Acest titlu indică bine intenţia autoarei. Ea a fost mai întâi colaboratoare a operelor Monseniorului, la început în România, apoi la Auberive în Franţa, unde a devenit superioară a micei, dar importantei Congregaţii “Sfântul Ioan”, fondată de Vladimir Ghika.

Prince et berger 

de Suzanne-Marie Durand
préface de son Éminence le cardinal Feltin, archevêque de Paris

Lettre de Son Éminence le cardinal Feltin, archevêque de Paris, l’auteur
Paris, le Ier février 1962.
32, rue Barbet de Jouy (7e).
      Madame,

      Vous m’avez envoyé, il y a quelques jours, le manuscrit que vous avez rédigé sur le prince Vladimir Ghika. Je vous remercie de l’avoir écrit et je vous en félicite.
      Ces pages sont fort intéressantes. Au moment où l’on insiste sur l’unité de l’Église, vous brosser, un portrait attachant, plein de respect, d’objectivité et de bon sens de ce prélat, incompétent peut-être dans la vie pratique et en matière financière, et qui subit l’échec inévitable de la fondation qu’il avait entreprise, mais qui reste l’image d’une incontestable sainteté que vous avez bien mise en valeur.
      Aussi, en vous adressant, comme vous m’en aviez prié, l’Imprimatur souhaité, j’ai plaisir à vous féliciter pour votre travail, à lui souhaiter plein succès et à vous renouveler, Madame, mes sentiments respectueux et tout dévoués.

† Maurice Card. Feltin,
A. de .P.

 

AVANT – PROPOS

Lorsque, le 27 novembre 1954, á la Mission catholique roumaine de Paris, sous la présidence de S. Ém. le cardinal Feltin, archevêque de Paris, Jean Daujat évoqua la noble figure de Mgr Vladimir Ghika, un souvenir s’imposait á moi de façon poignante: un quart de siècle auparavant s’achevait à Auberive une expérience de groupement religieux dont Mgr Ghika avait été l’inspirateur, le souffle, expérience à laquelle participèrent des âmes entièrement consacrées à Dieu, dont plusieurs vivent encore, expérience qui fut capitale dans ma propre destinée, expérience qui n’a presque pas laisse de traces écrites, et l’on verra pourquoi.

Que convenait-il de faire à ce sujet? Garder définitivement le silence sur cette fondation d’Auberive qui, pour le prince Vladimir Ghika et pour nous-mêmes, fut un échec apparent? Ou bien évoquer ces années comblées de grâces que nous avons vécues dans le rayonnement immédiat de celui qui, au fond d’un cachot de Roumanie, vient de retourner à Dieu?

Mon premier mouvement fut de me taire, et je me dérobai á toute interview au cours de ces années passées. Mais voici que, depuis quelque temps, ces souvenirs s’imposent à moi avec une telle force qu’ils jaillissent du fond de mon être à la façon d’une source, ou mieux encore, comme des eaux vives longtemps comprimées, et qui s’élancent à la faveur d’un forage.

Alors j’ai pris conseil, et, me retirant dans le silence et la solitude, je me suis recueillie pour recueillir ces eaux jaillissantes. J’ai rédigé ces souvenirs d’abord pour me libérer, et sans savoir si je les publierais. De bons juges me disent qu’ils constitueront l’une des pages les plus éclairantes de la vie de ce grand spirituel que fut Mgr Vladimir Ghika. Ils pensent aussi que les échecs des saints sont rarement mis en lumière, alors qu’en réalité, aux yeux de Dieu, ils sont bien souvent leur gloire …

Voici donc ces souvenirs. Ces pages présentent, certes, des lacunes. Elles n’évoquent que ce que j’ai vu et entendu. Les paroles que je mets fréquemment sur les lèvres de Mgr Vladimir Ghika sont rigoureusement authentiques dans leur fond, et souvent dans la forme elle-même. Toutefois ces propos familiers, on s’en doute, n’ont pas été enregistres sur bande magnétique … Quant aux dates, elles sont d’une rigoureuse exactitude. Je me suis appuyée sur des jalons que rien ne saurait effacer de ma mémoire. Lorsque celle-ci n’a pu me restituer la date précise de tel détail secondaire, je me suis contentée de le rapporter sans le situer avec précision dans le temps.

Ce témoignage est une évocation fidèle, et de ce fait même honnête. Il est, volontairement, dépouille de toute fioriture ou de toute recherche littéraire. La littérature, ici, serait non seulement superflue, mais déplacée.

Souvent j’évoque la «sainteté» de Mgr Vladimir Ghika, comme on en parlait, même de son vivant, car grande était cette «fama sanctitatis» dont on fait état quand il s’agit de canoniser les serviteurs de Dieu. Mais il est bien évident que je ne devance en rien le jugement de la sainte Église catholique en un domaine où elle seule a le droit de parler.

  1. – M. D.

Notre-Dame de la Bélégonière.

Saint-Cézaire-sur-Siagne, 7 octobre 1961.

 

CHAPITRE I: DÉCOUVERTE

À l’église des Étrangers à Paris

Nous sommes en décembre 1924; c’est la première semaine de l’avent. Je pénètre dans l’église des Étrangers, à la rue de Sèvres. Elle est très sombre. Il est dix-sept heures. Je m’oriente à gauche, en direction de la sacristie. C’est là, m’a-t-on dit, que le prince Vladimir Ghika me recevra.
Pourquoi, comment s’est décidée cette rencontre que rien n’aurait pu faire soupçonner deux jours plus tôt? Arrivée la veille de Paray-le-Monial, je suis de passage à Paris, soucieuse d’élucider un grave problème de vocation qui se pose à moi avec une certaine urgence. Le prêtre que je me proposais de consulter me dit des mon arrivée: «Sans avoir eu le temps de vous informer, j’ai pris pour vous un rendez-vous avec un saint qu’il m’a été donné de découvrir ces jours-ci, providentiellement.»
Et de me préciser quelques traits caractéristiques de ce «saint». Il à été ordonne prêtre l’an dernier, à cinquante ans. Converti de l’orthodoxie au début de ce siècle. Par une exception tout à fait rare – c’est peut-être la première fois que ce fait se produit dans l’Église – il est ordonné sous les deux rites, byzantin et latin; il apparaît ainsi comme un symbole de l’union entre l’Orient et Rome. C’est un homme d’une culture prodigieuse. C’est une âme dévorée d’amour de Dieu et de zèle apostolique … Il a d’immenses projets, et qui sont déjà approuvés par Rome, pour entreprendre des tâches missionnaires, en particulier pour l’union des Églises qui nous tient tant à coeur …
J’écoute en silence cette énumération. Le Père L. poursuit: «C’est un Roumain, descendant de la dernière famille régnante en Moldavie.»
À ce moment, j’interromps le Père:
– Ne serait-ce pas le prince Vladimir Ghika?
– Comment? Vous le connaissez?
– Non, mais j’ai lu, en cours d’année, dans un numéro de La Vie spirituelle, une étude remarquable sur «La souffrance». Elle m’a tellement frappée que je l’ai relue au moins deux ou trois fois. Intriguée par la qualité de «prince» du signataire, j’en ai parlé autour de moi, et une amie m’a dit: «On m’a rapporté que ce prince roumain s’est fait prêtre et tous ceux qui l’approchent sont subjugués par sa sainteté …»
Le Père L. semble fort étonné.
– Le rendez-vous est pris pour demain dix-huit heures, à la sacristie de l’église des Étrangers. Passez la journée en prière; le Saint-Esprit fera le reste.
Tandis que j’avance dans la pénombre, j’entrevois, agenouillé près d’un pilier, une silhouette sombre. Cet homme qui prie a la tête fortement penchée en avant. Une abondante blancheur l’auréole: longue barbe blanche, longue chevelure blanche qui s’étale sur la nuque, et donne à ce prêtre l’apparence d’un pope. Elle lui fait paraître aussi beaucoup plus que son âge; ce «jeune» prêtre de cinquante ans a l’allure d’un vieillard.
Le prêtre, qui a perçu mes pas, se retourne, me devine, et me fait signe d’entrer à la sacristie. J’aperçois alors qu’il porte, en guise d’étole violette, un simple ruban, large de deux doigts, qu’il peut rouler et glisser dans sa poche. Plus tard, je découvrirai qu’il ne s’en sépare jamais.
Pendant plus d’une heure durera notre entretien. L’impression de me trouver en présence du Seigneur lui-même est si forte que je vais d’emblée à l’essentiel, aidée par une compréhension totale, et par une bonté à la fois divine et humaine qui dissout toute appréhension et toute crainte. Dans un tel climat, les longues explications sont superflues; tout se fait clair; tout est clair; et je n’ai bientôt plus qu’à écouter.
Le Père – c’est ainsi que je l’ai nomme dès les premiers échanges et que je le désignerai toujours – me parle alors longuement de l’Oeuvre des frères et soeurs de Saint-Jean, oeuvre que Rome a approuvée en février de cette année 1924. Il lui semble que, par des préparations providentielles, je suis comme préaccordée à cette oeuvre, dont il m’expose surtout l’esprit. Quant aux premières réalisations, je crois comprendre, ou plutôt deviner, qu’elles sont ébauchées ici et là; mais, par discrétion, je m’abstiens d’interroger.
Je sors de cet entretien comme éblouie. Le Père me remet les feuillets concernant l’Oeuvre, ces feuillets approuvés par Rome, ce qui donne sécurité. Il m’invite à les étudier, à prier, à réfléchir, à lui écrire fréquemment et à revenir le voir à Paris au cours du prochain trimestre aussi souvent que je le pourrai. Ce que je fis.
Cette présentation de l’Oeuvre de Saint-Jean est tellement révélatrice de l’esprit qui anime le prince Vladimir Ghika, révélatrice de sa logique à lui, plus orientale que latine, révélatrice de sa manière de s’exprimer, que la lecture de ces pages me semble la meilleure façon de prendre un premier contact avec leur auteur. Si cette lecture paraît trop ardue à certains, qu’ils passent outre; ils y reviendront plus tard.

L’Oeuvre de Saint-Jean

(Ce texte est la copie intégrale des feuillets polycopiés qui me furent remis en décembre 1924. La disposition typographique elle-même en a été respectée, dans la mesure du possible.)

OEUVRE DES FF.&SS. DE SAINT-JEAN

Oeuvre apostolique comme aboutissement.
À point de départ eucharistique.
Se développant suivant la doctrine de saint Jean, protecteur, modèle et guide, en sa maison, devenue celle de la Sainte Vierge.
      Remplaçant la plupart des disciplines extérieures par une sorte de mise en oeuvre au nom de l’Amour de Dieu, seule règle absolue de la Maison.
Divisée en deux degrés d’observance plus ou moins stricte: la «Maison» et la «Famille» de Saint-Jean.
Avec un programme d’activité que détermine la théologie du besoin et qui se répartit suivant les quatre vocables de la Sainte Vierge dans les litanies de sa maison, maison que l’on veut ici reproduire:
Auxilium Christianorum.
Salus infirmorum.
Refugium peccatorum.
Consolatrix afflictorum.

Soucieuse avant tout de vie spirituelle et faisant sortir l’action de la contemplation.
Préoccupée d’être un groupe de souplesse et de subordination à l’égard des organes vivants de l’Église, et de fournir un service des vrais serviteurs des serviteurs de Dieu surtout sur le terrain des missions.

«Erat autem in loco ubi cruciflxus est hortus, et in horto monumentum novum in quo nondum quisquam positus erat.»
Au nom de celui qui, le premier, accourut au tombeau du Ressuscité, mais qui n’osa y pénétrer, malgré tout son amour, qu’après Pierre – suivant l’ordre marqué par le Bien-aimé lui-même. «Pierre a passé; et Jean peut désormais entrer …»

Février 1924.

 

OEUVRE DES FRÈRES ET SOEURS DE SAINT-JEAN


(«Et s’il me plaît qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne?»)
– Pour l’Amour de Dieu –
et avec le seul engagement à l’Amour de Dieu.

Le protecteur et le guide: le saint qui, penché sur la poitrine de Jésus à la Cène, y a compris le secret du saint sacrifice, du saint sacrement et du Coeur sacré qu’il a senti battre si près du sien. Le saint fidèle aux dernières épreuves du temps d’abandon, et que le scandale de la croix n’a pas découragé.
Le saint, représentant de l’humanité léguée à la Sainte Vierge, à la place de Jésus, par Jésus mourant. Le saint de l’exil et de l’attente qui, après avoir été le plus aime et le plus aimant des disciples, a le plus longtemps traîné son existence sur la terre, au-delà même de la plus longue durée que connaisse ici-bas la vie humaine.

*

*      *

OEUVRE DES FRÈRES ET SOEURS DE SAINT-JEAN

Société auxiliatrice des Missions.
(Titre au nom duquel a été accordé l’indult venu de Rome.)

Nature: Ce n’est ni un ordre, ni une congrégation, ni même une confrérie proprement dite, mais une sorte de «convergence-concertée-de-bonnes-volontés-en-grâce-de-Dieu», un organe de coopération pour mieux avancer le règne de Dieu, d’une souplesse de formes et d’attributions aussi complète que possible, fondé sur la communion sacramentelle et la communion des saints, et cherchant à s’adapter à toutes les situations comme à tous les besoins.
C’est, sous la protection, sur le modèle, et selon la doctrine de saint Jean, un ensemble de personnes essayant de ne former dans l’Esprit-Saint qu’un coeur et qu’une âme.
C’est à la fois un essai nouveau (et «toujours nouveau», à la façon du «mandatum novum», du commandement d’amour) et un effort pour revivre ce qu’il y a de plus ancien dans l’Église de Dieu.
S’il y a à chercher dans les siècles plus récents une analogie, elle peut être trouvée dans la Compagnie du Saint-Sacrement (dont l’influence fut si grande pour amener la régénération chrétienne de la France au XVIIe siècle) ou dans la Société des Amis de Dieu au XVe siècle.

Forme: Deux catégories de frères et de soeurs, les uns volontairement astreints à une observance plus stricte et plus active des intentions de l’oeuvre, pouvant habiter en commun, et formant la «Maison de Saint-Jean» (une pour les frères, une autre pour les soeurs); les autres s’unissant de plus loin et moins étroitement à l’oeuvre commune, en une sorte de tiers ordre, et formant la «Famille de Saint-Jean».
La Maison de Saint-Jean est (comme la maison primitive de saint Jean après le legs fait à la croix) la maison de la Sainte Vierge, sa demeure, son foyer, où le disciple, par la messe, ramène chaque jour son Fils.
À sa «Famille», appartiennent ceux qui, dans le monde et avec une grande liberté de mouvements, s’associent aux efforts, aux prières et aux travaux des frères de la «Maison».

Objet: Procurer, – par la mise en oeuvre la plus radicale des enseignements de saint Jean, avec l’aide de sa Mère adoptive, et en rayonnant autour du saint sacrement au gré de l’Esprit-Saint, – la gloire de Dieu par la sanctification personnelle et le bien des âmes. Être ainsi, sans réserves, au service de l’Amour de Dieu, qui est la seule loi de la «Maison»; et pour tout ce qui touche à l’apostolat, toujours prêts.

Souci principal: Dans cette tache d’union à Dieu et d’apostolat, le souci est avant tout d’alimenter le réservoir surnaturel qui permet de 1’accomplir. Le souci des canalisations, des terrains et plans d’irrigation ne passe que bien après. On vise d’abord à former des âmes toutes à Dieu, pour être capables d’être alors des envoyés de Dieu. Le reste s’établit en suivant les indications de la Providence, et ce que nous appelons la théologie du besoin. (Voir plus loin.)

*

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LA MAISON DE SAINT-JEAN (aperçu général)

On n’y entre que pour 1’amour de Dieu.
On n’y reste que pour 1’amour de Dieu.
On n’en sort que pour 1’amour de Dieu.

On n’y est lié entre soi que pour autant qu’on l’est avec Dieu et en raison de Dieu.
Point de voeux autres que des voeux individuels, ni de promesse sanctionnée, même chez les plus astreints, mais:

Pour réaliser le conseil de pauvreté.
(Beati pauperes spiritu.)

1° L’organisation de la vie avec le sens que l’on est dépositaire et non propriétaire de ses biens.
2° L’idée qu’on a sur ces biens les droits d’un pauvre, à l’égal de tous les autres pauvres, mais rien que ceux-là (s’il s’agit de droits), que les autres pauvres ont sur les mêmes biens un droit égal.
3° La conviction que l’on est un délègue de la Providence chargé de répondre dans la mesure de ses ressources à toutes les misères que cette même Providence nous présente à soulager durant cette vie.
4° La pleine conscience qu’on possède par là la plus grande des libertés, et qu’on assure la plus saine élimination des tares que la richesse peut présenter en son passé, comme des tentations qu’elle peut faire naître dans le présent.

Pour réaliser le conseil de chasteté.
(Beati mundo corde.)

Garder une pureté aussi parfaite que possible en la comprenant:
1° comme une jalousie de l’amour de Dieu;
2° comme un respect du temple de Dieu qu’est l’être humain;
3° comme un désintéressement nécessaire dans l’amour du prochain.
(La source véritable et originelle de la chasteté est l’amour de Dieu. Le véritable adultère, pire que tous les autres, est contre lui.)

Pour réaliser la perfection de l’obéissance.
(Beati pacifici.)

Obéir au supérieur pour l’amour de Dieu. Celui-ci, dans la Maison de Saint-Jean, ne commande pas mais demande, et demande pour l’amour de Dieu, après avoir contrôle lui-même, devant Dieu, s’il a le droit de demander pour l’amour de Dieu. On peut avoir le droit de refuser, mais également et uniquement pour l’amour de Dieu, après avoir contrôlé soi-même devant Dieu si l’on a le droit de refuser pour l’amour de Dieu. Ni sanction, ni abus d’emploi, par là. L’amour de Dieu allant de l’un à l’autre et faisant voler de l’un à l’autre, si toutes choses sont faites dans l’esprit qu’il faut, la colombe visible du Saint-Esprit.

Du sens de la propriété (qu’elle soit spirituelle aussi bien que matérielle, morale aussi bien qu’intellectuelle) dans la Maison et la Famille de Saint-Jean. À la différence des ordres et congrégations jusqu’ici institués, là-bas, «le mien» n’est pas remplacé par «le nôtre», formule qui déplace seulement le sens propre, fût-ce au profit d’un ensemble meilleur (et peut ainsi trop favoriser l’esprit de corps aux dépens du Saint-Esprit), mais par «le sien», d’où:

a) Une appropriation de tout à Jésus, dans toutes les formes de Sa présence, de l’Eucharistie au plus lointain des prochains.
b) Un ascétisme soucieux de ne rien détruire, mais de tout aliéner et d’utiliser le prix de tout pour Lui. (Le conseil au jeune homme: «vendre et distribuer».)

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LA DOCTRINE DE SAINT JEAN À APPLIQUER CE QU’EST L’OFFICE PARTICULIER DE SAINT JEAN AU POINT DE VUE SPIRITUEL
La prédication vivante sous sa forme la plus absolue des deux commandements de Dieu qui sont une même chose: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée.»
«Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Le sens de la parole de Jésus: «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.» La plus forte et la plus profonde affirmation tout à la fois de la divinité et de l’humanité du Christ Jésus.
L’union de la familiarité et du mystère, de la transcendance et de la simplicité, reconnue dans tout ce qui le touche.
La vision toujours présente des fins dernières sans cesse rappelées à tous. La préparation, si lointaine qu’elle soit, du «second avènement». La doctrine de la «croix», enseignée par les deux témoins de la croix, la mère de Jésus et le fils adoptif de Marie. Le sens puisé là (et la vertu) de la souffrance et de la mort.
La vie concentrée, comme point de départ, autour du saint sacrement, du saint sacrifice, et du Coeur sacré (compris par le disciple préféré, la tête sur la poitrine de son Maître, mieux que par tout autre).
Le sens particulier de l’adoration du saint sacrement dans la Maison: le Pain compris comme tel et vénéré comme tel (et non à la façon d’une pierre précieuse). Le Pain gagne au prix du sang et pour la nécessite de notre vie. Le Revenant de la mort, le seul réellement présent, corps et âme, après la tombe; l’Agneau d’une seule liturgie au ciel et sur la terre.

Note: La maison de la Sainte Vierge est la maison de saint Jean. Mais d’après la profonde indication de l’Évangile, ce n’est pas la Sainte Vierge qui recueille saint Jean orphelin et enfant d’adoption, c’est saint Jean qui reçoit de son mieux la Sainte Vierge, sa mère adoptive.
C’est la Sainte Vierge qui est chez saint Jean et peut s’y trouver comme chez elle. Ce n’est pas saint Jean qui est chez la Sainte Vierge. Nuance à répercussion pratique. Et réalisation moins présomptueusement assumée dans la maison qui veut s’édifier suivant le modèle de cette maison-là.

Le souci, pour la Maison, d’être au sens le plus complet du mot la maison de la Sainte Vierge («accepit in sua»), en comprenant par là ce qu’a été depuis la croix la maison de saint Jean, le foyer domestique de Marie. (Non le palais de sa gloire, mais son modeste et providentiel abri.)
L’idée que «faire rentrer dans la maison de la Sainte Vierge son Fils», ce qui fut chez saint Jean la joie unique de chaque messe, est la mission du prêtre à multiplier partout, autant qu’on le pourra.
Mettre, à ce titre, le soin de promouvoir les vocations de prêtres au premier rang des travaux de la Maison.
Importance capitale accordée à «croire», suivant le mot de saint Jean, «à l’amour que Dieu a pour nous».

CARACTÈRES PARTICULIERS DE L’ACTION

«Souplesse», «subordination», «liberté des enfants de Dieu».
Servir les serviteurs de Dieu partout où le service est assuré. Ne créer de nouvelles initiatives que la où le «service» fait défaut, et où Dieu l’attend.
Suivre la théologie du besoin sans s’attacher à un programme détermine à priori, mais en se mettant à l’école des indications de la Providence. Écouter la voix de Dieu qui semble dire: «Quand Moi, la joie et la bénédiction, Je parais ne pas être quelque part, et que l’on en souffre, cela signifie: venez m’y mettre.»
Écouter l’appel, exprimé ou tacite, de toutes les misères, en répondant: «Nous voilà.»
Être en rapport avec toutes les familles religieuses et les amener à fraterniser aussi étroitement que possible, en coordonnant de façon pratique leurs attributions spéciales et leurs mérites plus caractérises dans le corps mystique de Jésus qu’est l’Église.

Dans l’apostolat: L’Esprit de la mission, puisé dans la mission de l’Esprit.

Le groupement signifie:

Société auxiliatrice.
Tour de guet pour les besoins spirituels à satisfaire.
Agence de liaison entre les différents ouvriers du Royaume de Dieu.
Agence de recrutement pour toutes les bonnes milices déjà créées.
Poste d’écoute pour toutes les heureuses inspirations qui peuvent venir de Dieu.
Souci de créer une «Propagation de l’Espérance et de la Charité» comme on a constitué une «Propagation de la Foi».

Division du travail suivant les appellations données à la Vierge, maîtresse de la maison, dans les litanies de sa maison, transportée ailleurs par les anges.

Auxilium Christianorum:
Toutes oeuvres auxiliatrices — culture des vocations — assistance au clergé — apostolat d’enseignement et de prière.

Refugium peccatorum:
Oeuvre de relèvement en équipes volantes, ou à siège fixe, etc.

Consolatrix afflictorum:
Visites aux affligés – oeuvres de refuge et de secours, etc.

Salus infirmorum:
Couvents de malades – sociétés de malades – service volontaire d’infirmerie, etc.

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LE CENTRE 

Mise en relation directe de toute l’activité de l’Oeuvre avec le saint sacrement, qui occupe dans la «Maison», comme dans l’organisme spirituel de la «Famille», la place centrale.

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ORDRE DU JOUR DE LA MAISON

Dans la «Maison», il est à souhaiter que tous les jours l’office soit lu et divisé selon ses heures naturelles (si possible en commun) mais sans aucune astreinte.
La messe et la communion, quotidiennes, sauf empêchement valable (et suivant avis des confesseurs pour la communion).
La vie des frères et des soeurs suivant la liturgie de l’Église sans cesse commentée de façon pratique dans son déroulement.
La mise en rapport de ce qu’on pourrait appeler la «liturgie du prochain» avec la «divine liturgie», l’une soutenant l’autre, pour procurer par leur étroite liaison l’unique amour de Dieu.

La consécration effective des jours de la semaine aux dons du Saint-Esprit.
Leur appropriation intentionnelle aux oraisons du Venredi saint.

Le lundi – à la crainte de Dieu Les païens
Le mardi – au don de piété Les Juifs
Le mercredi – au don de science Les hérétiques et schismatiques
Le jeudi – au don de force Les malheureux de ce monde
Le vendredi – au don de conseil Les catéchumènes
Le samedi – au on d’intelligence L’ordre chrétien de la société civile
Le dimanche – au don de sagesse Les besoins de l’Église

Le «Magnificat» du samedi en s’éveillant.
Le dimanche, lecture de la prière sacerdotale de Notre-Seigneur au moment de la communion.

Dans le cycle liturgique de l’année, la vie de saint Jean suivant la vie du Seigneur, pas à pas, pour la comprendre et la commenter. Et cherchant après lui sa voie et sa mission sur la terre:

Le nom
L’appel
La place à avoir à cote de Jésus, dans les intentions mal inspirées d’une mère selon la nature
La Transfiguration
La Cène
Le Jardin des Oliviers
Le prétoire – La croix – L’Adoption
Le coup de lance – La course au tombeau
La vie avec la mère adoptive
La pêche miraculeuse – L’éternelle vocation
La Pentecôte – Les miracles accomplis avec Pierre
L’Assomption – Le vain martyre
Pathmos – La mort tardive du disciple.

Le jeudi – avant vêpres – exposé de la doctrine de saint Jean d’après son Évangile:
Part capitale donnée à la prière sacerdotale de Notre-Seigneur.

d’après ses Epîtres:
Centre vivant de la doctrine de saint Jean sur l’amour de Dieu et du prochain.
d’après l’Apocalypse:
Appropriation de l’Apocalypse à la destinée de chacun, sutout envisagée (sans préjudice des autres interprétations pourtant).

Prières du Mandatum; le mandatum spirituel:
L’assomption par le supérieur des défaillances de ses enfants, pour satisfaire en souffrant à leur place.

Examen particulier sur ce point:
Est-ce bien pour l’amour de Dieu que j’ai agi, dans les cas présentés au cours de la semaine?
Chapitre – Antienne du Mandatum

Tenant lieu de coulpes:
Accusation spontanée et toujours facultative, bien entendu, au gré de l’amour de Dieu, des fautes considérées comme plus spécialement contraires à l’esprit de la Maison.
Manquements: au caractère filial de l’amour pour Dieu, au caractère fraternel de l’amour pour autrui.
Indifférence: au caractère paternel de l’amour de Dieu pour nous tous.
Au fait de la présence réelle de nos frères.

Communications:
Table des pains de proposition:
Que faire pour l’amour de Dieu?

Exposition du saint sacrement:
Après lecture du texte du Buisson ardent dans l’Ancien Testament.
Après lecture du texte du «Vos estis palmites» dans le Nouveau Testament.

L’heure sainte.
La prière de l’attente de la croix pour le lendemain, dite, à portes ouvertes, tournes du côté de la porte par où elle doit venir (avec l’antienne de saint André):

«O bona crux, diu et jam concupiscenti animo preparata; securus et gaudens venio ad te; ita et tu exultans suscipias me, discipulum ejus qui pependit in te.»

Le supérieur de la «Maison» porte le nom de «Frère aîné», ou «Mon grand Frère», et point d’autre.
Les détails de l’organisation intérieure de la Maison se fixeront au fur et à mesure, suivant les indications de la Providence, et toujours en se fondant sur le seul amour de Dieu.

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PREMIÈRES RÉALISATIONS

en dehors de l’établissement de la «Maison de Saint-Jean» elle-même

1° L’hôpital crucial, couvent de malades [1], de malades ayant pour forme principale d’oraison l’offrande à Dieu de leurs souffrances en union avec la Passion de Notre-Seigneur, et en présence de son Corps et de son Sang. L’autel central et surélevé dans une salle en croix, dont les malades occupent les bras, et d’où tous ces malades peuvent suivre la messe ou fixer leur regard sur le tabernacle. Le sacrifice des souffrances humaines sanctifiées s’unissant au sacrifice de la messe; le sacrifice de la messe se prolongeant dans le sacrifice des souffrances humaines et, en quelque sorte, le transformant jusque dans sa substance. Et le tabernacle regardant la « sainte réserve de la souffrance » continuée dans la Passion qui s’empare en de nouvelles âmes de «ce qui manquait encore à son amour». La souffrance à la fois, par là, utilisée, sanctifiée, comme transsubstantiée et consolée.
Une maison de retraite pour convalescents, adjointe aux fins de rayonnement apostolique.
Le service des malades assuré par des infirmiers volontaires temporaires (stage d’une semaine à 28 jours avec roulement) ou définitifs (c’est-à-dire sans délai fixe, et aussi longtemps qu’ils le voudront ou le pourront pour l’amour de Dieu). Ces infirmiers recrutés dans la «Famille de Saint-Jean» et régulièrement repartis. Pris aussi dans les «repentis», de façon à ce que ceux-ci voient de leurs yeux les souffrances de ceux qui ont travaillé et travaillent avec Jésus à l’oeuvre de leur salut. (La maison des «repentis» à mettre d’ailleurs tout à côté du couvent de malades.)
2o Des cercles dits «thomistes», de vie à la fois intellectuelle et spirituelle, occupés à vivre, à développer et à fournir à d’autres la doctrine devenue la « doctrine commune de l’Église», le tout, non à titre de simples études, mais de possession et de diffusion de vérités et de réalités que la nature et la grâce nous permettent d’atteindre.

 

 

CHAPITRE II: EN ROUMANIE

En route pour la Moldavie
Le 6 août 1925, en la fête de la Transfiguration, fête si chère à l’Orient chrétien, je débarque en Roumanie, à Constantza, petit port situé sur la mer Noire, au sud de l’embouchure du Danube. Quelques jours plus tard, je rejoins le prince Vladimir Ghika à Boziéni (Moldavie) ou il passe l’été à peu prés chaque année dans la demeure ancestrale dont son frère, le prince Démètre Ghika, ministre plénipotentiaire, est l’actuel propriétaire. Je suis accompagnée d’une jeune fille grecque, Georgina, passée de l’orthodoxie au catholicisme, désireuse de se consacrer toute à Dieu, et brûlant de zèle pour porter chez nos frères séparés la vie contemplative.
Je n’entreprendrai pas ici de conter notre incroyable odyssée, ce qui demanderait un volume, ni les impressions ressenties en prenant contact avec cette terre roumaine, si romaine et si slave à la fois. Je marquerai simplement quelques étapes: embarquées à Marseille le 8 juillet, à bord du Lamartine, nous essuyons la tempête dès notre départ, et pendant trente-six heures. En Grèce, nous faisons halte, en vue de prendre contact avec Mgr Petit, A. A., l’archevêque d’Athènes. Il connaît personnellement le prince Vladimir Ghika, et se montre fort accueillant à des projets apostoliques dont il peut espérer qu’ils contribueront au rapprochement des Églises en Orient. Des pertes ou lenteurs du courrier attendu de Roumanie font que nous nous embarquons à nouveau pour joindre Constantza sans que notre feuille de route soit bien précise. La mer Noire, à son tour, se fait méchante. Georgina s’en trouve fort mal. À Bucarest, illui faut interrompre le voyage, et recevoir des soins à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, celui-là même que fondèrent en 1906 le prince Vladimir Ghika et la célèbre soeur Pucci.
Georgina se remet, et c’est le voyage de nuit, dans un train où les petites gens, dont nous partageons le sort, s’écrasant littéralement, l’équivalent de nos trains français des lendemains de libération. Ce train nous conduit à Romàn, non loin de Iassy. Là, une voiture attelée de trois petits chevaux sonnaillants, secs et nerveux comme des biques, nous emporte en pleine campagne, franchissant à folle allure les quarante kilomètres qui nous séparent du château de Boziéni, dans la circonscription du Néamtz.
Et voici que, au bruit de la «troïka» tintinnabulante, l’alerte a été donnée. Voici le prince Vladimir Ghika qui nous accueille, non plus agenouillé dans la pénombre d’une église parisienne, mais debout à l’entrée de cette forteresse seigneuriale où nous allons passer plusieurs semaines, debout dans un grand soleil d’été qui l’inonde de lumière, et le fait paraître encore plus blanc et plus diaphane qu’à Paris, debout, souriant, les bras étendus, dans un geste patriarcal.

Le cadre des ancêtres

Pourquoi sommes-nous ici? Que venons-nous y faire? Qu’allons-nous découvrir?
Laissant de côté, pour le moment, les deux premières questions, sur lesquelles je reviendrai, je m’attacherai surtout à répondre à la troisième, de loin la plus intéressante: nous découvrons ici, dans son milieu, à ses racines, la personnalité de celui qui est au centre même de ce récit, le prince Vladimir Ghika. Durant des semaines, au cours d’entretiens quotidiens à la maison ou dans l’immense parc favorable aux promenades, au cours de l’exploration du château, de la galerie des grands ancêtres, de la chambre d’une mère vénérée où je m’agenouillerai dans l’oratoire qui en occupe un angle, au cours de sorties à la paroisse catholique du village voisin, mi-orthodoxe, mi-catholique, j’ai connu, de la bouche même de notre Père, à peu près tout l’essentiel de sa vie passée depuis sa naissance: les influences familiales, sa jeunesse, ses études secondaires et supérieures à Toulouse et à Paris, sa conversion – ou ce qu’on à appelé tel (il n’aimait pas qu’on lui appliquât cette expression et j’aurai l’occasion de dire pourquoi); ses études théologiques à Rome, sa rencontre avec la soeur Pucci qui exerça sur lui une influence qu’on pourrait dire déterminante; la fondation sous le vocable de Bethléem Mariae de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Bucarest; son séjour à Rome durant la guerre 1914-1918, et le rôle qu’il y joua en faveur de la France; puis son orientation vers le sacerdoce.
Non seulement ces données m’arrivaient à flots par lui-même, reposé, vacant, en pleine euphorie, mais l’entourage, familial et domestique, m’apportait, sans que je les recherche, maints détails que sa modestie eût célés.
Cette demeure était, comme je l’ai dit, la résidence d’été de son frère, le prince Démètre Ghika, dont l’épouse, la princesse Élisabeth, venait d’embrasser le catholicisme et vivait dans toute la ferveur d’une récente conversion; leur fille, la princesse Manola, était encore adolescente. Quant à «Mademoiselle», l’institutrice française qui, ayant assumé 1’education de la mère puis de la fille, n’avait jamais quitté la famille Ghika, elle était une source inépuisable d’anecdotes, contées avec autant d’humour que de sens du détail éclairant. Pourquoi faut-il que ma mémoire en ait laissé se volatiliser quelques-unes?
Mais avant d’évoquer cette existence singulière que fut celle du prince Vladimir Ghika, et, à travers son existence, cette personnalité hors série, pourquoi ne ferions-nous pas une rapide promenade à travers le cadre où elle me fut révélée?
Nous sommes dans l’ancienne principauté de Moldavie, partie nord de la Roumanie. Ce pays est alors en plein développement. Devenu, à la suite de la guerre 1914-1918, la Grande Roumanie (Roumania Mare), il s’est enrichi à l’ouest de la Transylvanie (Ardéal), peuplée de Roumains, à l’est, d’une partie de la Bessarabie. À l’est, précisément, la révolution fait rage en Russie. Pour éviter la bolchevisation menaçante, l’État roumain vient de décider le partage des terres. Les grands boïards ont été expropriés (et à peine dédommagés) au profit des paysans dont chaque famille a reçu son lot de cinq hectares. Le domaine des princes Ghika, qui s’étendait à Boziéni sur plusieurs milliers d’hectares, a été réduit, de ce fait, dans d’énormes proportions. Il comporte encore, néanmoins, quelques centaines d’hectares de terres à blé et à maïs. Au milieu de ces terres à blé, un pare de quarante hectares planté d’arbres, fruitiers et autres, demeure inviolé. Au milieu du parc, l’énorme bâtisse – forteresse ou château? – massive, plutôt basse (rez-de-chaussée et étage) se manifeste comme une image de la solidité et de la puissance et semble pouvoir défier n’importe quel assaillant. Elle est presque carrée. Les murs ont un mètre vingt d’épaisseur. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont munies de solides barreaux.
À l’entrée, une vaste salle rectangulaire, qu’on hésiterait à dénommer un hall, tant elle est antique, sobre, dépouillée, évoquant plutôt la salle d’armes d’un lointain château féodal. À droite et à gauche, sur les grands pans de murs, deux toiles représentent, en pied, des chefs militaires. Des bancs de bois massifs courent le long de ces murs.
À gauche, une porte assez basse débouche sur une immense pièce à quatre fenêtres, et qui nous servira d’appartement indépendant durant notre séjour.
Mais revenons dans la salle d’entrée. Au fond de cette salle, un escalier massif à double volute permet d’accéder, au premier étage, sur une vaste galerie largement éclairée par la lumière venue d’en haut. C’est la «galerie des Ancêtres». Les tableaux accrochés aux murs représentent plus de dix générations de Ghika qui, depuis 1657, ont exercé le pouvoir alternativement sur la Moldavie et sur la Valachie. Hauts personnages, vêtus de cuirasses, ou de costumes d’époque, et d’allure nettement slave. Le dernier de ces princes régnants exerça son autorité sur la Moldavie. Ce fut Grégoire Ghika X. J’ai entendu dire maintes fois, au prince Vladimir, qu’il sut se sacrifier en faveur du bien commun et qu’il prépara l’unification ultérieure de la Moldavie et de la Valachie, devenues royaume de Roumanie en 1881.
De ce prince Grégoire, Vladimir Ghika fut le petit-fils. «Le fait d’avoir joué et sauté tout petit sur les genoux d’un grand-père royal, me disait-il à Boziéni, aide un jeune enfant à prendre aisément conscience de la paternité et proximité d’un Dieu à la fois transcendant et familier …» Nous retrouvons des traces de cette pensée dans les statuts de l’Oeuvre de Saint-Jean: «L’union de la familiarité et du mystère, de la transcendance et de la simplicité.»

L’enfance et la jeunesse

Le prince Vladimir Ghika est donc le descendant, par son père, d’une lignée de souverains roumains. Il est ne à Constantinople, le jour de Noël, le 25 décembre 1873, ce qui lui faisait dire plaisamment, car il ne manquait pas d’humour: «Je suis un petit Turc.» Il fut baptisé à l’Église orthodoxe. Son père, le prince Jean Ghika, général, diplomate, ministre d’État, y représentait alors le gouvernement roumain.
J’avais remarqué que le prince Vladimir signait habituellement: Vladimir I. Ghika. Était-ce un i, un j, un I? Je lui demandai un jour le sens de ce signe, et j’obtins cette réponse: «En Orient, c’est l’indice de la filiation pour l’aîné: Vladimir, fils de Jean.»
Par sa mère – Alexandrine Moret de Blaramberg – il descendant de haut lignage français: son ancêtre était le roi Henri IV. De cette appartenance, par le sang, à la France, qui lui tenait tant à coeur, il était fier. Ilsavait que la nature l’avait doté d’un profil à la Bourbon, et je l’ai entendu parler plus d’une fois, miriant, mi-sérieux, de son nez caractéristique, hérité de son lointain aïeul Henri IV.
Cette mère vénérée exerça sur son fils une influence considérable. «Farouchement attachée à l’Église orthodoxe, me dit-il, elle était, sans le savoir, de mentalité foncièrement catholique, et d’une grande piété. Elle se nourrissait de livres catholiques parmi lesquels, au premier rang, figuraient les Élévations et Méditations de Bossuet et l’Imitation de Jésus-Christ. Elle en avait assimilé la moelle. C’est de cette vie intérieure qu’elle me nourrit moi-même, et cela dès ma plus tendre enfance.» [2]
Ces paroles sont prononcées dans la chambre même de la princesse Alexandrine, où nous sommes entrés comme on pénètre dans une église. Cette vaste pièce, au premier étage, comporte un oratoire: c’est une sorte de grande armoire très profonde, dépourvue de portes, ornée, au fond, d’icônes devant lesquelles devait brûler habituellement quelque lampe. Un prie-Dieu tourné vers ces icônes invite à la prière «dans le secret». Je me suis agenouillé dans cet oratoire impressionnant. Communion des saints. Mystère des enfantements charnels et spirituels.
Le prince Vladimir Ghika avait une mémoire prodigieuse. Il me dit souvent que tout était resté gravé en lui depuis l’âge de trois ans, et qu’il pouvait, à volonté, faire surgir ses souvenirs. Et, parmi ces souvenirs, le plus tenace, me dit-il, était celui «d’une présence de Dieu qui ne le quitta plus depuis l’âge de cinq ans.» Il attribuait cette grâce singulière – qui lui paraissait, oserai-je le dire? comme naturelle – il l’attribuait à l’imprégnation spirituelle reçue de sa mère vénérée.
Chez les princes Ghika, le français était, en fait, la langue maternelle, comme il était à cette époque la langue maternelle de toutes les grandes familles des États danubiens où se recrutaient hommes d’État et diplomates. Peut-être faudrait-il dire qu’il était la langue noble de toute l’Europe?
Quand vint, pour les deux frères, Vladimir et Démètre, le temps des études secondaires, il fut décidé qu’on les enverrait en France, et plus précisément au lycée de Toulouse. Ils étaient accompagnés d’une sorte de gouvernante, personne de toute confiance appartenant à l’entourage domestique de leur mère, et qui veillait sur eux avec une sollicitude extrême. «Mais le problème religieux se posait avec acuité aux yeux de ma mère, me dit le prince Vladimir. Pas de lieu de culte orthodoxe, pas de famille orthodoxe connue à Toulouse. Ilsemble que ma mère dut redouter pour nous l’influence du monde catholique; son intuition lui faisait-elle deviner que, déjà, j’étais, à mon insu, catholique d’esprit et de coeur? On nous découvrit donc une famille correspondante, à Toulouse même, qui était protestante, et qui nous ferait assister, chaque dimanche, au culte protestant. C’est ainsi que, durant mes études à Toulouse, je pratiquai la religion protestante. C’était un recul par rapport à l’orthodoxie. Mais les influences premières m’avaient suffisamment pénètré pour que je ne m’oriente pas dans cette direction.»
«Nous avions quinze ou seize ans, poursuit-il, quand on prit garde que nous ne savions pas notre langue roumaine. Des leçons nous furent alors données, pendant les vacances, et je rattrapai promptement ce retard.»
Les études universitaires furent poursuivies à Paris, études de Droit, Sciences Po. Mais comment parler de telles ou telles études. Droit, ou Sciences politiques? La culture du prince Vladimir Ghika était universelle, je dirais presque: prodigieuse. Le milieu raffiné, l’étonnante mémoire, le coeur pur, l’assiduité au travail, l’intelligence intuitive, la nature d’artiste, et, il faut bien ajouter, les longues années de loisirs que procure la fortune, tout contribua à faire du prince Vladimir un homme d’une érudition extraordinaire, en tous domaines, érudition qui se manifestait dans les circonstances les plus inattendues. Une promenade dans le parc révélait le botaniste: toutes les plantes, des plus modestes herbes aux grands arbres de la futaie, pouvaient être identifiées dans leur nom savant et leur nom vulgaire. L’histoire – histoire universelle, d’Orient ou d’Occident – n’avait pas de secret pour lui. De même, la littérature, la géographie, la médecine, l’art, et bien entendu, philosophie, théologie, liturgie …
De ce fait, c’était un causeur inépuisable, et qui pouvait tenir ses interlocuteurs (ou auditeurs?) sous le charme, des heures et des heures. Le raffinement de la langue, la puissance d’évocation des images de ce visuel, le pétillement de l’esprit qui fusait en feu d’artifice, l’emploi d’expressions typiquement françaises et qui sentaient le menu peuple sans jamais être vulgaires (tirer la carotte …, la moutarde me monte au nez …, il a pris le mors aux dents …, par-dessus le marché …, etc.), tout contribuait à donner au récit une animation ou une fulgurance qui vous tenait en haleine.
Et quand il lui arrivait parfois de reproduire tel ou tel accent de province, il devenait d’un comique irrésistible, qui tenait précisément à l’authenticité de cet accent emprunté. J’anticipe … mais un jour où il prenait son repas avec nous à Auberive, on vient à parler de Bossuet. Et le Père de se lancer, de façon très inattendue, dans le débit d’un de ses plus graves sermons (sur la mort, je crois), avec un accent bourguignon, et plus précisément dijonais, dont on eût dit qu’il jaillissait d’un gosier de Bourgogne, appellation contrôlée. Stupeur et rire joyeux de la tablée. «Mais je vous assure, dit le Père, riant lui-même de bon coeur, je vous assure qu’au XVIIe, tous les fils de Bourgogne, y compris Bossuet, s’exprimaient ainsi. Tous les documents d’époque en font foi … Et à la Cour de Louis XIV, l’accent du terroir était fort appuyé …» Et nous voilà transportés en Normandie, avec des «ouais» caractéristiques.

Conversion

Au début du siècle, en 1902, le prince Vladimir Ghika entre dans l’Église catholique. Selon la terminologie habituelle, il «se convertit». Maintes fois, je l’ai entendu dire: «Je ne suis pas ce qu’on appelle un converti; je ne me suis pas converti. Catholique d’esprit et de coeur, j’ai dû attendre que la possibilité me soit donnée d’entrer officiellement par la grande porte. C’est tout.»
Il fit sa profession de foi catholique à Rome, à Sainte-Sabine, dans la chambre de saint Dominique. J’ai lu dans quelque revue (il est vrai qu’il s’agissait d’un article où abondaient les inexactitudes) que le cardinal Mathieu, archevêque de Toulouse, avait joué un rôle dans cette «conversion». C’est possible; mais j’ignore ce détail, et jamais il n’y a été fait allusion devant moi. Par contre, et j’aurai l’occasion d’y revenir, le prince Vladimir me parla à plusieurs reprises de sa cousine, la reine Nathalie de Serbie, qui avait été amenée, par de tout autres voies que lui, à embrasser la foi catholique à la même époque, et sans qu’ils se fussent concertés. De telles grâces sont contagieuses. J’ai eu l’occasion de connaître, en Roumanie, plusieurs personnes d’une grande piété, liées par la parenté ou par l’amitié à la famille Ghika, et dont la conversion au catholicisme s’échelonna au cours des premières années de ce XXe siècle. On peut supposer que le rayonnement du prince Vladimir y contribua, pour une part que Dieu seul connaît.
Ce jeune prince de vingt-neuf ans qui embrasse la religion catholique, il appartient à Dieu exclusivement, et il souhaite s’orienter vers le sacerdoce ou l’état religieux. En attendant que la possibilité lui en soit donnée, il s’y prépare par des études de philosophie et de théologie, entreprises et poursuivies au coeur même de la chrétienté, à Rome. Il semble que, durant toute cette époque, l’ordre dominicain ait exercé sur lui une forte influence. Le Père Lépidi, maître des Sacrés Palais, le cardinal Vivès, furent parmi ses conseillers. C’est en 1906 que ces études ecclésiastiques furent couronnées par une licence en philosophie scolastique et un doctorat de théologie.
Allait-il pouvoir être ordonné bientôt? Je tiens du prince Vladimir Ghika lui-même, mais sans pouvoir préciser la date exacte, que saint Pie X, le recevant en audience, lui donna le conseil très appuyé de renoncer au sacerdoce, au moins temporairement, et de se considérer comme missionnaire de Jésus-Christ dans les divers milieux, en Orient ou en Occident, ou il avait accès. Mais il devait demeurer dans l’état laïque. Tertiaire dominicain et tertiaire franciscain, simultanément et par faveur spéciale, il allait, tout au long de son existence, s’apparenter d’esprit et de coeur à toutes les grandes familles religieuses qui oeuvraient et priaient dans le champ du Père de famille: bénédictins, carmes, jésuites, augustins de l’Assomption, d’autres encore peut-être, et, à un degré très poussé, la famille de saint Vincent de Paul.
Singulière et rarissime vocation, en 1906, que celle d’un homme de trente-quatre ans, prince, fils et frère de diplomates, lié conjointement à l’Orient et à l’Occident, et qui, dans l’état laïque, allait demeurer consacré au Seigneur, tandis qu’il évoluait avec aisance dans les palais des rois, les salons, ou les ambassades, ou les taudis des plus pauvres, ou les hôpitaux abritant les pestiférés, sans jamais perdre la présence de Dieu.
Durant cette période vouée aux études théologiques, un événement survint qui devait être dans sa vie, intérieure et extérieure, d’une importance capitale: ce fut la rencontre d’une Fille de la Charité, soeur Pucci, en qui s’incarnait l’esprit de saint Vincent de Paul. Elle lui fut une révélation. Il m’a parlé si souvent, et avec une telle ferveur, de cette soeur Pucci, que je m’y attarde quelque peu. Parler de soeur Pucci, c’est parler du prince Vladimir Ghika.
Nous sommes en 1904. Le prince Démètre est envoyé à Salonique comme consul général. Son frère Vladimir l’y accompagne. Or, dans cette ville de Salonique, l’hôpital des Filles de la Charité est dirigé par la soeur Pucci dont la charité se communique à quiconque l’approche. Le prince Vladimir Ghika participe à ses activités charitables, attiré comme il l’a toujours été, et comme il le sera jusqu’à la mort, par les plus pauvres et les plus souffrants. Attiré, il est conquis, et il projette de fonder dans son propre pays, en Roumanie, un foyer de charité (hôpital, clinique, sanatorium?) dont la soeur Pucci prendrait la direction. Ce rêve devient réalité deux années plus tard, et soeur Pucci est transplantée à Bucarest en 1905/1906, pour y fonder le «Sanatorium Saint-Vincent-de-Paul», 38 chaussée Jianu.
Dès lors, leur collaboration s’affirme dans le modeste quotidien ou dans les circonstances les plus graves. J’ai entendu parler d’une révolte des paysans durement réprimée en 1907, et qui les entraîne à organiser des ambulances. Première répétition d’événements bien plus terribles qui s’annoncent avec la guerre des Balkans. En 1912-1913, le choléra fait des ravages dans l’armée roumaine. La reine Marie de Roumanie organise un lazaret qui reçoit des milliers de cholériques. Le prince Vladimir Ghika, la soeur Pucci, enfermés dans ce lieu de pestilence, s’y dévouent nuit et jour, échappant à la contagion comme par miracle. J’ai entendu dire, mais par d’autres que par lui, qu’il reçut alors la médaille militaire, décernée, fait rare, à titre civil.
Cette soeur Pucci qui, par son influence exceptionnelle, contribua à faire du prince Vladimir Ghika, encore laïc, une réplique de saint Vincent de Paul au XXe siècle, la reine Marie en a tracé un portrait qui nous éclaire singulièrement sur cette période de la vie du prince lui-même. J’ai eu connaissance en Roumanie de ces Adieux d’une Reine. J’ai recopié ce texte à cette époque. Il nous aidera à mieux saisir les activités et la physionomie de celui dont j’évoque le souvenir. Soeur Pucci vient de mourir; nous sommes en 1918.

      «Chère vieille soeur Pucci, vous voici enfin en paix; votre tâche quotidienne est achevée. Dieu vous a prise à lui, vous a rappelée dans un lieu de repos, au-delà des luttes et des soucis de ce monde.
«Vos tendres mains qui apaisaient la souffrance dans toutes ses manifestations sont immobiles maintenant, posées en croix sur votre coeur qui a cessé de battre – ce coeur qui appartenait au pauvre, au malheureux, à l’affligé, à ceux sur lesquels le destin s’acharnait, car nombreuses furent les années où vous avez cheminé parmi ceux qui avaient besoin de secours, pareille à une vivante bénédiction.
«Aujourd’hui, vous nous abandonnez, soeur Pucci, et le monde devient plus pauvre, – plus pauvre parce qu’il ne connaîtra plus votre sourire …
«Pour moi, vous étiez quelque chose que je ne puis exprimer clairement; vous étiez un exemple, un encouragement, un réconfort; vous étiez aussi une sorte de mère, et, oh! soeur Pucci, vous me faisiez croire en la charité sur terre!
«Vous êtes apparue dans ma vie, il y a quelques années déjà, avec votre coiffe à la blancheur de neige, votre doux sourire, et vos yeux qui, ayant regardé le bien et le mal, paraissaient pourtant deux calmes, paisibles, fragments de ciel. Pareille à une sainte d’ancienne légende, vous sembliez avoir toujours été la réincarnation bénie de tant d’autres saintes femmes qui avaient, dans les siècles passés, porté le même vêtement sacré.
«Cependant, pour moi, vous étiez la soeur Pucci, la plus humaine, la plus compréhensive des femmes, bien que jamais le péché n’eût osé tacher le bas de votre robe; vous étiez la soeur Pucci, mon amie, qui comprenait chaque douleur, avait vu toutes les souffrances, et se mouvait, avec des mains de douceur et des paroles de grâce, parmi les blessures d’ici-bas.
«Malgré le chapelet de graines noires toujours enroulé autour de vos doigts, le travail était l’essentiel – plus que la prière – et vos actes montaient en prières vers le coeur du Maître que vous serviez.
«Quoique la mort soit un hôte commun depuis la guerre, et que nous nous soyons durcis à la manière sans merci dont elle fauche le rang des vivants, le monde me paraît plus solitaire, soeur Pucci, depuis que votre main n’est plus là pour serrer la mienne.«Venues de différentes régions de la terre, nos religions différaient, nos races aussi, mais un lien secret de sympathie nous attacha dès le premier instant; je pense, soeur Pucci, qu’il y avait, en vous et en moi, quelque chose du soldat prêt à toutes les batailles.
«Nous ne savions pas quels jours de ténèbres nous réservait le destin, et le travail que nous faisions alors me semble appartenir à un passé qui n’a aucune parenté avec ce présent, un passé qui serait d’un autre siècle, d’un autre monde …
«Notre première campagne ensemble fut en 1913, quand nous essayâmes de combattre l’épidémie de choléra qui ravageait notre armée revenant du pays ennemi. Alors, déjà, vous étiez près de moi, acceptant les plus rudes besognes, vous penchant sur les plus mortels poisons, combattant la mort, en franc combat.
«Alors, déjà, les deux ailes de votre coiffe immaculée m’évoquaient les ailes des anges glissant ici et là, dans les sinistres visions de la misère humaine.
«Aucune difficulté ne lassa votre ardeur; les intempéries ne purent altérer votre bonne humeur; la fatigue, les privations ne vous firent jamais soupirer; le sourire ne vous quitta pas. Et vous alliez de l’un à l’autre, écoutant chaque plainte, vos mains tendues vers la souffrance. Ces semaines, vécues dans les horreurs d’un fléau qui tenait du cauchemar, forgèrent un nouveau chaînon entre nous, le lien de ceux qui affrontent un danger avec la même inébranlable résolution de tenir jusqu’à ce qu’ils aient gagné la bataille.
«Ces semaines furent aussi une préparation pour les longs et lourds efforts que nous destinaient les ans 1916-1917, de sorte que lorsque le rythme de la guerre éclata, nous fûmes tout naturellement côte à côte. Je ne dirai pas aujourd’hui tout ce que vous avez été pour mon peuple depuis tant d’années, ni vais-je relater tout votre labeur durant la campagne; votre nom est connu par la plupart. Mais parce que vous êtes couchée maintenant, si calme dans un cercueil, vous qui fûtes si active, je veux vous assurer que la mémoire de votre nom restera parmi nous comme une bénédiction qui ne peut nous être enlevée, bien que vous ayez quitté cette terre pour aller à votre Dieu.
«Le Seigneur châtie ceux qu’Il aime le mieux, ceci appartient aux mystères que nous ne pouvons éclaircir. Pourquoi vous, une sainte parmi les vivants, avez du mourir en d’affreuses tortures, est une question à laquelle ceux qui regardent au travers d’un sombre voile ne peuvent répondre.
«Jour par jour, je dus vous voir envahie par un mal qui vous foudroya en pleine et laborieuse vigueur, vous arrachant à nous, vous payant par d’atroces douleurs de l’amour que vous aviez répandu, à pleines mains, parmi les enfants des hommes. Peu de temps auparavant, vous aviez été avec moi visiter mes hôpitaux du front. Jours de vacances promises, unique récompense d’un an et demi de rude travail, au milieu d’infection et de mort.
«Durant votre maladie, vous vous accrochiez au souvenir de cette heureuse semaine, et je garde en mon coeur la vision du soleil d’automne brillant sur les bords de votre blanche coiffe qui ressemblait aux ailes d’une mouette flottant au-dessus des mers de saphir en été …
«J’essayai de vous rendre complètement heureuse en ce court séjour, et vous en parliez jusqu’au dernier jour d’agonie comme d’un rêve merveilleux! Je vous entourai de gâteries que vous ne vous étiez jamais permises, car je voulais que ces jours-là fussent une joie et un repos complets.
«Je vous revois, assise à ma table, dans ma petite maison de bois, tellement inondée de soleil que ses simples parois paraissaient en or … Lumière! Lumière! Toute la petite bâtisse semblait un coffret précieux de lumière. Je revois votre cher vieux visage encadré par la coiffe immaculée que les rayons de soleil aimaient spécialement. Lumière! Lumière! Partout de la lumière! Et en ces jours il y avait encore de l’espoir en nos coeurs …
«Vos mains n’étaient jamais indolentes et, même au repos, tricotaient des bonnets pour les pauvres. Vous vous amusiez des gais propos de la jeunesse groupée autour de ma table, votre sourire indulgent était une calme bénédiction qui flottait sur nous tous, et vous écoutiez les paroles en hochant doucement votre tête sage et vieille …
«Je m’accroche à cette vision d’automne ensoleillée où votre coiffe rayonnait comme l’emblème de la charité, – autant que vous le faisiez lorsque vous gisiez, mourante, dans votre lit.
«Je restais beaucoup avec vous pendant ces heures de torture qui avaient vaincu votre force au moment où la plus grande des tragédies se jouait dans notre pays. Vous oubliiez votre mal pour essayer d’apaiser l’angoisse de mon coeur, et jusqu’au dernier instant, en dépit de l’atrocité des souffrances physiques, vous partagiez mes soucis. Un jour, prenant mes mains entre les vôtres, extraordinairement vivantes encore, vous me fîtes la promesse de plaider au ciel ma cause et celle du pays blessé que vous aviez tant aimé.
«Pâle, émaciée, si maigrie que vous sembliez n’avoir plus de corps, vous gisiez dans les grands coussins que j’avais apportés pour alléger votre mal; tout était mort en vous, excepté vos yeux, votre souffrance, et ces deux mains qui avaient aidé tant de malheureux à franchir la passerelle de la mort.
«Vous me rappeliez ces anciens tableaux, représentant la mère de la Vierge, dans son petit lit étroit.
«Lorsque la voix vous quitta, vous demandiez encore, par le regard, si je n’apportais pas de meilleures nouvelles, quelque chose qui pût me réconforter avant que vous ne glissiez dans l’éternel silence …
«Et maintenant, soeur Pucci, vous êtes muette, vos yeux sont clos, votre sourire appartient au soleil, à l’air, aux choses éternelles, que ne limitent ni le temps ni l’espace.
«Au revoir, soeur Pucci. Vous m’avez laissé continuer le rude travail sur terre.
«Mais parce que vous m’avez bénie à votre dernière heure, je me sens plus près de la Miséricorde de Dieu!»

 

Marie,
Reine de Roumanie

Le prince Vladimir Ghika, qui conservait en son coeur, lorsque je l’ai connu, un véritable culte pour soeur Pucci, ne l’aurait sans doute pas exprimé sous cette forme un peu romantique; mais il lui plaisait que la reine Marie de Roumanie eût évoqué publiquement, avec cette tendresse émue et cette poésie, la sainteté lumineuse d’une Fille de la Charité aujourd’hui oubliée, et qui probablement ne sera jamais promue aux honneurs de la canonisation.
Il ne se trouvait pas dans son pays durant la Grande Guerre 1914-1918, et il n’y partagea pas les labeurs de la soeur Pucci comme il l’avait fait quelques années plus tôt. Il livrait toutefois un combat serré dont profita la cause des Alliés. Il se trouve en effet à Rome à cette époque, près de son frère, alors ministre de Roumanie près le Quirinal. Il y poursuit son activité charitable dans les hôpitaux peuples de blessés. Mais, parallèlement à cette action visible, il accomplit plusieurs missions secrètes, et défend les intérêts et l’honneur de la France dans les milieux, civils et ecclésiastiques, auprès desquels des émissaires austro-allemands exerçaient une propagande mensongère éhontée. Ce fait, je le tiens de sa bouche même.
À une époque particulièrement critique, en 1917, il recrute et regroupe tous ceux qui, à Rome, sont amis de la France, et il contribue à lever une «Légion roumaine» qui devait participer à la victoire et à la paix.
«Mademoiselle» m’a conté à ce sujet une anecdote que je n’ai pu vérifier, mais qui ne me fait aucun doute:
– Savez-vous, me dit-elle, que le prince Vladimir a été canonisé de son vivant, à Paris, en pleine Chambre des Députés?
– Comment cela?
– C’était aux heures les plus dures, vers la fin de la guerre, quand tout semblait confusion. Quelqu’un rapporte l’action pro-française qu’exerçaient à Rome nos amis. Et quand on en vient au prince Vladimir, le député qui évoque son activité le désigne ainsi: «Celui que tout Rome connaît sous le nom: il Santo, le prince Vladimir Ghika …»
– Je n’en suis pas trop surprise.
– Vous pouvez vérifier mes dires. Vous trouverez cette phrase dans le Journal officiel du …
J’ai malheureusement oublié cette date.
Tant de services rendus à la France furent récompenses par la rosette de la Légion d’honneur, la seule décoration que portât le prince. Et voici comment il s’en explique un jour devant moi.
Nous sommes à Auberive, à la Maison de Saint-Jean, en 1928. Un jeune enfant infirme, atteint de coxalgie, y demeure auprès de sa grand-maman qui gouverne la cuisine. Jacques attend avec impatience la venue du Père, dont on lui a dit qu’il arrivera dans la journée. Ils sont de grands amis. Enfin, le voici. Étendu sur sa gouttière, Jacques lui passe familièrement les deux bras autour du cou. Et il remarque, pour la première fois sans doute, la rosette qui apparaît au niveau de la grande barbe blanche.
– Mon bon petit Père prince, s’écrie-t-il, pourquoi que tu as un petit bouton rouge accroché à ta soutane?
– C’est parce que j’ai essayé de bien servir la France à une heure où elle était en grand danger.
Jacques a-t-il compris? Ce n’est pas sûr; mais la grand-maman et moi-même avons compris. Jacques palpe le «petit bouton rouge» entre pouce et index. Il est songeur et amusé. En réalité, je pense que jamais petit bouton ne s’est trouvé à meilleure place.

Vers le sacerdoce

L’après-guerre amène le prince Vladimir Ghika à séjourner de plus en plus fréquemment à Paris. Il est mêlé – je le tiens de ses propres levres – aux tractations internationales qui tentent de reconstruire une Europe nouvelle. Il engage des pourparlers pour instaurer en Pologne une monarchie constitutionnelle dont le souverain serait un descendant de nos rois de France. Mais ce projet est battu en brèche.
Mêlé aux diplomates, le prince Vladimir est également mêlé, et plus étroitement encore, à cette génération d’intellectuels et d’artistes qui se sont tournés vers le Christ et vers son Église, et parmi lesquels les glorieux morts semblent encore plus vivants que les vivants eux-mêmes. Il n’est question, en ce temps-là, que des Péguy, des Psichari, véritables chefs de file; et Jacques Maritain, et Henri Massis, et Paul Claudel, et Francis Jammes, et tant d’autres. C’est une fermentation prodigieuse. Ceux qui ont vécu cette époque se souviennent de l’immense espoir – naturel et surnaturel – qui s’est emparé alors des plus de vingt ans, et même des plus de quarante. Il nous semblait que l’heure approchait où l’Esprit-Saint allait renouveler la face de la terre, et déjà délivrer l’Europe de l’Antéchrist qui, menaçant, se manifestait à l’Est.
Ce monde bouillonnant de l’après-guerre, riche en intellectuels et en artistes, recelait aussi des mystiques. À peine adolescente, j’avais appris à connaître, au lendemain de leur mort, et avant que rien eût été publie à leur sujet, un Père Charles de Foucauld, un Père Crozier de Lyon. C’est dans leur rencontre avec ces grands spirituels, vivants ou morts, apôtres des derniers temps, que ceux et celles de la nouvelle génération se découvraient entre eux et se reconnaissaient dans une merveilleuse communion des saints [3]. Ils éprouvaient appartenir à la même famille spirituelle, on disait même la «Famille» tout court.
Le prince Ghika connut à cette époque une mystique, Miss Violet Susman, dont le principal charisme était de dévoiler, à ceux qui l’approchaient, le choix du Seigneur sur eux, autrement dit leur vocation au sacerdoce. Le Père m’a souvent parlé de cette personne, mystique et mystérieuse, qui l’incita à devenir prêtre; mais je crois pouvoir assurer qu’elle ne l’y détermina point. L’entrée dans les saints ordres ne fut pas pour lui un saut imprévu, une phase vraiment nouvelle. Il tendait vers le sacerdoce de tout son poids, et depuis presque toujours: il y entra, comme il était entre dans l’Église catholique, lorsque les derniers obstacles furent levés, et que la porte s’ouvrit.
Violet Susman était une juive convertie. «Haute comme trois pommes, me dit-il, elle était tantôt paralysée, tantôt souple comme une balle de caoutchouc … C’est à peine si elle avait un corps …»
Sa première conquête fut le médecin qui la soignait, un médecin japonais, le Dr Totsuka, qui, bouleversé par le rayonnement surnaturel de sa malade, devint prêtre catholique. Il y eut aussi l’artiste Jean-Pierre Altermann, juif converti devenu prêtre en 1925, et qui devait faire tant de bien à la «Maison d’Ananie», à Paris. Il est aujourd’hui décédé. D’autres encore, dont je tairai le nom, par discrétion.
Dans ce milieu très fervent, une idée se faisait jour: fonder une sorte de milice religieuse qui rassemblerait ceux et celles qui avaient été touchés par des grâces si singulières, et cela non pour les enfermer dans un cloître, mais pour les jeter aux quatre coins du monde, dans un grand élan missionnaire.
Tous étaient d’accord sur l’idée mère. Les difficultés surgissent dès qu’il s’agit de cristalliser dans quelques textes cet esprit nouveau, et déjà de trouver un nom adéquat pour baptiser cette nouvelle famille. Le Dr Totsuka tenait mordicus à une oeuvre de prêtres-médecins, lesquels porteraient le nom de «Bons Samaritains». Cette appellation apparut intolérable à l’homme de goût qu’était le prince Vladimir Ghika. «Me voyez-vous, dit-il avec humour, déclarer à qui me demande: «De quel ordre êtes-vous?» – «Je suis un Bon Samaritain …» C’est d’un ridicule inacceptable.»
D’autres se tournaient plus spécialement vers la conversion d’Israël, vers l’Islam … D’autres refusaient toute codification prématurée, avant qu’on ait vécu, et fait vivre en soi et autour de soi, cette oeuvre encore en gestation. Un texte minimum fut rédigé, que je possède encore, daté de 1923. Le voici:

OEUVRE APOSTOLIQUE

(Projet initial d’où surgirent plusieurs oeuvres, dont l’Oeuvre de Saint-Jean.)

I – BUT ET ESPRIT DE L’OEUVRE

Promouvoir le règne universel de Jésus

1. en portant au milieu des peuples la présence eucharistique du Sauveur du monde, spécialement dans les pays païens et infidèles;
2. en l’y exposant à l’adoration perpétuelle;
3. et en ne se refusant à aucune oeuvre de charité spirituelle et corporelle pour rayonner sur les âmes le bienfait de la charité du Christ.

S’inspirer du grand modèle d’amour de Notre-Seigneur et de ses intérêts, de zèle pour le salut des âmes, d’abnégation et d’union à Dieu, que fut le séraphique François d’Assise.

II – MOYENS

Le moyen essentiel sera le très saint sacrement, perpétuellement exposé à l’adoration.
On s’efforcera de grouper autour de lui:
1. des prêtres, ou purement contemplatifs, ou menant la vie apostolique, et spécialement des prêtres-médecins, dans les pays païens et infidèles;
2. des âmes adoratrices du très saint sacrement;
3. des catéchistes, infirmiers et infirmières.
De telle manière que chaque groupe, si petit qu’il soit, devienne un centre d’universelle charité, avec, comme foyer et comme base, la présence réelle de Jésus dans son sacrement d’amour.

III – PARTICULARITÉS

Le caractère, l’esprit et les besoins de chaque peuple détermineront les oeuvres extérieures qu’il convient d’entreprendre. Oeuvres médicales, intellectuelles, sociales, rien ne sera négligé pour secourir nos frères dans toutes leurs nécessites.

*

*      *

On le voit, ces projets étaient très proches de ceux qui avaient germé au coeur de Charles de Foucauld, mais auxquels la chrétienté avait encore à peine pris garde.
C’est en s’efforçant de cristalliser ces multiples tendances, à dosages divers de vie contemplative et de vie apostolique, que le prince Vladimir Ghika rédigea les statuts de l’oeuvre placée sous le patronage de saint Jean l’Évangéliste. Ce patronage parut restrictif à plusieurs de ses amis, mais lui-même y tenait beaucoup, et pour de multiples raisons. Ce choix ne procédait pas simplement d’une dévotion personnelle, mais saint Jean, le Préféré, est l’apôtre en particulière vénération dans les Églises d’Orient; il est l’évangéliste de la dilection, le fils bien-aimé de Marie, le prophète des derniers temps. Les statuts furent approuvés à Rome en février 1924: «Pierre à parle; Jean peut désormais entrer.»
Mais auparavant, le prince Vladimir Ghika avait reçu l’onction du sacerdoce, le 7 octobre 1923. Sa préparation fut extrêmement rapide, étant donné ses études très poussées en philosophie et théologie, son grade de docteur dans cette dernière discipline, sa vie de moine et de frère universel des pauvres, menée dans le monde depuis plus de vingt ans. À cette époque de l’après-guerre, il résida de façon stable, comme hôte, chez les Pères bénédictins de la rue de la Source à Paris, le prieuré (aujourd’hui abbaye) Sainte-Marie. Il aurait dû, en principe, être ordonné dans leur église; mais les milieux gouvernementaux de la IIIe République, qui devaient être représentés officiellement à la cérémonie, manifestèrent une certaine réserve … Car la réapparition des moines dans la capitale était un phénomène relativement récent sur lequel on fermait les yeux, mais qui n’était pas du goût de quelques anticléricaux attardés, et encore virulents. Il fut décidé que la chapelle des lazaristes, rue de Sèvres, serait un lieu plus propice. Ainsi, mystérieuses voies de la Providence, c’est à l’occasion d’une opportunité politique que le prince Vladimir Ghika, si profondément marqué par saint Vincent de Paul, à travers la soeur Pucci, reçut le sacerdoce près des reliques du saint; dans le rayonnement immédiat de celui qui, au XVIIe siècle et pour toute la suite des temps, fut comme l’incarnation de la charité puisée à sa source eucharistique, il devint prêtre pour l’éternité. Je tiens tous ces détails du Père lui-même; pour lui, il ne s’agissait pas de détails secondaires, mais d’un dessein de Dieu.
Ce 7 octobre 1923, S. Ém. le cardinal Dubois, archevêque de Paris, confère le sacerdoce à l’abbé Vladimir Ghika qui avait reçu les ordres mineurs quelques semaines auparavant. Ce jour-là, le Tout-Paris est rassemblé dans la chapelle des lazaristes, Tout-Paris religieux, Tout-Paris gouvernemental et diplomatique, Tout-Paris aristocratique; on pourrait même dire: Toute-l’Europe, rois et reines, princes et princesses, ambassadeurs, amiraux, généraux …
De ces grandeurs, le Père ne parlait point; non qu’il reniât ses origines princières, mais elles avaient toujours été à leur vraie place dans la hiérarchie des valeurs qui commandait sa mentalité et se traduisait dans ses actes, même quand il était simple fidèle. À plus forte raison allaient-elles s’estomper, ces grandeurs, dans sa vie de prêtre de Jésus-Christ.
Projets à Boziéni

Au fait, pourquoi suis-je ici en ce mois d’août, arpentant les allées sauvages de ce parc de Boziéni, où dansent les ombres des arbres qui vont s’éclaircissant, où les prunes juteuses, à la moindre brise, tombent à nos pieds sur notre passage? Que suis-je venue taire auprès de ce «prince-abbé» (comme disent les Parisiens), dont j’écoute avec avidité ces contes des mille et une nuits qui sont sa propre histoire?
Entre la rencontre de décembre 1924 et celle d’août 1925, un projet s’est élaboré qui appelle prospection et mise au point. Il s’agirait d’établir dans le Proche-Orient une modeste «Maison de Saint-Jean», puisque tel est le vocable, où, pour commencer, deux ou trois personnes consacrées à Dieu, entièrement données, vivraient dans une grande simplicité et pauvreté, un peu à la Foucauld, tournées vers Dieu et vers les âmes. Depuis mon éveil conscient aux exigences et à l’ampleur des tâches missionnaires en ce XXe siècle, je suis personnellement hantée par la rupture de l’unité chrétienne … D’autres pensent aux musulmans, aux païens à convertir … et ils ont raison. Mais comment ne pas saisir que l’oeuvre missionnaire est grandement affaiblie, sinon compromise, par le déchirement entre chrétiens? Porter des semences d’unité, être semence d’unité, au milieu de nos frères séparés, telle est donc notre ambition. Et comment ne serait-elle pas partagée par le prince Vladimir Ghika, véritable lien entre Orient et Occident? Et comment ne souhaiterions-nous pas implanter en Roumanie, d’abord, cette Oeuvre de Saint-Jean dont il est l’inspirateur?
Deux voies semblent se dessiner, entre lesquelles il conviendra de choisir. La première est une sommaire installation en pleine zone industrielle, à Ploësti ou Büzeu. Une dame bienfaitrice, déjà, s’est offerte à nous y procurer une maison. La seconde viserait à une implantation en milieu rural. Le bourg de Boziéni, auquel se rattache, paroissialement, le château des princes Ghika, se trouve à quelques lieues d’ici. Il présente une particularité assez rare: deux populations y sont juxtaposées, que sépare la grand-route. D’un côté, la paroisse orthodoxe, avec son église, ses icônes, ses offices et son pope. De l’autre, la paroisse catholique, de rite latin par surcroît, qui groupe une population d’anciens immigrants, venus probablement de Hongrie. Nous installer dans ce village, y prier jour et nuit, vivre fraternellement avec tous, catholiques et orthodoxes, sans distinction d’appartenance à telle ou telle église, ne serait-ce pas une bonne amorce à l’oeuvre d’unité?
Et voilà qu’en ce dimanche matin, la troïka reprend la route … Au grand trot, les chevaux nous emmènent à la messe dominicale à Boziéni. Nous traversons les vastes étendues récemment moissonnées, et qui évoquent notre Beauce, quoiqu’elles soient plus vallonnées. Grelots joyeux, galop rapide, nous voilà sur la place de l’église avant l’heure de la messe. Les entretiens commencent avec le Père curé; il connaît son illustre voisin, et le respect qu’il lui témoigne s’accompagne d’une familiarité charmante, suscitée par l’aménité du prince Vladimir. Mais l’entretien est interrompu, car voilà toute la population catholique qui accourt à l’appel des cloches.
Tous sont présents, dans leur beau costume roumain: chemises d’un blanc éclatant, couvertes de broderies, et retombant avec ampleur sur le pantalon collant; ceintures chatoyantes; chaussures au bout pointu, et dont une seule piece de cuir souple constitue l’empeigne et la semelle. Nombreuses sont les femmes qui accourent en souplesse, portant sous le bras un berceau, simple tronc d’arbre évidé, où repose leur dernier-né.
Bientôt l’église est comble, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Quant aux berceaux garnis de bébés, ils sont alignés dans l’allée centrale, perpendiculaires à la rangée de bancs. Chaque maman, du bout du pied, les balance d’un rythme assez rapide … Mais aucun de ces bébés ne pousse un cri. Ils semblent éduqués des leur naissance au respect dû à la maison du Seigneur-Dieu (Dumnezeu).
Le Père curé monte à l’autel. L’organiste, un paysan parmi les autres, se démène à la tribune pour activer une soufflerie poussive. Bientôt, il plaque des accords ouragans. On entonne la messe des Anges, chantée par tous les fidèles, dans un grégorien à peine plus déformé que celui de nos paroisses rurales de France. On écoute le sermon, dont je saisis quelques bribes, surtout ce «Dumnezeu», le Seigneur-Dieu, qui revient à chaque phrase.
Après la messe vient la danse, une grande danse pleine d’allégresse, et à laquelle tous participent. C’est dans la cour même du presbytère, une vaste cour ombragée, et sous l’oeil du Père curé, que tous les couples – jeunes et vieux – se trémoussent. Dès qu’ils auront pris leur repas en famille, tous reviendront danser encore, avant vêpres et après vêpres. Unanimité des loisirs et de la prière, unanimité de la foi … Ce spectacle, je ne l’ai jamais oublié … Qu’en est-il advenu depuis que ce malheureux pays est derrière le rideau de fer?
Nous rentrons au château, nous proposant de revenir voir le Père curé dans quelques jours. Personnellement, je serais inclinée à une implantation rurale, à l’ombre des grands arbres de Boziéni, plutôt qu’à une installation à Ploësti à l’ombre des derricks. Mais quelle est, en cela, la pensée de Dieu, qui seule importe? Une semaine de réflexion s’impose.
Télégramme inattendu: une affaire apostolique urgente rappelle à Paris le prince Vladimir Ghika, consterné. Rien n’est réglé ici. Nous tirons un plan de circonstance: point n’est besoin d’avoir une maison à soi pour mener une vie de prière et de labeur en pays orthodoxe! Cherchons donc une organisation provisoire. J’écarte la solution de facilité qui consisterait à devenir professeur de français à Bucarest. Un double objectif me semble devoir être poursuivi: apprendre rapidement la langue roumaine; nous mêler à la population dans ses couches les plus pauvres. Le Père partage ce point de vue. En regagnant la France, il s’arrête à Bucarest et demande à soeur Soize, la supérieure des soeurs de Saint-Vincent-de-Paul qui a succédé à la soeur Pucci si elle pourrait nous accueillir comme «familières», en marge de sa communauté, prêtes à toutes besognes qui nous seraient proposées à l’hôpital. Une lettre nous parvient bientôt, qui nous dit en substance: «Je suis en route pour Paris. Soeur Soize vous attend à Bucarest.»
Deux jours plus tard, en septembre, nous sommes à Bucarest, 38 chaussée Jianu, pour y prendre nos quartiers d’hiver en attendant le retour du Père l’an prochain.

À Bucarest

Le sanatorium Saint-Vincent-de-Paul [4] comporte deux sections: une clinique payante, et deux salles gratuites destinées aux pauvres, une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Je deviens fille de salle, chaque matinée, dans la section des femmes. En outre, ma compagne et moi assumons «la plonge», après que chaque repas a vu s’accumuler une montagne de vaisselle. Le reste du temps est consacré à la prière et aux labeurs intellectuels. Une amie de la famille Ghika, Mme Arion-Pacleano, qui habite une somptueuse villa tout près du sanatorium, s’est offerte à devenir notre professeur de langue roumaine. Un jour sur deux, nous allons chez elle, non seulement pour apprendre les déclinaisons de cette douce langue, fille directe du latin, mais aussi afin de poursuivre notre découverte de ce pays que nous aimons déjà, et auquel nous avons résolu de nous consacrer.
Une compagne vient nous rejoindre bientôt, Marie-Paule. Personne d’expérience, de grand jugement et de grand coeur, elle n’hésite pas à partager notre vie précaire de domestiques bénévoles, et tous les apprentissages (et peut-être les renoncements?) que comporte une telle existence … Elle aura pour champ d’action la salle des hommes.
Cette période contribue à nous révéler mieux encore la personnalité du prince Vladimir Ghika. Dans mon service, soeur Marie qui est encore en activité, bien que très usée, a partagé les prouesses du jeune prince, et celles de la soeur Pucci, sans oublier la reine Marie, au chevet des cholériques et des blessés durant la guerre des Balkans. Et elle évoque parfois ses lointains souvenirs. Quant à Mme Arion-Pacleano, elle l’a connu tout jeune homme; elle a même dansé avec lui, nous dit-elle, au temps où il dansait, par obligation d’homme du monde «bien adapté à son milieu», comme on dirait aujourd’hui. Mais ce sont surtout des anecdotes relatives à sa charité qui nous sont contées, par les uns et par les autres.
Elles se ramènent presque toutes à l’incident type qui faisait la désolation de madame la Princesse sa mère: à chacune de ses sorties (ou presque) son fils rentrait en bras de chemise, et souvent pieds nus, ayant perdu son veston ou ses chaussures, ou même les deux d’un seul coup. Pour le retenir sur cette pente funeste, elle lui offrit un jour une paire d’escarpins vernis de grand luxe, supposant qu’ils ne s’adapteraient pas aux pieds des gueux. Mauvais calcul! Ils disparurent le jour même où ils étaient étrennés.
Je rapporte ces anecdotes comme elles m’ont été contées, et sans avoir pu en vérifier personnellement l’authenticité. L’honnêteté et la qualité des témoins directs étaient notoires. Quant à l’insistance et à la fréquence avec lesquelles on m’a parle de ce jeune prince de style saint Martin, elles ne permettent guère de mettre en doute ce besoin incoercible de se dépouiller qui le caractérisa toute sa vie.
Si l’on voulait chercher, sous-jacente aux motifs surnaturels, quelque explication humaine, sociale, à cette tendance au dépouillement, peut-être la trouverait-on dans le paupérisme qui se manifestait alors en Roumanie, comme en Grèce, comme dans tout le Proche-Orient. J’ai connu, en ces années 1925-1926, une ville de Bucarest, capitale d’un grand pays, qui était à peine urbanisée. Une gare minable, comme celle d’une petite ville de province; de modestes maisons à un étage, sauf dans quelques quartiers distingués; très peu d’autos, des voitures genre coupés, attelées de ces petits chevaux-biques, dont j’ai déjà parlé, et qui filaient comme des zèbres, fouettés par un cocher antique enveloppé d’une immense houppelande de velours vert — un vrai cosaque! – et coiffé d’un bonnet de fourrure. Des «tramways cu cai», oui, des tramways sur rails, tirés par des chevaux, lesquels, ayant atteint le niveau de fatigue requis, étaient remplacés à certains relais par d’autres chevaux plus frais.
Dans la rue, deux classes d’humains, nettement séparés, sans communication possible apparente: ici les riches, quelques riches; là, les pauvres, la multitude des pauvres déguenillés … Comment ce jeune prince au coeur sensible, à l’esprit intuitif, cet être éveillé et attentif à la présence de Dieu depuis l’âge de cinq ans, nourri de l’Évangile, et des commentaires de Bossuet, et de l’Imitation de Jésus-Christ, comment n’aurait-il pas ressenti comme un soufflet sa propre richesse, en présence des malheureux de l’espèce de ceux que nous rencontrions encore en 1925? Alors, il cachait la honte du pauvre et se hâtait de rentrer chez lui. Et si, la nuit suivante, le Seigneur Jésus ne lui apparaissait pas en personne, couvert de ce vêtement – et après tout, qui le sait? -, il ancrait sans nul doute dans son coeur cet esprit évangélique dont il ne pourrait plus se départir, et qui le sensibiliserait à toute détresse, physique et morale, de ses frères.
Entre Paris et Bucarest, au cours de cet hiver 1925-1926, de nombreuses lettres sont échangés. C’est un père qui nous suit pas à pas, heureux de nous deviner heureuses, dans un genre de vie où seuls l’abandon à la Providence et l’amour des âmes pouvaient nous maintenir en paix et en joie. Et quand une inquiétude ou un malaise d’âme survient – inévitable – le courrier de Paris arrive plus rapide encore, et plus paternel.
La neige a recouvert tout Bucarest, toute la Roumanie; la voilà installée pour trois mois. Nous sommes familiarisées avec les malades, avec les pauvres gens, avec leur langage populaire, et avec la langue plus raffiné de Mme Arion-Pacleano. J’entends les malheureux répéter comme un triste refrain: «Roumania Mare, mamaliga n’are». Ce qu’on pourrait traduire: Maintenant que la Roumanie s’est agrandie, on n’a même plus de quoi manger la traditionnelle bouillie de maïs (la «mamaliga»). Je suis devenue capable de réciter chaque jour mon Pater en roumain, et je m’entraîne à penser dans cette langue. Une lente assimilation s’accomplis ainsi, prélude, pensons-nous, aux tâches plus directement apostoliques pour lesquelles nous sommes ici. Plus que cinq ou six mois d’attente, et le Père sera de retour pour reprendre les projets amorcés d’un Foyer Saint-Jean en Roumanie.

 

 

CHAPITRE III: AUBERIVE – PREMIER ACTE

Une abbaye huit fois centenaire

Dans ce quartier suburbain de Bucarest où est établi le sanatorium Saint-Vincent-de-Paul, de larges allées sillonnent une sorre de Bois de Boulogne où affluent les promeneurs du dimanche. De notre appartement-dortoir, au troisième étage, qui a vue sur ce parc, nous guettons les arbres qui perdent peu à peu leur parure blanche à la faveur des premiers rayons de soleil. Serait-ce la fin du rude hiver en cette seconde quinzaine de février?
À cette époque même nous parvient une longue lettre du Père, porteuse d’une nouvelle assez inattendue. Cette lettre, je ne l’ai plus, mais elle est restée gravée en ma mémoire. En voici, en résumé, la substance:
«Par des voies assez mystérieuses, et à travers lesquelles je suis forcé de reconnaître la main de Dieu, je viens de me rendre acquéreur d’une ancienne abbaye cistercienne qui deviendra, au centre de nos oeuvres, la Maison de Saint-Jean. Elle est située en pleine campagne, à Auberive, dans le diocèse de Langres. Après avoir connu bien des avatars au cours du siècle dernier, prison de femmes, puis colonie pénitentiaire pour adolescents, elle a été mise en vente par les Domaines. J’en ai été informé par de fidèles amis; je me suis senti poussé à faire le pas. Personne n’ayant misé sur moi, je l’ai acquise dans de bonnes conditions. Mais je suis effrayé par l’ampleur de ce qu’il va falloir entreprendre pour remettre en état ce domaine …»
Suivait une description précise et imagée: un parc de cinq hectares, entièrement clos de hautes murailles, traversé par l’Aube à peine née et par un bief parallèle. An centre, une immense bâtisse en forme d’H, dans laquelle ont pu loger quatre à cinq cents personnes. Autour de ce bâtiment central, sept maisons disséminées dans les cours et les jardins. Le tout à l’abandon, délabré …
Enfin, une conclusion logique:
«Il va nous falloir regrouper la toutes nos forces. C’est seulement après avoir mis sur pied ce centre de prière et d’étude que nous pourrons rayonner à travers les missions, chacun suivant sa vocation. Pour ce qui vous concerne toutes les trois, je crois pouvoir discerner que les préférences divines vont à vous ramener momentanément en France. Ce pourrait être dès les premiers beaux jours.»
Les premiers beaux jours, ils se manifestent justement par le glouglou de la neige fondante qui, abandonnant les toits, s’enfuit par les gouttières; ils se manifestent aussi par cette apparition, dans les jardins, de plaques verdâtres où la mousse s’éveille, impatiente de retrouver le soleil et de revivre.
Nous voilà dans les consulats et agences, pour passeports, visas, billets, à la recherche de combinaisons aussi économiques que possible, ce qui ne signifie pas: voyage confortable. Nous rentrerons par voie ferrée. Les valises sont prêtes.
C’est le 19 mars que nous traversons Innsbruck et le Tyrol, un 19 mars qui est fête d’obligation en Autriche. De village à village, c’est un carillon ininterrompu de cloches printanières. Les paroissiens, comme des fourmis multicolores, s’éparpillent sur les routes, dévalent en bandes les sentiers de montagnes. II arrive que leurs joyeux chants parviennent jusqu’au train.
Le lendemain matin, nous sommes à Paris.
Les premiers échanges que nous avons avec notre Père ont lieu, tantôt à l’église des Étrangers, tantôt chez les Pères bénédictins. Ils me laissent songeuse.
Tous ces frères et soeurs de Saint-Jean, dont nous avait parlé le Père, je croyais qu’ils étaient disponibles, sur les rangs, prêts à se rassembler au premier signal. Je les croyais gens d’expérience; rodés à la vie religieuse, ou du moins, prêts à assumer des responsabilités et des charges. Nous pensions n’avoir qu’à nous insérer dans un organisme existant. Or, ce n’était là que mirage … Il n’y avait personne …
Et le Père de me redire comment se présente Auberive: d’immenses bâtiments. L’aile transversale dont le rez-de-chaussée remonte au XIIe siècle. L’aile nord, imposante, de style XVIIIe, avec ses trois étages, dont deux surajoutés. L’aile sud, XVIIe, la mieux conservée, renfermant des boiseries d’époque. Et, coiffant tout cela, de belles toitures patinées, d’un vieux rose merveilleux, de quoi faire rêver les artistes, mais où les voies d’eau sont presque aussi nombreuses que les tuiles. Et puis, les sept maisons-satellites (ancien moulin, ancienne boulangerie, conciergerie, etc.) qui suintent d’humidité. Et même une église de mauvais goût, sans style, construite sous le Second Empire, à destination des prisonnières. Deux grands portails, dont l’un, sur la route de Bay-sur-Aube, est classé, et rappelle les fers forgés de la place Stanislas à Nancy …
Un doute ponctue de temps à autre cette énumération où l’admiration et la crainte se manifestent: N’est-ce pas folie de nous être mis cela sur les bras? Comment relever ces ruines?
– Mais, mon Père, nous sommes prêtes à nous rendre à Auberive, à y faire entrer le soleil, à nettoyer, organiser …
– Impossible actuellement. Il n’y a ni mobilier, ni moyens de chauffage, ni combustible. Et je ne vois personne qui consentirait à assumer les premières installations. C’est effrayant, effrayant. Car il fait très froid en bordure de ce plateau de Langres, au fond de cette vallée humide … Depuis que j’y suis retourné ces temps derniers, je me rends compte que rien ne peut y être mis en route tant que les vrais beaux jours ne permettront pas de camper comme des robinsons.
– Les vrais beaux jours, ce pourrait être en mai?
– Oui, en mai, très bien …
Jamais, en Roumanie, je n’avais vu le Père aussi décontenance. Cette sorte d’effroi qui s’emparait de lui en évoquant un Auberive inhabitable et chaotique, révélait manifestement qu’il n’était pas fait pour s’atteler à des tâches temporelles. J’avais deviné, déjà, que les moindres démarches pratiques lui apparaissaient souvent comme des montagnes à soulever. Mais, devant les authentiques montagnes à ébranler (et l’aménagement d’Auberive en était une) il semblait perdre ses moyens et demeurait abattu. Il était taillé pour les tâches temporelles – et toute fondation en implique quelques-unes – comme un oiseau est outillé pour le labour. Cette haute intelligence n’était pas faite pour s’appliquer à des réparations de toitures, ou à une installation de chauffage, et moins encore à la prévision d’un budget. Ce grand spirituel, c’était manifeste, aurait eu besoin d’une doublure.
La jeunesse renferme des ressources inépuisables de confiance … Puisqu’il faut attendre les beaux jours, les vrais de vrais, où le soleil tient lieu de combustible, nous attendrons, dans la prière et la bonne humeur. Une maison religieuse amie nous accueille pour ces quelques semaines. Et c’est une bénédiction providentielle, car Marie-Paule doit subir une intervention orthopédique qui l’immobilisera jusqu’à la mi-juillet.
Chaque jour, le soleil monte à l’horizon et les arbres reverdissent. «Il faut prendre le taureau par les cornes», décide un jour le prince Vladimir Ghika. Cela signifie en langage clair: «L’heure est venue de s’attaquer à Auberive.»
Le mercredi 12 mai 1926, veille de l’Ascension, Georgina et moi avons rendez-vous avec le Père à la gare de l’Est. Le train nous emmène sur Langres. Vient l’heure du repas. Dans notre compartiment de troisième classe, chacun sort ses provisions. Cher Père prince! Les siennes, qu’a préparées le frère cuisinier du prieuré, sont fort maigres: quatre figues et un bâton de chocolat … Nous sommes mieux pourvues, et tout est mis en commun. Il manifeste un bon appétit, beaucoup d’entrain. Les appréhensions de mars semblent évanouies.
En cours de voyage, nous apprenons que le Père a une petite cousine, roumaine, moniale chez les annonciades de Langres. Il nous y conduit dès l’arrivée, pour nous présenter à la Révérende Mère prieure avec qui s’amorcent d’amicales relations. La prière des moniales nous est acquise. Puis nous nous arrêtons à la cathédrale de Langres qui semble prédestinée à accueillir le fondateur de l’Oeuvre de Saint-Jean, placée, comme elle l’est, sous le vocable de saint Jean devant la Porte latine. Un bon vieux car, enfin, nous permet de franchir, non sans de multiples arrêts dans les villages et hameaux, les sept lieues qui nous séparent d’Auberive.
À l’arrivée, il nous reste tout juste assez de temps pour élite domicile, ma compagne et moi, dans l’une des maisonnettes périphériques. Elle est située dans la cour est, qui donne sur la place de l’Abbatiale. L’un des murs est mitoyen avec la maison de l’épicière du village, ce qui, paraît-il, est pour nous une sécurité, car, nous a-t-on annoncé charitablement, les anciens «colons» ont souvent assassiné des gens dans les parages. On fait donc un exercice téléphonique à coups de manche à balai pour savoir si la bonne voisine peut nous entendre. Elle entend. Tout va bien. Quant au Père, il est reçu aimablement chez M. le curé.
Le lendemain 13 mai, fête de l’Ascension, nous assistons aux offices paroissiaux, organisons notre campement et explorons le domaine, il faudrait dire, le chantier. Au-dehors, la savane, ou la foret vierge. Dans ces bâtisses géantes, et abandonnées depuis des mois, un amoncellement de détritus, de gravats, de poussières …
Le Père semble à nouveau anxieux:
– Croyez-vous que je puisse vous laisser seules ici devant pareille tâche? Si l’entreprise vous paraît trop lourde, je vous ramène demain à Paris.
Mais notre décision est prise: nous restons. Le Père est détendu. Il nous annonce qu’il va faire expédier quelques pièces de vieux mobilier dont on lui a fait cadeau pour l’oeuvre. Je l’interroge sur ce qu’il conviendrait d’entreprendre en premier lieu; mais je réalise qu’il est préférable de ne pas insister, ni demander un plan trop précis. Nous convenons que le plus urgent est de rendre habitable, et aux moindres frais, l’aile la moins endommagée, et dont le premier étage (sud-est) était occupé par le directeur. C’est le bâtiment XVIIe siècle qui offre une très harmonieuse façade.
Au cours de ce premier et bref séjour, le prince Vladimir Ghika nous parla en toute simplicité de sa situation financière, mieux vaudrait dire «non financière», car elle se caractérisait par l’absence de finances. Personnellement, il vit depuis longtemps dans une stricte pauvreté, ayant abandonné sa part du patrimoine familial pour se mieux libérer. En contrepartie, son frère veille sur lui, pourvoit à sa pension, à ses besoins.
Comment l’acquisition de l’abbaye s’est-elle effectuée? Elle a été achetée à un prix dérisoirement bas, mais les droits d’enregistrement ont alourdi le prix d’achat plus qu’on n’avait prévu. Je crois me souvenir (mais j’avance ces chiffres sous toute réserve) que 1’ensemble s’était élevé à cent quatre-vingt mille francs, des francs 1926. D’où cette somme avait-elle surgi? Le Père ne me le dit pas, et je l’ai toujours ignoré. Quelque insigne bienfaiteur? Sa famille? Il à toujours gardé de silence sur ce sujet. Ce que je sais, c’est que cinquante mille francs, au moins, eussent été nécessaires pour rendre cet ensemble habitable par une collectivité, prévoir l’électrification, le chauffage, le sanitaire. Cette somme, on ne l’avait pas, on ne 1’eut jamais. Un tel dénuement, si favorable à la pratique de l’esprit évangélique, fut, d’une certaine manière, un obstacle à l’établissement de l’oeuvre projetée.
Lorsque le Père repartit le lendemain pour Paris, il nous remit une fortune, pour pourvoir aux premiers aménagements: cinq cents francs, et sa bénédiction, en nous promettant de revenir dans une quinzaine de jours, c’est-à-dire au début de juin.
La suite, c’est le scénario classique des fondations: les caisses en guise de meubles, les planches en guise de matelas, les pommes de terre en guise de rôti, et tout le reste à l’avenant. Des pelles et des pelles de poussière à déplacer … Et de la joie plein le coeur …
Je n’ai pas l’intention de suivre pas à pas le développement de cette fondation; je n’en évoquerai les principales étapes que dans la mesure où, le prince Ghika y ayant été étroitement mêlé, nous l’y verrons vivre. Dans le concret de la vie quotidienne se détachera cette grande figure, cette personnalité extrêmement complexe où jouxtent richesses natives et dons singuliers de la grâce, devançant et suscitant à la fois des fidélités secrètes et d’amples générosités de quoi faire surgir non pas un saint, mais une génération de saints. À travers son action, nous ne pourrons pas ne pas entrevoir, dans le même temps, des lacunes, des demi-teintes, qui semblaient appeler l’échec dans le domaine des entreprises temporelles. Nul besoin de recourir, comme 1’ont fait certains, à des interprétations fantaisistes de «sabotage» de son oeuvre, dont il aurait été victime. La réalité est beaucoup plus simple [5].
Cette abbaye d’Auberive, devenue «Maison de Saint-Jean», joua un tel rôle dans la vie du prince Vladimir Ghika durant cinq années, et même, par répercussion, durant le reste de sa vie, qu’il semble indispensable de faire connaissance avec elle dans une rapide rétrospective historique. Nous emprunterons à une étude de Claire Auberive (pseudonyme d’une charmante romancière de ce pays) les renseignements essentiels renfermés dans les archives de l’abbaye qui sont conservées à la bibliothèque de Chaumont.

Au XIe siècle, un ermite vit en ces lieux au milieu d’une vaste forêt. En 1100, l’évêque Robert bénit son ermitage, une petite chapelle, et fonde le prieuré de Val-Sauveur.
En 1135, un essaim des fils de saint Bernard y arrive de Clairvaux, appellé par Willencus, cinquante-sixième évêque de Langres. Voici l’acte de fondation:
«Au nom de la Trinité sainte et indivisible, au nom de l’Eglise qui, comme nous en sommes justement persuades, s’étend et s’affermit par les prières de tous les religieux qui honorent Dieu et méprisent le monde.
«Nous, Willencus, évêque de Langres, qui étendons à jamais notre prévoyance sur vous et sur l’Église qui nous est confiée et qui regardons en quelque sorte comme propice à l’Église de Langres ce qui est commun à toute l’Église catholique, donnons librement et sans aucune retenue, d’après le consentement de nos amis, à nos fils chéris, aux moines d’Auberive et à tous leurs successeurs, tout ce que nous possédons, comme évêque, tant en forêts qu’en rivières et en dîmes, où tout ce qui provient du domaine de notre évêché dans les finages et les dépendances de Pelongerot.»
Trois ans plus tard, en 1138, une bulle du pape Innocent III ratifiait cette fondation. C’est donc du vivant même de saint Bernard que fut fondée 1’abbaye. L’a-t-il visitée? C’est possible; nous aimions à le supposer. L’abbaye mère, Clairvaux, n’est pas si éloignée d’Auberive. Mais les archives sont muettes sur ce point. Saint Bernard était pourtant à la base de cette oeuvre: Notre-Dame d’Auberive était la vingt-neuvième fondation du saint.
Solide fondation, qui traverse les siècles jusqu’à la Révolution française, laquelle balaye moines et monastères. L’abbaye et ses terres sont vendues comme biens nationaux. Elle connaît alors les vicissitudes de ces maisons de Dieu arrachées à leur destination première. Un maître de forges s’en rend acquéreur, et démolit la chapelle de l’abbaye pour en utiliser les matériaux de construction dans son usine. Mais ses hauts fourneaux disparaissent à leur tour en 1848. L’abbaye devient propriété de l’État, et l’État en fait une prison, prison centrale de femmes d’abord, où fut enfermée Louise Michel en 1871, puis de jeunes filles, entre 1881 et 1886. Douze ans de répit. En 1898, 1’Administration organise les locaux en vue d’y recevoir une colonie pénitentiaire de trois à quatre cents garçons, encadrés d’un nombreux personnel, surveillants, chefs de travaux, éducateurs. Cette expérience ne se prolonge pas au-delà d’un quart de siècle et l’État met en vente ces locaux que la négligence et le vandalisme conjugués ont dévastés. C’est ce lourd héritage que recueille l’acquéreur, le prince Vladimir Ghika. Il reçoit et conserve ce dépôt dans cet esprit de pauvreté qu’il a traduit en quatre points:
«Pour réaliser le conseil de pauvreté (Beati pauperes spiritu).
1. L’organisation de la vie avec le sens qu’on est dépositaire et non propriétaire de ses biens.
2. L’idée qu’on a sur ces biens les droits d’un pauvre, à l’égal de tous les autres pauvres, mais rien que ceux-là (s’il s’agit de droits), que les autres pauvres ont sur les mêmes biens un droit égal.
3. La conviction que l’on est un délègué de la Providence, chargé de répondre dans la mesure de ses ressources à toutes les misères que cette même Providence nous présente à soulager durant cette vie.
4. La pleine conscience qu’on possède par là la plus grande des libertés, et qu’on assure la plus saine élimination des tares que la richesse peut présenter en son passé, comme des tentations qu’elle peut faire naître dans le présent.»

Règle de Saint-Jean (p. 19).
Défrichage – La Saint-Vladimir

Le prince Ghika revient à Auberive, comme convenu, au début de juin. Le premier étage de l’aile sud est devenu en partie habitable, et c’est dans l’appartement de l’ancien directeur de la colonie que le Père logera, jusqu’au printemps prochain, à chacun de ses séjours à Auberive, séjours fréquents puisque, durant plusieurs années, il alternera: deux semaines à Paris, deux semaines à Auberive, sauf voyages exceptionnels ou nécessités apostoliques impérieuses et imprévues.
Dans cette première phase de défrichage et d’aménagement, la propriété n’a pas été négligée. En l’explorant, et interrogeant: nos voisins, je découvre, sous les ronces et les orties, un vaste potager, bien dessiné à la française, pourvu de cinq bassins (vides, il est vrai). Sans aucun doute, il faut mettre en valeur cette richesse première qui permettra de nourrir les prochains arrivants que le Père nous a annoncés pour juillet-août. Un cultivateur du village: vient faucher, défricher, labourer, deux des seize carrés dont nous avons retrouvé le dessin … Et nous-mêmes ensemençons cette terre si bien reposée par trois ans de jachères …
Lorsque je conduis le fondateur dans ce jardin en voie de résurrection, je recueille cette remarque:
– II ne fallait pas vous donner tant de mal. Ici, ce n’est pas une exploitation agricole …
Cette phrase ne put s’effacer de ma mémoire, même lorsque le Père, constatant la fertilité du sol, s’intéressa lui-même au jardinage, et, ami personnel de M. de Vilmorin, obtint de lui, chaque année, à titre de cadeau, toutes les meilleures semences qu’appelait cette terre généreuse. Mais que notre effort initial pour la faire revivre eût été spontanément jugé inutile achevait de me convaincre: le prince Ghika était un grand spirituel, un savant, un homme de génie, mais il n’avait pas beaucoup de sens pratique. À nous d’en tenir compte et d’alléger sa lourde charge en lui ôtant tout souci domestique.
Son séjour en juin fut abrégé: des collaborateurs et des bienfaiteurs s’annonçaient qu’il devait rencontrer à Paris. Mais il partait rassuré: bientôt l’aile sud tout entière serait aménagée au premier étage.
Trois jeunes filles (parmi lesquelles Marie-Paule) arrivent à l’égrenée en juillet. Elles constitueront avec nous, les deux défricheuses, le premier noyau de la communauté des Soeurs de Saint-Jean, qui subsistera jusqu’à la fin.
Au cours de ce mois de juillet, une idée me poursuit, dont je fais part à mes compagnes, tandis que le Père regagne Paris pour la troisième fois. Nous sommes cinq ici rassemblées; nous avons aménagé sommairement une communauté et une hôtellerie. Mais l’essentiel nous manque: une chapelle et la présence du saint sacrement. Puisque le Père doit revenir le 27 juillet pour fêter avec nous, le lendemain, la Saint-Vladimir, pourquoi ne lui ferions-nous pas la surprise de célébrer la sainte messe ici même, dans la Maison de Saint-Jean? L’approbation est unanime. Je consulte M. le curé de la paroisse qui approuve, lui aussi, et m’engage à m’adresser à Mgr l’évêque en personne, Mgr Thomas.
Pas une minute à perdre. Je pars pour Langres. Me voilà dans le salon de l’évêché.
– Vous êtes bien jeune, mon enfant, me dit dès les premières phrases Mgr Thomas. Où sont donc vos parents?
– Ils sont décédés, l’un et l’autre, pendant la guerre.
– Pauvrette! me dit l’évêque. Et, se parlant comme à lui-même sur ce ton chantant et triste qu’ont parfois les Italiens, il murmure:«Senza padre, senza madre …»
Je suis surprise de cette exclamation, car Mgr Thomas n’est pas italien, que je sache. Il poursuit:
– Eh bien! moi, je serai un père pour cette petite communauté naissante. C’est une très bonne idée de votre part de faire une surprise à ce bon prince Ghika. Bien sûr, j’accorde l’autorisation d’avoir une chapelle, et la sainte réserve à demeure, et le salut du saint sacrement les dimanches et fêtes. Revenez tantôt; je vous donnerai les papiers nécessaires. M. le cure d’Auberive s’assurera que le local soit décent.
Dès mon retour à l’abbaye, nous nous mettons à l’oeuvre pour nettoyer et blanchir à la chaux une pièce de l’aile transversale qui peut communiquer avec le hall d’honneur. Un autel provisoire y est transporté. Vases sacrés, vêtements liturgiques sont rassemblés comme par miracle grâce à des concours inattendus. I.a gentillesse des Mères de l’Annonciade se manifeste à cette occasion.
Si j’insiste sur cet événement, c’est qu’il marqua une heure bouleversante dans la vie du prince Vladimir Ghika. Lorsque, à son arrivée à la Maison de Saint-Jean, le 27 juillet, je le conduisis devant la chapelle et en entrouvris la porte, son émotion fut si vive que, la gorge serrée, les larmes aux yeux, il ne put la traduire que par un complet silence. Mais cette émotion fut à son comble le lendemain, fête de saint Vladimir dans l’Église orthodoxe, lorsqu’il monta pour la première fois à l’autel dans cette Maison de Saint-Jean. Il ne put prendre la parole à l’évangile, ainsi qu’il l’eût souhaité. Mais, à la réunion familiale et familière qui suivit, il nous dit que c’était l’une des plus grandes dates de sa vie, parce que cette abbaye était rendue à sa destination première, rendue à Dieu pour rester à jamais maison de Dieu; il dit que lui-même pouvait désormais disparaître, car il venait d’accomplir ce pour quoi il avait été amené dans ce lieu.
Puis il s’avisa de l’aspect pratique de cette aventure:
– Mais comment, comment avez-vous pu réaliser pareille gageure? J’étais ici voilà deux semaines, et il n’était question de rien … Je n’aurais jamais osé demander une telle faveur à l’évêché … D’ici cinq ou six mois, peut-être … mais aujourd’hui! Comment avez-vous fait?
Nous expliquons les phases de l’opération, à vrai dire accélérées, l’accueil chaleureux de Mgr l’évêque, les concours multiples.
Huit jours plus tard, le 6 août, fête de la Transfiguration, premier anniversaire d’une arrivée mémorable en Roumanie, le Père donne l’habit aux trois premières soeurs de Saint-Jean: robe de bure blanche, pouvant être troquée contre une blouse d’infirmière pour les activités extérieures; cape et voile bleu marine; ceinture de cuir; petite croix de bois nue, façonnée par le menuisier notre voisin.
Pour cette circonstance, le Père a composé un cérémonial sans prétention, qui accentue le sens de notre donation au Seigneur dans la Maison de Saint-Jean:

Bénédiction du costume,
puis remise avec ces quelques mots:
Soeur X., rien ne vous retient ici. Mais Dieu voudrait que tout vous y attache, si son Amour doit être ici vécu par-dessus tout.
Voulez-vous chercher ici, non seulement ce que Dieu veut, mais ce qu’il préfère?
– Oui.
Voulez-vous être dans la maison de la Sainte Vierge, sous le toit de saint Jean?
– Oui.
Croyez-vous de tout votre coeur à l’amour que Dieu a pour tous?
Oui.

Le Père aimait composer des prières de circonstances. Il en avait composé plusieurs concernant la vie quotidienne, et les tâches ménagères. J’ai souvenir d’une prière – combien savoureuse! – pour les jours de lessive, – et Dieu sait si, à une certaine période, nous eûmes du linge à laver! Malheureusement, ces textes ont été perdus, et ma mémoire ne les à pas enregistrés.

La reine Nathalie de Serbie

Les hôtes – quelques-uns de marque – allaient dès lors se succéder à la Maison de Saint-Jean au cours de l’été 1926.

En ce début du mois d’août, le vicomte Gaston de Maupeou, aujourd’hui amiral, alors lieutenant de vaisseau, inaugure l’hôtellerie, à peine installée encore. Il vient, comme le feront beaucoup d’autres après lui, vivre quelques jours dans l’intimité de l’homme de Dieu dont la pénétration surnaturelle permet de résoudre les problèmes personnels les plus ardus, où les plus délicats. Il sera suivi, quelques jours plus tard, par la reine Nathalie de Serbie accompagnée d’une dame d’honneur. Cet événement fu sensation dans le petit, village d’Auberive; cette cousine du prince Ghika le touche de trop près pour qu’il soit fait ici simple mention de son séjour de deux semaines à la Maison de Saint-Jean.
– J’ai pressenti, m’annonce le Père, ma cousine, la reine Nathalie, pour qu’elle vienne prendre ses vacances ici la seconde quinzaine d’août.
– Mais, mon Père, c’est absolument impossible: cette maison n’est pas en état d’accueillir une reine: ni mobilier, ni linge, ni vaisselle convenables; une cuisine à peine organisée; et des soeurs extenuées de fatigue, et qui aspirent à un peu de calme …
Le Père insiste, et me glisse discrètement:
– Elle pourrait, elle devrait pouvoir nous aider, si toutefois elle veut bien s’intéresser à ce qui se prépare ici. En fait, elle ne m’a jamais favorisé jusqu’à présent dans mes entreprises charitables. Mais … peut-être?
Mes objections tombent. Du reste, le courrier apporte bientôt une lettre qui confirme la venue de Sa Majesté, escortée d’une clame de compagnie.
Que faire ? Prendre le car pour Langres en vue d’indispensables achats.
– Je viens aussi, me dit le Père, car je dois passer à l’évêché pour quelques démarches.
Une heure après notre arrivée en ville, je le rencontre dans la rue principale de Langres, portant sous son bras un paquet dont l’aspect ne laisse aucun cloute sur le contenu: il s’agit d’un certain ustensile de toilette destiné à Sa Majesté. Justement, je me proposais de pourvoir moi-même à cette emplette. Je suis un peu confuse. Lui, pas du tout. Longue barbe blanche, longs cheveux au vent, il avance d’une démarche lente, majestueuse, chargé du singulier fardeau. Il était ainsi … Nulle trace de respect humain chez ce grand seigneur. Quand Jean Daujat raconte qu’il traverse tout Paris, dans autobus et métro, en portant une chaise à rempailler à Villejuif, c’est du même ordre … Il est vu de Dieu seul. Ces détails n’existent pas pour lui.
Et cependant, d’autres détails, vestimentaires ceux-là, ne lui sont pas indifférents. Il ne peut supporter l’idée d’endosser une douillette par exemple: ce boudinement dans un pardessus étriqué lui paraît ridicule pour un ecclésiastique. Il aime les vêtements amples, qui semblent dérober le corps à la vue d’autrui. Il ne quitte jamais le camail, et voyage, été comme hiver, enveloppé dans son immense cape sous laquelle son corps si frêle (il pèse 42 à 45 kilos) semble disparaître. Ce jour-là, en pleine canicule, il avait justement oublié le manteau protecteur.
La venue de la reine Nathalie ramène le prince Vladimir à sa jeunesse, et même à son enfance. Il me conte à nouveau cette histoire qui le touche de près, et qu’il avait évoquée sobrement à Boziéni. Ces faits historiques sont bien oubliés aujourd’hui où tant de rois et de reines ont été basculés de leur trône, surtout en Europe danubienne.
Nathalie, Russe par son père, Roumaine par sa mère (une Stourdza), jeune princesse extrêmement belle, épouse à seize ans, en 1875, le roi de Serbie Milan (Obrenovitch). L’année suivante, elle donne le jour à un fils, le prince Alexandre, qui sera le compagnon de jeux des princes Ghika, ses cousins, au cours des vacances. Nathalie découvre bientôt l’étendue de son malheur, car Milan est un souverain indigne et débauché. Il est renversé. Elle monte sur le trône; elle est adorée de son peuple; puis la voilà chassée. Elle emmène son fils et essaie de le protéger contre des influences néfastes. Hélas! Double infortune: Alexandre, encore adolescent, se laisse envoûter par une jeune veuve sans scrupule, Draga, de neuf ans plus âgée que lui. Le prince Vladimir se souvenait encore de cette triste aventure dont il avait été témoin à Biarritz où séjournait souvent Nathalie. Celle-ci met son fils en demeure de choisir entre elle et Draga. Il choisit Draga. Pitoyable mariage, pitoyable couple, qui subit un pitoyable assassinat le 11 juin 1903. La dynastie des Obrenovitch était éteinte.
Entre-temps, la reine Nathalie, abreuvée de douleur depuis sa jeunesse, avait embrassé le catholicisme. Elle surmonte son tragique destin avec une magnanimité virile; fortunée, elle répand les aumônes à pleines mains, mène une vie retirée au couvent des Dames de Sion à Paris, et demeure néanmoins très «grande dame», un peu condescendante …
Elle forme un tableau contrasté avec son cousin, le prince Vladimir Ghika. Lui, au contraire, est si proche des petits et des humbles que tous viennent à lui comme à un père, ou mieux, comme à un frère. À l’abbaye, un vieil homme boiteux rend quelques services au jardin. On l’appelle, comme c’est d’usage à la campagne, le «père» Favrel. À l’instar du prince, il porte, lui aussi, une grande barbe blanche; mais elle est embroussaillée et se ressent de l’usage intempestif de la tabatière. Or, le père Favrel, courbé et claudicant, appuyé sur son bâton, va et vient autour du portail chaque fois qu’il pressent la prochaine arrivée du maître. Et c’est émouvant de voir celui-ci le serrer étroitement dans ses bras comme un frère, et lui donner l’accolade, sans redouter cette vieille barbe crasseuse, roussâtre et malodorante … J’aurais éprouve, je crois, moins de répugnance à embrasser un lépreux.
S. M. la reine Nathalie de Serbie demeure donc à la Maison de Saint-Jean durant une quinzaine, en août. Elle s’y révèle pieuse avec sobriété, d’une piété où l’esprit semble avoir plus de part que le coeur. Avec grande discrétion, à demi mots où par périphrases, elle me laisse deviner qu’elle n’éprouve pas une sympathie extraordinaire pour son cousin. Elle le trouve trop mystique, trop sentimental; elle ne pense pas qu’il y ait en lui, du point de vue pratique, l’étoffe d’un fondateur, ce qui n’affecte en rien, bien sûr, son amour de Dieu et du prochain, fondement d’une sainteté qu’elle ne met pas en doute.
Vient l’heure du départ. Sa Majesté laissa-t-elle choir une piécette dans l’escarcelle des pauvres de Jésus-Christ? II ne le semble pas. Le Père garda un complet silence après cette réception, qui fut je crois une déception. Sa tentative d’associer une auguste bienfaitrice à l’Oeuvre de Saint-Jean avait complètement échoué. Il est probable, en outre, que cette visite d’une reine à Auberive contribua à refermer les bourses de modestes bienfaiteurs qui auraient commence à s’ouvrir. Il était dit que l’Oeuvre de Saint-Jean, qui rendait une âme à l’abbaye en y ouvrant un tabernacle, n’aurait jamais les moyens de la faire revivre au plan matériel: fenêtres sans vitres, planchers défoncés, chauffage précaire, tel fut et resta le régime.
Quant à la communauté des soeurs, elle avait trouvé la voie la plus sûre pour assurer sa subsistance: vivre à peu près en autarcie économique grâce au jardin et au petit élevage; travailler beaucoup; dépenser fort peu, et attendre du ciel qu’il fasse le reste. Une très minime mensualité, destinée à pourvoir aux frais généraux, l’équivalent d’un gardiennage, provenant de bienfaiteurs anonymes, était remise par le Père, dans la mesure du possible.

Retraite

Partis les hôtes de marque, frange dorée un peu trop voyante de l’Oeuvre de Saint-Jean, celles qui sont ici rassemblées dans une volonté commune d’appartenance totale au Seigneur vont pouvoir approfondir ce pour quoi elles sont à Auberive. À leur demande instante, le Père consent, non sans hésitation, à leur prêcher une retraite qui marque l’inauguration d’une sérieuse vie conventuelle, authentique dans son esprit, sinon dans une forme canonique à peine ébauchée encore.
– Une retraite … Comment voulez-vous que je vous prêche une retraite ? Je ne me sens pas capable de faire un vrai sermon, de le composer et de le débiter. Tout au plus pourrais-je m’entretenir avec vous, dans quelques causeries spirituelles qui souligneront l’esprit de la Maison de Saint-Jean et qui vous mettront en état de prière. Si cela vous paraît suffisant, j’essaierai.
Suffisant? Mais c’est exactement ce qui répond à notre attente. Nous entrons donc en retraite, et y demeurons, du 2 au 8 septembre.
Dès l’ouverture de ces exercices, le Père nous indique les textes de l’Écriture sainte auxquels nous aurons à nous référer, dans la méditation et la prière, jour après jour, pour effectuer une marche progressive qui nous acheminera vers le but:

1. Dans l’Ancien Testament, texte du Buisson ardent, avec la révélation du Nom ineffable de Dieu: «Celui qui est.»

2. Dans l’Évangile:
a) Le Sermon sur la Montagne;
      b) Le Discours après la Cène, en particulier le Cep de la vigne et les sarments;
c) La Prière sacerdotale, lumière et couronnement de notre vie.

Dans la chapelle inaugurée cinq semaines auparavant, le Père nous réunit deux fois le jour. Revêtu du surplis, il porte en lui, dans son regard, dans sa parole, une telle intensité de recueillement que les âmes se trouvent en état de retraite avant même de l’avoir entendu. Se tenant debout, il parle d’abondance, sans aucune note écrite. Il parle presque à mi-voix, dans une tonalité un peu musicale, suave, pénétrante, qui atteint l’âme dans sa sensibilité autant que dans l’intelligence. Il exprime non ce que lui dicte sa mémoire, mais ce qu’il élabore dans son coeur, et qui est la traduction orale de son actuelle collaboration avec l’Esprit-Saint.
Ce mode d’expression assez particulier fait que son discours n’a rien de rectiligne et charpente, à la façon d’un discours de Bossuet, ou Bourdaloue, ou Lacordaire, ou même d’un bon curé de campagne formé à leur école durant son séminaire. Non, c’est comme une eau vive qui s’écoule en cascades, s’étale, s’arrête, puis repart en formant des méandres. La phrase, une fois commencée, se charge d’incidentes multiples, qui apportent des nuances infinies à la pensée maîtresse, jusqu’a la faire oublier parfois. Un esprit cartésien ne s’y retrouve plus. Mais l’âme est nourrie jusqu’en ses profondeurs. Elle est bercée comme par une musique divine. Elle entre en état de contemplation. N’est-ce point la une retraite?
Je m’étais proposé de prendre des notes au cours de ces exposés qui devaient constituer pour nous comme une charte initiale. Il me fallut y renoncer: je perdais le fil de la phrase, et je perdais, par surcroît, la saveur de cet enseignement prié et priant, inhabituel chez ces Latins férus de logique que nous sommes. L’une des nôtres capta quelques bribes de ces premières causeries. Elles sont médiocres et insuffisantes; toutefois, étant demeurées inédites, je les donne en annexe.
De temps à autre quelques phrases bien frappées marquaient notre route:
«Voulez-vous être de ces âmes qui prouvent leur amour au prix du sang de leur vie?
«II faut s’appliquer à ce qu’on doit être avant d’envisager ce qu’on doit faire …
«Avant de mobiliser les âmes généreuses de la Maison de Saint-Jean pour les placer là où Dieu veut, on cherchera à ce qu’elles soient tout à Dieu, selon le Coeur de Jésus, selon le Coeur de Marie. Tout ce que nous avons de bon en nous doit devenir du feu, sans cesse dévorant, sans cesse renaissant …
«Ce foyer d’Auberive doit être un foyer ardent. Il a été sanctifié durant des siècles par le feu de l’amour divin, puis profané. Songez à nourrir ce foyer d’une flamme qui dure. N’y eût-il qu’une poignée d’âmes pour entretenir ce feu, l’Oeuvre serait éternelle …»
Le 8 septembre, deux des nôtres revêtirent l’habit. Nous étions donc cinq à porter cet habit blanc et marine, mi-religieux, mi-hospitalier. Une jeune aspirante s’adjoignit à nous dans le même temps. Petite famille fort diverse dans ses origines, quant à la race, à la religion, à la culture: une Grecque avant abjuré la religion orthodoxe. Une Polonaise, juive convertie, de formation universitaire. Quatre Françaises, de formation variée. Toutes désireuses, à divers degrés, de mener une vie d’intense prière et de répondre à l’urgence des tâches missionnaires telles que venait de les définir le pape Pie XI dans l’encyclique Rerum Ecclssiae, du 28 février 1926.
À partir de cette date, la communauté s’astreignit chaque jour à la récitation du bréviaire dans sa totalité, récitation psalmodiée à la chapelle, sauf exceptions très rares, et où les diverses heures étaient reparties en respectant leur échelonnement primitif, sauf pour tierce, sexte, none, qui étaient bloquées. Une heure d’oraison silencieuse, appuyée sur les textes liturgiques du jour nourrissait cette fidélité à l’office divin. Le Père ayant en sa possession deux bréviaires, reçus en don, il me fit cadeau du sien. Je l’ai conservé, et je le garde encore.
Pendant huit à dix mois, nous allions connaître une période de calme relatif, où, tout en poursuivant l’aménagement des locaux, tranche par tranche, avec les moyens du bord, et recevant quelques hôtes, visiteurs, aspirants, aspirantes, nous allions bénéficier de la formation assidue et discrète du Père, alternant séjours à Paris et séjours à Auberive. Le chapitre hebdomadaire avait lieu le jeudi, selon le cérémonial prévu par les statuts. Après une exhortation, après les prières du Mandatum, le Père s’agenouillait le premier pour battre sa coulpe en s’accusant de ses manquements à la charité. Puis chacune faisait de même.
C’est le Père qui, habituellement, nous écoutait en confession. Nous pouvions en outre nous adresser à lui en toute liberté pour la direction, mais nulle n’en abusait. Dans cette ambiance communautaire toute surnaturelle et fort laborieuse, les petits problèmes personnels s’estompaient.
Le Père partageait nos repas au réfectoire conventuel. Il arrivait que la lecture fût interrompue, surtout au commencement et à la fin de ses séjours. Un bel entrain régnait alors, et la conversation devenait si animée que, parfois, 1’horaire en était bousculé. On ne saurait imaginer vie plus simple, rapports plus aisés.
Les statuts indiquaient: «Le supérieur de la «Maison» porte le nom de «Frère aîné» ou «Mon grand Frère», et point d’autre.» Jamais, bien entendu, aucune de nous (et plus tard aucun des jeunes gens) ne put appeler le prince Vladimir Ghika, prêtre de Jésus-Christ, «Mon grand Frère», ce qui eût été le comble du ridicule. Mais si le nom n’était pas proféré, la réalité de relations à la fois filiales et fraternelles était manifeste. Maints détails de la vie quotidienne le révélaient.
En veut-on un exemple? Le Père, un jour, nous arrive de Paris, par mauvais temps, chaussé de misérables souliers éculés et percés. Il n’en avait pas d’autres de rechange. L’une de nous, qui possédait une paire de chaussures sport de première qualité, propose de lui en faire cadeau. Il accepte de grand coeur: «Pointure 38/39? C’est parfait. J’ai le pied petit.» Et le voilà chaussé confortablement, pour des mois et des mois.
Et les provisions pour le train? Car il avait à prendre le repas de midi dans le train Langres-Paris à chacun de ses voyages. Comme j’avais remarqué le pauvre sachet de notre première expédition, je lui préparai chaque fois moi-même le viatique; dans une boîte à sucre, quelques provisions bien tassées, variées et substantielles. Il glissait cette boîte, au dernier moment, dans sa serviette de cuir qui hit tenait lieu de valise. «Que c’est précieux me disait-il. Je trouve presque toujours quelqu’un mal pourvu avec qui partager ces richesses. C’est une excellente entrée en matière pour aborder des sujets qui peuvent devenir tort sérieux …»
Je n’ai jamais connu le prince Ghika plus heureux que pendant cette période. Il se sentait compris, aimé; il savait que nous tentions, à notre modeste manière, de le suivre. Il nous laissait entendre, parfois, le contraste saisissant entre la paix d’Auberive et sa vie à Paris, et l’affrontement de certains milieux étranges où s’exerçait son action apostolique. Il y était aux prises avec Satan, les messes noires, et le reste. «Vous ne pouvez même pas soupçonner, me disait-il un jour, dans quelle boue le Seigneur me fait mettre les mains pour sauver des âmes …»

Notre-Dame-des-Bois

Mais j’anticipe. Nous sommes au 8 septembre 1926. La Nativité de Notre-Dame va être célébrée liturgiquement le dimanche suivant, 12 septembre. Nombreux sont en France les sanctuaires dédiés à Notre-Dame où s’organisent des pèlerinages à cette date. C’est le cas de Notre-Dame-des-Bois.
– Je suis invité à me rendre à Notre-Dame-des-Bois, me dit le Père. C’est pour Auberive une chose très importante. Je dois y rencontrer le Père Lamy, et le Père Charles, un de mes amis de la première heure sur qui je compte beaucoup; peut-être aussi les Maritain, et quelques autres de notre groupe. Trouvons une voiture, et venez avec moi, vous et une des soeurs.
Le Père Lamy, c’est ce prêtre originaire du diocèse de Langres (Le Paillis) qui, devenu curé à La Courneuve, s’y est révélé thaumaturge et prophète avec tant d’éclat que sa réputation s’est répandue dans toute la capitale. Son historiographe qui ne le quitte guère, le comte Bivert, recueille ses moindres faits et gestes. Il les éditera dans un petit volume publié après la mort de son héros.
Ce Père Lamy est devenu un ami des Maritain auprès de qui il semble relayer Léon Bloy quelques années après la mort de celui-ci. Il célèbre la messe de temps à autre dans leur chapelle à Meudon. Il y rencontre ceux qu’on appelait alors «les amis de Maritain», tout ce groupe fervent où a germé l’idée d’une oeuvre apostolique universelle laquelle s’est cristallisée dans l’Oeuvre de Saint-Jean.
Or c’est ce Père Lamy qui a informé le prince Ghika au début de cette année lorsqu’il a appris la mise en vente de l’abbaye d’Auberive dans son diocèse d’origine; c’est lui qui l’a incité à l’acquérir, précisément pour y réaliser cette oeuvre vers laquelle tant de regards sont tournés. À ce titre, le prince Ghika ne peut que se réjouir de rencontrer le vieux prêtre auréolé de sainteté, dans ce lieu où, à la demande de la Sainte Vierge, dit-on, il entraîne depuis quelques années de fervents pèlerins. Il s’y opère des guérisons, et surtout des conversions. Chacun chuchote – ce qui est la meilleure façon de le publier – que le Père Lamy est favorisé de visions, de révélations, colloques célestes. La Sainte Vierge, le grand archange (Gabriel) sont ses familiers. Et le diable lui joue des tours pendables …
Ces choses ont été écrites, imprimées, publiées, et c’est pourquoi je me permets de les évoquer. Dès cette époque, nous en avions connaissance à Auberive, et le Père Ghika m’en avait parlé lorsqu’il m’avait relaté les circonstances de l’acquisition de la vieille abbaye.
Quelle était son attitude? De la sainteté du Père Lamy, apôtre de la banlieue parisienne, il ne doutait pas. Sur tous ces charismes autour desquels une trop grande publicité semblait stimuler le besoin d’extraordinaire chez certains fidèles, il était beaucoup plus réservé. À l’occasion de notre pèlerinage à Notre-Dame-des-Bois, il me dit à plusieurs reprises:
– «On» voudrait m’associer à tout ce mouvement, mais je ne dois pas me laisser faire. Je ne veux pas être «l’homme de Notre-Dame-des-Bois», comme «on» le souhaiterait. Nous nous rendons tout simplement dans ce sanctuaire dédié à Notre-Dame, où nous attendent des grâces certaines.
Qui était ce «on», répété à plusieurs reprises? Je ne m’en informai pas.
Plus tard je compris que ce Père Lamy avait eu, sur l’abbaye d’Auberive, des vues assez précises, et qu’il essayait de suggérer au fondateur de la Maison de Saint-Jean. Mais celui-ci n’était pas homme à modeler son action sur de l’extraordinaire; ces voies (ou ces voix) lui paraissaient dangereuses pour l’exercice de la vie de foi et de soumission à l’Église:
– Celui-ci me dit: «La Sainte Vierge veut que vous fassiez ceci.» Et cet autre: «Notre-Seigneur veut que vous fassiez comme ça.» Comment nous fier à de tels messages? Qu’ils viennent parfois soutenir et corroborer une action d’Église, je le conçois; mais qu’ils soient à la base d’une entreprise surnaturelle, c’est danger.
Tels sont les propos que j’ai entendu tenir au prince Ghika en diverses circonstances. Au moment de notre pelerinage à Notre-Dame-des-Bois, cette façon de penser, pour être plus voilée dans l’expression, n’en était pas moins nette.
Nous voilà donc pèlerins de Notre-Dame, perdus au fond des bois. La rencontre, on peut bien dire sensationnelle, que nous y fîmes, fut celle du Père Charles, dont le prince nous avait dit:
– Il est incomparable. Il possède toutes les qualités qui me manquent. Nous nous compléterions admirablement. Il faut que Notre-Dame le décide à venir travailler avec nous …
Tels n’étaient pas les projets du Père Charles … Et néanmoins – par quelles pressions de la grâce? – nous le ramenions dans notre voiture à Auberive le soir même. Il fit sur nous tous une impression profonde. Pourquoi ne reprendrais-je pas l’expression d’un célèbre et fugace converti?
«Un coeur entra, un coeur rouge surmonté d’une croix rouge au milieu d’une forme blanche qui glissait, se penchait …»[6].
Je revois encore le Père Charles dans notre petit parloir d’Auberive en ce dimanche soir. Il était venu avec une certaine appréhension dans cette «Maison de Saint-Jean» dont il n’acceptait pas le vocable. Mais ses préventions tombèrent. Tout ici était simple, pauvre, discret, selon son idéal marqué de franciscanisme. Nous parlâmes des missions: l’Orient, l’Islam, dans l’esprit de la récente encyclique.
– Je dois repartir; je dois regagner l’Afrique, nous dit-il dès le lendemain.
– Vous reviendrez, insista le prince Ghika, vous reviendrez l’été prochain, et c’est vous qui donnerez ici la retraite annuelle à la petite communauté qui aura grandi.
Le Père Charles se débattit encore. Lui, ermite, il se défendant aussi de savoir prêcher. Puis il céda. Depuis cette rencontre, il fut associé à Auberive grâce à une correspondance suivie que lui permettait de partager nos joies et nos soucis.

Quartiers d’hiver

L’hiver précoce est déjà là. Il faut parer aux frimas et aux longues nuits. L’installation d’une «lampisterie» fait figure d’anachronisme en cette année 1926; et la soeur lampiste a fort à faire entre ses bidons de pétrole et d’essence, et les lampes dont il faut pourvoir chaque pièce. Il faut aussi, ces pièces nombreuses, les équiper de poêles; et ces poêles, il faut les nourrir de bois … Travail incessant.
Les visites se font plus rares, et cependant elles ne s’interrompent guère. La Maison de Saint-Jean, à peine constituée encore, avait dû accueillir, dès les premiers jours, des Russes dont l’infortune était bien faite pour apitoyer le prince Vladimir Ghika. Émigrés chassés de leur pays par la révolution de 1917, ceux que nous recevons n’ont pas encore su s’intégrer à la société française en assumant quelque travail que ce soit, comme l’ont fait tant de leurs frères qui, à défaut d’un emploi correspondant à leur talent, ont su devenir chauffeurs de taxis ou garçons de café. Ceux qui échouent à Auberive sont vraiment des «types». Il en est de tout acabit: voici le mélomane, ou le bricoleur, ou le fantaisiste, ou le mystique … Et voici également l’ami du farniente. Ils ont quelques traits communs: en général, une grande habileté manuelle et débrouillardise; mais aussi une incapacité totale à se subordonner au règlement d’une maison et à travailler avec un minimum d’assiduité. Des voix magnifiques, qui se manifestent en chants chorals spontanés. Une gentillesse et une obstination qui se contrebalancent.
– Essayez de les utiliser, me dit le Père chaque fois qu’il annonce un nouvel arrivage. Ils pourraient rendre quelques services. Ils savent tout faire.
Et j’explique qu’entre savoir faire et vouloir faire, la marge est grande. J’explique aussi que, si Auberive peut devenir un «centre d’accueil» pour réfugiés (encore que ce bout du monde soit fort peu central), il faudrait une organisation de la vie matérielle, un équipement, des cadres. Peine perdue … La Père se rend compte de tout cela, mais son bon coeur devance toute organisation.
– Ce sont des malheureux! Ils ont souffert de tels traumatismes! Ce sont des déracinés, des écorches vifs. Il faut savoir les comprendre, les aimer, les sauver contre eux-mêmes.
Avec le froid très vif, l’inconfort de l’abbaye se fait davantage sentir, et nos amis russes se font plus rares. Mais ce froid qui rebute les amateurs de solitude ombragée n’interrompt point la navette que s’est imposée le Père pour assumer double ou triple tâche, à Paris, à Auberive et ailleurs. Et durant ce rude hiver, nous l’accueillerons régulièrement deux semaines chaque mois.
Il faut avoir vécu ces années difficiles pour réaliser ce qu’elles représentaient, chez le Père, de mortification en esprit et en vérité. Lui, fragile des branches, et de tout l’organisme, il était soumis, du fait de ces voyages continuels si inconfortables, à un régime qui aurait dû 1’exténuer. Or il n’en laissait rien paraître, ne se plaignait jamais. S’il toussait à l’arrivée, ce qui se produisait souvent, il s’en excusait presque: «Ce n’est rien … Un peu de trachéo-bronchite …» (C’était là son expression.)
J’ai entendu certaines personnes qui ne 1’avaient vu qu’une fois en passant affirmer qu’il était un ascète sensationnel qui ne mangeait pas, ne buvait pas, ne dormait pas … Rien n’est plus inexact. Le Père ayant été à notre table durant des semaines, et même des mois, je puis dire qu’il mangeait de bon appétit, buvait un peu de vin quand le vin était sur la table, fait qui se produisait en l’honneur de son arrivée; et il dormait dans un bon lit quand 1’occasion lui en était offerte. Mais cette côté de l’existence semblait n’avoir pas d’«existence» pour lui. Je l’ai constaté en voyage, et plus tard à Villejuif, et dans la cellule de prison qu’il occupa à partir de 1927. Il donnait l’impression d’un être immatériel qui avait pleinement mis au pas les exigences du corps. Indifférence, libération à l’égard du créé le caractérisaient. Il ne s’exerçait pas à mourir à lui-même – ce qui est le sens propre de l’ascèse – mais il était comme mort, tranquillement mort, avec un sourire paisible qui donnait le change sur la lutte qui avait pu être à la base d’une telle mort. Je ne l’ai jamais vu fumer, ni une cigarette ni un cigare; et je l’ai entendu me dire que cette pratique superflue lui paraissait un esclavage, peu compatible avec l’état sacerdotal et la recherche des «préférences» divines. C’était là, pour lui, un leitmotiv, le thème qui lui était le plus cher, et peut-être le secret de sa sainteté.
Rechercher en toutes occasions, grandes et petites, «ce que Dieu préfère» … Dans son vocabulaire, et dans la réalité qu’il recouvre, le voeu du plus parfait – dont l’énoncé est quelque peu abstrait – se transforme ainsi en une sorte de dialogue: attente personnelle, concrète, de la part de Celui qui est le coeur de notre pensée, de notre agir, de tout notre être, et qui nous invite. Disponibilité et réponse généreuse de qui est ainsi sollicité. C’était là, je crois, la pensée profonde de notre Père. À force de s’être interrogé tout au long de sa vie sur ce que Dieu préfère, sans doute avait-il posé une multitude d’actes qui l’avaient comme fixé dans cet état de mortification universelle, aisée et joyeuse, dont il cueillait alors les fruits.
Mais les «préférences divines», pour reprendre l’expression chère au prince Ghika, peuvent très bien s’accommoder d’un peu de fantaisie, élément d’équilibre, qui se manifestait en maints détails de la vie du Père, et qui ne manque pas de charme; je découvris peu à peu quelques-unes de ces fantaisies.
Chaque matin je lui portais le courrier, et il le dépouillait soit dans son bureau s’il faisait froid, soit dans les allées du parc si le beau temps le permettait.
– Restez, restez, me disait-il; j’ai sûrement des nouvelles à vous donner qui concerneront la maison.
Et le voilà qui décachette les enveloppes. Mais que de précautions pour ce travail! Il les décolle soigneusement, retire avec prudence la doublure fine, papier couleur, replie cette doublure en prenant soin de ne pas la chiffonner; seulement alors, il prend connaissance de la lettre enfermée en cette enveloppe.
Intriguée par ce manège qui se répète chaque matin, je lui pose un jour la question:
– Dites-moi, Père, est-ce indiscret de vous demander pourquoi ces doublures d’enveloppes retiennent si fort votre attention?
– Voulez-vous connaître mes petits secrets? Vous allez voir.
Et il cherche dans le placard qui lui servait de classeur un indicateur Chaix grand format. Il en tourne les pages … Entre chaque feuillet apparaissent des doublures d’enveloppes, multicolores, soyeuses, découpées, perforées, et représentant une multitude de dessins les plus divers:
– Voici du style persan, du chinois, du japonais …, etc. Ce sont les doublures rouge vif qui donnent les meilleurs effets. Dommage qu’elles soient rares. Mais je vais en préparer une sous vos yeux. Ce sera du persan.
Il cherche une paire de vieux ciseaux dans son tiroir, plie le feuillet en deux, puis en six ou en huit, et découpe avec art. Il déplie; et voici qu’apparaît un dessin original et ingénieux à souhait.
– J’ai le dessin en moi, me dit-il. Quand une image s’impose dans ma tête, je n’ai qu’à prendre une feuille de papier; elle s’y projette, s’y imprime, pour ainsi dire, tant elle est forte et précise. Je prends une plume, et je repasse ces traits, visibles de moi seul.
Cette plume, c’est une plume d’écolier, sergent-major, ajustée à un porte-plume de deux sous. Le Père – à cette époque du moins – éprouve une vive antipathie pour le stylo dont il n’use jamais, l’accusant de déformer l’écriture et de n’en pas respecter les pleins et déliés, à travers lesquels se révèle ou s’affirme la personnalité. Qu’aurait-il pensé de notre stylo-bille?
Cette plume, elle écrira, au cours de cette vie si pleine, des milliers de lettres. Personnellement, j’en ai reçu plus de cent. Or ces lettres, elles sont extrêmement révélatrices de ce grand épistolier que fut le prince Vladimir Ghika.
L’écriture, toujours identique à elle-même quant à la forme des caractères, à la proportion des majuscules, aux distances entre les lettrès ou les mots, est une écriture dessinée, et pourtant rapide et souple. Elle est d’une lisibilité, et d’une transparence, et d’une légèreté tellement typiques que, très haute comme dans le libellé de certaines adresses, ou minuscule comme dans tel ou tel post-scriptum, elle reste elle-même, à tel point qu’il est impossible de la confondre avec quelque autre écriture que ce soit.
La seule présentation d’une lettre ou d’une enveloppe émanant du prince Vladimir Ghika constitue un «signe» où se trahit sa personnalité. Aucune trace de négligence: des interlignes réguliers, des marges tracées comme à la régle, ou mieux, à l’équerre. D’où peut-il donc procéder, ce soin extrême? Peut-être du fait que ces missives sont écrites sous le regard de Celui qui «préfère» la beauté à la laideur; elles sont écrites aussi – et c’est ce qui frappait le plus – avec un manifeste sentiment de déférence et de respect vis-à-vis du correspondant, si modeste soit-il [7].
Ce respect, dans le domaine du courrier à expédier, il se manifeste également à l’égard des lettres reçues. Toutes celles qui lui paraissent avoir une certaine importance, ou engager quelque peu l’avenir, sont dépliées, étalées, classées dans une chemise spéciale où elles pourront être consultées pour parer à quelque défaillance de la mémoire, ou pour rappeler une fidélité … Je l’ai constaté an jour avec étonnement lorsque, recherchant une indication oubliée, le Père ouvre ce même placard-classeur dont j’ai déjà parlé, et en retire un dossier où mes lettres étaient ainsi toutes rassemblées dans un ordre parfait.
Cette plume écrit aussi des articles de revues, très appréciés, très sollicités. Plusieurs seront repris en ouvrage, et édités par les soins de la maison Beauchesne. Disons en passant qu’il avait une grande amitié pour son éditeur; il aurait voulu trouver pour cet éditeur un sigle rajeuni, et il me montra à diverses reprises des projets de «chêne en croissance», dans une stylisation assez originale. Sa plume écrit même des pièces de théâtre; c’est à Auberive que fut mis au point le texte de La femme adultère, pièce qui, je crois, ne passa pas la rampe. Je ne suis même pas sûre qu’elle ait été jouée.
Mais je reviens au dessin. Peu de temps avant la fondation de la Maison de Saint-Jean, une oeuvre très originale voit le jour:Les Intermèdes de Talloires. Ce luxueux recueil de dessins est tiré: hors commerce, à un petit nombre d’exemplaires, par les soins de Victor Jacquemin, le 28 mai 1923. L’histoire de cette oeuvre? Au cours de vacances passées en Savoie en 1919, au château de Talloires, chez le célèbre peintre Albert Besnard, grand-ami de la famille Ghika, d’interminables causeries amicales évoquent tour à tour l’histoire des lieux, et les saints, et les guerriers, saint Bernard de Menthon, saint François de Sales, mille autres faits, au gré de la fantaisie. Et la plume du prince Vladimir griffonne, «sur un coin de table, sur un coin de cheminée» (e’est son expression), les scènes suggérées à son imagination et qui se projettent d’elles-mêmes sur un papier au cours de ces entretiens. «Ce sont des brouillons», dit-il. Ses hôtes protestent, et sauvent ces soi-disant griffonnages. Mais ces dessins, obscurs parfois, appellent une légende. Et cette légende sort de la même plume. Elle est rédigée, ici en alexandrins, là en vers libres, où s’entremêlent finesse, sensibilité, verve, esprit pétillant. Les lettres courent autour du dessin primitif, l’encadrent, le rehaussent, prenant souvent l’aspect d’une dentelle de la plus haute fantaisie. Des amis se concertent pour assurer cette édition; le maître Albert Besnard la préface:
«… Son âme seule saurait (sous-entendu: nous dire la source de ce rêve) si elle consentait à nous livrer les secrets de la fécondation intellectuelle. Elle seule pourrait dire où il a puisé ces visions étranges de paysages et de fleurs. Mais si on interroge les battements de son coeur, les pulsations de ses artères, on n’interroge pas son âme, pas plus qu’on n’interroge Dieu. On peut cependant très bien supposer que le prince Vladimir Ghika a connu le monde dans lequel il se meut tardivement, par l’imagination créatrice de ses ancêtres orientaux, longtemps, très longtemps avant sa naissance corporelle, et que c’est le génie de ces mêmes ancêtres devenu sien à travers les siècles qui dirige sa main silencieuse et légère au rythme de son cerveau.»
Si je me suis attardée aux Intermèdes de Talloires, c’est qu’ils constituent une véritable révélation du tempérament d’artiste du prince Vladimir Ghika, et on ne saurait le comprendre si on n’entre dans le mystère de ce don génial qui était sien. Quant au précieux recueil des Intermèdes, il est devenu introuvable. Le Père nous avait fait don d’un exemplaire. L’une de nous l’a conservé, et me l’a remis voilà quelques années. Je le conserve comme une relique.
Les quartiers d’hiver à Auberive, dans la vie simple, familiale qui était la nôtre, ont donné lieu de temps à autre à ces sortes d’intermèdes où chacune s’enrichissait de la culture prodigieuse du Père. Mais, plus qu’à Talloires, c’était la vie spirituelle qui était évoquée, et la vie de l’Église, et le renouveau catholique en pleine effervescence dans la capitale, et surtout le mouvement de rapprochement avec nos frères sépares.
À cette même époque, le Père m’a fait certaines confidences dont j’ai compris, depuis son incarcération en Roumanie, qu’elles étaient comme une prémonition prophétique. Ces paroles me furent dites après la célébration de la sainte messe, célébration tellement recueillie et fervente que l’assistance en était parfois bouleversée.
«Je suis hanté, me dit le Père à plusieurs reprises, par la pensée et le désir du martyre. Le Seigneur qui me fait désirer cette grâce me l’accordera-t-il un jour?»

Mercédes de Gournay

Au cours de cet hiver 1926-1927, le Père m’annonce un jour:
– À mon prochain voyage, je vous amènerai une personne qui est de coeur avec nous. C’est Gaston de Maupeou qui me l’a fait connaître. Il s’agit d’une femme de lettres qui aspire à se donner à Dieu sans réserve, mais qui est encore tiraillée, déchirée. Elle souhaiterait demeurer ici, auprès de vous autres, durant quelques semaines, non qu’elle soit postulante – son cas n’est pas encore clair – mais elle pourrait partager votre vie dans une large mesure.
Quinze jours plus tard, la maison accueillait Mercédes de Gournay, notre amie et notre soeur des la première semaine. Le fait qu’elle est entrée dans son éternité depuis bien longtemps (1932) m’autorise à en parler en toute liberté. D’autres avant moi l’ont évoquée, mais ont paru ignorer l’influence prépondérante du prince Vladimir Ghika dans le retournement de cette âme généreuse, au moment décisif de ce qu’on peut bien appeler une conversion.
Mercédes est poète. Elle vit à Paris, agrégée à un groupe mi-mondain, mi-religieux, le «Collège des Vierges» à Neuilly, où poètes et mystiques se coudoient. De toutes ses forces, elle voudrait se donner à Dieu; mais la poésie l’habite, et, pour elle comme pour Claudel, il semble que la poésie et l’appartenance totale au Seigneur soient incompatibles parce que l’une et 1’autre sont exigeantes comme est exigeant l’Absolu. D’autres problèmes se greffent sur celui-là, dans un enchevêtrement difficile à débrouiller, problèmes sur lesquels je garde le secret parce qu’ils touchent à des domaines trop personnels.
Voici donc la jeune femme du monde, brillante et admirée, qui laisse Paris, et son confort, et ses mondanités et ses louanges pour arriver un soir d’hiver dans la vieille abbaye glaciale. Un pli barre son front et trahit le déchirement et l’angoisse dont elle n’est pas encore délivrée. Elle se joint à nous, partage notre vie de prière, nos modestes repas, notre silence. Mais peu à peu ses traits se dépendent. La joie l’envahit, cette joie qu’elle avait chantée sans la posséder encore. Auberive est pour elle l’initiation à la vie solitaire. Elle devait la mener plus tard sous d’autres cieux, et s’y sanctifier si promptement que le Seigneur viendrait l’y cueillir sans attendre. Elle nous remit un de ses poèmes. Germa-t-il à Auberive? ou avant? ou après? Ma mémoire sur ce point me fait défaut; mais ce poème est si caractéristique de l’étape «Maison de Saint-Jean», et de l’oeuvre de grâce qui s’accomplissait sous la direction du Père, que je le donne ici comme une traduction du climat dans lequel nous vivions en cette année de grâce 1927.

CELLULE

Ma joie, viens à l’abri du monde impétueux,
O fiancée fragile, affaiblie d’allégresse,
Tes pas lents se perdraient dans les bourgs populeux
Comme un vol incertain de pigeons en détresse:
La foule est un pressoir impur et ténébreux
Pour exprimer ce coeur éclatant de jeunesse!

Ici la nuit est douce et permet à la flamme
De monter introublée dans le noble silence;
Tu peux dire ce mot qui oscille en ton âme,
Et te livrer, paisible, à ton essor immense.
Le cloître, net et blanc, poli comme une lame,
Sépare, des vivants, ta maison d’innocence.

La pierre encore est froide, et toute voix, furtive,
Et la fenêtre close, et le lit sans douceur.
Vois! C’est bien le silence et la veille tardive
Qu’inventaient tes désirs, que mendiait ton coeur:
Comme des joyaux morts dessous une eau sans rives,
Les rêves anciens sont éteints à cette heure.

Voici la Paix. Entends … mesure son abîme,
Pourquoi ton coeur, ainsi, bat-il avec alarme?
Tu sais bien que 1’amour t’entraîne vers ces cimes,
L’immense cité dort sans émeute et sans armes.
Voici la chaste Paix qui ferme un seuil intime,
La pauvre Paix qui tend la sébille à tes larmes.

Je suis donc toute à toi, Maître des solitudes,
Époux incorruptible et Seigneur fraternel.
Rien ne me distrait plus de mes graves études,
Rien ne me déprend plus de l’étreinte éternelle.
Chasteté! Pauvreté! Clartés humbles et rudes!
Vous tremblez au-dessus de ma couche nouvelle.

Tant de fervent pouvoir est en moi déposé
Que d’un seul cri d’amour, d’adhésion, d’ardeur
Ma joie pourrait tarir la lointaine rosée
Sur la face des cieux, tout étoilée de pleurs …
Je régis, le front bas, un royaume embrasé,
Et vous pesez sur moi, colonnes de douceur.

Que se resserre encore le lieu clos et limpide
Où se donne à mon âme un si brûlant festin.
Que s’abaisse la flamme en la lampe timide
Pour que mes yeux fermés dénombrent vos butins.
Ah! pour grandir encor la pauvreté splendide,
Ne me faites, Seigneur, jamais don du matin!
Mercédes de Gournay.

Durant ce premier séjour, le Père contribua beaucoup à l’apaisement de Mercédes, et je sais combien elle puisa de lumière et de force dans une direction spirituelle où, loin d’opposer deux absolus incompatibles, on l’invitait à rechercher doucement, paisiblement, «ce que Dieu préfère».
Détendue, je dirais presque «dénouée», elle regagna Paris après cette première halte; puis elle revint, et repartit à plusieurs reprises, fortifiée d’étape en étape.

Une guérison singulière

Il est six heures du soir. Les journées sont courtes en ce début d’année. Et la maison glaciale. Après l’oraison, Marie-Paule descend comme chaque soir à la salle à manger au rez-de-chaussée pour y charger le poêle. Mais que se passe-t-il? Quelqu’un, par inadvertance, a posé sur le mirus, encore très chaud, une bouillotte, une de ces bouillottes plates, de forme ovale, que ferme un bouchon vissé. Or ce bouchon n’a pas été devissé complètement et la bouillotte menace d’exploser. Marie-Paule la retire prudemment et la dépose sur le marbre, devant la cheminée. Catastrophe! Le simple contact provoque l’éclatement du bouchon. Un jet d’eau surbouillante jaillit jusqu’au plafond (4 m 50), balayant le visage de Marie-Paule, arrachant les chairs du menton, des lèvres, des paupières. Elle pousse un grand cri et s’effondre.
On la transporte au premier étage. On court chercher le docteur qui habite en face de l’abbaye. La malade semble dans un état grave. Elle n’a pu, elle ne peut ouvrir les yeux. Les paupières déchirées sont collées l’une à l’autre. Les lèvres tombent en lambeaux. La souffrance est vive. Le médecin procède à des piqûres, à un pansement qui couvre tout le visage. Il est inquiet. Je l’interroge:
– Docteur, est-ce grave?
– Ce serait très grave si la surface ainsi brûlée était plus étendue; mais c’est sérieux. Appelez-moi si la nuit était trop mauvaise. De toute façon, je reviendrai demain pour vérifier le pansement. Il faudra compter au moins huit jours de chambre, et même de lit.
– Docteur, pensez-vous qu’une telle brûlure laissera des cicatrices sur le visage?
– Comment voulez-vous qu’elle n’en laisse pas? Elle est très profonde. Pour le moment, il faut éviter à tout prix l’infection de ces plaies.
Tandis que le médecin se retire, une des soeurs est allée prévenir le Père. Il est très impressionné par l’état de cette grande blessée, et compatit, e’est manifeste, à ses vives souffrances. Il prononce à peine quelques paroles. Debout au pied du lit, tenant en main la relique de la sainte Épine qu’il garde toujours sur lui, il prie, et cette prière-là est si intense qu’elle a, pour ainsi dire, figé les traits de son visage. Il demeure un long moment dans cette attitude hiératique: il semble devenu la prière faite homme. Puis il revient à lui, entrouvre les yeux; calmement il lève la main sur la patiente pour la bénir, et il se retire.
La nuit est bonne. Lorsque, le lendemain, le docteur vient vérifier le pansement, il est tout surpris de constater que les tissus se sont raffermis, les yeux sont ouverts, les paupieres désenflées. Il s’émerveille de l’efficacité de son pansement.
Trois jours plus tard, cette grande brûlée est complètement guérie, débarrassée de toutes bandelettes. Non seulement elle va et vient dans la maison, mais elle peut se rendre à Langres, dans le car frigorifiant, pour maintenir une course qui était prévue à son programme. De cicatrices, pas trace.
Aujourd’hui, Marie-Paule qui est religieuse à le visage lisse et rose comme celui d’un enfant …
Dans cette circonstance, nous avons senti passer sur nous quelque chose de surnaturel. Nous avons eu vaguement conscience qu’un miracle s’était produit; mais nous n’avons parlé ni avec le Père, ni entre nous, ni au-dehors, de cette mystérieuse guérison.
Aujourd’hui, après plus de trente années, ce miracle, pour moi, ne fait aucun doute. Je revois encore la scène: la grande blessée, affreusement défigurée, poussant des cris de douleur. J’entends le médecin, inquiet des complications possibles, et annonçant que la malheureuse porterait toute la vie sur le visage les stigmates de cette grave brûlure. Et j’ai dans les yeux le Père, statue vivante au pied du lit, perdu dans sa supplication.

 

 

CHAPITRE IV: AUBERIVE – DEUXIÈME ACTE

Une cellule de prison

Rassembler les «Frères de Saint-Jean» fut l’ambition du prince Ghika dès que furent approuvés les statuts de la Société, et plus encore lorsque l’abbaye d’Auberive lui apparut comme le nid prédestiné à recevoir ses disciples dispersés. Au cours de cet hiver 1926-1927, il s’efforça donc, à Paris et au cours de ses déplacements, de regrouper ces hommes d’age mûr, vocations tardives ayant accédé au sacerdoce, ou vocations de laïcs consacrés à la vie apostolique dans le monde.
Peine perdue! Chacun avait déjà pris son essor, qui au Japon, qui en Afrique, ou ailleurs. L’abbé Jean-Pierre Altermann, l’artiste juif converti, qui vient d’être ordonné en 1925, est incardiné à Paris, où s’ouvre devant lui un champ d’apostolat très particulier dans les milieux théâtre, cinéma, et auprès des Israélites, apostolat qui devait aboutir plus tard à la création de la Maison d’Ananie. Il n’a aucune envie de venir «s’enterrer» à Auberive. Je dis bien «s’enterrer». C’est le mot qu’emploient, sans s’être concertés, nombre de nos visiteurs, en majorité parisiens. Quand ils ont roulé dans le train pendant plusieurs heures, pris la crémaillère qui les hisse de la gare à la bonne ville de Langres, attendu – errant dans cette ville à la recherche du car – que ce car veuille bien démarrer, parcouru cahin-caha une trentaine de kilomètres, avec stations dans les villages et hameaux, et qu’ils se trouvent enfin au port, ils s’écrient: «Le bout du monde!» Ce n’est pas tout: le lendemain, ils ont l’occasion de déplorer – ou savourer selon les cas, plus rares – l’inconfort de ces grands bâtiments. Ils ont peut-être entendu la chouette hululer et en ont recueilli une impression sinistre … Des dizaines de chouettes logent en effet dans l’aile nord où, fort heureusement, elles dévorent des centaines de rats et souris …
Donc, le candidat parisien découvre la vieille abbaye, en marge du paisible bourg, le tout perdu au fond des bois. Pas de distractions; pas d’activités apostoliques. Il établit plus ou moins consciemment le bilan … et il repart: «Auberive, excellent séjour pour retraites ou vacances en été. Merveilleux abri pour vocations à la vie érémitique. Ce n’est pas fait pour moi …»
Fréquemment, le Père me fait part de ses réflexions à ce sujet:
– C’est difficile de rassembler des hommes, difficile, difficile … Il y a la question du sacerdoce, des études, de l’appartenance à un diocèse. Pour regrouper des femmes en communauté, c’est infiniment plus simple. Vous voilà bien en route. Il me faut maintenant aborder la seconde manche, rassembler les Frères de Saint-Jean.
Cependant une ébauche de projet semble prendre consistance au cours de l’hiver. Les statuts de cette «Société auxiliatrice des Missions» qu’est l’Oeuvre des frères et soeurs de Saint-Jean comportent, entre plusieurs autres buts, celui-ci, très précis:
      «Mettre le soin de promouvoir les vocations de prêtres au premier rang des travaux de la Maison.»
      Parmi les amis et admirateurs du prince Vladimir Ghika, un très saint prêtre, homme d’expérience, de prière et de zèle apostolique, s’offre à organiser avec lui à Auberive un groupement où seront accueillis des jeunes gens manifestant des signes de vocation sacerdotale. Vocations tardives ou vocations précoces, ils prieront, feront quelques études, dans une sorte de préséminaire. Ce sera un premier noyau ou du moins une pépinière de «Frères de Saint-Jean». Ce même Père s’offre à procurer les ressources d’entretien de cette communauté d’hommes, et cela grâce à des bienfaiteurs anonymes qui ont à coeur le recrutement sacerdotal.
Comment réaliser ce dessein? Et déjà où loger ces jeunes gens qui vont arriver à l’égrenée dès les premiers beaux jours? Notons qu’à Auberive-la-froide, les saisons jouent un très grand rôle dans le déroulement des événements.
Nous arpentons à nouveau les bâtiments. J’insiste pour que soit aménagé un étage de l’aile nord, là où les chouettes ont établi leur quartier général. Ces dortoirs étaient ceux mêmes des «colons», qui occupaient des boxes individuels dont on discerne encore l’emplacement. Colmater les voies d’eau; établir, en cloisons légères, un couloir central, et autant de cellules que les façades comportent de fenêtres, voilà qui serait parfait, et très «séminaire sulpicien», et pas trop onéreux, me semble-t-il. Mais l’obstacle majeur est toujours là:
– Nous n’avons pas d’argent pour entreprendre de tels travaux, me redit le Père. Du reste, j’ai une idée.
Et il m’emmène au «quartier cellulaire».
Le «quartier cellulaire» – ai-je besoin de l’expliquer? – c’est la prison où les jeunes colons purgeaient leurs peines plus ou moins longues quand ils avaient commis quelque infraction au règlement, ou autre délit plus grave. C’est une solide construction assez récente, ne comportant qu’un rez-de-chaussée. Sur un large couloir central débouchent dix-huit cellules individuelles destinées aux prisonniers. Munie d’une solide porte verrouillable, avec judas, éclairée par une fenêtre-lucarne à deux mètres de hauteur, fenêtre pourvue d’une hotte extérieure qui 1’aveugle et prévient toute évasion, chacune de ces cellules représentera une chambre pour séminariste, ou candidat à l’Oeuvre de Saint-Jean.
Je proteste:
– Mon Père, ce sera trop dur. Ces jeunes gens vont se rebuter, se décourager, tomber malades, surtout en hiver. Ils seront, en outre, dans des conditions déplorables pour soutenir un effort intellectuel sérieux.
Le Père semble un peu ébranlé … Mais à mesure que nous faisons le tour de la prison, ouvrons et refermons ces portes à judas et solides verrous extérieurs, il s’ancre à nouveau dans son idée:
– C’est ici qu’il faudra commencer. Ce sera un appel à l’esprit de réparation. Là où il n’y à pas eu d’amour, nous mettrons de l’amour …
Et le Père poursuit:
– Voudrez-vous voir avec les maçons comment enlever les hottes afin d’assurer un meilleur éclairage? De mon côté, je vais faire expédier de Paris une vingtaine de vieux lits dont une oeuvre nous fait cadeau; elle renouvelle en effet son équipement. Une table, une chaise pour chaque cellule; une cuvette, un broc, ce sera suffisant. À mon prochain séjour à Auberive, je logerai moi-même ici le premier.
Ainsi fut fait. Au printemps de 1927, le prince Vladimir Ghika s’installa dans une étroite cellule de prison qui fut désormais sa chambre, son bureau, tout son domaine. C’est là qu’il dormait, priait, écrivait, dans un état de dépouillement qui dépasse l’imagination.
C’est au cours de cette même période qu’il me parlait à plusieurs reprises de sa soif du martyre. Prison, martyre, était-ce une vision prophétique de ses dernières années qu’il devait passer dans un horrible cachot pour y mourir de misère?

Nouveau Père de Foucauld à Villejuif

– J’ai une importante nouvelle à vous annoncer, me dit le Père, quelque temps plus tard, au retour de l’un de ses séjours à Paris, une nouvelle qui est aussi une confidence. La semaine dernière, je me suis réveillé un matin avec une idée fixe: il me semblait que je devais planter ma tente dans le coin le plus déshérité de la zone, là où 1’absence de Dieu est la plus sensible.
– Le Père de Foucauld dans le désert de la banlieue parisienne?
– Oui, c’est à peu près cela. La présence vivante du saint sacrement, et d’un prêtre, le plus pauvre parmi les pauvres. Cela m’a obsédé. Mais était-ce bien une pensée suscitée par l’Esprit-Saint? Le seul moyen de le savoir était de consulter celui qui représente le Seigneur auprès de moi, Mgr Chaptal [8]. Je suis donc allé chez lui dès le lendemain. Il ne s’est pas montré défavorable et m’a dit qu’il en parlerait à l’Archevêché. Les choses sont allées vite, et je viens d’apprendre qu’on met un petit terrain à ma disposition dans la banlieue sud, à Villejuif.
– Mais, mon Père, vous vous êtes attelé à fonder ici une communauté de Frères de Saint-Jean dont vous dites que c’est une tâche extrêmement difficile; elle va vous mobiliser tout entier cette tâche-là. Il me semble qu’elle est, pour vous, prioritaire. L’archevêque de Paris peut trouver dix jeunes prêtres zélés pour évangéliser la zone, mais il n’en est pas un seul qui puisse vous suppléer ici, à la Maison de Saint-Jean.
– Soyez tranquille. Je viendrai encore à Auberive comme par le passé, à mi-temps, du moins quand j’aurai réalisé l’installation de Villejuif.
– Et cette installation, autre série de difficultés matérielles, de démarches qui dévoreront votre temps.
– J’y ai pensé; je me ferai aider; je susciterai un élan de charité; je connais des jeunes gens très apostoliques qui mettront la main à la pâte avec moi.
– Mais toute votre action entreprise dans les milieux intellectuels, et le Centre d’Études religieuses, et surtout votre vocation à l’oecuménisme … Comment pourrez-vous mener de front toutes ces tâches?
… Mes objections tombent dans le vide. Le projet de Villejuif est maintenu. Villejuif, en ces années déterminantes 1927-1928, allait entraîner pour le Père (je me place à un point de vue strictement humain) un écartèlement qui fut peut-être fatal à d’autres projets déjà amorcés, et de plus grande envergure.
Le lendemain, au cours du repas pris avec la communauté, il ne fut question que de Villejuif. Je n’en avais pas parlé à mes soeurs, mais leur réaction fut la même que la mienne. Avec une simplicité charmante, elles dirent au Père fondateur qu’il n’est pas prudent de courir deux lièvres à la fois …
Deux? Mais était-ce bien deux lièvres? En ce début d’année, les projets fusaient comme feux d’artifice, provoqués en partie par cette trop grande abbaye dont les locaux n’avaient pas l’emploi complet.
Il fut question d’établir, sous le cloître de l’aile nord, une imprimerie russe qui permettrait de procurer du travail à ces malheureux Slaves déracinés … Les objections n’eurent pas à être exprimées: capitaux, direction technique, nécessité d’une main-d’oeuvre qualifiée, éloignement de tout centre, etc., tout se coalise pour réduire le projet à néant, avant même un commencement d’exécution.
Il fut question encore d’utiliser les vastes greniers aux poutres apparentes comme salles de théâtre et d’amener ici des troupes parisiennes. Le renouveau du théâtre battait son plein à Paris: Vieux Colombier, Jacques Copeau, Henri Ghéon, partout le Père comptait des amis auxquels il faisait une description enchanteresse d’Auberive.
– Mais, mon Père, un minimum d’installation matérielle s’imposera qui sera onéreuse. Et d’où viendront les spectateurs? Qui voyez-vous à Auberive pour constituer un public?
– Des amateurs accourront, même de Paris …
Il n’y eut pas plus de théâtre que d’imprimerie russe.
Durant les séjours qui suivirent cette révélation Villejuif, le Père nous entretint constamment de son implantation dans la zone qui exigea de lui une incroyable ténacité et beaucoup d’abnégation. D’après ce qu’il nous conta, le terrain concédé était d’une utilisation difficile, se présentant comme un triangle assez étroit. Le Père fit d’abord des démarches auprès des sociétés ferroviaires pour obtenir qu’elles lui fissent don d’un vieux wagon désaffecté où il organiserait sa chapelle et sa demeure. Le vieux wagon fut concédé. Mais quand furent étudiées les conditions de son transfert (sans rails, bien entendu) jusqu’à ce terrain vague où il eût fallu en outre maçonner une semelle de béton, l’opération se révéla si difficile et si coûteuse qu’il fallut y renoncer.
On envisagea une solution de rechange: l’achat d’un petit baraquement démontable adapté à la configuration du terrain. Il comportait trois parties: chapelle, petite sacristie-parloir, et minuscule chambre à coucher. Je le visitai à l’occasion d’un voyage à Paris. Le chauffage en était assuré par une «salamandre», cadeau de la société fabriquant ces appareils de chauffage, dont l’un des directeurs était un ami du prince Ghika. Mais les cloisons de cette baraque étaient si minces que, au cours de l’hiver suivant, l’eau du broc se congelait, même à proximité de cette salamandre bourrée de charbon. Et le Père, lui aussi, se congelait. «Quand je me réveille, nous dira-t-il un jour en riant, j’ai les narines et la barbe garnies de glaçons.»
Dans les articles écrits sur Mgr Vladimir Ghika, on a mis en relief, peut-être abusivement, l’étape Villejuif, et je n’y insisterai pas davantage. Je sortirais de mon propos qui est de rapporter uniquement des souvenirs vécus. Je dois dire toutefois que l’implantation du Père dans la zone ne fut jamais permanente et définitive. Ses séjours n’y dépassaient pas deux semaines; il restait attaché à Auberive et à la rue de la Source. En outre, à partir de 1928, il entreprit des voyages qui le retinrent durant des mois entiers éloigné de France. Quant à son action pastorale, elle fut surtout, d’après ce qu’il nous en rapportait, une action de précurseur … et de saint – c’est moi qui l’ajoute. Apprivoiser les petits poulbots qui s’ébattent sur les terrains vagues, amorcer un entretien avec les bonnes femmes rencontrées sur son passage en allant remplir son broc d’eau à la borne-fontaine, visiter quelques malades et leur porter secours … Et parfois – comble de joie! – remettre en grâce de Dieu un vieil homme qui croyait voir le Père éternel dans ce prêtre si bon; telle fut son action. Sa prière et sa mortification détrempaient et ensemençaient cette terre aride que d’autres prêtres viendraient ensuite cultiver de manière plus méthodique. C’était, proprement, une action à la Charles de Foucauld, mais transplantée d’Afrique à la banlieue parisienne.

D’une vache et d’un piano à queue

– Mon Père, d’ici quelques semaines, nous aurons de nombreuses bouches à nourrir dans cette maison. D’autre part, les prairies reverdissent; elles ont été rénovées et entretenues; elles donneront du foin cet été. Pourquoi n’adopterions-nous pas une vache qui brouterait et ruminerait à travers ces cinq hectares? Ce serait une économie considérable.
– Une vache? Mais e’est là une dépense énorme, impossible. Où trouver 1’argent pour l’acheter? … Puis le Père réfléchit: Combien pensez-vous que cela puisse coûter, une vache?
Je m’informe auprès du boucher et d’un cultivateur, et je rapporte les précisions souhaitées. J’ai oublié, aujourd’hui, le prix d’une vache 1927; mais il parut astronomique à notre fondateur «désargenté».
– Je vais essayer de trouver cette somme, me dit-il; mais ce ne sera pas facile.
Au voyage suivant, la vache put être acquise, monnaie sonnante. À quelle porte avait-il frappé, ce prince qui se faisait mendiant pour sa grande famille, pour recueillir cette aumône? Chez quelque amiral? ou quelque marquise ou princesse? Je n’osai pas l’interroger.
Quelques semaines plus tard, il allait faire une acquisition assez imprévue pour mériter d’être mentionnée après la vache. Le Père m’annonce qu’il nous fait expédier … un piano à queue.
– Ce n’est pas sans peine que j’ai pu me le procurer, me dit-il. Finalement, c’est chez Gaveau que j’ai découvert ce magnifique instrument. Mais le transport jusqu’ici a posé un énorme problème. Parfaitement emballé dans une immense caisse, il arrivera à la gare la plus proche. Il faudrait trouver ici un camionneur qualifié, et au moins six à huit hommes pour le hisser au premier étage. J’ai prévu la venue d’un spécialiste pour procéder à la mise en place de ce précieux instrument.
Ainsi fut fait. Quelle pouvait être la destination de ce piano de grand prix? Un Russe distingué nous arriva peu après.
Musicien de talent – ou de génie; ancien officier de la Marine impériale; veuf depuis peu et brisé par ce veuvage; converti au catholicisme, il souhaitait entrer dans les ordres. Il portait même une soutane, mi-orientale, mi-latine. On l’appelait: M. l’abbé M. Peut-être avait-il été tonsuré? Je ne m’en souviens plus …
Je le revois encore. Né à Nijni-Novgorod (l’actuelle Gorki) au bord de la lointaine Volga, il avait un type asiatique fortement accentué, tant par le teint que par la barbichette à la chinoise. D’une grande distinction d’allure, discret, silencieux, il semblait ne vivre que pour la musique. Il disait volontiers que Dieu est essentiellement «musique», et même il s’efforçait de le démontrer, sans que cette démonstration pseudo-théologique eût rien de convaincant. Son projet était de donner de grands concerts publics afin de procurer des ressources à ses frères, ces Russes blancs qui s’étaient groupés en masse dans le midi de la France. Lorsqu’il posait sur le clavier ses longues mains souples, palpitantes d’une vie extraordinaire, c’était un ravissement.

Cet incident me semble peindre tout un aspect de la personnalité du prince Vladimir Ghika. Aider un artiste sans feu ni lieu; aider à travers lui les malheureux Russes déracinés, cela justifiait toutes les démarches, toutes les dépenses, tous les embarras.
Mais j’entends aussi la soeur sacristine, elle-même musicienne, laisser échapper entre deux soupirs, lors de l’arrivée du piano monumental:
– Et dire que nous n’avons pas un autel convenable dans notre pauvre chapelle!
De fait, le vieil autel sans style et ripoliné en blanc que nous avions utilisé, faute de mieux, à l’inauguration, n’était guère à notre goût … La Providence y pourvut: quelques semaines plus tard, une vente aux enchères eut lieu dans une ferme, au village voisin de Bay-sur-Aube. Nous nous y rendons; et voilà qu’un vieux pétrin hors d’usage est mis à la criée. D’emblée, je vois en lui un autel «en puissance»; je l’obtiens moyennant cinq francs, et M. Jacotin notre menuisier, suivant scupuleusement un croquis coté que nous lui fournissons, transforme cette maie vétuste en un ravissant petit autel de chêne patiné par les siècles. Son inauguration nous vaudra une délicate causerie du Père, nous commentant l’élévation du pétrin à la dignité de table du sacrifice où s’accomplit le mystère du Pain de Vie. À cette occasion, la chapelle fut transférée dans l’ancienne, et très belle, salle capitulaire, du XIIe siècle, aux voûtes nervurées.
D’autres faits pittoresques, concernant les installations successives, je pourrais en citer combien! Ce vieux poste T.S.F. à galène dont une charitable Parisienne lui fit cadeau pour s’en débarrasser, l’ayant remplacé chez elle par un nouveau modèle plus éloquent … L’installation, par les techniciens amenés tout exprès de Langres, et en taxi, coûta plus cher que deux postes neufs, et nul ne put jamais capter, sous le casque incommode, autre chose que des bruits étouffés, semblant venir d’un autre monde.
De Paris nous arrivèrent à plusieurs reprises des mobiliers d’occasion dont se délivraient, au profit de la Maison de Saint-Jean, des personnes bien intentionnées. Vieilles ferrailles dignes du marché aux puces, et dont le transport coûtait plus cher qu’elles ne valaient.
Peut-être n’aurais-je pas osé évoquer ces aventures auberivoises, mais Jean Daujat, disciple et grand admirateur du prince Vladimir Ghika, écrit, après avoir énuméré ses qualités et ses vertus éminentes:
«Devant une telle richesse de dons chez Mgr Ghika, le lecteur se demandera peut-être quelles étaient ses lacunes: Eh bien! Il n’y a aucun doute que son inaptitude était complète dans le domaine juridique et administratif, dans tout ce qui comporte des réglementations et plus encore pour tout ce qui touche à l’argent et à la comptabilité: le domaine financier lui était totalement étranger.» [9]

Activités multiformes – Oecuménisme

L’évocation de ces entreprises domestiques plus ou moins réussies ne doit pas donner le change sur l’ampleur des activités apostoliques du prince Vladimir Ghika, à Paris et au-delà, et sur le rayonnement de cette personnalité exceptionnelle.
Ces années d’après-guerre sont marquées dans notre pays par une incroyable fermentation intellectuelle, spirituelle, missionnaire. Des chrétiens de premier plan occupent le devant de la scène, suscitent des disciples, engagent des controverses, se proposent de tout renouveler, ou de retourner aux sources, ce qui constitue souvent une même opération. Saint Thomas d’Aquin est redevenu le plus actuel des philosophes. Jacques Maritain, Étienne Gilson en France, le cardinal Mercier en Belgique, sont parmi les animateurs les plus en vue de ce renouveau. Il n’est pas jusqu’à Paul Claudel qui ne s’affirme thomiste. La poésie, le théâtre, la critique littéraire, sont brillamment représentés parmi ces «néo-catholiques» qu’on appelle parfois des «néo» tout court. Dans le domaine proprement religieux, les PP. Bernadot, Lajeunie et autres fondent et animent une Vie spirituelle qui renouvelle bien des problèmes, en particulier ceux qui concernent la contemplation infuse distincte des charismes. C’est un sujet dont on parle beaucoup à cette époque, et qui passionne les esprits. Le Père Garrigou-Lagrange, professeur à l’Angelicum à Rome, est un des solides rochers sur lequel s’appuient les plus jeunes théologiens.
Le prince Vladimir Ghika est mêlé à tous ces courants, sollicité de prendre part à des rencontres, à des confrontations de toutes sortes. Et c’est jusqu’à Auberive que parvient l’écho de ce renouveau plein d’espérance, à Auberive où viennent parfois chercher le silence quelques-uns des bâtisseurs de ce monde rajeuni. Voici le jeune Régamey (aujourd’hui R.P. Régamey, O.P.), protestant récemment converti, qui se recueille, non comme postulant, mais comme retraitant, à l’hôtellerie, où il achève de rédiger un ouvrage sur Delacroix. Voici le prince Sixte de Bourbon-Parme qui vient traiter avec le prince Vladimir Ghika de graves problèmes, personnels ou mondiaux. L’énumération serait fastidieuse de ceux et celles qui, dans cette austère solitude, s’entretiennent avec Dieu, et contribuent à maintenir dans l’oeuvre naissante une ouverture d’esprit et une altitude de pensée dont s’enrichissent la prière et le zèle de la petite communauté ici rassemblée.
Cette époque est marquée, pour les catholiques de France, par une décision de Rome qui sera pour plusieurs une épreuve redoutable et un drame de conscience. C’est le 5 septembre 1926 que le pape Pie XI confirme les positions prises par le cardinal Andrieu au sujet de l’Action française. Pour le prince Ghika, cette condamnation ne l’atteignit pas personnellement, car sa pensée et son action se situaient bien au-delà des options et discussions politiques. Mais il n’en était pas de même pour nombre de ses disciples, et il eut à jouer un rôle de conseiller, de pacificateur et de docteur, pour réconforter, éclairer des âmes blessées et amères. Il leur permit ainsi de trouver, ou retrouver, le sens de l’Église, et la fidélité à ses enseignements. Il apprécia la publication courageuse de Primauté du Spirituel, de Jacques Maritain. Nous en eûmes la primeur, dès sa parution. Ceux qui n’avaient pas la même promptitude pour discerner la lumière, il les aida patiemment à se dégager de leurs conceptions erronées.
Je sais – je le tiens de lui personnellement – que des amis lui ménagèrent une rencontre avec Charles Maurras. «Mais, me dit-il, il était sourd comme une muraille, et ce que nous aurions eu à dire demandait des nuances et une tonalité que ne favorisait guère cette surdité. J’ai eu l’impression de n’être pas entendu, au propre et au figuré.»
Il est un terrain sur lequel le prince Vladimir Ghika eut à oeuvrer plus assidûment et plus efficacement que sur tout autre, c’est le terrain de l’oecuménisme – on employait alors plus couramment l’expression: l’union des Églises. Par son origine, par sa double culture, par ses relations, par la mentalité qui résulte de tout cela, sa personnalité était un vivant symbole de l’union Orient-Occident. Et Rome avait pour ainsi dire consacré cette position symbolique en accordant au prêtre Vladimir Ghika le privilège exceptionnel du bi-ritualisme latin et grec.
Il n’est guère de manifestations de ce courant oecuménique – cérémonies à Paris et ailleurs, semaines de l’Unité, conversations – auxquelles il ne participât. Il eut l’occasion de nous parler longuement et fréquemment des «Conversations de Malines» dont il avait connu personnellement chacun des protagonistes, surtout le cardinal Mercier qu’il tenait en très haute estime. L’année 1926 leur fut manifestement néfaste: la mort du cardinal en Janvier, celle de M. Portal en juin, allaient entraîner un point final à cet effort de rapprochement dans lequel le prince Vladimir Ghika avait placé un immense espoir. Il aurait souhaité qu’on les reprît, sous une forme ou sous une autre, et fut déçu de ne rien voir de neuf à l’horizon. Il appréciait les travaux des Pères dominicains de Lille, des Pères bénédictins d’Amay-sur-Meuse. Il connaissait leur animateur dom Lambert Beauduin. Il demeurait convaincu que nous avions à travailler activement à faire tomber «les préjugés réciproques» selon la consigne qu’allait donner Pie XI en 1927.
À cette période même, 1927, il nous fut donné, à Auberive, d’assister plusieurs fois à la sainte messe célébrée selon le rite gréco-roumain. Dans la grande chapelle construite sous le Second Empire pour les détenues, et demeurée vide depuis la fondation Saint-Jean, nos Russes ingénieux, habiles de leurs mains, avaient ajusté une iconostase un peu sommaire, mais suffisante pour permettre les diverses entrées. De Paris, le Père apporta de somptueux vêtements liturgiques orientaux de couleur bleu ciel et des vases sacrés adaptés au rite gréco-roumain. Pour mieux souligner l’unité, il lisait les textes en plusieurs langues, roumain, grec et même russe. Il ne connaissait pas cette dernière langue; il la devinait à peine, mais les jeunes gens lui transposaient un texte selon notre alphabet, et en y joignant une traduction phonétique. Quant à la majorité de l’assemblée – nous autres, les Latins -, nous étions initiés préalablement à ce rite, tout imprégné du sens de la majesté divine, et nous suivions l’office dans un livret édite par les soins du Père: La Messe byzantine.
Le choer russe, composé souvent de quatre ou cinq voix seulement, se surpassait. J’entends encore les «Gospodi, gospodi, gospodi …» tantôt murmurés, tantôt se gonflant comme une grande vague qui recouvre tout. C’est surtout l’hymne des Chérubins qui nous ravissait. Bien entendu, nous recevions la sainte communion sous les deux espèces, le saint Corps et le Sang précieux.
De telles célébrations ne furent pas tres nombreuses, mais elles demeurent inoubliables. Elles ravivaient en nous notre vocation d’apôtres de l’unité. Nous avions laissé à Bucarest une jeune Roumaine, Victorine, qui attendait de pouvoir se libérer pour nous rejoindre ici. D’autres jeunes filles s’informaient, demandaient plus amples éclaircissements. À l’une de ces aspirantes fut adressé un feuillet qui tentait de la satisfaire. Ce feuillet manuscrit m’est récemment revenu en main comme par miracle. Il répondait si bien à l’état d’esprit d’Auberive de cette époque que je crois opportun de le reproduire ici:

      «Vous me demandez de vous exposer brièvement, dans les grandes lignes, ce qu’est notre groupement, et comment nous entrevoyons la possibilité de réaliser notre vocation contemplative et missionnaire. J’essayerai de vous le résumer.
«En adhérant à l’Oeuvre, les âmes qui se joignent à nous s’engagent moralement à vivre d’une vie toute d’amour de Dieu et d’amour du prochain – ce qui implique un total renoncement: pauvreté, chasteté, obéissance. Nous voudrions pouvoir dire, sans présomption, avec sainte Thérèse de 1’Enfant Jésus, patronne des missions: «Ma vocation, c’est l’amour – au sein de l’Église ma Mère, je serai l’amour.»
«Néanmoins, la Société n’est ni une congrégation ni un ordre; ses membres ne font pas de profession religieuse; s’ils émettent des voeux, ils le font en particulier. Cela, afin de garder plus de souplesse dans tous les pays de missions.
«L’Oeuvre, c’est essentiellement une vie, la vie au-dedans, la vie du Christ, une vie évangélique parce que remplie de l’amour de Dieu.
«Le groupement doit garder ce caractère de vie, avec toute la liberté, l’absence de fixation artificielle, la spontanéité, le mouvement, la souplesse que comporte ce qui est vie.
«La forme extérieure est toute commandée par le mouvement intérieur. Elle doit rester souple, et adaptable à toutes circonstances de temps et de lieux. Nous devons être supra-nationales – supra-ethniques – supra-rituelles (qu’on pardonne ces néologismes), assez fixées dans l’absolu, assez catholiques – c’est-à-dire universelles – pour que, au contact de nos frères séparés, nous trouvions, en Dieu, ce par quoi nous pouvons nous rapprocher.
«Notre vie est avant tout une vie de prière incessante, alimentée par l’office divin, l’oraison, l’étude de la sainte Écriture, cette vie s’épanouissant autour du saint sacrement, centre vital de chaque foyer.
«C’est aussi une vie pauvre, cachée, laborieuse, analogue à celle de la sainte Famille à Nazareth. Vie familiale plus que conventuelle. (Pour cela, les composants de chaque foyer doivent rester peu nombreux.) Vie recueillie, silencieuse, obscure, séparée du monde – et pourtant non cloîtrée. Pas d’austérités extraordinaires, respect des santés. Que tout soitsimple, discret, mesuré.
«C’est enfin une vie éminemment apostolique, au moins par l’intention, par l’exemple, et, au besoin, par une action directe – toujours modérée il est vrai – auprès des âmes que l’on doit approcher.
«La Société est une société missionnaire, s’inspirant des grandes directives pontificales: union des Églises, conversion des païens et des infidèles. Si nous ne nous adonnons pas à l’apostolat extérieur, aux «oeuvres» (écoles, hôpitaux), nous devons néanmoins nous établir en pays de missions – nous voulons nous perdre dans la masse infidèle comme nous nousperdons en Dieu -, porter aux pauvres âmes assises aux ombres de la mort la vie du Christ, abondante et surabondante, qui doit être la nôtre – et cela sans allure de conquête.
«Extérieurement, nous devrons nous adapter, autant que le permet notre vie consacrée à Dieu, aux coutumes des populations au sein desquelles nous aurons à vivre (Slaves avec les Slaves – Arabes avec les Arabes – Chinoises avec les Chinois, etc.). La formule de saint Paul.
«Autour de ces foyers de vie surnaturelle pourront naître, de la masse indigène, si Dieu le permet, des formes de vie autochtones, originales, sans couleur d’un autre pays.
«Par-dessus tout, ce qui doit caractériser l’Oeuvre de Saint-Jean, c’est la pratique du «commandement nouveau», l’amour du prochain, preuve et contrôle du véritable amour de Dieu. «Mon commandement est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés.»
«Il faut revenir aux temps apostoliques, faire revivre la charité des premiers chrétiens qui transforma le paganisme. La tâche à accomplir en pays de missions est celle même des premiers chrétiens dans la Rome païenne. Il faut réaliser, comme eux, le «cor unum et anima una»; il faut, comme eux, semer de l’amour pour récolter l’amour. 

 

UN PROBLÈME PARTICULIER: L’UNION DES ÉGLISES 

«Envisagé de ce point de vue supérieur, dans cette lumière caritative, le problème de l’union des Églises semble s’éclairer, et la tâche à accomplir se simplifier.
«Il ne s’agirait, pour nous, ni d’abandonner les enrichissements apportés à l’Église catholique par vingt siècles de puissante vitalité ni d’embrasser un rite auquel nous sommes mal préparées, et que nous ne pouvons pratiquer (imparfaitement) qu’après de laborieux exercices.
«Il me semble qu’il faudrait fonder, en pays orthodoxe, de petits foyers de charité, où les orthodoxes se sentiraient aimés et compris – compris parce que aimés.
«Ces foyers pourraient admettre en leur sein des vocations d’indigènes – converties ou autres – lesquelles, après une formation profonde dans le sens de charité et d’universalité qui doit être le nôtre, essaimeraient à leur tour pour constituer d’autres foyers, de rite oriental, tout à fait proches de nos frères séparés.
«Il faut couvrir l’Orient d’une nappe d’amour, féconder les Églises dissidentes par un petit pollen de feu …»

Ce texte date de plus de trente ans à l’heure où j’écris, mais il n’a pas trop vieilli. Quant aux «Soeurs de Saint-Jean» qui ont vécu à Auberive, et que la Providence a dispersées à travers le vaste monde, elles ont essayé, elles essaient encore, d’être, là où Dieu les a mises, un ferment d’unité, et peut-être un petit pollen de feu.

Les Frères de Saint-Jean

Les uns après les autres arrivaient les jeunes gens au cours de cet été 1927, et ils occupaient le quartier cellulaire.
Nous avions insisté pour que ce groupement eût son autonomie complète au point de vue matériel, mais une telle organisation apparut impossible, et le Père nous demanda avec instance d’assumer la responsabilité d’ensemble, comme nous avions déjà assumé tant de nettoyages et défrichages. Il y eut donc cuisine commune et buanderie commune. Nous étions secondées par quelques auxiliaires, salariées ou bénévoles, d’un réel dévouement; mais toute la responsabilité, toute l’organisation reposaient sur nous, qui nous partagions les tâches de manière bien définie, chacune ayant une grande liberté d’action dans son secteur.
On ne peut pas ne pas évoquer ici notre bon vieux Pierre Issaly, préposé au soin de la vache. C’est le Père lui-même qui l’avait discerné et recruté:
– Au prieuré de la Source, nous dit-il un jour, j’ai remarqué un brave Auvergnat qui vient parfois travailler à la journée; il est merveilleux, capable de monter un «chafaudage», comme il dit, de scier du bois, de bêcher. Je me suis entretenu avec lui, et nous nous entendons bien. Je crois qu’il pourrait se rendre libre et demeurer ici. Voulez-vous que je l’amène?
Pierre Issaly vint donc et logea dans une des maisonnettes, près de l’entrée sud, mais il vieillit très vite. À l’autre bout du parc se situait Zélie, aux attributions multiples. Présidant à la cuisine, l’admirable Mme Esquenet (la grand-maman du petit Jacques) toute dévouée au sacerdoce, et heureuse d’être au service de futurs prêtres.
Ces futurs prêtres furent recrutés par voie de relations et d’amitié. Le Père Lamy avait semblé se désintéresser d’Auberive; il n’envoya aucun postulant, non plus que de postulante. Ceux qui se rassemblaient ainsi dans les prisons témoignaient d’une abnégation peu commune, ce qui était, chez eux, un premier gage de vocation sérieuse. Le malheur, pour chacun et pour tous, c’est qu’ils constituaient une assemblée tout à fait disparate: des jeunes gens ayant accompli déjà leur service militaire et fréquenté l’Université, et donnant leur adhésion consciente et généreuse à l’Oeuvre de Saint-Jean. Des adolescents de seize à dix-sept ans, abordant leurs études secondaires et qui souhaitaient accéder au sacerdoce. Il y avait même un enfant de treize ans qui représentait un cas social plutôt qu’une vocation à quelque groupement que ce soit. Enfin des célibataires d’âge mûr, vocations dites tardives, dont les études étaient à reprendre à la base. Ajoutons quelques gyrovagues, dont un brillant esprit, fortement recommandé par des sommités religieuses, et qui rendit la vie difficile à tous; celui-là s’était baptise «ermite-prècheur», et avait déserte le quartier cellulaire pour s’installer plus au large dans une des sept maisonnettes.
Ce groupement hétérogène était encadré par deux prêtres totalement désintéresses, et de singulière ferveur; mais leurs attributions respectives étaient mal déterminés, quoiqu’ils fussent subordonnés, théoriquement, à celui que tous nous appelions «le Père», titre qui se transformait, sur les lèvres de Jacques, en un «mon bon petit Père prince» vraiment délicieux.
La mise en route fut laborieuse, d’autant plus qu’il y eut, cette année-là, afflux de réfugiés, lesquels, pour nous éviter un cinquième service, prenaient leurs repas au réfectoire de ceux qu’on appelait «les frères».
Il fallut aussi pourvoir à l’accueil d’une colonie de vacances qui nous associait de manière effective aux premiers travaux d’apprivoisement entrepris par le Père à Villejuif. Un groupe assez important de fillettes, recrutées parmi les plus pauvres familles de la paroisse dont dépendait sa chapelle de secours, vint donc à Auberive. Elles furent logées dans l’ancien moulin, aménagé en hâte à cet effet. Des dames d’oeuvres de la paroisse de Villejuif les encadraient, mais la communauté leur assurait le vivre et le couvert. Enfin, quelques hôtes de marque vinrent également en juillet.
Cette période fut difficile pour tous. Le Père, dont la présence permanente eut été indispensable, au moins pendant quelques mois, se trouvait au contraire retenu plus que de coutume à Paris, absorbé qu’il était par son implantation à Villejuif. Ajouterai-je que, timide par nature, il paraissait un peu hors de son élément dans ce groupe de garçons qu’il n’approchait que de loin en loin, et dont on ne savait s’il constituait un collège, un séminaire ou un couvent. Aussi revenait-il de temps à autre prendre le repas, surtout le petit déjeuner après la messe, avec les soeurs.
Quant à celles-ci, il leur apparut assez rapidement que, du fait des circonstances, elles étaient, d’une certaine manière, détournées de leur vocation propre, et ordonnées de plus en plus à une sorte d’école apostolique hybride et quelque peu inorganique, qui devenait comme le pivot de la maison, et qui mobilisait et finalisait – indûment peut-être? – les ouvrières de la première heure. Nous étions suffisamment libres avec le Père, les unes et les autres, pour nous permettre de lui exposer cela, qui était moins une objection qu’un problème de fidélité aux appels du Seigneur.
Car ces appels étaient très nets pour ce petit groupe, et ils auraient pu se résumer dans la formule: «vie contemplative missionnaire».
À ces inquiétudes, ou lassitudes, le Père répondait invariablement à l’une ou à l’autre: «N’est pas bien avancé dans la contemplation celui qui a besoin de moyens extérieurs pour contempler. Rien ne vous empêche d’être unie à Dieu.» Et il ajoutait encore ce mot, qu’on retrouve dans Pensées pour la suite des jours: «La solitude n’est bonne que si elle est exorcisée du moi.»
Il reconnaissait toutefois que nous étions surchargées à l’excès et il nous laissait entrevoir que «tout se tasserait», que la Providence lui enverrait des collaborateurs, et déjà le Père Charles qui nous avait promis de prêcher la retraite des soeurs du 8 au 15 août. Le prince Ghika espérait qu’alors l’heure serait venue de le retenir à Auberive et de lui confier la branche masculine.
Les regards de tous et de chacun étaient donc tendus vers le Père Charles en cet été 1927.

Retraite à Auberive et à Meudon

Notre amie Mercédes de Gournay souhaitait vivement con- naître ce Père Charles dont elle avait entendu parler dans les milieux intellectuels parisiens où la conversion éphémère de Jean Cocteau avait fait sensation. Nous l’invitâmes donc à se joindre à nous pour cette retraite.
Le Père Charles, durant une semaine, nous entretint deux fois le jour sur un seul épisode de l’Évangile: la rencontre de Jésus avec la Samaritaine. Il mit l’accent sur l’eau, et sur le sitio, alors que, un an plus tôt, le prince Ghika nous avait surtout parlé du feu, et des préférences divines. Sous la différence de forme, nous percevions l’identité de doctrine. Le Père Charles nous apparaissait imprégné de la pensée de saint Jean de la Croix, et il la présentait de façon assez abrupte et exigeante: Nada, nada, nada …
Mercédes sentait fondre ses résistances de poète. La découverte de saint Jean de la Croix allait être pour elle décisive; elle couronnerait les discrètes invites auxquelles elle avait répondu en cours d’année sous la conduite du prince Ghika. Quant à celui-ci, il était des nôtres pendant ces jours de recueillement, se faisant humblement disciple de son ami. Le 15 août, une photo fut prise où étaient réunis les deux Pères, la communauté, et Mercédes. Elle a, fort heureusement, échappé à la destruction.
Après cette année de vie en commun, sorte de probation au sens large du mot, les personnes ici rassemblées se retrouvaient au complet, plus décidées que jamais à vivre sans réserve pour le Seigneur. Le problème de l’assise canonique de ce groupement fut évoqué. Mgr Thomas, évêque de Langres, s’était offert discrètement, si nous le désirions et si c’était conforme aux vues du fondateur, à transformer peu à peu cette «pia unio» en une congrégation proprement dite. On étudia donc la question; mais il apparut plus opportun que jamais de ne rien cristalliser ni codifier davantage.
Il semble bien que le Père Ghika avait une vue de génie en fondant cette Société auxiliatrice des Missions selon une formule qui pouvait être jugée révolutionnaire à l’époque; il voulait lui conserver une souplesse à laquelle n’aurait pu prétendre une congrégation canoniquement constitué. Je l’ai souvent entendu exprimer sa pensée sur ce point:
«Ce que Monsieur Vincent a réalisé au XVIIe siècle en créant les Filles de la Charité qui échappaient à la vie cloîtrée pour mieux être au service du prochain, et donc du Seigneur, nous devons le réaliser au XXe et constituer une famille spirituelle d’un nouveau style, tellement centrée sur la fin – le double commandement d’amour – que les moyens – voeux et règles – n’y soient évoqués que secondairement. On peut remarquer, dans l’histoire de l’Église, que, plus s’affadit l’esprit, plus on renforce la lettre; plus s’estompe la fin, plus on met l’accent sur les moyens. C’est le sens de presque toutes les réformes survenues dans les ordres religieux. Je voudrais qu’ici, l’esprit – l’Esprit — ait tant de force qu’il impose lui-même les moyens de sanctification et de cohésion. L’Oeuvre serait alors un merveilleux instrument, adapté aux tâches multiples, nouvelles, imprévisibles, qui attendent les apôtres de Jésus-Christ, aujourd’hui et demain, spécialement en pays de missions.»
Telle était la pensée de notre Père fondateur. Je crois qu’on se lance dans des interprétations fantaisistes lorsque l’on compare la fondation d’Auberive aux actuels «Foyers de Charité», ou encore à la «Légion de Marie», si parfaitement codifiée. L’Oeuvre de Saint-Jean, c’était une tentative de retour à l’Évangile, un dépouillement à l’égard de toutes formes rigides, une disponibilité à l’Esprit-Saint, au service de l’Église missionnaire. Ceux et celles qui ont été à cette haute école en ont gardé une disposition assez caractéristique à servir les âmes dans les fonctions les plus inattendues, parfois les plus imprévisibles. Notre Père fondateur avait eu une vue géniale, même s’il n’a pu la réaliser, une vue de précurseur. Ce qu’il pressentait, plutôt qu’il ne le prévoyait, s’est aujourd’hui accompli à travers les instituts séculiers, et de multiples groupements suscités par les besoins des divers milieux sociaux, ethniques. On peut remarquer toutefois que ces groupements (parfois des groupuscules) sont strictement spécialisés, suivant en cela le mouvement général qui marque notre époque. Tel groupe est plus rural ou plus urbain, plus hospitalier ou plus enseignant. La famille entrevue par le prince Ghika était, au contraire, universelle, dans son esprit comme dans les points d’application de l’apostolat. Rien n’en était exclu. Était-ce utopie?
La distinction proposée entre la Maison et la Famille permettait d’associer étroitement, pour le plus grand bien de tous et pour de féconds échanges, ceux qui priaient sur la montagne et ceux qui bataillaient dans la plaine. Plusieurs personnes de la paroisse d’Auberive faisaient partie de cette famille élargie, et parmi elles, Yvonne Estienne. La maison de campagne où elle venait passer l’été en compagnie de sa mère était proche de l’abbaye. Dès la première heure, Yvonne Estienne fut toute nôtre; elle demeura et demeure encore l’une des plus fidèles disciples du prince Ghika. À Paris où elle était fixée en cours d’année, il l’associa à son apostolat dans les milieux intellectuels, et elle fut l’une des premières collaboratrices de Jean Daujat. À Auberive même, Odette Joffroy, fille de l’industriel, était des nôtres, par l’esprit et par le coeur.
Le Père Charles qui, une semaine durant, venait de nous donner le meilleur de lui-même, partageait les vues du fondateur, et tous, nous avions conscience de cette unité fondamentale. Pouvions-nous espérer qu’enfin il demeurerait, au moins pour un temps, à Auberive, devenant cofondateur de cette oeuvre qu’il portait en son âme sacerdotale?
Il fallut déchanter. Ce qui avait été mis en route du côté des jeunes gens lui parut prématuré; créer une oeuvre avant d’avoir une équipe cohérente d’ouvriers, mettre le «faire» avant l’«être» fut à ses yeux une erreur. Et de citer à toute occasion ce texte de saint Thomas: «Ce qui est premier dans l’ordre des fins est dernier dans l’ordre de l’exécution.»
Dans un langage plus familier et moins philosophique, il me dit sans ambages: «Il me serait impossible de vivre dans cepataquès.» Ce mot-là, «pataquès», je l’entendais pour la première fois; aussi ne l’ai-je pas oublié.
La déception fut vive pour tous, surtout pour le fondateur; mais il gardait espoir, et nous tous comme lui, que ce n’était pas le dernier mot et qu’une heure plus propice se lèverait, peut-être l’été suivant.
En attendant, rendez-vous avait été pris pour que nous nous retrouvions à la «retraite» du R. P. Garrigou-Lagrange, à Meudon, en septembre. Ce qu’on appelait la «retraite de Meudon» était en réalité un rassemblement sympathique des «amis de Maritain», ce monde bouillonnant des «néo» à qui le Père Garrigou-Lagrange dispensait, dans leurs grandes lignes, les enseignements théologiques donnés par lui, en cours d’année, aux étudiants de l’Angelicum à Rome.
Je logeai chez les Maritain qui me reçurent amicalement. Notre-Dame de la Salette, Léon Bloy, Ernest Psichari tenaient une grande place dans cette maison, et dans le coeur de ses habitants, Jacques, Raïssa, Véra. Les sermons (ou cours) réunissaient les retraitants dans la vaste chapelle d’un couvent voisin. L’Incarnation rédemptrice, tel était le thème central de ces exposés dont la densité et la clarté allaient de pair.
Prêtres et laïcs, hommes et femmes, écrivains, poètes, artistes (plusieurs, aujourd’hui encore, sont des chefs de file parmi les intellectuels catholiques), faisaient, de cette rencontre de Meudon, le rendez-vous spirituel et amical qui devait préluder à la rentrée imminente. Au dernier moment, le prince Ghika avait été empêché de se joindre à nous, sans que je me souvienne du motif de cette absence que nous avions regrettée. Mais, dans les couloirs et les jardins, on entendait beaucoup parler de lui, et du Père Charles, et de la Maison de Saint-Jean d’Auberive. Des mots d’esprit circulaient, tel celui-ci attribué à l’abbé Altermann: «Une nuée lumineuse et un pylône de ciment armé pourront-ils s’ajuster l’un à l’autre?»
J’eus la bonne surprise ou demi-surprise – de voir arriver de Londres Mrs. Leigh-Smith, accompagnée d’un de ses fils, écrivain et diplomate. Mrs. Leigh-Smith avait passé le mois de juillet à Auberive sur l’invitation du fondateur qui la connaissait depuis plusieurs années. Elle fut si attachée à l’Oeuvre de Saint-Jean, devenue sa famille spirituelle, que je dois ici l’évoquer.
Veuve prématurément du célèbre explorateur anglais qui àa laissé son nom à un cap du Groenland découvert par lui, Mrs. Leigh-Smith, élevée dans la religion protestante, avait à peu près perdu toute foi dans sa jeunesse, mais elle demeurait préoccupée de problèmes philosophiques. Dans son salon, à Londres, s’instaurent bientôt des discussions hebdomadaires, morales et méta-physiques, entre esprits distingués. Par de lents travaux d’approche, à la recherche d’une base métaphysique sur laquelle fonder la vie morale, Mrs. Leigh-Smith redécouvrit l’Évangile, le christianisme; faisant un pas de plus, elle se trouva en face de l’Église catholique et acquit la certitude qu’elle était l’authentique dépositaire de la Révélation. Loyale jusqu’au bout, elle y entra. Sa conversion fut retentissante. «Mais, me disait-elle, tous mes amis de la veille m’abandonnèrent, tous. De ce côté, je connus une détresse sans nom.»
Dans le même temps, et ce fut compensation, sa propre soeur, protestante également, et férue de sciences, faisait à Rome des recherches archéologiques. L’archéologie la conduisit, elle aussi, au seuil de la foi catholique. L’une et l’autre, sans s’être concertées, se convertirent à la même époque.
Mrs. Leigh-Smith consacre dès lors sa vie aux oeuvres sociales et charitables. Elle fonde, à Londres, une oeuvre de relèvement et de rééducation pour les filles mères. Cette maison, d’une conception toute nouvelle, donne de si remarquables résultats qu’un second foyer est ouvert dans le secteur de Londres dépendant de l’autre diocèse. (On sait que Londres est constitué en deux diocèses catholiques.)
C’est donc une personne de grande expérience et de rare mérite qui était venue passer quelques semaines auprès de nous, à titre d’hôte. Elle s’attacha beaucoup à la Maison de Saint-Jean, et y prolongea son séjour plus qu’elle ne l’avait prévu. «Je me sens bien ici, disait-elle. Il n’y a qu’un seul endroit au monde où mon âme soit ainsi au large, c’est à Rome. Rome et Auberive, mes amours.»
Mise au courant de la retraite de Meudon, elle me dit à l’heure du départ: «Je ferai tout pour revenir à Paris à cette date. Le pourrai-je ? Je voudrais vous revoir.»
À la retraite, elle me parla à coeur ouvert:
-Je me sens plus à l’aise à Meudon qu’à Auberive pour vous dire toute ma pensée avec franchise. Là-bas, vous allez vous épuiser en vain pour faire vivre ce groupe de «frères» qui n’est pas viable. Le prince Vladimir Ghika est un saint; nul n’en peut douter; mais il s’est mis sur les bras cette abbaye inutilisable, ces gens à héberger au hasard, sans organisation, ce groupe hétérogène de jeunes gens qui n’est ni un séminaire ni un noviciat. Vous, le petit noyau des soeurs, allez être submergées par ces entreprises … Et puis, vous êtes trop éloignées de Paris ou de quelque grand centre. Réfléchissez sérieusement à tout cela …
Réfléchir à tout cela? II n’en était pas besoin. Cela, c’était l’évidence même; nous le vivions.
Les jours suivants, Mrs. Leigh-Smith fit un pas de plus:
– J’ai séjourné à plusieurs reprises en Normandie, à Pont-de-l’Arche, me dit-elle. C’est une charmante bourgade, et pas trop éloignée de Paris … et de Londres. Je pourrais vous y procurer une maison et une petite propriété à votre mesure. Voudrez-vous étudier la question?
Cette proposition me surprit, et me déconcerta quelque peu. Je l’écartai sans hésitation, par fidélité à notre fondateur, et à ce qui prenait naissance, si faiblement et secrètement, à Auberive. Mrs. Leigh-Smith n’en fut pas blessée, et nous garda toute son amitié:
– Je reviendrai vous voir l’an prochain, au mois de juillet.
La retraite prenait fin. J’eus la grâce de m’entretenir longuement avec le R. P. Garrigou-Lagrange. D’autres que moi l’avaient déjà mis au courant des difficultés d’Auberive. Il m’encouragea – bien sûr! – à surmonter ces difficultés, dans la patience. Il semblait espérer qu’un accord interviendrait un jour entre les deux amis, prince Ghika et Père Charles.
En grande hâte, je regagnai la Maison de Saint-Jean. Dans ce milieu très «gendelettre», j’avais approché des personnes de tous genres, les unes transcendantes, d’autres plus moyennes, et affectées d’un certain snobisme qui était aux antipodes de ce que nous tentions de réaliser sur les rives de l’Aube. Entre le prince Vladimir Ghika et plusieurs de ceux qui semblaient l’admirer, mais qui n’avaient entrevu de lui que le contour de sa sainteté, et peut-être le prestige du nom, je devinais une distance incommensurable. Même dénué de sens pratique, le Père et le fondateur que nous aimions et vénérions était l’homme de Dieu à qui nous ferions confiance, envers et contre tout.

 

 

CHAPITRE V: AUBERIVE – TROISIÈME ACTE

Amputation

Surmontant tout pessimisme, et cultivant l’espérance, les frères et les soeurs de Saint-Jean se préparent à affronter l’hiver. Cet hiver-là, 1927-1928, allait être éprouvant pour tous. De la souffrance, chacun en eut sa part: les prêtres qui dirigent ce groupe disparate; les jeunes gens soumis à un régime trop dur, du moins pour le logement; les soeurs accablées de travail et de responsabilité … Quant au fondateur, il se rendait compte que la formule n’était pas au point, mais il se disait, et il nous disait, que les débuts d’une fondation sont toujours difficiles, que c’est une petite armée de Gédéon qui doit en surgir … Que sais-je encore?
Devant l’exposé d’une situation pénible, ou même angoissante, il trouvait une réponse tellement sublime et bien frappée, que le pauvre commençant, aux prises encore avec lui-même et ses petites croix, n’arrivait pas toujours à s’y accrocher, et restait bouche bée, quitte à ruminer et comprendre après coup [10].
Heureux quand les frères et les soeurs de Saint-Jean entendaient de telles réponses, étayées par l’admirable exemple de générosité que donnait le Père. C’était du moins la preuve que le fondateur était à Auberive … Car, le plus éprouvant pour nous tous, ce furent ses absences trop fréquentes et prolongées. Villejuif l’accaparait. Les milieux parisiens le dévoraient. En outre, il entreprit au printemps, vers avril ou mai 1928, un voyage en Afrique pour y retrouver le Père Charles dans le Sud tunisien, y partager quelque temps sa vie, et, qui sait? préparer l’avenir.
Peu à peu, le groupe des frères semblait se désintégrer. On ne peut pas dire qu’il y eut du désordre; c’était plutôt une absence d’ordre. On ne peut dire qu’il y eut discorde; c’était un vide de concorde et d’unanimité. Pas non plus de scandale, mais du laisser-aller, du désoeuvrement, des allées et venues intempestives dans le village, où les braves gens ne distinguaient pas frères et réfugiés, et s’étonnaient de ce qu’ils regardaient comme une absence de règlement.
Du côté des réfugiés, précisément, se produisit dans le même temps un fait déplorable. La femme d’un des Russes commit une mauvaise action et s’en vanta comme d’un fait d’armes chez les commerçants du pays. Ce fut une réprobation générale. Le Père, à cette occasion, sut sévir avec une extrême sévérité lorsqu’il eut connaissance de ce désordre. Dans cette population qui nous avait été si accueillante au début, des critiques ou des railleries commençaient à être formulées. On parlait de la «cour du roi Pétaud», ou de la cour des miracles, ou, plus bonnement, de la «pagaille», mot qui avait fait fortune depuis la guerre.
Un village n’est pas une île. Sans aucun doute, ces rumeurs arrivaient jusqu’à l’évêché de Langres. Après Paques 1928 (je n’ai pas retenu la date avec précision), Mgr Thomas invita le Père fondateur à venir le voir à l’évêché. C’était pour lui notifier de dissoudre le groupement des frères et ne maintenir à l’abbaye que la communauté des soeurs. Mgr l’évêque fit cette démarche lui-même et oralement, avec beaucoup de doigté, si je compris bien. Il n’y eut ni blâme, ni document écrit, ni acte formel d’autorité. Monseigneur ne releva pas trop les déficiences, se contenta d’évoquer le droit canon qui n’autorise pas la co-habitation de deux communautés, masculine et féminine, à moins qu’elles n’aient leur autonomic repective et ne soient séparées par une clôture réelle. En fait, la partie de l’aile sud occupée par les soeurs était nettement délimitée, et ni hôtes ni frères n’y pénétraient jamais.
Cette décision épiscopale fut pour le Père un choc terrible, et même un effondrement. Il s’attendait à tout, il était prêt à tout, sauf à cela. Le plus difficile à admettre pour lui, c’était cette exigence de clôture survenant après une année de coexistence où la vie s’était déroulée dignement.
– Si c’était une question de palissades, nous aurions mis des palissades, me dit-il.
En réalité – je le découvris plus tard – cette raison mineure n’avait été évoquée que pour éviter de dire brutalement: Cette Oeuvre des frères de Saint-Jean ne marche pas.
Il fallut donc procéder à cette dissolution et dispersion. Elle s’effectua sans précipitation, dans une parfaite équité et dignité. Chacun des frères fut orienté dans la voie qui lui convenait le mieux, celui-ci dans une école apostolique, cet autre dans un séminaire, ou dans sa famille. L’un de ces jeunes gens, frère Henri, le premier arrivé à Auberive, et sur lequel le Père fondait de grands espoirs, vint le rejoindre comme pensionnaire à l’abbaye Sainte-Marie à Paris, et il poursuivit ses études au séminaire des Carmes. Ordonné prêtre en 1930, et incardiné à l’archidiocèse de Paris, il y exerce encore, à l’heure présente, un ministère très fécond.
Dom Potevin

Après cette grande peine liée à un échec, la Maison de Saint-Jean retrouve son silence des premiers mois. Et voici qu’affluent les visites estivales: la colonie de vacances de Villejuif, plus étoffée et mieux organisée que l’année précédente; Mrs. Leigh-Smith, quelques autres amis, parmi lesquels mérite une mention à part M. le chanoine Vialette, curé de Saint-Germain-des-Prés à Paris, qui fit un long séjour de vacances et nous fut très paternel. Enfin, le Père Charles reparut, comme il était convenu. Mais auparavant, le Père fondateur est revenu, accompagné d’un Père bénédictin qu’il nous présente chaleureusement comme un ami, c’est le Père cellérier de l’abbaye Sainte-Marie, dom Potevin.
– Voici le Père cellérier, me dit-il, autrement dit, le Père économe de la rue de la Source. Il veut bien nous faire profiter de sa compétence pour remettre l’abbaye d’Auberive en bon état. Vous verrez avec lui les projets de travaux, et comme il ne pourra venir ici que de temps à autre, vous porterez attention à toute cette entreprise.
Ainsi débuta, au plan pratique, une collaboration qui devait se poursuivre durant de longs mois, et qui fut une grande grâce pour la communauté. Non seulement nous assistions à la renaissance des vieilles pierres que nous aimions, mais nous nous retrouvions périodiquement en contact avec ce moine bénédictin qui nous était un sage conseiller en tous domaines, et une source d’édification. Humble, discret, effacé, tout dévoué à nos âmes en même temps que très réservé, tel fut auprès de nous dom Potevin.
Mais il était ici d’abord pour relever des bâtiments en mauvais état. Les travaux furent entrepris méthodiquement, tranche par tranche. Les toitures furent refaites avec goût; grâce à de patientes recherches dans la région, on réussit à retrouver les mêmes vieilles tuiles patinées qu’avaient utilisées les anciens moines, ce qui sauvait l’harmonie des toits, tout en mettant fin aux gouttières. Puis on procéda à la révision des huisseries, à la pose de vitres en quantité industrielle. Plus de voies d’eau. Ce fut la première victoire.
Les autres tâches suivirent, dominées par le souci d’effacer les traces du vandalisme administratif et de redonner à chaque bâtiment son cachet esthétique.

Nous nous posions les unes aux autres la question: «Par quel miracle la Providence a-t-elle permis au prince Ghika de découvrir des capitaux pour assumer des réparations d’une telle ampleur?» Mais nous n’osions interroger le principal intéressé. L’année suivante, seulement, nous apprîmes que l’abbaye avait été cédée aux Pères bénédictins pour devenir ultérieurement, et suivant opportunités, une annexe de l’abbaye Sainte-Marie de la rue de la Source. En 1928, nous l’ignorions, et goûtions sans mélange la joie d’une résurrection de vieilles pierres, venant en compensation d’une déchirure qui avait été cruelle à nos coeurs, même si elle apparaissait raisonnable aux esprits réfléchis.
Congrès eucharistique à Sydney

Lorsque le Père Charles, et Mrs. Leigh-Smith, et d’autres amis, se retrouvèrent et nous retrouvèrent à Auberive, leur première réaction, en constatant l’allégement de l’oeuvre, fut celle qu’on pouvait attendre: «C’était prévisible. C’était inévitable.»
Il convenait maintenant de repartir avec courage, d’envisager la coopération tant désirée de part et d’autre. Mais un événement survint alors qui nous obligea au statu quo.
Le prince Vladimir Ghika, membre permanent du comité des Congrès eucharistiques internationaux, venait d’être invité à prendre part au Congrès de Sydney, non seulement pour y être présent, mais pour y développer un rapport sur «La Sainte Vierge et le Saint Sacrement». Ce congrès devait avoir lieu à la fin de l’année 1928, époque correspondant à l’été austral.
Un voyage aller et retour à Sydney, par bateau naturellement, représentait une absence de plusieurs mois. Nous en fûmes tout d’abord consternées. À la réflexion, toutefois, ce grand voyage me parut providentiel. Je me rendais compte que le Père était parvenu à un état de fatigue extrême, consécutif à des travaux, veilles, voyages, soucis, austérités, qui auraient suffi à ébranler une santé plus résistante que la sienne. Cet état de déficience physique l’avait rendu extrêmement perméable aux épreuves morales, surtout à cette récente amputation qui l’avait atteint en plein coeur. Sa démarche même s’en était alourdie; ses épaules s’étaient voûtées davantage. Il semblait n’avoir plus le ressort que nous lui avions connu aux premiers jours de mai 1926, et en ce 28 juillet où il nous confiait dans une joie débordante et éclatante: «Ma tâche ici est accomplie.»
Aujourd’hui, c’est-à-dire deux ans plus tard, il me faisait penser à Job. Le plus pénible, c’est que personne ne pouvait trouver le mot qui aurait adouci sa souffrance. Il était dans un état de défiance de lui-même, d’interrogation sur lui-même et sur sa mission qui se trahissait en maintes occasions. J’ai lu, dans la plus récente édition des Pensées pour la suite des jours:
«Les plus grands prophètes font pour eux-mêmes des projets aléatoires, variés et décevants.»
Peut-être cette phrase un peu amère a-t-elle été jetée sur quelque feuillet de son agenda en ces jours de cruelle déception? Simple supposition.
Quoi qu’il en soit, à cet homme de Dieu accablé dans son corps et dans son âme, une croisière de plusieurs mois faite dans de confortables conditions – et il avait la sainte simplicité de se laisser soigner quand on le soignait -, une telle croisière ne pouvait que lui être bienfaisante; elle le reposerait de son austère cellule de prisonnier.
Elle allait aussi établir une coupure entre lui et ses soucis quotidiens de Villejuif ou d’Auberive. Au début de la fondation, nous nous étions efforcées de le soustraire à toutes préoccupations mesquines qui sont le pain quotidien de la vie domestique … Mais quand la maison se fut peuplée, et qu’un grand bric-à-brac en résulta, il était assailli par les uns ou parles autres qui lui apportaient leurs petits problèmes personnels, plus ou moins puérils. Ce m’était une souffrance de voir cette grande intelligence appliquée si souvent à des bagatelles par la grâce de braves gens qui ne savaient pas porter leur mince fardeau.
À Sydney, et déjà au cours de la longue traversée, il allait se trouver dans son milieu, en contact avec des ecclésiastiques cultivés, et des personnalités laïques de classe internationale. Il aurait des échanges sur un plan élevé, naturel et surnaturel; il exercerait un apostolat à la mesure de ses dons, et Dieu sait combien ses dons étaient exceptionnels.
Son voyage à Sydney fut son premier grand circuit intercontinental. Lorsqu’il s’était rendu en Tunisie quelques mois auparavant, il m’avait dit: «C’est pour la première fois que je vais quitter l’Europe; moi qui ai tant voyagé, déjà, c’est toujours à l’intérieur du vieux continent que j’ai circulé.» Sydney allait inaugurer une série de grandes traversées qui furent des occasions multiples d’exercer un apostolat à l’échelon mondial.
Mais avant ce départ pour les antipodes, il était urgent de prévoir comment serait assuré le service religieux à la Maison de Saint-Jean. Une présence sacerdotale semblait nécessaire. À la grande satisfaction du Père fondateur, le Père Charles accepta d’hiverner à Auberive; il l’accepta à son corps défendant, pour rendre service à tous, pour suppléer à l’absence du Père, pour aider dans leur vocation les âmes qui venaient d’être si fortement secouées.
Le provisoire qui dure

Tandis que le prince Ghika vogue vers l’hémisphère austral, Auberive s’établit dans une position de repli. L’une de nous profitera de ce répit pour faire un stage dans les établissements hospitaliers de Paris, à la Glacière d’abord, puis à la rue des Plantes, en vue d’acquérir une qualification d’infirmière. Il nous est apparu en effet que, soit dans la paroisse d’Auberive, soit plus tard en missions, toutes connaissances et compétences médicales seraient de grande utilité.
La communauté aurait été ainsi réduite à quatre ou cinq si le Père Charles ne l’eût étoffée; il appelle auprès de nous l’une de ses disciples d’Afrique, puis une jeune fille désireuse de se donner à Dieu, et que nous avions rencontrée à Meudon en septembre 1927. Enfin Mercédes de Gournay envisage de passer elle aussi l’hiver à Auberive. Elle vient de se pourvoir de son permis de conduire et d’acquérir une voiture, ce qui atténue quelque peu l’isolement de l’abbaye qui semblerait presque trop austère aux habitués du Sahara.
D’autre part un jeune homme converti, ancien surréaliste, ancien secrétaire de Jacques Maritain, et aspirant à la Chartreuse, vient bientôt s’établir dans le sillage du Père Charles dont il sera l’enfant de choeur. Quelques semaines plus tard, un autre converti, plus âgé celui-là, débarque un jour en visite à Auberive, et il y demeure. Mais le premier jeune homme doit être bientôt éloigné, car son cas est assez spécial.
Aucune nouvelle ne nous parvient du Père fondateur. Au moment de son départ, il nous a informés que, des invitations lui ayant été adressées pour qu’il s’arrête aux Indes et en Terre Sainte à son retour, il prolongerait sans doute son voyage plus qu’il ne l’avait prévu tout d’abord. Mais ces mois nous paraissent terriblement longs. Nous ne recevons d’échos de Sydney que ceux qui nous parviennent par la presse catholique.
La vie quotidienne se déroule sans événements, ponctuée par la récitation de l’office divin. De temps à autre une brève visite de dom Potevin ravive notre intérêt pour les travaux de restauration de l’abbaye.
Une autre visite fait un jour sensation dans notre petit groupe, celle du Père Lamy qu’on est allé chercher en voiture dans sa maisonnette du Paillis, près de Langres, et qui passe ici une ou deux journées. Il est très en verve le soir, à la veillée; il nous raconte de façon savoureuse les mille et une histoires que le comte Biver a rapportées dans sa biographie, histoires où le «grand archange» (il s’agit de Gabriel) et la Vierge jouent un rôle de premier plan dans sa propre existence. Il nous annonce aussi la prochaine guerre – nous sommes à l’hiver 1928-1229 – qui, nous dit-il, sera bien pire que celle de 1914-1918. «On redécouvrira la valeur de la terre; chacun voudra en avoir un morceau …» Et, jetant un regard circulaire sur nous: «Vous, de ce petit troupeau, vous serez spécialement protégés. Personne d’entre vous ne sera atteint par ce cataclysme.»
À l’occasion de cette rencontre, le Père Lamy remet au Père Charles – sans que celui-ci lui ait rien demandé – un petit cahier recouvert de moleskine bleue où sont renfermés, écrits à la main, les statuts de la congrégation qu’il se propose de fonder, à la demande, dit-on, de la Sainte Vierge. Il souhaite que nous y réfléchissions …
J’avoue que ce petit cahier, communiqué à Auberive même, en l’absence de notre Père fondateur, me gêne beaucoup, et je repousse personnellement, et implicitement au nom de mes soeurs à qui je me donne bien garde d’en parler, toute idée de collusion. Du reste, cette ébauche de règle, simple décalque du droit canon des religieux de 1920, n’est en rien comparable aux vues neuves et hardies, trop neuves et trop hardies peut-être, sur lesquelles reposent nos statuts de l’Oeuvre de Saint-Jean.
Cette visite imprévue du Père Lamy à l’abbaye fut le seul fait un peu marquant de ces mois d’attente. Mais nous reçûmes une visite d’un autre genre: un hiver exceptionnellement rigoureux vint nous ensevelir sous la neige, et cette vague de froid se prolongea des semaines durant, les températures atteignant – 30°. Le jet d’eau du parc que nous avions laissé couler pour éviter l’éclatement des canalisations avait formé une sorte d’iceberg de quatre mètres de hauteur. Dans la campagne avoisinante, des troncs d’arbres congelés explosaient comme des obus. Des sangliers s’attaquaient, sur les routes, aux facteurs ruraux. La vie se compliquait de toutes les servitudes qu’entraîne une température aussi excessive.
Et nous attendions indéfiniment le retour de notre Père qui semblait s’être perdu dans les mers australes. Cette attente insolite devenait d’autant plus lourde que le diocèse de Langres était en deuil: notre évêque, Mgr Thomas, un père pour nous, avait été emporté par une brève maladie le 16 janvier 1929, à l’heure même où son appui nous eût été le plus nécessaire.
Le retour d’Australie

Un jour de printemps 1929, nous apprîmes, par dom Potevin si j’ai bonne mémoire, que le prince Ghika venait de rentrer à Paris. Il nous adressa bientôt une lettre brève qui nous disait en substance: «Je viendrai à Auberive quand le Père Charles aura quitté les lieux.» Je fus dans une sorte d’hébétude à la lecture de ce billet inattendu. Et le Père Charles ne fut pas moins suffoqué. C’était une rupture. Chacun se recueillit devant Dieu et scruta sa conscience pour prendre une détermination. Quelques jours plus tard, fin avril, le Père Charles s’éloignait d’Auberive, et aussi son second «enfant de choeur», et les deux personnes qu’il avait amenées, et même notre amie et soeur des premiers jours, Mercédes de Gournay [11].
Quant à moi, je me considérai comme dépositaire et gardienne de ce qui était dans cette maison. Mes soeurs, consultées loyalement, furent toutes de ce même avis. Nous étions donc là, cinq, comme en août et septembre 1926, et nous attendîmes en paix l’arrivée du Père fondateur.
Il se hâta de retrouver la Maison de Saint-Jean. Chacun éprouva quelques instants de gêne après si longue absence, si long silence, et si rude décision. Puis le Père redevint lui-même, comme nous l’avions connu aux premiers jours.
Je ne l’interrogeai pas, mais j’appris peu à peu, par bribes, qu’il avait été ulcéré, à son retour en France, en découvrant que des jeunes gens avaient été introduits à son insu dans la Maison de Saint-Jean pour y rester à demeure, et ce en contradiction manifeste avec les décisions épiscopales de 1928; ulcéré aussi par la visite du Père Lamy, qui semblait avoir attendu son absence pour s’intéresser à l’abbaye. Je ne soufflai mot à quiconque du petit cahier bleu qui m’avait été communiqué. Son indignation eût été à son comble. En fait, il croyait avoir été bafoué, supplanté, trahi. Et rien ne put l’en dissuader. Il eut même quelques paroles assez dures, et inhabituelles sur ses lèvres, en évoquant cet hivernage. Quelques-uns, à son arrivée à Paris, lui avaient-ils présenté les faits sous un angle déformant? Y avait-il eu réellement, et à mon insu, des projets pas très clairs du côté du Père Lamy? Je l’ai toujours ignoré.
Comment de tels malentendus s’étaient-ils ainsi accumulés entre ces hommes de Dieu? Ce fut pour moi, et c’est encore, une énigme. Je suis restée, et je veux rester convaincue de la droiture des uns et des autres.
Je dois ajouter que, si le groupe d’Auberive jeta un voile de silence sur ces faits aussi pénibles qu’obscurs, il n’en fut pas de même dans les milieux parisiens connus de l’un et l’autre Pères, et assez portés aux querelles et aux brouilles. On commenta, on broda, on prit parti pour celui-ci, pour celui-là; on mit de l’huile sur le feu, sans observer toujours le respect requis vis-à-vis des personnes et vis-à-vis de la vérité. Cette vérité fut maquillée par certains au point de se transformer en fables. Tout cela fit assez de bruit à l’époque … Un quart de siècle a passé sur ce petit ouragan, et c’est à peine si quelques-uns s’en souviennent encore.
À cette première visite au retour d’Australie, le Père entreprit de nous raconter quelques épisodes de ce voyage au sujet duquel il était inépuisable. J’ai souvenir d’un des premiers repas qui se prolongea tard dans l’après-midi, bien après qu’eut été levé le couvert. La conversation captivante nous avait fait oublier le temps. Ma mémoire n’a pas retenu toutes ces belles histoires, et je le regrette. Il évoqua surtout les Indes et la Terre Sainte. Son ami que nous connaissions bien, le lieutenant de vaisseau Gaston de Maupeou, se trouvait alors au Liban, à Beyrouth, et le Père y fit un détour pour l’y rencontrer. Il retrouva, dans ce Moyen-Orient, ce pullulement d’églises et de races auquel il était accoutumé depuis sa jeunesse. Je l’entendis me redire une fois de plus – lui, international et universel comme peu d’hommes l’ont été – que plus il découvrait de variétés dans la race des humains, plus il était convaincu que leurs différences se situent à la surface de l’être, à l’épiderme en quelque sorte, mais que le fond de la créature humaine est identique sous toutes les latitudes. Il est à l’image et ressemblance de Dieu selon les Écritures. Il croyait par-dessus tout à la bonté, à la rectitude des hommes, de tous les hommes, ses frères. Et je ne suis pas sûre que cette conviction inébranlable n’ait pas été une pierre d’achoppement dans l’édification de l’oeuvre qu’il avait cru devoir fonder. La découverte d’une ruse, d’un mauvais procédé, provoquait en lui des réactions d’autant plus vives que ces laideurs étaient plus éloignées de sa propre mentalité. C’est alors que ce doux, cet humble de coeur, laissait échapper ce mot, plaisant sur ses lèvres: «La moutarde m’est montée au nez.»
Tentatives diverses

À cette époque, notre Père fondateur a été informé, officieusement, que Rome a l’intention de lui conférer la dignité de protonotaire apostolique. Il en éprouve une sorte de scrupule:
– Lors de mon entrée dans l’Église catholique, me dit-il, j’ai fait voeu de ne jamais accepter de dignité ecclésiastique. Est ce que je dois passer outre aujourd’hui? On me dit que le Saint-Père lui-même me relèvera de ce voeu. Mais est-ce bien dans la ligne des «préférences divines»? Du reste, si cette dignité m’est conférée, rien ne sera changé dans mon genre de vie; simplement un liseré à ajouter à ma soutane.
Ainsi raisonnait notre Père. Ses réticences ont-elles retardé la réalisation du projet? C’est en 1931 seulement qu’il fut nommé protonotaire apostolique ad instar, et porta le titre de monseigneur. C’est sous ce titre que je le désignerai désormais, puisqu’il lui appartient, virtuellement.
L’idée qui le hante depuis son retour d’Australie, c’est de trouver parmi ses nombreuses relations des collaborateurs qui s’intéressent à la petite communauté d’Auberive, et qui en assurent le recrutement et la croissance, après tant d’orages qui ont contribué à une sorte de stagnation numérique. De nombreux prêtres défilèrent donc à la Maison de Saint-Jean. Parmi eux, le Père Altermann y fit sa première visite; mais il était, manifestement, parisien avant tout.
L’une de ces visites faillit imprimer une orientation décisive à ce qui était ici en germe, dans la grande abbaye. Ce fut celle du R. P. Nassoy, des Missions étrangères de Paris. Il vint, accompagné d’une jeune femme, distinguée et modeste, dont il sollicita l’admission parmi nous, demandant qu’elle partageât complètement notre vie. Il s’agissait de Mme Frazer, jeune veuve sans enfants, originaire de République Argentine, et qui était résolue à se consacrer à Dieu. Elle était exquise. D’une éducation raffinée, d’une vertu solide, elle semblait n’éprouver aucune difficulté à se plier à toutes les exigences de la vie conventuelle.
Le Père Nassoy revint à plusieurs reprises et il nous fit connaître son dessein; il pensait pouvoir le réaliser en accord avec Mgr Ghika. Ses supérieurs des Missions étrangères l’avaient mandaté pour fonder une congrégation de femmes correspondant à la Société des Missions étrangères de Paris. Plutôt que de partir à zéro, il croyait pouvoir s’associer à notre groupement, d’esprit manifestement missionnaire, et réaliser ainsi une symbiose dont profiteraient les uns et les autres. Il envisageait d’avance que, dans un tel institut, des âmes plus marquées de l’attrait à la vie contemplative pussent constituer de petits groupements de prière, comme celui d’Auberive, qui contribueraient à féconder l’action apostolique du plus grand nombre.
Ce dessein agréait à tous. La qualité d’âme de cette première recrue, cette Mme Frazer si attachante, nous permettait de penser que l’Oeuvre de Saint-Jean allait prendre une orientation décisive.
Au cours de l’été, mais je n’ai pas souvenir de la date exacte, le R. P. Nassoy revint pour un bref séjour. Il paraissait soucieux. C’était un prêtre franc, ouvert, et qui allait rondement, en paroles et en actes. Lorsqu’il me demanda un entretien, je compris que c’était grave.
– Mme Frazer est enchantée d’Auberive, et Auberive de Mme Frazer, me dit-il. Moi-même, je suis impressionné par le sérieux de votre groupe. Mais je dois vous dire franchement ce devant quoi je me trouve: persuadé que le prince Ghika est un saint, je suis non moins persuadé qu’il me serait impossible de collaborer avec lui. J’ai tout essayé pour arriver à quelques précisions indispensables à l’établissement d’une solide coopération. J’ai tenté de déterminer les attributions respectives, les coordinations et subordinations nécessaires. Et même les questions temporelles doivent être abordées. Or tous mes efforts pour établir cette base de départ sont restés vains. Je suis devant le flou. J’ai l’impression que le terrain se dérobe sous mes pieds. Étant donné mon caractère, il m’est impossible d’aller de l’avant dans de telles conditions. Je craindrais en outre de ne pas répondre à l’attente de mes supérieurs qui comptent sur des réalisations rapides. Mieux vaut donc partir seul, à zéro. Mais je me trompe; ce n’est pas à zéro que je pars. Mme Frazer, dont Dieu semble vouloir faire une des pierres d’angle de cet édifice, a reçu ici une première initiation qui ne sera pas perdue. Je n’oublierai pas que l’oeuvre a pris naissance à la Maison de Saint-Jean.
Et le Père Nassoy partit. Et notre soeur, Mme Frazer, partit. Elle fut fondatrice et supérieure générale de cet institut établi dans la région de Toulouse, institut qui prit rapidement un splendide essor.
Cette troisième rupture entraîna toute la suite. Les soeurs étaient assez démontées, et notre première pensée fut de faire collectivement «hara-kiri», chacune entrant selon ses attraits dans une communauté établie. Puis des hésitations surgirent chez l’une ou chez l’autre, hésitations où le coeur avait la plus grande part.
Comment infliger cette nouvelle épreuve au Père que nous vénérions, et qui semblait ébranlé par ces malentendus répétés avec ses collaborateurs successifs? Comment nous éloigner de la chère vieille abbaye, dont la résurrection nous avait tant coûtée, et que nous aimions d’amour? Pourquoi hâter cette «diaspora» et rebâtir nos vies dans d’autres cadres? Pourquoi ne pas espérer contre toute espérance, dans l’attente d’un secours imprévisible qui nous tomberait du ciel? C’était là un point de vue justifiable.
Personnellement, je voyais le problème sous un autre jour où la raison et la foi l’emportaient sur le coeur. À la faveur de ces années si fécondes en souffrance et en enseignements surnaturels, je me sentais de plus en plus attirée vers une vie totalement consacrée à la prière. En outre, après avoir assisté à ces conflits – ou simples désaccords – successifs entre hommes de Dieu, j’en étais venue à penser qu’ils se reproduiraient indéfiniment, et j’en entrevoyais la conséquence: en dépit de notre attachement profond à notre fondateur qui nous avait communiqué avec munificence l’«esprit» de l’oeuvre, ne serions-nous pas amenées un jour à marcher derrière un autre guide, si nous voulions sortir de l’ornière où nous étions pratiquement immobilisées? Je vais plus loin. J’étais convaincue que le meilleur service à rendre à Mgr Ghika était de le délivrer de tout projet de fondation. Mettre un point final à Auberive, cela pouvait paraître un échec, se serait en réalité une victoire. Dieu seul savait toutes les grâces qui s’étaient accumulées dans nos âmes au cours de ces années éprouvantes dans cet Auberive que nous aimions, et dans le rayonnement de ce fondateur de qui nous avions tant reçu. Fondateur, il l’était selon l’esprit; mais, tel un Père de Foucauld à Tamanrasset, il ne semblait pas taillé pour s’imbriquer dans des entreprises déterminées. Par sa sainteté et par son prestige, il avait plus et mieux à faire dans la sainte Église de Dieu.
Je tentai de dire ces choses, avec toutes les atténuations possibles, à Mgr Ghika; mais son opposition fut catégorique: il faut maintenir; il faut durer, tel était son point de vue.
Devais-je en tenir compte? Il était à la fois juge et partie dans cette affaire de destinée. Je me souvins des conseils reçus au début de l’année, alors que j’avais été passé quelques jours auprès de mère Marie-Thérèse du Sacré-Coeur, prieure du Carmel d’Avignon, et qui tenait Auberive dans sa prière. «Si le prince Ghika et le Père Charles ne parviennent pas à s’entendre, m’avaitelle dit, il sera préférable pour vous de suivre votre attrait vers un état de vie contemplative.»
Je pris conseil auprès de quelques prêtres pleins de sagesse.
Dom Potevin, consulté, me répondit:
– Ma chère enfant, n’allez pas chercher ailleurs ce que vous avez ici. Vous ne recueillerez que déceptions. Je connais de bien beaux monastères, ornés de brillantes réputations, et où l’on ne mène pas une vie de prière et de charité comme celle dont je suis ici témoin. Sans doute se pose la question de l’aliénation de l’abbaye. Mais rassurez-vous; nous, bénédictins, nous ne sommes pas près encore de pouvoir nous établir à Auberive, et à ce moment-là, nous aviserons …
M. le chanoine Vialette, grand ami de «Monsieur Verdier», qui allait être promu incessamment archevêque de Paris, avait été notre hôte au cours de deux étés consécutifs; il connaissait bien nos problèmes. Il me dit au contraire:
– Je me rends bien compte que votre situation ici est insoluble; elle ne pourra que se dégrader avec le temps, et je comprends que vous ne puissiez attendre davantage. Le prince Ghika est manifestement un homme de Dieu, mais a-t-il les aptitudes qui permettent de fonder l’oeuvre qu’il a entrevue? J’en doute sérieusement … Je vous proposerais bien de ne rien décider avant la venue, dans le diocèse, de Mgr Fillon. S’intéressera-t-il à Auberive? Il est réputé très actif; on dit même en plaisantant qu’il sera dans ce diocèse de Langres comme une truite dans un verre d’eau …
Mgr Fillon, fondateur et curé de la paroisse Saint-Léon à Paris, avait été nommé évêque de Langres le 22 juin 1929; son sacre était alors prévu pour le 24 septembre, le cardinal Dubois étant consécrateur. Or le cardinal décédait le 23 septembre.
Devant la perspective de ces nouveaux retards et atermoiements, je cherchai à nouveau à m’éclairer, notamment auprès de Mgr Chaptal qui n’ignorait rien de la fondation d’Auberive. En quête des préférences divines, je partis.

Ainsi prennent fin mes «souvenirs vécus» concernant Mgr Vladimir Ghika.

 

 

ÉVOCATION

La pudeur exige que je ne m’appesantisse pas sur le caractère crucifiant de ce départ. Avant de quitter Auberive, je brûlai tous mes papiers personnels, en particulier des liasses de lettre reçues de Mgr Vladimir Ghika que j’avais conservées jusqu’alors. Perte irréparable. La jeunesse est pleine de naïveté, et je croyais ferme qu’après tant de souffrances on ne peut survivre bien longtemps. Illusion! Aujourd’hui je commence à penser que les épreuves subies de bon coeur sont capables au contraire d’accroître la vitalité et de renouveler la jeunesse de qui les accueille.
Trois de nos soeurs, courageusement, essayèrent de maintenir l’Oeuvre de saint-Jean à Auberive, et elles y réussirent pendant près de deux années. L’une d’elles, plus conservatrice que moi, sauva quelques documents, photographiques ou autres; elle me les a communiqués après la mort de Mgr Ghika, notamment les précieux feuillets polycopiés (statuts de l’Oeuvre des frères et soeurs de Saint-Jean) qui m’avaient été donnés à l’église des Étrangers en décembre 1924 par Mgr Ghika lui-même.
L’heure vint où elles aussi partirent, l’une après l’autre, et entrèrent dans des communautés où elles sont encore occupées à louer Dieu et à sauver des âmes, conservant dans leur coeur la flamme allumée, ou attisée, à Auberive.
Quant à Mgr Ghika, il surmonta le choc dont nous, ses disciples restées fidèles malgré les apparences, avions été les instruments. Il poursuivit sa route. Les quelques jalons que j’indique ici, je n’en ai connaissance que par ouï-dire, sauf pour le voyage au Japon auquel je me trouvai quelque peu mêlée.
En 1931, monseigneur fut nommé à Paris recteur de l’église des Étrangers, cette église où, depuis son ordination, il avait accueilli à son confessionnal des âmes sans nombre.
En 1933, le 6 janvier, il accompagna au Japon un groupe de quelques carmélites essaimant du Carmel des Missions de Cholet. Parmi elles, une Japonaise (Kikouka – soeur Marie-Thérèse) avait eu pour parrain de vêture Paul Claudel. Ces carmélites fondèrent le premier Carmel japonais, dans la banlieue de Tokyo. C’est par erreur qu’on a cru pouvoir attribuer cette fondation à Mgr Ghika. Il fut l’accompagnateur dévoué de ces carmélites pour lesquelles il avait obtenu des conditions de traversée très spécialement avantageuses. Quant au monastère, il avait été désiré, demandé et établi par Mgr l’archevêque de Tokyo lui-même.
Mgr Ghika retrouva, au Pays du Soleil levant, les «Bons Samaritains» de la première heure, le Père Totsuka et Miss Violet Susman, devenue, je crois, soeur Agnès, qui avaient fondé au Japon un établissement hospitalier après qu’ils eurent quitté Paris. Je ne pense pas que Mgr Ghika ait effectué un autre voyage chez les Nippons ni avant ni après celui dont je parle. S’il évoquait fréquemment ce pays qui lui était cher, c’est que, depuis longtemps, il avait pour ami intime l’amiral Yamamoto; c’est à travers cette personnalité qu’il connaissait et affectionnait le Japon tout entier.
J’ai entendu dire que, vers 1935, Mgr Ghika s’était grandement ému de l’état pitoyable des lépreux en Dobroudja, et que, après une initiation médicale à l’hôpital Saint-Louis de Paris, il s’apprêtait à fonder, pour ces lépreux, un hôpital en Roumanie. La guerre coupa court à ces projets.
Voici que sonne l’heure du cataclysme mondial, 1939. Mgr Ghika se trouve en Roumanie; il y demeure. On peut deviner la suite: conflits, misère, occupation, soviétisation.
Sa famille rentre en Europe occidentale en 1948. Lui demeure au milieu de son peuple dont il partage les malheurs.
Arrête en 1952, puis relâché, puis traîné devant les tribunaux, il est condamné à trente ans de détention. Il à quatre-vingts ans. Emprisonné dans un cachot, au fort de Jilava, il y meurt dans le plus absolu dénuement, le 16 mai 1954 … «Dieu m’accordera-t-il la grâce du martyre qu’il me fait désirer?» m’avait-il dit à plusieurs reprises un quart de siècle auparavant.

PRIÈRE

composée par Mgr Vladimir Ghika
et récitée fréquemment à la Maison de Saint-Jean à Auberive

L’officiant:

Qui nous séparera de l’amour de Jésus?
Est-ce l’épreuve? – R. Non.
Est-ce l’angoisse? – R. Non.
Est-ce le délaissement? – R. Non.
Est-ce la crainte du danger? – R. Non.
Est-ce la persécution? – R. Non.
Est-ce tout ce qui peut briser notre vie? – R. Non.

Car je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni ce qui mène le monde ou nous régit, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni les violences du sort, ni tout ce qu’il y a de plus élevé, ni tout ce qu’il y a de plus profond, ni aucune autre chose créée ne pourra nous séparer de l’Amour de Dieu, dans le Christ Jésus Notre-Seigneur.
R. Amen.

ANNEXES

Rome
Palazzo Santa-Croce
Piazza B. Cairoli
18 déc. 1929

Chère Soeur

Je pense rentrer en France vers le 3 ou le 4 janvier, probablement par le même train qui devra ramener le Cardinal archevêque de Paris. J’assiste le 29 décembre au sacre de celui-ci par le Saint-Père. Le jour de Noël, on m’a prié de dire à „St. Louis du Français les trois messes de minuit. Tous engagements déjà pris et rendus acceptables, outre bien d’autres raisons, par l’innoportunité”, un départ avant le règlement d’affaire qui tardent, à la romaine, à se résoudre. Je ne puis penser à me trouver à Auberive avant Noël. Sauf imprévu, suivant tout ce que j’ai pu décider, après avoir tout bien pesé devant Dieu, c’est à la date indiquée en commençant que je pourrai me trouver parmi vous. – J’ai revu deux fois Monseigneur, ici, en de courtes entrevues, mais avec assez de précisions: et, de sa part, quelque chose de plus qu’une encourageante bonne volonté. Il n’est pas impossible qu’il ait dit, à son audience, [réalisée hier], deux mots de ses projets et des nôtres, au Saint-Père: à notre dernier entretien il en avait été question, si l’allure de l’audience le permettait. Nous rassemblerons ainsi les données du problème pour mieux savoir que Dieu peut vouloir ou préférer.
Dans l’attente, où vous êtes attenté, si d’accord avec l’esprit de l’Avent, vivez avec le sens de la présence de Dieu, de la Providence incessante, des ingéniosités de la Prédestination … Et ne vous croyez pas tant sur une „voie de garage” (comme vous me l’écrivez) que sur la voie, la seule, avec un certain arrêt pour refaire de l’eau et du ccharbon. Dans la vie spirituelle, c’est la „voie unique” aui prêvant; tout ce qui nous paraît voie et vocation spéciale n’a qu’un bien faible et souvent bien trompeur effet d’opportunité. Si vous êtes appliquée à ne suivre que la voie de la perfection dans le salut, toutes les autres modalités sont amenées par les soins de Dieu, et sont ainsiassurées mieux que nous ne sourions jamais le faire. Ne songer qu’à „l’unique chose nécessaire”: c’est la seule Voie. Et le reste, qui ne compte pas, ira tout seul.
Souvenez-vous de moi, devant Dieu, le jour de Noël, fête à deux titres pour moi („Nativité” coincidente, puisque c’est le jour où Dieu m’a fait naître pour aller à Lui), et le jour de la St Jean; – pour ce dernier jour, demandez bien à Notre-Seigneur, par l’entremise du disciple préféré, que je puisse pour le servir surmonter la terrible mort intérieur que mes épreuves, traversées coûte que coûte pour l’amour de Dieu, m’ont laissée au fond de l’âme, et qui semble un défi à tout nouvel élan de ma part.
Je vous envoie avec ma bénédiction, pour ces mêmes dates, l’écho des meilleures prières que je forme pour le „petit troupeau”, présent et à venir.

Votre tout dévoué en Dieu,
Monseigneur Vladimir Ghika

 

RETRAITE PRÊCHÉE PAR MGR VLADIMIR GHIKA

du 2 au 8 septembre 1926
aux premières soeurs de Saint-Jean
à l’abbaye d’Auberive

(Ces notes brèves, j’ai indiqué, pages 80-81, dans quelles conditions elles ont été prises, et ce qu’elles ont d’insuffisant. Bien que privées de mille nuances, elles sont toutefois fort révélatrices de la pensée profonde du «fondateur», et même de sa manière à lui d’envisager, pour lui-même et pour ses disciples, une vie totalement consacrée à Dieu. Les quelques passages soulignés indiquent les points sur lesquels la parole du prédicateur se faisait plus insistante.)
Premier jour

Il est nécessaire de considérer ce qui, dans une retraite, est essentiel, et ce qui doit la doublet, par le retentissement, au plus profond de nous-mêmes, des enseignements reçus.
L’âme doit se renouveler, en soi-même, en présence de Dieu. En soi-même: il faut se remettre dans cette cellule intérieure qui est le «parloir» de Dieu. Il faut exorciser de cette cellule ce moi qui à une valeur presque démoniaque. Ce rnoi est l’obstacle éternel qui parle trop haut, qui est le complice de tous les égoïsmes et de tous les orgueils.
Celui qui commence à rentrer en soi-même doit aller plus loin. Ce travail est plus ardu qu’on ne le suppose, mais il est très aidé, même d’une façon permissive: la leçon nous est donnée par les circonstances, par les événements, par les choses.
La première et la plus nécessaire condition est la purification. L’acte de contrition, d’amour de Dieu, le sacrement de pénitence y concourent.
Il faut ensuite, pour entrer et demeurer dans l’esprit de la retraite, se renter courageusement. Il faut savoir dire: «Je ne connais pas cet homme», étant bien entendu que «cet homme», pour chacun, c’est soi-même. Il faut oublier cet adversaire intime, et savoir se sacrifier sur ce point jusque dans cette retraite, avec le sens qu’il y à la une immolation à accomplir avec celle de Notre-Seigneur.
On peut se «consacrer» déjà en dépassent ce sacrifice même, apporter à cet élan le sens qu’on opère dans du sacré. Le moindre mouvement dans cette direction à une valeur disproportionnée, du fait de la grâce, à l’effort qu’il suppose. Nous avons le sens de notre vocation inouïe, celle qu’à l’homme à louer Dieu. Vocation à la joie, vocation à l’éternité, voulue pour nous par Dieu; il y a là de quoi nous faire trembler d’espoir et de stupéfaction.
Que doit être cette retraite, pour vous, pour moi, pour Dieu?
Il y a à chercher une sorte de retraite à Dieu lui-même dans cette espèce de pèlerinage; il y à une joie à offrir un asile pour le Dieu banni, une hospitalité pour le Dieu blessé, une réparation pour le Dieu méconnu, ce Dieu méconnu qui n’a pas ou reposer sa tête.
Et pour vous, que sera la retraite? Elle doit designer une façon plus claire de connaître ce que vous êtes, ce qu’il vous faut faire. Elle doit apporter une précision pour votre vocation.
Pour réaliser cette vocation, vous avec certains moyens universels, et en premier lieu l’oraison continuelle qui nous maintient en la présence de Dieu. C’est la forme la plus sûre de l’union à Dieu, et la meilleure préparation à la communion eucharistique.
Vous avez aussi la participation intelligente à la liturgie pour vivre les mystères du Christ. Les paroles de la liturgie, sans être celles du Verbe, ont une valeur qui laisse passer la vertu du Saint-Esprit, la vertu de l’Esprit propre de Dieu.
L’unique mobile à donner à toutes nos actions, toutes nos démarches, est celui de l’amour de Dieu. Autant le principe est simple, autant l’application peut en être difficile.
Cette retraite se déroulera accompagnée de la lecture en privé des textes suivants:
1o Texte emprunté à l’Ancien Testament: le Buisson ardent, avec la révélation du Nom véritable de Dieu: «Celui qui est». Il faudrait songer à cette Réalité toujours présente qu’est Dieu, «Celui qui est»; il faudrait songer à la façon dont nous devons juger toutes choses, en les rapportant à cette Réalité.
2° Dans l’Évangile, le Sermon sur la Montagne, qui nous fait voir la révélation des intentions divines, et nous montre le sens de l’univers dans le plan de Dieu.
3° Le texte du Cep de vigne et de ses sarments, qui nous montre, non seulement le sens des intentions divines, mais encore la façon dont nous devons participer à la vie de Notre-Seigneur.
4° La Prière sacerdotale; texte qui nous fait participer le plus loin à la vie de prière. Elle doit être la lumière et la couronne de notre vie.

Ainsi considérée, cette retraite, accompagnée de prières et de mortifications, aura une grande importance pour notre vie.
Nous aurons à mettre l’accent sur la simplicité, ayant à évoluer au sein d’une multiplicité d’applications qui ne sont pas soumises à l’automatisme. Il n’y a pas de pratiques rigoureusement prescrites ni de recettes toutes préparées. Un grand élan commandera notre marche en avant, ce qui exige générosité, réponse à un appel sans cesse renouvelé, appel à nos propres ressources et à celles de la grâce. Nous prendrons conscience de la portée absolue du double commandement d’amour, amour filial vis-à-vis de Dieu, fraternel vis-à-vis du prochain. Il ne s’agit pas seulement d’un vague désir de faire de bonnes choses, mais d’une volonté ferme de tout faire par amour de Dieu, ce qui ne peut s’accomplir sans la croix.

Deuxïème jour – LE FEU

(L’insistance sur le thème «feu» fut si véhémente, en cette deuxième journée, que nous pouvons la placer sous ce signe du feu.)

L’oeuvre combinée de votre volonté et de la grâce, quel résultat a-t-elle donnée?
Oeuvre qui vous juge: cette journée qui passe, a-t-elle apporté un progrès, un recul? Vous êtes-vous bien retirées en vous-mêmes? Êtes-vous allées dans un grand «voisinage» de Dieu? … vous taisant, ne voulant voir que Lui?
Que voulez-vous? Ad quid venisti?
Une telle retraite peut comporter ou le vide absolu, ou la plénitude. Sa conception rnême est d’une simplicité si marquée qu’on peut y trouver tout ou rien.
Il s’agit d’y chercher la seule chose nécessaire, Unum necessarium. Ce doit être l’unique souci de cette retraite et de toute votre vie. C’est ce souci unique, cette unique chose, qui doit nous emplir sans rétrécir notre horizon.
L’unique nécessaire est d’apprendre à aimer.
…………………
Les disciples ont posé à Notre-Seigneur cette question: «Maître, apprenez-nous à prier.» Le Pater est sorti de cette question.
Il est joyeux et béni que ce soit Dieu qui nous l’enseigne, à la façon de Dieu. Il s’agit de savoir aimer davantage, et mieux, et pour toujours; il s’agit de rechercher cet amour de Dieu non seulement pour nous, mais pour le répandre et le faire rayonner. C’est cela même qui nous fera acquérir une forme de vie particulière.
Durant ces premiers jours de la retraite, il s’agit de retrouver, sous la cendre de nos imperfections, cette flamme d’amour qui nous a été livrée. C’est un travail très doux d’avoir à recueillir les étincelles de l’Esprit-Saint pour en faire un feu vivant et réel, une Réalité opérante et sacrée …
Et ceci, pour grouper autour de ce lumineux foyer une famille d’esprits, des âmes qui aiment Dieu, et qui venant ici, essaient d’y trouver, dans l’Esprit-Saint, leur foyer accueillant.
Ce feu de l’amour divin, vous l’avez en vous-mêmes, dans cette volonté qui est vôtre. Vous l’avez aussi dans la communion, et dans votre contact avec les textes sacrés qui vous ont été proposés. Ce feu, c’est une chose qui se prouve, beaucoup plus qu’elle ne se parle. Il faut le vivre, le donner, mais ne point en diffuser on disperser la vertu en des effusions vides.
Le feu de l’amour, il faut le prouver. Voulez-vous être de ces âmes qui prouvent leur amour au prix du sang de leur vie?
II faut s’appliquer à ce qu’on doit être avant d’envisager ce qu’on doit faire.
Avant de mobiliser les âmes généreuses de la Maison de Saint Jean pour les placer là où Dieu veut, on cherchera à ce qu’elles soient tout à Dieu, selon le Coeur de Jésus, selon le Coeur de Marie. Tout ce que nous avons de bon en nous doit devenir du feu, sans cesse dévorant, sans cesse renaissant.
Nous avons mis nos instructions sous le symbole du Buisson ardent. La fournaise que nomment nos prières n’est pas une simple figure …
Le feu, négligé ou repoussé, c’est l’enfer. Accueilli trop tard pour le mérite, assez tôt pour le salut, c’est le purgatoire. Recueilli dans l’âme, c’est, dès ici-bas, la substance de la gloire. C’est le feu de Dieu, allumé sous le souffle de l’Esprit-Saint, qu’il faut entretenir réellement, Accueillez-le, ce feu, sous toutes ses formes, même les plus pénibles: il peut y en avoir.
Il peut arriver que ce soit une constatation douloureuse qui nous amène au pied de Dieu. N’oublions pas que c’est l’éclat de la foudre qui a allumé le premier feu.
Ce feu accueilli dans nos âmes, il doit plus que jamais être porté l’un à l’autre. Il y a, de par l’univers, une grande pitié du Royaume de Dieu, un immense besoin de Dieu. La «théologie du besoin» est à sa place à la Maison de Saint-Jean.
Le monde se meurt parce qu’il n’y a pas assez d’amour, pas assez de feu. Croire à l’amour de Dieu, c’est croire à notre mission d’amour pour porter ce feu.
Si vous n’avez pas éprouvé dans votre volonté, dans vos sentiments, la force de ce feu, appelez-en à la grâce, et cette grâce, Dieu ne vous la refusera pas. Demandez-lui de faire brûler votre coeur comme il a fait brûler celui des pèlerins d’Emmaüs.
Nous sommes sous le signe du Buisson ardent. Il y a là comme le nom de Dieu communiqué: c’est un feu qui ne s’éteint pas. La vertu du feu et son caractère communicable subsistent d’autant plus qu’il s’agit d’un feu sacré. Dans le Buisson ardent, il y a d’abord la voix de Dieu qui crie sa Réalité, qui énonce sa miséricorde et sa mission fraternelle en même temps.
Ce foyer d’Auberive doit être un foyer ardent. Il a été sanctifié durant des siècles par le feu de l’amour divin, puis profané. Songez à nourrir ce foyer d’une flamme qui dure. N’y eût-il qu’une poignée d’âmes pour entretenir ce feu, l’oeuvre serait éternelle.

Troisième jour – L’UNIQUE NÉCESSAIRE (très abrégé)

Nous avons parlé du feu réel. Il y a, dans l’âme de celui qui parle de Dieu à ses frères, un désir, un désir plus grand que ce que traduisent ses paroles, le désir que le feu se communique d’une âme à d’autres âmes.
Ce feu dont nous parlions, l’avez-vous assez nourri, assez porté en vous durant ces quelques heures? L’avez-vous abordé avec assez de respect, et toutefois sans emphase? Ce Buisson ardent, il à été rencontré dans le désert, mais c’est en faisant paître les troupeaux – épisode de la vie tout ordinaire – que Moïse l’a découvert. Comme, du reste, la descente du Verbe dans la chair humaine s’est faite dans une simple demeure, au cours d’une journée de ménage.
L’avons-nous abordé avec assez de respect, et en imitant, par un geste de notre âme, le geste de la Servante de Dieu?
Avez-vous jeté au feu tout le superflu de la vie?
Avez-vous allumé à ce feu tout ce qui est moins bon en vous, et qui est à améliorer?
Quant à ce qui est déjà bon, il faut le transformer en feu.
Nous avons à livrer au feu tout ce qui doit être consumé, tout ce à quoi nous pouvons tenir, même certaines formes du service de Dieu qui ne viennent qu’après Dieu.
L’unique chose nécessaire, c’est l’unique désirée par Dieu; vous y êtes-vous vouées exclusivement?
Tout vient après cela, même les plus saintes des missions spéciales, d’autant mieux remplies qu’on les oublie davantage. C’est vers la sainteté de Dieu que nous devons tendre. Ensuite, et au-dessous, rayonnent les circonstances et les tâches échelonnés, la diversité des dons, des grâces reçues … Mais l’unique chose nécessaire doit être posée comme condition à tout. Jetez au feu tout ce qui n’est pas elle; vous retrouverez tout cela, demain, resplendissant.
Ayez le sens que tout cela est voulu, non seulement pour la retraite, mais aussi pour le salut. Les questions que nous nous posons au cours de cette retraite ne sont qu’un aspect particulier de l’acte du salut.
Si vous avez cherché Dieu dans la retraite, n’oubliez pas la simple réponse du prophète: «Me voici (non seulement pour vous); mais j’irai vers les enfants d’lsraël, et je leur dirai: le Dieu de vos pères m’envoie vers vous.»
………………………..
Il y a une grande misère qui désole le Royaume de Dieu. C’est le besoin de Dieu qui torture un monde attiédi. Il faut lui dire, à ce Dieu: «Me voici.» Vous saurez plus parfaitement faire ensuite ce qui vous sera fixé. Préparez en vous une disponibilité absolue.
Nous avons un nouveau Buisson ardent, le Coeur de Jésus. Ce ne sont plus les aromates, mais les épines entrecroisées qui l’entourent. Le Christ a parlé. Il a dit la Bonne Nouvelle; il a manifesté ses intentions, ses préférences. Approchez du Christ en recourant à Celle qui lui a donné la substance de sa chair. La maison de saint Jean, la maison de la Vierge, c’est la maison de l’amour de Dieu. Que rien ne compte en dehors de là. Que ce soit l’exemple pour toutes vos relations avec les êtres, et avec les choses elles-mêmes.

Quatrième jour – LE SERMON SUR LA MONTAGNE

Abandonnant tout, sauf l’unique nécessaire, recherchez – avec la simplicité et la confiance d’une âme d’enfant toute donnée – recherchez l’absolu du côté de Dieu. Nous sommes ainsi livrés à l’amour, ne songeant pour 1’heure à rien d’autre qu’à lui. Laissant de côté toute responsabilité, qu’elle soit dirigée vers un attrait ou un autre, laissant toutes ces choses qui ne doivent venir qu’après l’unique nécessaire, cette retraite doit, pour un moment, nous dégager de tout.
L’amour de Dieu, l’amour pur, et rien que cela, pour être sûrs de l’oeuvre à accomplir, et pour trouver la forme à lui donner, d’après Lui. À la clarté de ce feu, de cette simplicité suprême, voyez quelles sont les intentions divines telles que les a parlées le Verbe de Dieu. Elles ont été particulièrement consignées dans le Sermon sur la Montagne.
Selon les apparences, elles ont été recueillies presque sans ordre. Il y a beaucoup de choses, dans ce «Sermon» qui, au premier aspect, paraissent sans lien. Mais pourtant, dans ce désordre apparent, il y a quelque chose à chercher, tantôt en profondeur, tantôt plus près de terre, avec l’intention de découvrir un secret divin. Les trames cachées sont à chercher, car ce que nous ne trouvons pas du premier coup est découvert ensuite, en y introduisant un ordre que peut donner la grâce, que peuvent donner les indications du Saint-Esprit; d’autres fois, en y introduisant un lien mystérieux qui peut même apparaître comme sensible. Dans le désordre apparent des Écritures, tout à un ordre cache.
Le Sermon sur la Montagne débute par un détail: e’est que Jésus «monte sur la montagne» pour parler, alors que les foules le suivent. Un autre détail est signalé: c’est que ce sont ses disciples qui s’approchent de lui, et donc qui l’entendent le mieux.

Ce sermon semble plutôt fait pour la foule que pour les disciples. Et cependant, c’est le monde vu de haut; e’est le monde d’élection à qui l’on propose les conseils de perfection, qui semblent être énoncés pour être pris dans leur plénitude par les apôtres. Il y a là un enseignement apostolique, un enseignement choisi. C’est pour ceux qui ne veulent vivre que d’amour de Dieu qu’il y a à porter une particulière attention, à donner un sens absolu aux paroles du Christ.
Il est du reste, dans ces indications données au cours du Sermon sur la Montagne, certaines choses qui ont été dites dès le début de la création. Notre-Seigneur insiste; il insinue qu’il n’y a rien de nouveau, sinon la qualité et l’intensité de l’amour apporté: c’est cela, le feu nouveau. C’est le surenchérissement de la charité fraternelle, poussée dans l’âme jusqu’au dernier recoin. Et c’est le surenchérissement de la pureté, poussée jusqu’à l’amour où rien d’impur ne se mêle.
C’est la pureté cherchée en tons domaines, dans le pardon mutuel, dans la mortification des sens; c’est la pureté du regard, soit sensible, soit spirituel; pureté du souci du lendemain; pureté dans la demande; pureté dans la prière qui doit être dégagée de tout élément factice et artificiel; pureté dans les rapports avec autrui, pour réduire la facilite trop grande que nous avons à juger notre frère; pureté dans l’intention; pureté dans la voie que nous devons suivre. Cette voie est étroite; elle est faite pour que chacun y passe seul.
Je vous renvoie au Sermon sur la Montagne par l’étude, par la méditation au pied du tabernacle.
Il y a en outre une sorte d’interrogation à se poser. Voulez-vous considérer ceci, les enseignements du Sermon sur la Montagne,d’une façon absolue, et le recevoir comme la loi de voire vie? Voulez-vous considérer comme des choses heureuses toutes ces béatitudes qui sont en réalité: la Béatitude? Voulez-vous le faire rayonner avec la continuité de ce que Dieu à toujours voulu? Voulez-vous l’amener à cette plénitude portée au-delà de tout commandement négatif, portée à cette perfection qui dépasse tout refus de grâce? Voulez-vous pousser l’amour du prochain jusqu’à l’amour même des ennemis, qui doit s’étendre à ces adversaires que sont parfois les circonstances: les tristesses, les deuils, les sécheresses, tout ce qui semble nous heurter?
Avons-nous l’intention d’être parfaits, à la façon dont est parfait le But que nous poursuivons, Dieu lui-même? Seule façon qui soit créatrice. Notre-Seigneur nous demande d’imiter l’inimitable, d’être parfaits de la façon la plus difficile, de créer en nous quelque chose d’absolument nouveau. Ce serait impossible sans le Créateur.
Voulons-nous aussi, dans cette tâche, apporter la plus complète sincérité vis-à-vis de nous-mêmes, ne point nous payer de mots, avoir la suprême simplicité?
Avons-nous aussi fait vivre en nous le pardon mutuel, poussé jusqu’aux dernières limites, que le Sauveur nous demande, en faisant de ce pardon mutuel une sorte de sacrement de pénitence que nous pouvons étendre à ceux qui n’ont pas le sacerdoce?
Avons-nous désiré conserver le «trésor»? Avons-nous l’intention de garder toujours cette simplicité du regard, cet oeil simple pour voir l’unicité de l’amour? Ce qui est unique et simple doit être uniquement et simplement accueilli.
Avons-nous, dans ce devoir judiciaire qui nous incombe parfois vis-à-vis du prochain, l’intention de nous dépouiller de tout jugement facile? Tout au plus les actes et les faits nous sont-ils accessibles; la personne, c’est ce que Dieu nous interdit de juger.C’est, dans la Maison de Saint-Jean, un point essentiel. La coulpe portant sur les infractions de cette espèce sera la seule dont nous aurons à nous accuser.
Si nous voulons – et nous voulons – adopter comme une règle spirituelle le Sermon sur la Montagne, nous devons l’écouter, le méditer, le vivre. Hier, au Buisson de l’Ancienne Loi, le prophète à répondu: «Me voici.» À la Nouvelle Loi, nous avons à répondre: «Me voici, sans retour et sans détour.»

Cinquième jour – LES SOIFS DE DIEU

Dans le Sermon sur la Montagne, les conseils évangéliques sont ramenés à une extrême simplicité: ils sont énoncés en fonction du bonheur. C’est par un énoncé du bonheur, une charte du bonheur que s’ouvre ce Sermon sur la Montagne; mais sur une qualité de bonheur qui est un paradoxe pour la raison.
Ce que nous avons pu voir, à la clarté du feu de ces conseils divins, c’est qu’il faut chercher plus que ce que Dieu veut: ce qu’il voudrait. Il y a donc quelque chose de plus à connaître, et nous allons le chercher: ce sont les soifs de Dieu – quoique la chose paraisse étrange -, les soifs que Dieu a manifestées sur la terre.
C’est une chose étrange, en effet, de voir que ce qui est le moins dans l’ordre de l’être, ce qui à le moins d’être, est choisi par Dieu pour devenir l’instrument de notre salut. Si quelque chose est contraire à l’idée de Dieu, c’est bien la passion, c’est la souffrance. Si quelque chose est contraire à l’idée de Dieu, c’est bien le besoin. Or, Notre-Seigneur les a pris sur lui, et il y a le plus profond et le plus troublant des mystères dans cette assomption des tristesses, des faiblesses, des souffrances, par le Fils de Dieu, pour faire que Dieu règne plus profondément.

Ces soifs de Dieu, nous les considérerons dans trois circonstances:
La soif dont il a fait part à la Samaritaine.
La soif du Jardin des Oliviers.
La soif de la croix.
(Ici le développement manque.)
………………

À côté de ces soifs, il y à quelque chose qui dépasse les indications divines exprimées avec précision. Plus loin encore dans la perfection, ce sont les préférences divines. Nous sommes ici dans la maison des préférences, dans la maison du disciple préféré. Ces préférences de Dieu sont sans cesse à rechercher et à étudier ici.
Les préférés de Dieu, quels sont-ils? Les appelés, les élus sans doute. Mais dans ce grand nombre, il a des préférés d’une classe plus particulière: les apôtres. Ce sont des envoyés, des mandataires, des établis par Dieu. Et même dans ces apôtres, il y a des préférés: préféré selon l’autorité, la direction et la conduite, et c’est saint Pierre; préféré selon l’élan du coeur, et c’est l’apôtre saint Jean.
C’est dans l’étude de ces deux préférés que nous avons à rechercher la clef de notre vie. Chez nous doivent se retrouver et se joindre l’obéissance attentive de saint Pierre et l’élan, l’amour de saint Jean, avec toutes ses compréhensions, sa divination des préférences du Maître.
Nous scruterons les Écritures pour découvrir les missions des deux préférés. Les Actes des Apôtres nous les révéleront. Relisez en particulier la scène où Pierre appelle Jean pour qu’ensemble ils montent au temple; avec Jean, il arrête sa vue sur le pauvre boiteux et le guérit. Nous étudierons de près ces actes des deux préférés, et en retirerons un enseignement pratique.
……………….

Cette recherche des soifs de Dieu; cette vie toute vouée à suivre le chef des apôtres, tout en se conformant de son mieux aux façons de penser du disciple préféré, donne une allure particulière à la Maison de Saint-Jean.
Il n’y aura rien ici qui sente la «maison bourgeoise de la spiritualité», ni place trop commode ni place trop exigeante. Nous ne sommes sur terre ni des isolés ni des satisfaits.
Nous devons avoir les soifs de Dieu en nous. Ne cherchez pas les commodités de la vie; mais ce qu’il faut de générosité, de spontanéité dans les sacrifices, d’autant plus requis qu’ils sont moins exigés. Il faut chercher les préférences de Dieu et non nos commodités.
Nous relirons et méditerons les chapitres XV à XVII de l’évangile selon saint Jean. Ce texte, regardez-le par rapport à la communion sacramentelle et à la communion des saints. C’est la vie mystique du Christ lui-même. C’est la participation réelle – et réelle à un degré que nous ne pouvons soupçonner – à la vie de Jésus-Christ.

Sixième et dernier jour – LA NATIVITÉ DE MARIE

Je voudrais que, à travers le mystère de ce jour, nous jetions un coup d’oeil sur les voies de Dieu qui ont à s’exercer pour notre vocation.
C’est à ce sujet que je vais vous entretenir de l’évangile de ce matin, qui semble le plus ingrat de toute 1’année liturgique. Plus on le considère pourtant, plus on le trouve plein de mysteres, et plus on le trouve consolant.
Cet évangile est une énumération qui parait sèche – généalogie de saint Joseph -, inaccessible, aux noms inaccoutumés. Chose curieuse, quelques femmes, peu nombreuses, sont nommées, souvent coupables, et ramenées, par le fait de leur insertion dans cette généalogie, à la louange de Dieu. Ce fait nous oblige à y regarder de près, à réfléchir sur cette mention que Dieu fait de ces culpabilités dont sont entachés ses lointains ascendants.
II y a là, en réalité, le mystère de la Providence, des voies de Dieu et, dans toutes les précisions, les précisions les plus déroutantes, des voies de 1’humanite. Il y a là, en réalité, ce qui marque l’action de Dieu dans le monde: des lenteurs, des détours, des étapes.
Précisons: des lenteurs, qui se comprennent d’autant mieux que Dieu est éternel et que nous sommes libres. Des détours, qui s’expliquent par les mêmes raisons et qui nous déroutent parfois davantage; notre raison croit volontiers, en effet, aux voies rectilignes, et celles de Dieu le sont rarement. Des étapes, où Dieu, s’appuyant sur l’oeuvre des libertés humaines, sur toutes les circonstances de ce monde, fait prévaloir son plan, et sait tirer des âmes qui paraissent les plus faibles ce qui est nécessaire pour la réalisation de ce plan. Tout cela nous fait envisager quelque chose de supérieur à ce que la création aurait été sans ces lenteurs, sans ces détours. C’est la marque de l’oeuvre de Dieu que «tout coopère au bien». C’est de la faute originelle qu’est sortie la Rédemption; c’est pourquoi l’Église à pu chanter: «Felix culpa».
Telle est la leçon de la Providence que nous avons à tirer pour cette retraite, pour votre vocation, pour la vie de l’Église et du monde.
Ayez toujours la certitude, la confiance absolue que, si vous n’avez pas été trop infidèles à la grâce, c’est le plan de Dieu qui se réalise, et se réalise d’autant plus que vous avez eu confiance. Car, c’est 1’oeuvre de Dieu qui se fait, la force de Dieu qui est mise à votre disposition, et quelque chose qui se prépare pour la vie éternelle. Nous n’avons pas assez le sens de ce que vaut quelque chose qui est devenu consacré à Dieu, qui est devenu divinisé. Nous ne le saurons que dans 1’autre monde, avec la force de Dieu même. Cette réalité-là, il faut la voir avec confiance.
Quant à la Sainte Vierge, qui est au centre du Plan divin, elle porte une attention particuliere à ce mouvement dans l’âme consacrée à Dieu. C’est le trésor éternel avec lequel vous devez toujours vivre.

Annexes

Vladimir Ghika – Prince et Berger

Ces pages ne sont pas l’oeuvre d’un historien. Pas davantage d’un portraitiste. Et cependant, à travers les souvenirs vécus d’un témoin qui a vu et entendu, et qui n’évoque ici que ce qu’il a vu et entendu, se dégagent et l’histoire (dans les grandes lignes) et le portrait (dans ses moindres détails) du peince Vladimir Ghika. „Vous brassez, écrit à l’auteur S. Em. le cardinal Feltin, vous brassez un portrait attachant, plein de respect, d’objectivité et de bon sens de ce prélat …”
Ajoutons que cette histoire est celle „d’un échec”, et il n’est pas fréquent qu’un écrivain évoque un échec auquel il fut associé. Mais à travers cet échec prend toute sa valeur „l’incontestable sainteté” de ce grand seigneur d’Orient qui passa de la réligion orthodoxe à la foi catholique au début de ce siècle, qui, de riche et puissant, devint pauvre volontaire et, prince du sang, fut le plus fraternel des hommes à l’égard des petites et des humbles. Le prince Vladimir Ghika fut appelé au sacerdoce dans l’archidiocèse de Paris; il avait alors cinquante ans. Il tenta sans succès apparent, une fondation dont subsiste encore l’esprit chez ceux qui furent ses disciples.
Enfin, après avoir secrètement desiré le martyre, comme en témoigne ce récit, il mourut de misère et d’épuisement, incarcéré en haine de sa foi dans un infect cachat de Roumanie.
Le prince Vladimir Ghika disait un jour à Suzanne Marie Durand: „Ce que j’aime en vous, c’est votre „directness”. Je ne sais pas vous traduire cela en français: vous foncez droit au but”, s’il était encore de ce monde et qu’il lût l’alerte récit qui le concerne, il dirait probablement à l’auteur: „C’est votre „directness” qui vous a permis de me saisir sur le vif et de me faire revivre dans ces authentiques témoignages.
À l’heure où l’ouverture du Concile oecuménique attire et retient l’attention du monde entier sur l’universalité du message chrétien et sur l’universalité du message chrétien et sur une unité de l’Église ardemment désirée, ce prince moldave, si romain et si parisien, si universel pour tout dire, a sans doute quelque secrète parole à faire entendre à toute la chrétienté.

 

Originale de l’auteur

 

 

  1. Comprenant, ici aussi, une sorte de tiers ordre pour les souffrants disséminés sur tous les points du globe, qui, sans être réunis en une communauté sous le même toit, veulent s’affilier aux mêmes intention dans le même esprit.
    2. Dans la suite, le Père eut l’occasion de me dire qu’elle avait beaucoup goûté, à titre de détente, les évocations palestiniennes et évangéliques données par Reynès-Monlaur dans ses ouvrages: Après la neuvième heure, Le Rayon, etc., alors très en vogue
    3. On ne peut omettre de mentionner ici le Père Mattéo qui remuait des foules immenses à travers le monde entier, et, intronisant le Sacré-Coeur dans les familles, entraînait un renouveau dont beaucoup de jeunes foyers bénéficient aujourd’hui encore
    4. En Roumanie, l’emploi du mot «sanatorium» est moins restrictif qu’en France. C’est un établissement hospitalier où l’on est censé guérir (sanare)
    5. Dans tout ce récit, j’ai adopté pour règle d’or ces paroles du R. Père François de Sainte Marie, O. C. D., concluant sa présentation du Visage de Thérèse de Lisieux:
    «Le parti-pris d’édification des biographes du passé, la crainte de desservir, si peu que ce soit, ces êtres admirables que l’on voulait propres à l’imitation des fidèles ont été, hélas! la source de tricheries, de falsifications et aussi de fautes d’omission dont la portée est incalculable. Cacher le vrai, même de façon partielle, c’est souvent par là même énoncer le faux. Et si le modèle proposé est faux, qu’en sera-t-il de son imitation? Bien des âmes ont été lancées sur de mauvaises pistes, à la recherche du Royaume de Dieu, pour avoir voulu copier à la lettre des exemplaires qui n’ont jamais existé, tels qu’on les leur a présentés. Formalisme hypocrite ou découragement, voilà ce qu’engendre l’imitation des saints à qui l’on a retiré le parfum et les infirmités de l’humaine nature.»
    6. Lettre de Jean Cocteau à Jacques Maritain (Stock).
    7. Voir à la page 154 le fac-similé d’une lettre de Mgr Ghika.
    8. Mgr Chaptal était alors l’évêque des étrangers à Paris. Il habitait 22 boulevard Latour-Maubourg, dans l’hôtel particulier qu’avait mis généreusement à sa disposition Mme de Gournay (la mère de Mercédes).
    9.JEAN DAUJAT, Vladimir Ghika (La Palatine), pp. 30-31. Beaucoup de vrai dans cette appréciation, même si l’expression en est un peu forcée.
    10. On lit, dans Pensées pour la suite des jours: «Il est bon d’exiger beaucoup des autres comme de soi-même pour leur progrès, et afin de leur marquer l’estime où nous les tenons; mais il est mauvais de leur en vouloir s’il leur arrive de tromper plus ou moins notre attente.»
    11. Elle devait mourir saintement, trios ans plus tard (18 février 1932) dans le Sud tunisien, atteinte par le typhus qu’elle avait contracté en soignant une femme arabe. Il me fut rapporté que ses dernières paroles prononcées lentement, traduisirent son oblation totale au Seigneur: „Il faut être des âmes entièrement données …” Elle avait alors trente-quatre ans.