On parle beaucoup aujourd’hui des réfugiés syriens en Europe, mais rappelons-nous qu’après la Première Guerre mondiale, la Révolution russe a amené une vague d’environ un million et demi de Russes blancs exilés. L’on estime que 400.000 d’entre eux étaient réfugiés en France vers 1925, la plupart en région parisienne. Leur parcours de vie fut souvent très chaotique, et un certain nombre d’entre eux, pour des raisons aussi bien spirituelles que matérielles, ont fréquenté l’église des Étrangers de Paris où officiait Vladimir Ghika, comme on a déjà pu le voir dans cette chronique avec la famille Nabokov. Si quelques rares privilégiés ont réussi à sauver quelques biens, la plupart se sont retrouvés sans le sou sur le pavé parisien. Beaucoup ont trouvé un emploi en usine, là où leurs connaissances techniques ou linguistiques sont appréciées. Chez Renault notamment, à Billancourt qu’ils ont vite fait de renommer Billankoursk tant ils y sont nombreux, ils représentent le sixième des salariés. D’autres s’en sortent beaucoup moins bien. Nina Berberova a fait le portrait de cette communauté d’exilés dans ses Chroniques de Billancourt. Mais c’est une autre écrivaine russe que nous voulons ici évoquer, plus connue à l’époque que sa consœur, mais moins aujourd’hui : il s’agit de Nadejda Alexandrovna Lappo-Danilevsky, née Lioutkévitch (1874-1951).
Elle a été d’abord une cantatrice appréciée et a même chanté à la Scala de Milan, ce n’est pas peu dire, mais s’est rendue compte que sa vocation était la littérature. C’est en 1911 qu’elle publie sa première œuvre, un roman, Dans le brouillard de la vie. Il sera suivi de beaucoup d’autres et elle continuera, en exil, à publier, en russe, pour la communauté des émigrés blancs, si chère à son cœur.
Après être passée par les geôles soviétiques, elle réussit à quitter l’URSS en 1920. En 1923 elle est reçue en audience par le Pape Pie XI et elle se convertit au catholicisme à Paris en 1924. Il semble que Vladimir Ghika n’ait pas eu de rôle actif dans cette conversion, mais le fait est qu’en janvier 1924 le nom de Lappo-Danilevsky apparaît dans l’agenda de Vladimir Ghika[1]. Dans une lettre du 6 février 1935, elle lui écrit : « Je vous ai été présentée un jour… j’ai causé avec vous… je vous ai rencontré tant de fois dans les rues de Paris, mais jamais je n’ai osé m’approcher (….). Monseigneur, permettez-moi de vous dire, que je devine, je sais sans le savoir, que vous êtes un de ces grands serviteurs du divin Crucifié qui luttez, qui priez, qui faites tant et tant de bien, dont l’Amour actif envers le prochain fait Sa Gloire. Je vous admire de loin… » Si elle prend la plume cette fois-ci, c’est qu’une amie argentine lui a écrit qu’elle avait rencontré à Buenos Aires un « bon, si bon Monseigneur aux cheveux blancs… un Roumain… », qui « lui a si bien parlé et [l’a si bien] consolée dans son grand malheur qui devint son bonheur ; car, par ce malheur, la Main Céleste l’a menée vers l’Église Catholique ». Nadejda Lappo-Danilevsky a de suite deviné que ce « bon, si bon Monseigneur aux cheveux blancs » ne pouvait être que Vladimir Ghika, alors en Argentine pour le Congrès Eucharistique International de Buenos-Aires.
Elle-même tente le plus qu’elle peut de faire le bien autour d’elle, de sauver ses frères russes souvent tombés dans le désespoir et la misère. « Que de souffrances, que de souffrances tout autour ! Je reçois des lettres de mes malheureux compatriotes à fendre le cœur. (…) Ah, quelle époque pénible ! Que de dévouement dans l’ombre et que de haine ouverte, » écrit-elle à Vladimir Ghika, le 18 février 1935. Pour soulager ces malheurs, elle donne de sa personne. Elle vit plus que modestement. Elle a même créé une caisse spéciale, la « boîte du Christ », pour recueillir des dons en faveur des Russes dans le malheur. « J’ai supprimé toute ma volonté et mes désirs en les mettant entre Ses Mains Sacrées ». Un exemple à suivre.
[1] Nous n’avons pas l’agenda de 1923. Cependant en 1935, Nadejda Lippo-Danilevsky écrit à Vladimir Ghika qu’elle le connaît depuis plus de 10 ans.
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 3 / 2020, p. 27.