En 1933, Vladimir Ghika reçoit l’appel au secours d’une femme désespérée, délaissée qu’elle est par son époux, parti, après 25 ans de mariage, avec une autre, plus jeune qu’elle. Ce mari n’est autre que le peintre et illustrateur René Georges Hermann-Paul (1864-1940). Dans une lettre de réponse à sa femme, le mari volage écrit : « Que l’âge serve au moins à comprendre son destin. Je n’ai ni rancune, ni haine, contre personne, et je m’efforce d’oublier les mauvais souvenirs, ce n’est possible qu’à la condition de ne pas les faire revivre. » Si l’on comprend bien la fin du propos (il ne veut pas la revoir), que comprendre de la première phrase ? Qu’il s’est trompé de destin en épousant Pauline Ménard ? Il aura mis 25 ans à s’en rendre compte ? Ou aura-t-il mis tant de temps à réaliser que ses idées politiques et philosophiques ne correspondent pas à la vie qu’il mène, une vie somme toute aisée, entre Bruxelles et la Provence ?
Car Hermann-Paul est anarchiste. Il illustre bien des feuilles de ce courant, dont notamment la célèbre Assiette au beurre. Mais ce n’est pas cela vraiment qui le fait vivre… pour sa subsistance, il se base, justement, sur sa femme. Car elle n’est pas n’importe qui, pas un joli modèle ramassé sur le bord du trottoir. Non. Pauline Ménard (1870-1941) est la fille d’un riche maître de forge, député de gauche, il est vrai, mais par anticléricalisme, et d’Aline Ménard qui a tenu à Paris l’un des salons littéraires et républicains des plus recherchés. L’on y rencontrait aussi bien Émile Zola qu’Alphonse Daudet, Auguste Rodin que Georges Clemenceau. N’a-t-elle pas servi de modèle à la Madame Verdurin de Proust ? L’on voit que la jeune Pauline a grandi dans un milieu riche, républicain et anticlérical.
Mais elle est surtout connue sous le nom de Pauline Hugo, car elle a épousé, en 1894, en premières noces, le petit-fils de Victor Hugo, le peintre Georges Victor-Hugo (1868-1925), tenant avec lui salon comme sa mère. Naissent de cette union deux enfants Marguerite (1896-1984) et Jean Hugo (1894-1984). C’est après leur divorce qu’elle épouse Hermann-Paul, ayant lui-même des enfants d’un premier mariage. Ces derniers la soutiennent pour tenter de la réconcilier avec leur père, mais sans y parvenir. C’est ainsi qu’elle finit par s’en remettre à Dieu, elle l’anticléricale, et à ses représentants sur terre. Et quel n’est pas meilleur représentant que Vladimir Ghika, qu’elle a peut-être rencontré chez leurs amis communs, ses voisins de Meudon, les Maritain ?
Pour rabibocher les époux, Vladimir Ghika se rend plusieurs fois chez Hermann-Paul à Bruxelles. En bon Ghika, c’est-à-dire en bon diplomate, Vladimir sait approcher l’artiste en mal d’indépendance sur le tard de sa vie. Démon de midi ? Égoïsme ? Volonté de quitter une femme l’écrasant de sa forte personnalité ? On ne sait. Pauline, qui met l’attitude de son mari sur le compte de l’orgueil, écrit à Vladimir Ghika : « Il n’est pas possible qu’un homme comme lui soit devenu méchant ! ». Elle espère toujours son retour.
Si les rapports entre les deux époux ne paraissent pas s’être rétablis, Vladimir Ghika reste cependant en contact avec l’artiste qui semble, à la fin de sa vie, mener la vie anarchique qu’il aurait voulu mener dès sa jeunesse. Il lui écrit ainsi : « Ici [en Provence], je couche sur un matelas étendu à terre, entouré de petits tas de chemises, de souliers, de mouchoirs etc. – disposés sur le parquet, mais j’ai déjà 4 chaises et 2 tables, le reste viendra un jour, et est-ce si utile ? » C’est ainsi qu’il meurt aux Saintes-Maries-de-la-Mer, le 23 juin 1940, en paix peut-être avec lui-même, mais ni avec sa femme, ni probablement avec Dieu, « pauvre pécheur » qu’il est comme il se qualifie lui-même dans une lettre. Pauline, elle, meurt un an plus tard, à la veille de Noël 1941. Se sont-ils retrouvé là-haut ?
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 6 / 2021, p. 27.