La romancière Marthe Bibesco et Vladimir Ghika étaient cousins, d’ailleurs, dans ses lettres, elle hésite dans la manière de s’adresser à lui : « cher cousin », « Monseigneur et ami », « cher ami », « cher Vladimir »… ce n’est pas évident d’avoir un cousin prince et prélat en même temps, même quand on est soi-même princesse. Leurs routes se sont naturellement souvent croisées. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le prélat et l’écrivaine se sont rencontrés sur le terrain de l’aide aux malheureux, aux blessés de guerre surtout, en fréquentant parfois ensemble les hôpitaux.
L’un de ces blessés est notre troisième larron justement, « l’aviateur », et il serait bien temps de le nommer. Non, il ne s’agit pas de George Valentin Bibesco, fondateur du Club Aéronautique Roumain en 1909 et devenu président de la Fédération Aéronautique Internationale en 1930, avec qui Marthe s’est mariée en 1905. Il s’agit de Viorel Nicolescu.
C’est un jeune homme réunissant bien des qualités : intelligent, beau, sportif, polyglotte et, on va le voir, héroïque aussi. Jeune, il est atteint d’une maladie dangereuse, surtout à cette époque : la rage de voler. Pilote d’un avion sanitaire pendant la guerre, il est bientôt décoré pour avoir sorti par voie aérienne, sous le feu de l’artillerie soviétique, de nombreux blessés d’Odessa encerclée. Le 17 juillet 1942, il décolle de l’aéroport de Turnu Severin, mais les deux moteurs de son avion calent. Il veut alors amerrir sur le Danube, mais, apprenant que les techniciens qu’il transporte ne savent pas nager, il ordonne aux cinq passagers de se réfugier dans la queue de l’avion et atterrit en catastrophe. Les passagers sont saufs, mais lui est blessé. Il a la moelle épinière sectionnée. Il est paralysé[1].
Voici ce que Vladimir Ghika dit de lui dans une lettre à Marthe Bibesco datant sans doute de juillet 1944 et dont nous avons le brouillon aux Archives : « Je n’ai pas quitté du tout Bucarest et j’y ai tant de besogne que je n’y suffis guère. (…) Pour ce qui concerne mon pauvre aviateur, les livres qui vous sont revenus proviennent de quelqu’un qui n’est plus de ce monde – une fin tragique et dont le souvenir me poursuit, car faute de moyens de locomotion pour aller trouver assez souvent mon malade[2], j’étais resté un mois sans le voir, je n’ai pu me trouver là pour le protéger contre un aveu de désespoir, qui l’a fait quitter cette terre le 25 janvier. Appelé par ses parents, je suis arrivé à son chevet pour le disputer sans succès, durant 3 jours, à la mort : tous les contrepoisons ont été inutiles – et moi-même j’ai fini par tomber malade de fatigue et de peine d’autant plus que c’était pour moi le second cas de ce genre, en quelques mois. »
Car, effectivement, Viorel Nicolescu, qui allait fêter son trentième anniversaire, n’a pu supporter l’idée de ne plus pouvoir voler[3] et a mis fin à ses jours, d’où le désespoir de Vladimir Ghika. Mais, comme disait le curé d’Ars, en enterrant chrétiennement une suicidée, que sait-on de ce qui se passe dans l’âme du défunt entre le moment où il fait le geste de se suicider et le moment de sa mort, même si cela ne dure que très peu de temps ? Dans le cas de notre aviateur, cela a duré 3 jours… 3 jours…
[1] Toutes ces informations proviennent de la notice biographique insérée dans le livre de Viorel Nicolescu, Calculatorul trigonometric DR2…, Bucureşti, 1943, pp. III-IV.
[2] Auparavant c’était Marthe Bibesco qui souvent l’y conduisait, comme elle le dit dans une lettre du 17 août 1944 : « Je me suis si souvent reproché de n’avoir pas été assez activement votre auxiliaire pour vous mener à lui au temps où je sentais, en prière auprès de vous, à son chevet, qu’il était sur le point de “décoller” pour parler le jargon du “terrain”. »
[3] Plusieurs greffes tentées par le célèbre docteur Bagdasar n’ont pas eu le succès escompté.
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 4 / 2019, p. 27.