisse.

Comme il habite l’aumônerie des soeurs de SaintVincent (dispersées), que la milice rouge occupe, il est de fait en domicile surveillé, et ce régime de contrôle quotidien d’allées et venues aboutit au total à quelque chose de plus sûr, sans trop de menaces pour demain. À Noël, il a soixante-dix-huit ans passés.

Ma conviction est qu’après les élections présidentielles aux USA, le réarmement américain aboutira fatalement à un ultimatum à l’URSS, qu’elle subira avec perte de sa force et libération des pays occupés. C’est mon espoir de récupérer aussi Vladimir!”

Cependant, depuis le 19 novembre 1952, Mgr Ghika est arrêté. On le conduit à la prison d’Uranus.
Les ténèbres l’entourent. Lorsqu’on l’a jeté au fond de la cellule, tout le courage s’est enfui de lui. Sur le mur, une croix griffonnée. Ses genoux fléchissent. Il embrasse l’ombre de sa croix. La terreur le quitte.

La veille, 18 novembre, Mgr Menges a également été arrêté. Dans cette prison, c’est toujours le même sytème de lunettes noires qui empêchent de voir quoi que ce soit. On prend le prisonnier par le bras et on le force à marcher dans l’obscurité, à monter et descendre des escaliers, afin de le désorienter tout à fait.

Brusquement, Mgr Ghika se trouve devant des enquêteurs. On commence par se moquer de lui. Pensez, un prince, un prêtre catholique, devant les communistes!

Le mal est présent. On cherche à tout tuer en lui. Satan s’est déguisé en militaires; les ténèbres les entourent, leur loi n’est que barbarie. Le prisonnier n’a aucun moyen pour se défendre. Il est nu et ses mains sont vides. Seule, son âme est remplie d’une lumière invisible.

On le frappe, on le bat tellement qu’il croit en mourir; il craint de perdre la vue ou l’ouïe. Ce traitement brutal lui est appliqué plusieurs fois par jour. Le froid fait son apparition. Arrêté en novembre et enlevé dans la rue, il n’a aucun linge de rechange et pas de vêtement chaud.

„Qui vous a rendu visite tel jour?”

Il ne s’en souvient plus. D’ailleurs, il préfère ne pas répondre pour ne pas faire de mal, par un oui ou par un non, à quelqu’un encore en liberté.

„Avez-vous envoyé par Mme X. une lettre que vous avez reçue de Rome?”

Comme il ne se rappelle plus très bien de quelle lettre il s’agit, il répond affirmativement, ne pensant pas qu’il pourrait s’agir d’un délit. D’ailleurs, il ignorait le contenu de cette lettre.

„J’ai prié Mme X. de transmettre la lettre à Mgr Menges”.

Deux accusés d’un coup pour une lettre inoffensive! Et une année de torture pour lui, car le procès n’aura lieu qu’en 1953. Le procès de sept prêtres et de quatre filles qu’on accuse de fournir des informations au Vatican. Quant à Mgr Ghika, on l’accuse, en plus, de correspondre avec son frère, réfugié en Suisse.

Puisqu’il ne répond pas à leurs questions stupides, les enquêteurs inventent un nouveau supplice: deux anneaux en métal qu’ils accrochent à son cou. Ils le pendent ainsi en le soulevant au plafond. Il risque de mourir par asphyxie. Puis, brusquement, on le laisse tomber sur le sol. Non contents du résultat, les enquêteurs font passer du courant électrique dans les anneaux. Son corps épuisé ressent vivement ces chocs électriques. Ces traitements lui seront appliqués quatre-vingt-trois fois. Comment n’en est-il pas mort?

„Dans mon angoisse, j’ai crié vers le Seigneur.
      Et lui, m’a exaucé, mis au large.
      Le Seigneur est pour moi, je ne crains pas.
      Que pourrait un homme contre moi?
      Le Seigneur est avec moi pour me défendre;
      Et moi, je braverai mes ennemis” (Psaume 117).

Quand il est étourdi par le courant électrique et par une chute de deux mètres au moins, on le presse de signer des déclarations du genre de celle-ci:

„Je reconnais être en relation avec la police secrète du Vatican”.

Ou: „Je reconnais être un agent du Vatican”.

Malgré tout, il n’a jamais perdu la tête et n’a jamais trahi sa conscience. Il n’a jamais signé pour gagner la liberté au prix de sa conscience.

„Signez et vous serez libre!”

La foi l’a aidé à rester un être responsable. Il n’a pas confondu la croix avec le marteau et la faucille.

„Pourquoi ne signez-vous pas? Vous serez mis en liberté tout de suite. Vous pouvez devenir „prêtre de la paix”. Quel beau titre: „prêtre de la paix”!

Mgr Ghika leur demande:

– „Qu’est-ce que ça veut dire?”
– „Vous séparer de Rome!”

Les clous qu’on enfonçait dans sa chair étaient les clous de la Croix qui engendre la paix et la vie éternelle. Ces clous qui délivrent de la mort.

Me séparer de Rome? Me séparer de la Vérité? Qui pourrait me convaincre que les paroles du Christ sont vides: „Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église”? Où se trouve le mensonge ? Serait-ce dans la vie de Pierre offerte pour que le Règne du Christ arrive? Non, car c’est dans la main de son Dieu qu’il a déposé sa vie. Ubi Petrus est, ibi Ecclesia. Qu’ils détruisent l’histoire, qu’ils en créent une autre, mais elle ne pourra jamais effacer les paroles du Christ!

 

Un simulacre de procès

Dans ses Entretiens spirituels – Sur la souffrance, Mgr Ghika nous livre le fond de son âme:
„Notre attitude dans la souffrance doit être celle de l’enfant durant une opération, que sa mère, le coeur déchiré, lui demande de subir sans résistance, pour sa guérison. Il cesse de se débattre, met sa main dans la main maternelle, son regard dans les regards qui le couvrent et, convaincu que tout est pour son bien, accepte tout.
La douleur, chrétiennement comprise, est un sacrement d’énigme et d’épreuve. C’est l’une de ses faces, celle sous laquelle elle se présente tout d’abord. C’est un sacrement de réparation, de rédemption, de communion humaine et divine”.
La nourriture que Mgr Ghika reçoit est infecte: une eau sale qu’on appelle soupe et qu’on n’oserait pas donner à un chien. Cette nourriture le fait vomir; il ne peut plus l’avaler. Parfois, c’est de l’orge bouillie sans rien dedans, une sorte de colle, bonne à combler les trous d’un mur.
À propos de ses tortures, il dit:
„Elles nous laissent le droit à la douleur, moins profanée et plus vivante dans une âme chrétienne que partout ailleurs, mais elles la pénètrent de foi, d’espérance et d’amour. Foi dans le Dieu d’amour qui ne fait point souffrir vainement; espérance dans les richesses de coeur du Dieu d’amour, tout prêt aux revanches d’un éternel lendemain; amour pour le Dieu d’amour qui nous aime – nous le savons – même quand sa Providence nous frappe; car, à juste titre, nous en escomptons d’autant plus d’amour que nous sommes plus cruellement frappés”.

D’après Mgr Menges, une année après son arrestation, on annonce à Mgr Ghika qu’il va être jugé. Avant le procès, on lui dit qu’il aura un avocat d’office.

Mgr Ghika voudrait, au moins, savoir de quoi on va l’accuser. On lui répond vaguement: „Vous savez bien ce que vous avez fait!”

À d’autres moments, on lui rétorque: „Vous allez voir! Ce que vous avez fait, c’est bien contre le peuple!”

Contre le peuple de ce pays? Contre le peuple roumain qu’il aime?

Le jour du procès, on lui donne sa soutane déchirée, sale, sans col, et pas de sous-vêtements. D’ailleurs, depuis son arrestation, on ne lui a laissé qu’une chemise et un caleçon, sans aucune possibilité de rechange. Son unique chemise, comment la laver? Chaque détenu passe rapidement sous une douche, n’ayant qu’un tout petit morceau de savon. Comment, en quelques minutes, se laver et laver son „linge”? Et ensuite, attendre nu dans le froid glacial de la cellule. En tout cas, lors du procès, on voit bien que sous sa soutane, il est nu. Après une année de prison, son unique chemise n’existe plus.
Captif, nu, supplicié, il est comme sourd aux injures. Le froid? Au fond de lui, il y a un feu. Ne dites pas qu’il n’a pas de chemise: il ne connaît pas l’humiliation; il reste debout et marche, vêtu de son témoignage d’apôtre et de martyr. On voudrait imprimer en lui le sceau de la mort; il n’est pas un lâche, son front est déjà marqué du signe du vainqueur. Il ne craint rien. Il ne soupire même pas.

„Tu montes à Jérusalem où tu seras jugé.
      Tous ceux qui nie voient me bafouent.
      Ils ricanent et hochent la tête:
      Il comptait sur le Seigneur, qu’il le délivre!
      Qu’il le sauve, puisqu’il est son ami!
      Oui, des chiens me cernent,
      Une bande de vauriens m’entoure.
      Ils me percent les mains et les pieds,
      je peux compter tous mes os” (Psaume 21).

Le jour du procès, il est conduit, portant des lunettes noires, de sa cellule à la salle du tribunal. On l’a fait monter dans la camionnette de la prison, divisée en cellules. Dans le corridor, circulent des policiers. Mgr Menges, Mgr Ghika et le groupe sont ainsi conduits au tribunal militaire. On les enferme dans un garage en attendant le début du procès. Puis on les introduit dans la salle du jugement. Mgr Ghika doit contacter un soidisant „avocat” qui est l’homme de confiance du KGB.

L’avocat lui pose une question: „De quoi êtes-vous accusé?”
Mgr Ghika ne peut donner aucune réponse. Tout simplement, il a été interrogé et torturé pour avouer ce qu’il n’a pas fait!
Ainsi commence son testament. Je ne suis pas un mort. Je n’accepterai jamais la mort, car IL vit en moi et me fait voir son regard. Je ne me laisserai jamais séparé de LUI, ainsi je serai un vivant, je serai libre. La lumière m’envahit. Qu’importe la sentence?
On l’introduit dans un box. Le greffier lit l’accusation de chacun. Il fallait bien les accuser pour pouvoir les condamner! Comment faire disparaître un descendant d’une famille qui a fait tant de bien au pays? Il fallait inventer des griefs. En inventant, ils mentaient.

Accusation:

„Vous avez reçu une lettre de Rome. Vous êtes en correspondance avec votre frère qui s’est réfugié en Suisse, d’où il cherche à détruire le régime. Tel jour, vous avez rencontré telle personne qui vous a communiqué telle affaire”.

Le procureur affirme qu’on a déjà jugé plusieurs personnes, accusées d’espionnage en faveur du Vatican. Tous ces gens sont les ennemis du peuple et du pays qu’ils veulent anéantir.

Ceux qui l’accusent sont comme des serpents qui s’enroulent autour de son corps; ils cherchent à déchirer non seulement son corps, mais aussi son âme. Quant à lui, il résiste à toute proposition: une vraie bataille!

On lui dit: „Pour nous, vous êtes un orthodoxe trompé par Rome, la rusée!”

Le procureur demande les peines maximales. Mgr Menges est jugé le premier. Son avocat le défend en disant que la faute est au Vatican qui a toujours fait de l’espionnage. Pour lui, chaque catholique est un agent du Vatican:

„Si quelqu’un refuse de faire ce que le Vatican demande, il est condamné comme Galilée, tué ou brûlé comme bien d’autres. Ces accusés ne sont qu’un maillon de cette chaîne d’espionnage millénaire. Les véritables auteurs des méfaits sont à Rome avec le Pape. Ceux-ci n’ont fait qu’exécuter les ordres donnés par le Pape”.

„Mon Père, s’il est possible,
que cette coupe passe loin de moi …
Cependant, non pas comme je veux,
mais comme tu veux!” (Matthieu 26,39).

La souffrance n’efface pas la Présence. Son règne est là; il remplit le coeur. Puisqu’il LUI appartient, IL ne l’abandonnera jamais. Ce n’est pas le moment de douter mais simplement d’aimer.

Au moment où le soi-disant avocat de Mgr Ghika commence sa plaidoirie, celui-ci bondit de sa place en criant à toute force:

– „Je ne vous permets pas de parler en mon nom!”

On lui répond:

– „II est de ton droit d’être défendu par un avocat!”
– „Assieds-toi”, dit le président.

Rien n’arrête Mgr Ghika; il s’écrie: „J’ai étudié le droit. Je vais donc me défendre tout seul!”

Le président donne ordre à l’avocat de poursuivre cette soi-disant défense. Un souffle glacial passe à travers la salle. Un vent se déchaîne pour vaincre la vérité. Un vent qui voudrait balayer l’intelligence, la foi, l’espérance.

Quand l’avocat recommence à parler, Mgr Ghika sort du box, se campe devant l’avocat et se remet à crier: „Je ne vous permets pas de parler en mon nom!”

„Alors, les soldats du gouverneur emmenèrent Jésus dans le prétoire et rassemblèrent autour de lui toute la garde. Ils lui enlevèrent ses vêtements et le couvrirent d’un manteau rouge. Puis, avec des épines, ils tressèrent une couronne et la posèrent sur sa tête; ils lui mirent un roseau dans la main droite et, pour se moquer de lui, ils s’agenouillaient en lui disant: „Salut, roi des Juifs!” Et, crachant sur lui, ils prirent le roseau et ils le frappaient à la tête” (Matthieu 27, 27-30).

En se débattant, Mgr Ghika laisse voir qu’il n’a pas de sous-vêtements. Par une simple signature, il aurait pu posséder une chemise. Il reste debout, sans honte. On l’accuse d’être un traître. A-t-on vu un traître accepter tant d’humiliations par amour de la vérité?

Ses cheveux blancs sont devenus très longs, sa barbe également. Son regard est tout à fait changé; il paraît venir d’un autre monde. Il est un peu comme une icône qui aurait pris vie. On a l’impression que l’être peint est sorti du cadre pour apporter un message et défendre la vérité.

Est-il prisonnier? Certainement pas. En lui, il y a une liberté si forte qui crie vers ceux qui ont vendu leur conscience pour accuser des innocents. Son intelligence et son amour de la vérité le font bondir devant ses juges.

Dans cette situation désastreuse, Dieu lui donne la force de lutter et efface de son âme toute peur. Le sacrifice de sa personne ne compte plus. Il s’appuie sur le mur de la vérité, sur la colonne de l’Absolu. Il est l’image vivante d’un prophète de la justice.

Sur son visage se reflète la Beauté. En ce moment, il n’est pas le prince Ghika accusé, ni le prêtre qu’on voudrait détruire, mais tout simplement l’apôtre debout, le prophète qui possède le courage et l’intelligence pour que Justice se fasse!

Sa voix est comme un clairon qui appelle Dieu, et son regard est plongé en Dieu. Il n’est pas un naïf que les athées essaient de tromper. Ils ne pourront détruire la cathédrale de son âme, liée, fondée sur l’éternelle Rome. L’autel qu’il défend est bien l’autel de Dieu. Et il le défend avec une langue de feu.

Pour finir, ils en arrivent à le sortir de la salle du tribunal et à l’enfermer dans le garage. Le procès continue sans lui. Son avocat le traite de „vieux fou”.

Les témoins sont minables. Les accusations, enfantines et ridicules. L’espionnage consiste à transmettre … un paquet d’aliments.

„C’étaient nos souffrances qu’Il portait,
      nos douleurs dont Il était chargé.
      Et nous, nous pensions qu’Il était châtié,
      frappé par Dieu, humilié” (Isaïe 53, 54).

      „Couvert d’insultes, il n’insultait pas;
      accablé de souffrances, il ne menaçait pas;
      mais il confiait sa cause à Celui qui juge93
      avec justice.
      Dans son corps, Il a porté nos péchés
      sur le bois de la croix
      afin que nous puissions mourir à nos péchés
      et vivre pour la justice.
      C’est par ses blessures que vous avez été guéris”
      (1 Pierre 2, 23-24).

Le procès dure depuis le matin jusqu’à vingt-deux heures. Les accusés ne reçoivent rien à manger de toute la journée. Mgr Ghika doit boire un liquide, probablement un calmant.

Dieu était avec lui. Il était présent. L’Église était présente. Cette Église de Pierre qui n’a pas accepté l’irréparable collaboration avec Judas. Ce Judas qui, trop tard, a compris ce qu’il avait fait.

 

Prisonnier, apôtre de l’amour

Après le procès, Mgr Ghika, ainsi que tout le groupe, est transporté dans un état d’épuisement à la prison de Jilava. Ceux qui connaissent cette prison savent qu’elle se trouve près de Bucarest; construite à six mètres sous terre, elle est très humide et la plus grande partie du bâtiment n’a pas de fenêtre. L’eau s’infiltre dans les sols et coule des plafonds. Les cellules mesurent un mètre et demi sur trois, ou soixante centimètres sur trois mètres. Tous les prisonniers sont condamnés à utiliser le sol comme WC. L’eau et la boue coulent le long des murs.
Voilà le chemin absurde qu’emprunte l’athéisme pour anéantir l’Église, pour en finir avec elle à tout jamais et pour faire triompher Karl Marx et Lénine. Mais Mgr Ghika ne perd pas l’espérance:
„Quelle chaîne mystérieuse que cette chaîne de l’espoir! Impalpable comme un frisson de clarté, solide comme l’acier, indestructible, pareille à un rayon réfléchi. Elle va de l’infini à nous et de nous à l’infini. Elle franchit l’abîme avec une légèreté divine; elle ondule, sûre, droite, rapide comme la lumière, douce comme la caresse du lointain soleil. Tout ce qui flotte dans ses transparences s’illumine et danse en étincelles sur son trajet” (Mgr Ghika, Entretiens spirituels).
Ceci, après une journée passée dans les flammes du mensonge et de la haine. Mais sa foi s’appuie sur la Croix.
Quelle douleur que celle de prendre conscience du jeu, de la mise en scène de ce procès qui a pour but de détruire un fils du pays, un fils du Danube! Il était plus facile pour ces Judas de vendre leur conscience que de défendre un apôtre du pays.
Au moment de se séparer du groupe, Mgr Ghika bénit ses compagnons et les encourage, sans accuser personne. Il a encore la force de tendre la main à ceux qui l’ont jeté – peut-être sans le vouloir – dans cette atroce situation. Lui, l’innocent, a été entraîné dans cette situation effroyable. Il leur dit: „Ne vous imaginez surtout pas que vous êtes responsables de mon emprisonnement. D’ailleurs, rien n’est plus honorable que d’être détenu pour la cause de Jésus-Christ”.
Dans de telles circonstances, qui vous poussent à crier votre indignation et à refuser tout pardon, est-ce qu’un „renégat” aurait eu le courage de tendre la main à ses compagnons qui l’ont trahi? Il n’y a pas de vengeance pour un apôtre, pour un catholique, bon orthodoxe.
„La douleur chrétienne réclame le ciel. Elle appelle le Dieu du bonheur, et le bonheur de Dieu. Elle a découvert la sainte attente. Nous, chrétiens, nous attendons le „grand matin” de la Vie éternelle. Le grand matin, déjà répandu sur les montagnes, celui dont les reflets brillent sur toutes les choses hautes et belles, sur les plus saintes et les plus audacieuses créations de Dieu, sur ce qui monte vers Lui et L’approche” (Mgr Ghika, Entretiens spirituels).

C’est la nuit du 24 octobre. Il fait froid. Mgr Ghika n’a pas d’habits. Mgr Menges trouve dans un coin un reste de paillasse et la lui donne. Cette même nuit a lieu une perquisition. Il faut se déshabiller, rester nu dans le corridor pendant qu’on fouille la chambre. Tous grelottent. Aucun des soldats n’ose lui jeter au moins une chemise. Perquisition pour découvrir … une aiguille à coudre ou un peu de fil pour raccommoder les habits. Chose interdite et si précieuse!

Après la perquisition, les autres détenus reçoivent du dépôt de vêtements deux chemises, deux culottes et un pantalon, tirés de leurs bagages. Mgr Ghika, arrêté dans la rue, n’avait aucun bagage à son arrivée. Aussi reste-t-il avec un caleçon qu’on lui a donné, une paire de bas troués et des souliers. Pas d’essuie-mains, pas de brosse à dents et surtout pas de peigne. Le lendemain, c’est la fête du Christ-Roi.

„Jésus, Fils de David,
      comme un voleur, Tu auras les mains liées.
      Jésus, comme une pierre inutile,
      Tu seras rejeté”.
Mgr Menges et Mgr Ghika partagent désormais la même cellule. C’est une pièce de cinq mètres sur six, avec des lits superposés, des paillasses sans paille. Quatre personnes sur un même lit. Il n’y a plus que la place de se coucher à même le sol sous le dernier lit.

Mgr Ghika prend possession de cette „cathédrale” qui a la géométrie de la Beauté et la lumière de l’Esprit. Les murs, et même la saleté, semblent avoir disparu! Le silence de la nuit est seulement interrompu par le bruit des bottes et des armes des gardiens qui veillent sur un vieillard, enfant comme eux du même pays.

Dans la chambre, ses compagnons lui donnent une chemise, un pantalon et un peigne. Quelle joie! Un peigne! Et Mgr Ghika peut enfin se blottir dans un soi-disant lit. Mais il est incapable de manger la nourriture qu’on lui donne. Il l’offre à ses voisins en disant simplement: „Ça ne passe pas!”

On le sort à l’air durant vingt minutes, dans une cour intérieure. Mgr Ghika ne parle pas; il marche et prie. On le voit trembler de froid.

Dans la chambre, tout le monde veut le voir, lui parler; cela ne cesse pas, de cinq heures du matin à vingt-deux heures. Parler le fatigue, car il n’a qu’un seul poumon. Pourtant, c’est en parlant qu’il rend présent l’Invisible. Cette parole qui parfois paraît inutile, jaillit de son âme, traverse les murs et les cadenas de la haine.

Lorsqu’on s’approche de lui pour échanger, il ne cherche pas à imposer son savoir ni sa foi. Il y a des gens qui veulent savoir quelle est la différence entre l’orthodoxie et l’Église catholique. Ces gens ne connaissent que le mot „Inquisition”.

On le prie aussi de confesser. Il refuse, car il craint qu’il y ait des traîtres qui jouent la comédie pour aller informer la direction et l’accuser de faire du prosélytisme en prison. Car, malheureusement, les consciences se vendent à bas prix en temps de persécution.

Il aimerait tellement pouvoir dire la messe. Tenir dans ses mains la Présence de l’Homme, son Rédempteur! Malgré tout, dans son coeur, l’Église continue de chanter: Alleluia! Alleluia!

Il a une façon de se comporter tout autre que celle de ses compagnons. Quand il discute avec une personne, celle-ci en vient d’elle-même à désirer mettre de l’ordre dans sa conscience, au point de dire: „Si je sors d’ici, je corrigerai telle et telle chose dans ma vie … Quand je sortirai, je ferai baptiser mes enfants …”

Il refuse toujours de confesser, car il est persuadé que des microphones sont cachés dans les murs. Il passe son temps à s’occuper des gens, de leur âme. Ses compagnons d’infortune le prient de leur parler. Les uns et les autres se plaignent à lui. Certains constatent: „Ce que l’on perd le plus en prison, c’est la mémoire”.

Il n’y a pas de prison pour les gens qui aiment Dieu. Il n’y a pas de boue qui puisse éteindre l’éclat de l’Amour. La prison n’est autre chose que l’endroit où l’âme est enfin libre de choisir!

Dans sa vie, Mgr Ghika a eu l’occasion de rencontrer des gens célèbres.
À Rome, il avait connu l’amiral japonais Jamamoto Shinjire, converti au catholicisme et ami personnel de l’Empereur.

En 1933, Mgr Ghika était allé au Japon, avec un groupe de soeurs, pour y fonder un carmel. Il demanda alors au commandant du bateau comment on dit en japonais: „Que Dieu vous bénisse!”, car il voulait bénir le Mikado. Le commandant en fut fort étonné: comment oser dire cela au Mikado qui est lui-même un dieu?

Au Japon, Mgr Ghika avait été reçu par le Mikado qui s’était entretenu avec lui dans un français parfait. Le Mikado lui avait confié qu’il avait une grande peine: il désirait avoir un héritier. Mgr Ghika lui promit qu’il prierait Dieu et que Dieu l’exaucerait. Alors, Mgr Ghika traça sur le front du Mikado le signe de la croix en lui disant tout simplement: „Que Dieu vous bénisse!” Immédiatement, les généraux tirèrent leurs épées pour attaquer Mgr Ghika. Mais le Mikado leur fit signe de ne pas lui faire de mal. Et neuf mois plus tard, le Mikado eut un fils.

Mgr Ghika raconte ces faits et bien d’autres événements de sa vie à ceux qui lui demandent de leur parler. On abuse même de lui en le faisant parler trop longtemps. Mais il ne s’arrête pas à ces anecdotes, il va plus profond. À ceux qui l’entourent, il apprend le chapelet, inconnu des orthodoxes. Il leur apprend à méditer, à faire le chemin de croix. Il vit intensément de la Présence de Dieu et la rayonne. Écoutons-le: „Une remarque s’impose dès le seuil: cette mise de la réalité de Dieu à son rang de réalité omniprésente ne va pas sans une soudaine et très consolante constatation, c’est qu’elle ne comporte rien d’artificiel, de forcé.

Toute autre réalité de la terre se superpose aux autres et, en se superposant, les masque, les altère ou les écrase. Dieu ne fait subir à rien d’atteinte réductrice au mal, parce que le mal n’est que la forme la plus odieuse du néant” (Mgr Ghika, Entretiens spirituels – La présence de Dieu).

En prison, Mgr Ghika se nourrit des psaumes qu’il garde dans son âme.

„Je suis troublé par les cris de l’ennemi
      et les injures des méchants.
      Ils me chargent de crimes!
      Pleins de rage, ils m’accusent.
      Mon coeur se tord en moi.
      La peur de la mort tombe sur moi.
      Craintes et tremblements me pénètrent” (Psaume 54).

Souvent on l’entend dire: „Il faut tout supporter par amour de Jésus. Allons faire notre chemin de croix”.

„Ils ont percé Tes mains et Tes pieds.
      Ils ont compté tous Tes os.
      Ils ont regardé Celui qu’ils ont transpercé.
      Ta Croix, Seigneur, nous l’adorons,
      et ta sainte résurrection, nous la chantons.
      C’est par le bois de la Croix
      que la foie est venue dans le monde”.
      Ainsi se passent les jours à rapprocher les âmes de leur Dieu. Il n’y a plus de tristesse dans l’âme des prisonniers. Les bourreaux tentent d’écouter ce que dit Mgr Ghika pour le rapporter aux chefs. Ils se cassent la tête et ne peuvent comprendre d’où viennent la joie et la paix qui éclatent sur les visages.

Le dimanche, Mgr Ghika prêche. Il aime reprendre cette parole de Jacob: „Cet endroit est saint et moi, je l’ignorais”.

„Comme l’amour divin ne pouvait concevoir, dans sa souveraineté, de mal sans remède, ni de remède sans une communion admirable avec le châtiment, ni de salut sans une sorte de folie d’amour, il a mis le remède du mal dans le châtiment même de celui-ci, et s’est mis Lui-même personnellement au coeur de la douleur. C’est dans la personne de l’Éternel venue de l’Éternel, dans la personne la plus faite pour nous dévoiler tout l’abîme de la douleur plongeant jusqu’aux entrailles de Dieu, c’est dans la personne de celui qui, s’il était le Verbe créateur, était aussi le Fruit sacrifié des entrailles divines, que s’est réalisée la terrible union personnelle de Dieu et de la douleur. Et c’est là qu’on retrouve, dès qu’on s’approche de Lui, la destruction radicale et finale de la souffrance et du mal” (Mgr Ghika, Entretiens spirituels – La souffrance).

Souvent, il parle de l’importance de la souffrance:

„Si Dieu nous a conduits ici, c’est pour pardonner nos péchés et nous faire sortir d’ici meilleurs!”

Croyant qu’on va bientôt le pendre, il demande à se confesser. Un jour, on lui amène une personne vêtue comme un prêtre. Il doute qu’il s’agisse d’un véritable prêtre catholique et il refuse de se confesser. Plus tard, il apprendra qu’il avait eu raison.

Il est très gêné de devoir faire ses nécessités devant tout le monde et de le faire en vitesse. Comme il est trop faible pour s’accroupir sur le trou sale dans lequel il risque de tomber, on le soutient pour lui éviter un accident. Malgré tout, un jour, il tombe dans cette effroyable saleté.

Après le procès, la sentence tombe: Mgr Menges est condamné à vingt ans de travaux forcés, et Mgr Ghika à trois ans. Ce dernier ne craint pas d’affirmer aux fonctionnaires: „C’est une honte qu’un gouvernement mette en scène de pareils procès!”

Il ne signe pas.

Tout est accompli en cette heure où le voile se déchire. Les oiseaux ne chantent plus. Le futur paraît mort. A-t-on tari la source?

Arrive le jour où il doit être transféré à l’infirmerie. Un jeune homme, le petit-fils de l’amiral Fundateanu, essaie de lui venir en aide. Mgr Ghika lui dit: „Dans quatre jours, je mourrai. Vous n’aurez plus à vous occuper de moi!”

Il ne mange plus. Il prie.

Son regard fixe le vide qui déjà l’entoure. Tous ses membres se disloquent. Il commence à sentir un vent qui glace son corps.
Ceux qui l’approchent l’entendent prier:

„C’est en Toi, Seigneur, que j’espère. C’est Toi la Cité qui va triompher. Ne me laisse pas tomber! C’est Ton Amour que j’embrasse pour triompher de leur haine. Mes ennemis m’ont accusé injustement. Je m’accroche à Ta Présence pour ne pas mourir dans les bras de la haine. Je ne voudrais pas que mon souffle détruise cette offrande de toute ma vie, que je voudrais renouveler en ce moment. Ma vie, je Te l’offre. Elle a été trois fois consacrée. Une fois, pour Toi, mon Créateur.
Une fois, pour l’Église de Pierre, et la troisième, pour ce peuple du Danube qui chante Ton nom de l’aube au couchant, dans cette lumière mystérieuse de l’Amour éternel.

Il s’endort dans le Seigneur le 17 mai 1954.

„Maintenant tout repose
      Dans l’unique oblation.
      Les mains du Père
      Ont recueilli le souffle.
      Le visage incliné
      S’apaise aux ténèbres.
      Le coup de lance
      À scellé la Passion.

      Le rideau se déchire
      Dans le Temple désert.
      La mort du juste
      À consommé la faute.
      Et l’Amour a gagné
      L’immense défaite.
      Demain le jour
      Surgira du tombeau”.

 

La vérité vous rendra libres

C’est bien plus tard que sa famille sera informée de sa mort. Élisabeth Ghika, femme de Déméter, écrit à une amie:

„Je viens vous annoncer la nouvelle que nous avons reçue tout récemment et qui vous peinera comme elle nous bouleverse. Notre cher et saint frère Vladimir a quitté ce monde, devenu si triste, pour le royaume céleste où Dieu a dû accueillir bien tendrement son bon serviteur.

Pour Déméter, il est si dur de savoir maintenant qu’après ces six ans et demi de séparation, il ne reverra pas ici-bas ce frère tant aimé, son aîné d’un an à peine, mais qui veillait sur lui comme un frère, tout en se montrant le camarade le plus gai, l’ami le meilleur qu’il ait jamais possédé”.

Une autre lettre, plus tardive, également écrite par la femme de Déméter:
„La liberté, hélas! n’est pas encore rendue aux peuples qui souffrent, mais la délivrance de Vladimir s’est faite en prison, non comme celle de saint Pierre pour servir encore comme apôtre, mais pour entrer dans la gloire du Maître, après Lui avoir rendu témoignage dans l’épreuve.

Depuis son arrestation en novembre 1952, nous n’avons eu de lui que des nouvelles très tardives, indirectes, incertaines. Nous ignorons tout de ces dix-neuf ou dix-huit ou quatorze derniers mois de sa vie. Où, comment les a-t-il passés? Sans doute en union constante avec Dieu, si l’on ne s’est employé à faire sombrer sa raison qui était restée si lucide et active. Mais, conscient ou non de la compagnie de son Maître, il a dû, dans la souffrance et l’abandon, être plus proche de Lui que jamais, et maintenant, il peut enfin se reposer dans la paix, la joie, la gloire éternelles.

La date de sa mort nous est inconnue. On nous parle du 24 juin, du 16 mai, du 19 janvier; personne ne semble en mesure de fournir une précision.

Déméter est admirable de résignation, de courage, mais a besoin des prières de ceux qui peuvent comprendre son chagrin, mais aussi apprécier le grand honneur que Dieu nous a fait d’appeler l’un des nôtres à ce témoignage aussi magnifique que terrible”.

Une lettre encore:

„Dieu réservait à notre cher disparu l’honneur de mourir en témoin du Christ, en prison, sur cette terre roumaine où il avait semé la bonne Parole avec tant de zèle et d’amour, et vu lever le grain avant de fermer les yeux. Il avait certainement ratifié par un total consentement le choix que son Maître avait fait pour lui. Les circonstances ne nous ont pas permis d’assister à cette messe roumaine, rue de la Source. J’en ai eu le coeur bien serré, car il m’aurait été doux de m’unir sur place aux nombreux enfants spirituels, compagnons et amis de Vladimir, venus si pieusement honorer la mémoire de notre cher et glorieux disparu. Mais je me demande si l’émotion n’aurait pas été trop forte pour mon Déméter, si courageux et résigné, mais si meurtri que nous n’osons pas encore parler devant lui de son frère, sauf dans l’intimité de notre vie familiale, où nos petits-enfants nous aident beaucoup, par leur gentillesse, leur tendresse compréhensive et l’entrain de leur jeunesse, à évoquer des souvenirs qui deviendraient terriblement poignants pour Déméter.

Nous n’avons aucun détail sur la mort de mon cher beau-frère (Vladimir) ni sur les derniers mois de sa vie, ignorant qu’on l’avait remis en prison et combien de temps il était resté libre entre ses deux arrestations (?).

Personne ne semble rien savoir à ce sujet, même les pauvres parents et amis confinés derrière le rideau de fer, dont un seul nous a donné, indirectement, des nouvelles vagues, brèves et probablement inexactes quant à la date du décès”.

Pour lui, il n’y a plus de murs, ni de lourdes portes; fini le bruit cadencé des bottes des soldats qui le gardaient jour et nuit.

Il se profile dans la lumière qui se dresse, libre, triomphante d’Amour! Un être que Dieu a élu pour être l’Apôtre du Danube, ce fleuve profond et tumultueux comme le coeur des hommes. En même temps, un être appelé à l’autel du même Pain et du même Ciboire pour unir ce peuple qui ne doit pas vivre dans l’EXIL DU COEUR.

 

EUGENIA MIHALOVICI (Hélène Danubia)

Biographie

 

Eugènie MIHALOVICI est née en Roumanie le 24 décembre 1916, dans une famille orthodoxe aisée. En 1939, ses parents hésitent à l’envoyer à Paris, chez son oncle Christian Rakowski, ambassadeur d’URSS, ou en Suisse, poursuivre des études de médecine. Ce sera Genève … et la rencontre du Christ.

De retour en Roumanie, le docteur Eugénie MIHALOVICI est surprise par la guerre. Elle fonde une mission religieuse médicale à Prédéal, au nord de Bucarest. Le 22 avril 1949, la chapelle Notre Dame de la Liberté est consacrée par le Nonce alors que la persécution communiste s’est déjà abattue sur l’Église catholique.

Liquidation de l’Église de rite byzantin, arrestation nombreuses d’évêques, prêtres, religieuses de rite latin, Mgr. GHIKA meurt en prison et le docteur MIHALOVICI est arrêtée à son tour.

Après de longs interrogatoires cruels et humiliants, elle est jugée et condamnée à dix ans de prison. Elle en fera six, cette période cruciale de son existence inspirera plusieurs de ses livres.

Après sa libération, elle exerce comme médecin à travers toute la Roumanie. En contact avec l’Église clandestine, elle se consacre aux malades, surtout les plus pauvres. En 1977, après le tremblement de terre de Bucarest, elle reçoit l’autorisation de quitter le pays.

Accueillie par Madeleine, une protestante, elle commence une nouvelle vie de médecin en Suisse à l’âge ou les autres prennent leur retraite. Son expérience des misères, surtout morales de l’Occident, lui inspirera d’atures livres. Après la mort dramatique de son amie Madeleine, elle trouvera auprès de Soeur Monique BÉLLON un soutien.

Dans les années 80, elle donne son témoignage de „rescapée de la grande épreuve” (Daniel-Ange) et le publie dans le „Bonheur Arrache” qui sera suivi d’une dizaine d’autres livres,* tous autobiographiques, à l’exception d’un sur Mgr. Ghika.

La fin du communisme lui redonne une seconde jeunesse. Elle consacre toutes ses forces déclinantes à la réalisation d’un centre spirituel en Roumanie „Manresa”.

Une rencontre suffisait pour ne plus oublier le Dr. Eugènie MIHALOVICI (Héléna Danubia de son nom de plume). Sa petite taille cachait un volcan d’énergie, toute tournée vers Ici fui et la déjense de l’Église. Son impatience frisait l’intolérance, mais c’était celle des violents dont parle l’Évangile.

Eugènie était aussi un poète dont les vers sont empreints de la souffrance. Elle est saisie d’angoisse à la vue du mal que l’homme inflige à l’homme. Sa poésie nous révèle son coeur d’enfant ébloui un jour par le Christ et qui lui est resté fidèle à travers la tourmente du siècle:

Des murs, des grilles, des lourdes portes!
Tout un désespoir m’emporte.
Les heures passent autour de moi,
Sur le mur, deux rayons forment une croix.
Des murs, des grilles, des lourdes portes!
Une immense ferveur m’emporte.
Les heures passent autour de moi,
Dans ma cellule, j’embrasse l’ombre de ma croix.

Didier RANCE
Diacre

Héléna Danubis est l’auteur de:

Le bonheur arraché (Saint Paul)
À la recherche de la vérité (Résiac)
Psaumes d’amour (Saint Paul)
L’irrésistible Amour (P. Téqui)
Ils ont voulu tuer l’homme (Saint Paul)
La liberté enchaînée (Nouvelle Cité)
La certitude de l’impérissable (éd. du Moustier)
Prince et Martyr, Fmonseigneur Vladimir Ghika, l’apôtre du Danube (P. Téqui)
Médecin à l’Est et à l’Ouest (P. Téqui)

Fondatrice de l’Association du Centre Spirituel Manresa, Roumanie.

 

  1. Voir ses précédents livres, en particulierLe bonheur arrachéLa liberté enchaînée et Ils ont voulu tuer l’Homme.