Madeleine Exarhu (1876-1949), plus de 40 ans d’amitié
Au soir de sa vie, Madeleine Exarhu, dans une lettre à son vieil ami Vladimir Ghika, se souvient : « Notre première conversation intime a eu lieu chez la Reine [Élisabeth[1]], en 1904, au moment de votre départ pour Salonique. On jouait un quatuor de Schubert qui vous a inspiré une composition.[2] » Puis il y eut l’Œuvre des Sœurs de Charité à laquelle Madeleine Exarhu, qui ne se maria jamais, prit une part très active. Rue Popa Tatu, là où s’était installé le dispensaire de Sœur Pucci, elle eut l’occasion de discuter longuement religion avec Vladimir Ghika, des dogmes, entre autres, mais aussi peut-être de son frère Alexandre, pour qui, dit-on, elle nourrissait de doux sentiments. En tous cas, les agendas de Vladimir Ghika d’avant la Première Guerre mondiale sont pleins de son nom, qu’il écrit le plus souvent en lettres grecques et abrégé aux deux premières lettres : Εξ.
Puis vient la séparation, Vladimir Ghika se trouvant à Rome puis Paris, parfois en Roumanie, mais à Bucarest ou à Bozieni, alors qu’elle s’est retirée, elle, avec son vieux père, dans son manoir d’Epureni, alors dans le département de Tutova (aujourd’hui Vaslui). « Un de mes regrets, lui écrit-elle, sera toujours de ne pouvoir vieillir dans la même ville que vous ; il serait si bon, du moins pour moi, de causer le soir au coin du feu. Mais votre amitié me reste et c’est déjà beaucoup. »
À la campagne, la vie est difficile. Il est fini le temps où toute l’académie de Bârlad, Alexandru Vlahuţă en tête et Victor-Ion Popa en queue, venait leur faire visite. L’entre-deux-guerres en Roumanie n’est pas facile pour tout le monde, loin de là. Elle doit vendre par lots les livres de sa belle bibliothèque pour pouvoir se chauffer l’hiver. « Nous avons (…) vendu encore beaucoup de livres, toutes les belles éditions y sont passé, sans compter bien des livres de mon grand-père[3]. J’espère qu’il ne m’en veut pas, car ce n’est pas pour moi que j’ai vendu. Je ne me plains ni m’irrite. Je sais bien que nous avons tous quelque chose à expier. Vous m’avez appris la grande loi de la compensation… Pourtant, je n’ai pas pu faire à mon Père une vieillesse agréable, mais vous l’avez dit que nous avons notre part, dans le repos de nos morts ; que nous pouvons les aider selon la belle foi catholique, » écrit-elle à son vieil ami de 40 ans.
La « belle foi catholique » à laquelle, cependant, Madeleine Exarhu refuse de se convertir. « J’irai certainement moi-même au Purgatoire pour ne m’avoir pas faite catholique, pourtant il me serait impossible de quitter l’église que j’ai relevée de ses ruines en souvenir de mes morts[4]. » Le fait qu’elle utilise le terme de « purgatoire », éminemment catholique, prouve bien qu’elle accepte le dogme catholique, mais elle ne peut se résoudre à quitter la foi orthodoxe de ses ancêtres, de ses morts, comme elle dit.
Madeleine Exarhu est attachée au passé. Ainsi, dans ses souvenirs, elle écrit que, dans sa jeunesse, elle avait demandé, à propos du Parti Conservateur : « C’est quoi, les Conservateurs ? » On lui avait répondu : « Ce sont ceux qui tiennent au passé. – Alors je serais moi aussi Conservatrice. »[5] » Elle conclut ainsi l’une de ses lettres à Vladimir Ghika : « il y a entre nous trop de souvenirs et trop de tombes pour que nous puissions jamais nous devenir étrangers. C’est à cause de ces souvenirs mêmes que vous ne vous offensez pas si je vous dis : Ne venez pas me voir. »
Elle meurt d’un cancer, loin de tous, le 18 août 1949. Mais elle avait déjà depuis longtemps renoncé à tout.
[1] Sa mère, Catinca, était Dame d’honneur de la Reine.
[2] Toutes les citations proviennent de la correspondance entre Madeleine Exarhu et Vladimir Ghika, qui se trouve aux Archives Vladimir Ghika de Bucarest.
[3] Manolache Costache Epureanu (1823-1880), qui fut par deux fois premier ministre de Roumanie.
[4] Elle a mis tout ce qui lui restait de fortune dans cette restauration.
[5] Extras citat în Elena Monu, Familia Kostaki, Editura Sfera, Bârlad, 2013, p. 223. Voir aussi du même auteur : Familia Costache – Istorie şi genealogie, Eidtura Sfera, Bârlad, 2011, pp. 181-183.
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 7 / 2020, p. 27.