Vladimir Ghika et surtout Jacques Maritain ont fait l’objet de nombreuses biographies. Ces vies, à l’instar de celles des hommes illustres grecs et latins narrées autrefois par Plutarque auraient pu rester parallèles, la vie, d’un côté, d’un occidental, philosophe français d’origine protestante, et celle, de l’autre, d’un intellectuel oriental, prince roumain grandi dans le culte orthodoxe.

Mais comme, dans la vie des hommes, la géométrie n’est pas une science aussi exacte que Galilée veut bien le croire, lui qui voyait le grand livre du monde écrit en langage mathématique, voilà que ces lignes de vies parallèles un beau jour se sont croisées dans le chaos de l’existence, à l’infini du monde spirituel, attirées qu’elles furent par un attracteur étrange, le catholicisme.

Jacques Maritain et Vladimir Ghika sont, en quelque sorte, le reflet l’un de l’autre au miroir de la spiritualité catholique qui est leur bien commun. Leur correspondance en est certes l’expression, mais l’image qu’elle en donne est souvent un peu floue, surtout que le miroir est brisé par endroits, amputé de morceaux plus ou moins importants, lettres qui n’ont pas (encore ?) été retrouvées ou longues conversations qu’ils pouvaient avoir ensemble à Meudon ou à l’Église des Étrangers et dont le contenu s’est envolé à jamais.

Nous connaissons ainsi environ 400 lettres échangées entre Jacques Maritain et ses proches, d’un côté, et Vladimir Ghika de l’autre[1]. Elles vont de 1921 à 1945. 24 ans seulement, mais 24 ans riches d’activités plus ou moins communes.

La répartition dans le temps de la correspondance est assez inégale. Les premières années, les années vingt, surtout, sont riches. En effet leurs échanges épistolaires ne pouvaient être qu’irréguliers, soit que les deux amis fussent trop éloignés l’un de l’autre soit qu’au contraire ils fussent trop proches et pouvant donc communiquer de vive voix. Ces conversations peuvent en une très faible mesure être reconstituées d’une part grâce aux agendas de Vladimir Ghika qui indiquent, pour chaque rencontre, les sujets abordés ou à aborder. Malheureusement ceux-ci ne nous sont pas tous parvenus. De son côté, Jacques Maritain, tout comme sa femme Raïssa, ont tenu leur journal qui ont été partiellement publiés[2] et dont les originaux se trouvent aujourd’hui à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg[3].

Jacques Maritain et surtout Vladimir Ghika voyagent beaucoup. Ce dernier reste rarement en place. Sans même compter ses plus ou moins longs séjours dans sa Roumanie natale, alors que son port d’attache se trouve, dans l’entre-deux-guerres, à Paris, il s’absente parfois longtemps pour rejoindre des pays lointains comme l’Amérique du Sud, l’Australie ou l’Extrême-Orient (rappelons que ces longs voyages se faisaient alors en bateau). Ceux qui étaient un peu moins longs se faisaient en train. Vladimir Ghika ne disait-il pas : « Ma voie ? C’est la voie ferrée ![4] » Jacques Maritain écrit dans la préface aux Pensées pour la suite des jours, en parlant de son ami : « le matin au Congo, à midi à Buenos Aires, pour le thé de 5 heures à Tokyo, – que dis-je ? le voilà à Calcutta puis à Melbourne. Et toujours à Paris par le cœur. »

Jacques Maritain s’éclipse lui aussi afin de participer à des congrès, séminaires, colloques ou pour donner des cours, en France aussi bien qu’à l’étranger, aux États-Unis notamment… ou encore pour échapper aux importuns afin de rédiger son grand œuvre. Leurs échanges épistolaires se font alors rares voire cessent complètement. Mais il en est de même quand Jacques Maritain est à Meudon ou à l’Institut Catholique où il enseigne et que Vladimir Ghika, quant à lui, est à Paris, chez les bénédictins de la rue de la Source, à l’église des Étrangers, rue de Sèvres (aujourd’hui église Saint-Ignace) ou dans sa baraque en bois de Villejuif, au milieu des chiffonniers. En effet, les deux amis peuvent alors assez aisément se rencontrer et discuter des problèmes qui les touchent. Nul besoin de correspondance dans ce cas, la question contenue dans la dernière lettre trouve sa réponse dans une réponse de vive voix. Tout cela fait que les lettres ne se répondent guère les unes les autres, ne forment pas un tout cohérent. C’est par de nombreuses notes, par des informations piochées à droite et à gauche que nous avons tenté de remédier à ces lacunes. Ces notes tentent de combler, tant que faire se peut, les vides, de rendre le contexte, d’expliquer qui est qui, qui fait quoi. Au risque d’être un peu outrecuidant, il semble que c’est seulement au prix de cette conversation à trois dans laquelle l’éditeur s’immisce de manière quelque peu indiscrète, sans y avoir été invité, que le lecteur d’aujourd’hui peut saisir l’intérêt de la publication de cette correspondance.

Il ne faut certainement pas chercher la cause d’un ralentissement des échanges épistolaires dans les années trente dans quelque différend entre les deux hommes. À cette époque, leurs incessants déplacements donnent l’impression d’un incessant chassé-croisé.

Ce « pointillisme » de la correspondance n’en permet pas moins, comme dans un tableau de Seurat, de distinguer les contours de ces deux personnalités d’exception qui ont eu, à leur mesure, une influence sur leur siècle, l’un plus directement, par ses livres, l’autre de manière plus individuelle, plus souterraine, quoique certaine. Que de contrastes en effet dans l’origine, le milieu familial, le mode de vie, l’aspect physique et le « mode opératoire » de nos deux personnages ; mais en même temps, que de concordances de pensée et que de persévérances dans un prosélytisme multiforme.

Entre Jacques Maritain et Vladimir Ghika, il n’y a pas eu, et leur correspondance en est témoin, relation de professeur à élève, de maître à disciple, d’admirateur à admiré, non, forts de leur personnalité, de leur maturité (ils sont tous deux dans la force de l’âge quand ils se rencontrent), du destin qu’ils se sont chacun tracés, ils se posent dès l’abord en égaux.

Égaux ne veut pas dire semblables, jumeaux. Au contraire. Ils sont fort différents, de par leur origine, mais aussi de par leur vie et de par ce à quoi ils ont abouti. Nous n’allons pas ici présenter la vie de ces deux personnages d’exception, d’autres l’ont fait, et bien fait, même s’il reste bien entendu toujours quelque chose à découvrir chez toute personne que l’on observe de près. Cependant, pour bien éclairer la correspondance présentée ici, nous voudrions souligner quelques points qui permettent, nous semble-t-il, de mieux comprendre les parcours « parallèles » de nos deux épistoliers.

Origine : le bourgeois et le prince

Si Maritain, né en 1882, était issu de la bonne bourgeoisie française, Vladimir Ghika, quant à lui, né en 1873, était un authentique prince oriental fréquentant les grands de ce monde et qui, nonobstant sa nationalité roumaine, avait reçu une formation classique française. Cette éducation avait été voulue par son père, Jean Ghika, fils du dernier prince régnant de Moldavie, général et ambassadeur, attaché sans aucun doute à la monarchie, mais qui n’était pas insensible, comme beaucoup d’hommes de sa classe et de sa génération au républicanisme incarné alors par la France. N’est-ce pas d’ailleurs curieux qu’un jour, dans une lettre à sa femme, Jean Ghika lui demande de lui envoyer les discours du grand homme politique français et républicain Jules Favre… grand-père de Jacques Maritain[5] ! Un symbole encore de ces mondes parallèles qui se rejoignent.

Si les grands-pères sont bien présents, comme souvenirs et comme modèles d’hommes politiques ayant consacré leur vie à leur pays, les pères, eux, sont absents. En effet, le général Jean Ghika est mort à Saint-Pétersbourg en  mars 1881 d’une pneumonie, après avoir assisté en plein hiver russe aux obsèques du tsar Alexandre II tué dans un attentat à la bombe. Vladimir Ghika n’avait alors que 7 ans et jusque-là ne voyait son père que rarement puisque, si celui-ci était représentant de la Roumanie en Russie, lui, sa mère et ses frères et sœur vivaient en France, à Toulouse, où ils suivaient leurs études. Quant au père de Jacques Maritain, l’avocat Paul Maritain, il avait laissé sa femme s’occuper de l’éducation de ses enfants après leur divorce.

Et là encore l’on retrouve chez les deux amis un trait commun : l’omniprésence de la mère. Plus prégnante encore chez Vladimir Ghika que chez Jacques Maritain, me semble-t-il. La Princesse Alexandrine Ghika, née Moret de Blaramberg, est la fille d’un général russe et de la sœur de deux princes régnants de Valachie, eux-mêmes de la famille Ghika. C’est dire son poids dans la société roumaine de son temps. Et c’est effectivement une maîtresse femme qui gère ses biens et éduque ses enfants. Vladimir Ghika restera à ses côtés jusqu’à la mort de celle-ci, en 1914. Cependant elle ne réussira pas à convaincre son fils Vladimir de ne pas se convertir au catholicisme en 1902, tout comme Geneviève Favre, protestante, ne pourra empêcher son fils Jacques Maritain de se convertir lui aussi au catholicisme quatre ans plus tard, en 1906.

Le protestant et l’orthodoxe devenus champions du catholicisme

Car voilà un autre parallèle entre nos deux épistoliers, ces champions du catholicisme, ont été tous deux élevés dans le schisme, l’un protestant, l’autre orthodoxe, quand au troisième larron, si l’on peut dire, Raïssa Maritain, née Oumançoff, elle, elle était d’origine juive, et c’est sur le tard, contre l’opinion de leur milieu d’origine, un peu à contre-courant de leur époque, qu’ils se sont tous trois convertis au catholicisme, suite à une révolution intérieure, spirituelle et philosophique.

Là encore, il n’est pas dans notre propos d’explorer les raisons profondes de ces deux conversions, d’autres l’ont essayé, sans peut-être y vraiment parvenir. Il est si difficile de pénétrer l’âme humaine. Notons cependant que tous deux sont des intellectuels, leur conversion est d’abord, nous semble-t-il, philosophique. Vladimir Ghika le dit lui-même dans une autobiographie rédigée en 1901, juste avant sa conversion, à 29 ans : « Je n’ai jamais vécu dans un milieu catholique ; de ce côté l’influence a été purement circonscrite au début dans les livres. » Ce n’est que plus tard, à Rome, qu’il fera la connaissance de quelques personnalités marquantes.

Jacques Maritain, de son côté, subit l’influence anticléricale de son père, protestante de sa mère, puis philosophique de Bergson, et il s’en détacha lui aussi, de par ses lectures et son évolution philosophique pour se convertir au catholicisme en 1906, à 24 ans, en partie marqué par sa rencontre avec l’écrivain catholique vitupérateur Léon Bloy.

Des aigles à deux têtes

Jacques Maritain ne fait pas seul ce chemin vers le catholicisme. Il est accompagné de sa femme, Raïssa, convertie comme lui, avec lui, mais, elle, du judaïsme. Elle est là, présente, toujours. Car Jacques est indissociable de Raïssa, « couple heureux. Cela se voyait non seulement à la tendresse de leurs gestes, à l’exquise attention des regards qu’ils s’adressaient, mais à certaines espiègleries d’enfants qui les faisaient tout à coup se jeter des miettes à table, en riant beaucoup ou se livrer à quelque farce de gentils amoureux[6]. » Cette fusion entre Jacques et Raïssa se voit d’ailleurs dans la correspondance avec Vladimir Ghika. Même si c’est Jacques qui est le principal interlocuteur de notre prince roumain, c’est parfois Raïssa qui lui répond, si le philosophe est en voyage ou s’il est trop occupé à rédiger ses livres de haute théologie.

Le témoignage d’Olivier Lacombe adressé à Jacques Maritain, après le décès de Raïssa, en 1960, permet de mieux mesurer la place exceptionnelle que celle-ci tenait dans le couple : « Elle collaborait avec vous de manière constante. Rien n’a été publié par vous, de votre œuvre abondante, qu’elle n’ait suivi à différentes étapes d’élaboration, et jusqu’à la dernière ; et vous attachiez le plus grand prix à son jugement vigilant et pénétrant. Un art merveilleux de l’accueil qui était don parfait de soi au visiteur, à l’hôte envoyé par Dieu au long des jours s’exerçait sous votre toit[7]. »

C’est ainsi que la correspondance Ghika-Maritain compte une quinzaine de lettres de Raïssa. Souvent courtes, elles viennent cependant bien compléter certains silences, souvent simplement pour dire que Jacques est parti à l’autre bout du monde ou pour remercier d’une attention.

Vladimir Ghika, de son côté, paraît quelque peu isolé, seul, ermite en son genre. Notamment après le départ en 1922 de son frère Démètre de Paris, où il était ministre plénipotentiaire de la Roumanie. 1922, c’est justement un an après ce qui semble être le début des relations épistolaires avec Jacques Maritain. Vladimir Ghika aurait-il cherché en lui un frère pour compenser l’absence de Démètre qui venait de s’éloigner pour un temps de sa vie ? Car à cette époque ils sont les deux seuls survivants de la fratrie Ghika. En effet, sur les six enfants de Jean et Alexandrine Ghika, quatre sont décédés, l’un dès l’enfance, deux autres, subitement, à leur entrée dans l’âge mûr, ce qui marqua extraordinairement tous les membres de la famille, et le quatrième en 1915, en pleine force de l’âge. Et puis Vladimir et Démètre, ayant juste un an de différence, ont été élevés comme des jumeaux. Ils sont presque inséparables jusqu’en cette année 1922 quand Vladimir décide de rester à Paris, où il sent sa présence utile à l’Église, et de ne pas suivre son frère qui rentre en Roumanie. Ils se reverront, bien entendu, Démètre étant longtemps ambassadeur de Roumanie à Rome où Vladimir se rend bien évidemment régulièrement, mais aussi, ensuite à Bruxelles, dans les années trente, sans compter les plus ou moins longs séjours d’été passés en Moldavie. La seconde grande séparation entre les deux frères, définitive celle-là, aura lieu en 1948, quand Démètre profitera d’une occasion de pouvoir sortir de Roumanie et que Vladimir refusera de le suivre, ne voulant pas laisser ses fils spirituels seuls face à l’ogre communiste. Ainsi, par deux fois, Vladimir Ghika privilégiera sa fidélité à l’Église contre ses liens de fraternité[8].

Mais derrière Démètre, se profile également la personnalité de la femme de celui-ci, Élisabeth, née Ghika elle aussi. Démètre et Élisabeth se sont mariés en 1911. C’est chez elle que l’influence de Vladimir se fera le plus sentir et c’est ainsi qu’elle se convertira au catholicisme en mars 1926. À cette occasion les Maritain écrivent à Vladimir Ghika : « Je suis profondément ému de la grande nouvelle, nous nous unissons de tout notre cœur à votre joie, et à vos actions de grâces. »[9] Élisabeth Ghika rendra d’ailleurs visite aux Maritain à Meudon vers cette époque. « Nous avons été enchantés de voir votre belle-sœur »[10] écrit Jacques Maritain à Vladimir Ghika.

Côté belle-sœur, Jacques Maritain n’est pas en reste, car Véra Oumançof joue aussi un grand rôle auprès du couple de Meudon, aux côtés de sa mère, comme en témoigne Maurice Sachs : « Derrière eux, Madame Oumançof, la mère de Raïssa, avec sa figure toute ronde, placide, tendre, où souriait la bonne Russie des longues chansons, des longues patiences, aidait Véra, la sœur, à tenir la maison. Celle-ci était ronde comme sa mère, affectueuse, discrète et réservée dans l’ombre aux besognes heureuses et familières qui demandent du mouvement. Marthe et Marie ! Il était impossible de ne pas penser aux Deux Sœurs en voyant ces deux-ci. (…) Véra, c’était bien Marthe “empressée dans le soin de beaucoup de choses” et Raïssa, en vérité, ressemblait à l’ardente Marie “qui se tenant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole”[11]. » Véra Oumançof sert souvent de secrétaire à son beau-frère. C’est ainsi que cinq lettres de la correspondance adressée à Vladimir Ghika sont écrites par elle.

Mais d’autres membres de la famille interviennent également dans cette correspondance. Nous avons ainsi une lettre de Jeanne Maritain, sœur aînée de Jacques, et quatre de Geneviève Favre, sa mère. Et l’on y évoque parfois Éveline Garnier, unique nièce de Jacques Maritain ou encore Manola de Briey, unique nièce de Vladimir Ghika. Encore un parallèle ?

Des lieux de vie : Meudon et Villejuif

Si Vladimir Ghika aurait pu vivre, de par son origine, assez confortablement à Paris, Bucarest, Rome ou ailleurs, notamment aux côtés de son frère Démètre, il décida cependant de vivre très modestement, allant même jusqu’à occuper, un temps, une baraque en bois, moitié logement moitié chapelle, à Villejuif, parmi les chiffonniers. Les conditions de vie y furent si drastique que, finalement, Vladimir Ghika, poussé par sa hiérarchie, dut y renoncer pour raisons de santé. Mais l’on peut dire que ce fut là son idéal de vie : pauvre parmi les pauvres. Un vrai franciscain, Vladimir Ghika fut d’ailleurs du tiers ordre franciscain (et dominicain aussi). Son modèle de vie impressionna quelques-uns de ses contemporains. Stanislas Fumet, un autre converti, écrit, le 27.08.1927, à Vladimir Ghika à la suite de sa visite à Villejuif : « Nous ne pouvons oublier notre visite à Villejuif, le simple contact a fait une impression énorme sur mes deux amis qui sont partis de chez vous bouleversés[12]. »

L’un de ces deux amis n’est autre que… Louis Guilloux ! Ce dernier n’est pas encore le grand écrivain qu’il devint, mais l’on ne peut que s’imaginer ce que cette vie au plus près du petit peuple de Paris a pu signifier pour ce socialiste humaniste. Mais la vie austère, très austère, misérable presque, de Villejuif, si elle pouvait attirer des âmes prêtes à se sacrifier totalement pour une cause sacrée, pouvait aussi faire fuir. C’est ainsi que Jacques Maritain n’est jamais allé à Villejuif malgré les instances en ce sens de Vladimir Ghika alors qu’il n’habite pas très loin, à Meudon.

Car Jacques Maritain, ayant quitté Versailles en 1923, s’est installé plus près de Paris, à Meudon, bourgeoisement certes, mais cependant bien loin des salons parisiens. Sa maison, ouverte à tous, ne laissait pas ses visiteurs indifférents. Combien n’a-t-on pas écrit sur l’atmosphère de Meudon et sur son influence sur toute une génération de jeunes intellectuels. Parmi tant d’autres qui se sont laissés charmer par le pavillon des Maritain à Meudon, laissons la parole à deux d’entre eux. Julien Green tout d’abord :

 « La maison des Maritain était une de ces maisons d’une simplicité pleine de charme et comme Utrillo en a peint si souvent. On était là comme au fond de la province, dans une tranquillité si profonde qu’elle en devenait presque mystérieuse. J’étais toujours frappé de la qualité du silence dans laquelle résonnait la sonnette de la grille, au bas du petit jardin. C’était le silence qu’il fallait. À parler de ces choses, il me semble que je les retrouve toutes, et que je suis là-bas, devant la grille de ce jardin français si bien tenu et si réservé. Maritain me recevait dans un salon clair où je crois que les principales notes de couleur étaient fournies par d’éclatants Rouault et aussi par un admirable Bérard[13]. »

Le sulfureux Maurice Sachs ensuite : « On me fit entrer dans une maison très bien tenue, parquet brillant et glissant, cuivres éclatants, livres alignés, rideaux tombant bien, fleurs très droites dans leurs vases, pas un grain de poussière visible, une maison qu’on pouvait regarder au microscope. Je vois encore sur la cheminée tenant leurs distances les portraits de Léon Bloy, de saint Thomas et d’Ernest Psichari, au mur le Rouault, le Severini (auquel devaient s’ajouter plus tard un Jean Hugo et un Chagall) ; je revois la commode bien polie et je ne sais quelle odeur de confort me monte aux narines, comme si le salon sentait le pain frais ; quel appétit me revient du poulet du dimanche que l’on mange le cœur content[14]. »

Vladimir Ghika vint assez souvent à Meudon, d’abord pour les séances et les retraites du Cercle d’Études Thomistes, mais aussi pour y dire la messe dans la petite chapelle installée dans la maison et qu’il avait contribué à faire installer. Il avait soin, vu la grande délicatesse qui était la sienne, de ne pas oublier de venir célébrer la messe dans la chapelle de la maison les grands jours familiaux, notamment à l’anniversaire de la mort du père de Raïssa.

Cette atmosphère bourgeoise de Meudon était sans doute du goût de Raïssa et de sa famille, peut-être pas de celui de Jacques Maritain. Une fois devenu veuf, celui-ci se retira auprès des Petits Frères de Jésus. Puis devint Petit Frère en 1970, jusqu’à sa mort le 28 avril 1973, à Toulouse, ville où Vladimir Ghika avait passé sa jeunesse. Ce dernier, lui, dans l’entre-deux-guerres, à Paris, garda toujours une cellule à l’abbaye bénédictine Sainte-Marie, rue de la Source, et, après le départ de son frère de Roumanie en 1948, se retira au presbytère de l’église du Sacré-Cœur de Bucarest, près du sanatorium de Saint-Vincent-de-Paul qu’il avait largement contribué à fonder dès 1906. Et on sait qu’il mourut, misérable parmi les misérables, dans les geôles communistes, au fort de Jilava, dans la banlieue de la capitale roumaine, le 6 mai 1954.

Au fond aussi bien Vladimir Ghika que Jacques Maritain voulaient suivre les traces de Charles de Foucauld : pauvreté et mission. Cette affinité-là mériterait un article tout entier.

Leurs vocations : le prêtre et le philosophe

Quand, en 1925, Vladimir Ghika crée son Œuvre des frères et sœurs de Saint-Jean, il l’intitule « Société auxiliatrice des Missions ». Vladimir Ghika a dès le départ l’idée d’être missionnaire, de convertir, les orthodoxes roumains d’une part, mais aussi les incroyants français. Dès 1901, dans l’autobiographie déjà citée plus haut, Vladimir Ghika écrivait : « Plus tard, après avoir fait en mon pays le gros de la besogne [missionnaire], aller rendre un peu à la France les immenses bienfaits que je lui dois, en y venant évangéliser les quartiers ouvriers de Paris. » [15]

S’il n’a pu devenir prêtre dès sa conversion en 1902 c’est que sa mère s’y est opposée, en allant jusqu’à rencontrer le Pape Léon XIII pour lui signifier sa ferme opposition. Alors Vladimir Ghika s’est contenté d’être un laïc engagé au service de l’Église. Mais il n’était pas vraiment satisfait de cette situation à laquelle on l’avait contraint. Il est intéressant de voir dans la correspondance avec Jacques Maritain comment il décide finalement, à 50 ans et après la mort de sa mère décédée en 1914, de devenir, enfin, prêtre et, pour que sa mission soit d’autant plus efficace, aussi bien en France qu’en Roumanie, dans les deux rites latin et byzantin. Car, outre le côté charitable des actions de Vladimir Ghika (installation des Filles de Charité en Roumanie en 1906, volonté de devenir aumônier d’une léproserie sur la fin de sa vie, etc.), celui-ci compte avant tout sur l’action spirituelle et surtout sacramentelle.

Pour convertir, la principale arme de Vladimir Ghika était l’exemple qu’il donnait, sa sainteté, ainsi que sa direction spirituelle (orale ou écrite, lorsqu’il était éloigné), toutes choses qui gagnèrent en force après son ordination, le 7 octobre 1923.

Par contre, Jacques Maritain choisit une toute autre voie pour convertir, pour convaincre : la philosophie. C’est à la raison de l’homme qu’il fait appel. Et c’est chez saint Thomas d’Aquin que Jacques Maritain va chercher une base solide pour sa philosophie. Il montre que la philosophie scolastique basée sur Aristote n’a rien de démodée et qu’au contraire elle convient à expliquer le monde, à lui donner sens, au contraire de la philosophie moderne, qui égare l’homme. C’est ce qu’il explique, entre autres, dans son livre de 1922 Antimoderne, dédié à son ami Vladimir Ghika.

Pour ses recherches, Jacques Maritain a besoin, bien entendu, de calme pour réfléchir. C’est un peu ce qu’il cherchait à Meudon, un peu éloigné de Paris, mais pas trop. Cependant sa célébrité grandissant, sa maison accueille de plus en plus de gens en recherche de Dieu (parfois sans le savoir) et la correspondance entre Vladimir Ghika et Jacques Maritain est pleine de ces personnes qu’ils se renvoient l’un l’autre sans doute pas pour s’en débarrasser (sauf exceptions !) mais parce qu’ils pensent que l’autre est plus compétent pour s’en occuper.

Ainsi dans une lettre de Jacques Maritain du 31 octobre 1936 : « Arthur Lourié[16]  m’a dit que vous avez eu la bonté de monter chez lui, pour entendre de sa musique, et que vous n’aviez pas paru mécontent. Je voudrais vous voir le plus tôt possible, pour vous demander aide et conseil au sujet de notre ami. Sa situation devient de jour en jour plus pénible, et le temps presse aussi, si l’on ne veut pas laisser passer l’occasion offerte par Cortot[17], de jouer cette saison même le Concerto Spirituel. Il s’agit de trouver 12000 francs. Je pense que Cortot s’y emploierait de son côté. »

Ou encore dans une lettre de 1933 : « Cher Monseigneur et Ami, permettez-moi de recommander de tout cœur à votre paternel accueil un écrivain catholique allemand, digne du plus grand intérêt, M. Ernest Kamnitzer[18], que j’ai connu à Berlin, et qui va s’installer à Paris avec sa famille. »

Ou, dans l’autre sens, Vladimir Ghika écrit à Jacques Maritain le 14 avril 1938 : « Je vous recommande à l’occasion de la présente lettre un jeune homme baptisé ici depuis peu, de façon très-émouvante : formation universitaire, mais, par ailleurs, surtout en matière religieuse, autodidacte-né. Il désirerait collaborer au Temps Présent[19]. Je lui ai donné un mot pour vous. Il répond au nom de Grandmougin[20]. »

Nous pourrions donner des dizaines et des dizaines d’exemples de ce genre.

Ce système est efficace, l’aide apportée est souvent substantielle, ce qui fait que les demandes abondent et que les deux amis sont assez vite débordés. Si Vladimir Ghika est toujours prêt à accueillir les âmes en peine et, au fond, c’est là sa mission sacerdotale, Jacques Maritain, lui, a une œuvre à écrire. Il ne peut être sans cesse dérangé. C’est ainsi qu’en octobre 1931, Jacques Maritain rédige un ukase, comme dit Raïssa, une sorte de circulaire : « M. Jacques Maritain contraint par l’état de sa santé de se reposer pendant quelques mois, et ayant des travaux urgents à terminer, doit bientôt s’absenter pour une durée indéterminée. Mme et M. Maritain préviennent donc leurs amis que les réceptions du dimanche à Meudon se trouvent, à leur grand regret, suspendues jusqu’à nouvel ordre. »

Car aux charges professionnelles qui auraient été suffisantes, à elles seules, pour l’occuper à temps complet, Jacques Maritain ajoutait un nombre considérable d’activités personnelles. Tout un chacun connaît la carrière de l’universitaire, champion du thomisme et professeur en France et en Amérique. Mais, dans le même temps, il animait les réunions mensuelles des cercles thomistes, auxquelles Vladimir Ghika participait quand il le pouvait. L’ami de la maison, Olivier Lacombe, en témoigne : « Et puis (sans parler de bien d’autres réunions additionnelles, philosophiques ou œcuméniques) c’étaient une fois par mois les réunions d’études des Cercles thomistes qui prenaient chacune toute une après-midi. C’étaient une fois par an les retraites spirituelles de ces mêmes Cercles thomistes, où pendant quelques jours votre maison était le centre d’un réseau serré où s’entrecroisaient recueillement, prière, préoccupations doctrinales de l’ordre le plus élevé, rencontres décisives pour la destinée de beaucoup. C’était la quête inlassée de tout ce que l’époque pouvait inventer de bon, de beau, de vrai… Le souci de rester à l’écoute de la vie intellectuelle, artistique du temps… Les déplacements à Paris pour y garder contact avec la musique, la peinture, la poésie, y suivre les mouvements de pensée.  C’était le soutien offert à beaucoup par l’animation de grandes collections, comme le Roseau d’Or, les Îles, avec toutes les charges matérielles et spirituelles qu’elles comportaient : la recherche, la lecture, l’appréciation des manuscrits, leur impression…[21] »

Vladimir Ghika était tout aussi inlassable dans ses activités, comme l’indique Jean Daujat : « Mgr Ghika a réalisé au degré maximum dans sa vie ce don total, continuel, sans retour, de soi aux autres : il était perpétuellement au service de tous les besoins matériels et spirituels du prochain qui se présentaient à lui, il trouvait chaque fois le remède approprié avec une ingéniosité stupéfiante, et pour secourir autrui il avait des ressources inépuisables et entreprenait ce qui pouvait humainement paraître le plus impossible, par exemple de lointains voyages ou des démarches pénibles. Jamais je ne l’ai vu opposer un refus à la demande d’un secours matériel ou spirituel, d’une démarche, d’une visite, d’un déplacement même long et difficile. Comment trouvait-il le temps de répondre ainsi à tout appel ? C’est un fait que jamais il n’avait l’air pressé, impatient, comptant le temps : il était toujours disponible à tous, tout le temps nécessaire, il était avec chacun comme s’il n’avait eu à s’occuper que de lui ; et pourtant il trouvait le temps de répondre à tous les appels[22]. »

Vladimir Ghika sera toute sa vie submergé par les activités, par les demandes venant de toutes parts. Il n’écoutera pas les bons conseils de son ami le prélat belge Mgr Simon Deploige, qui, dès sa première année de sacerdoce lui écrivait : « Je me représente tout le bien que vous pouvez faire à Paris et m’en réjouis. Je voudrais seulement que vous ordonniez un peu plus rationnellement vos journées. Vous aviez, et ça m’a peiné, l’air épuisé : n’oubliez pas que hilarem datorem diligit Deus[23]. Du train dont vous allez, vous vous mettez hors combat. Je vous l’ai dit si souvent, je vous le répète amicalement. (…) Vous épuisez vos réserves. Sachez refuser à dispenser votre temps à ceux qui l’accaparent indiscrètement. »[24]

Conseils qui n’auront aucun effet, car on voit Jacques Maritain les réitérer quelques années plus tard : « On a beau savoir que la croix est bona, qu’elle est le signe de l’amitié du Seigneur, on ne se résigne pas facilement à voir ceux qu’on aime accablés de croix comme vous l’êtes. Croyez que nous vous sommes unis très affectueusement dans toutes ces souffrances. Jésus veille sur vous, et ne laissera pas le brisement aller trop loin. Il est cependant conforme à Sa Volonté, de faire humainement ce qui est en nous. Je me demande s’il n’y a pas une leçon humaine à tirer de toutes ces épreuves. Les Apôtres l’avaient entendu ainsi, quand accablés de tracas, ils se sont décidés à instituer les diacres. Mon impression est qu’il y a au point de vue de la prudence surnaturelle, un trop dans votre vie qui fait un fardeau trop lourd, un navire trop chargé, d’où gêne dans la manœuvre, et épuisement de l’équipage. Ce trop c’est le souci du temporel. Quand je vois l’immense bien que vous faites, et pouvez faire plus vaste encore au spirituel, je me demande si toutes ces entreprises temporelles ne viennent pas de l’Ennemi, déguisé en ange d’apostolat. Je ne le crois pas, je tiens cette idée elle-même pour une tentation. Mais à condition que vous vous déchargiez de ces entreprises sur des aides laïques responsables. Ne pensez-vous pas que l’état de déchirement où Dieu vous met est un signe que quelque chose est à changer à ce point de vue. (…) Mais le mot d’ordre doit être : PAS DE SOUCI TEMPOREL. Tout faire pour les éliminer peu à peu, quelques sacrifices et renoncements que ça représente. Pardonnez-moi de vous parler avec indiscrétion, moi qui n’ai aucun titre à vous proposer des conseils sinon mon amitié. Il ne suffit pas qu’une chose soit bonne pour l’entreprendre. Il y a présomption pour l’être humain à entreprendre tout ce qui est bon. Les fatigues, les soucis, l’usure de nos forces, que ces grandes entreprises temporelles nous imposent, c’est au détriment des âmes qu’une activité strictement limitée au spirituel, au ministère spirituel au jour le jour, selon les besoins de chacun, nous permettrait de secourir plus efficacement et en plus grand nombre. Ce n’est pas un souci égoïste de votre repos que je vous prêche, c’est emploi de vos forces mieux réglé sur les intérêts essentiels de Dieu dans les âmes. Pardonnez-moi de vous parler ainsi avec brutalité. C’est ma profonde affection, ma vénération pour vous, qui m’y force[25]. »

Conseils qui n’auront aucun effet, comme l’on peut bien le penser…

Des convertisseurs

Si ce travail missionnaire est effectivement épuisant et parfois vain, il porte aussi souvent de beaux fruits, comme des conversions, parfois totalement inattendues.

Aussi bien Jacques Maritain que Vladimir Ghika savent attirer les hommes, en tirer le meilleur, ils ont ce que l’on appelle du charisme, même si le succès n’est pas toujours finalement au rendez-vous. Vladimir Ghika connaît le dur échec de la fraternité d’Auberive dont l’écho se fait sentir tant dans leur correspondance que dans leurs relations, car le prêtre roumain aurait aimé que son ami de Meudon s’engageât plus dans cette fondation à laquelle il attachait une si grande importance. Mais les Maritain connaissent aussi l’échec par exemple en la personne de Maurice Sachs, égaré, converti et égaré de nouveau.

Pourtant, comme le raconte ce dernier, tout avait commencé merveilleusement, à sa première venue à Meudon, à la suite de son mentor, Jean Cocteau : « Quand la porte s’ouvrit, je vis entrer un homme qui ressemblait à toutes les images du Christ ; je n’avais jamais vu de traits transportant une plus grande douceur ; l’œil bleu clair et droit était humide de tendresse et la grande mèche qui lui couvrait une partie du front lui donnait un air d’enfant. Avec cela quelque chose d’un peu gauche dans sa démarche, une timidité qui le prenait, je crois, quand il approchait d’une âme inconnue sur laquelle Dieu peut-être appelait son attention. Je me sentis fondre sous ce regard, rapetisser, devenir tout enfant, je sentis se détacher aussitôt de moi et comme par miracle les épaisseurs d’impureté. (…) Son effet sur moi fut immédiat, absolu et total[26]. »

Julien Green ne tombe pas moins sous le charme : « L’homme qui m’accueillit dissipa d’un coup toutes mes appréhensions. Au lieu d’un savant rébarbatif, ce fut un personnage d’un charme exceptionnel qui vint vers moi et me tendit la main. Rien qu’à écrire ces mots, il me semble que le temps s’abolit et que je revois ce mince visage un peu penché de côté, ces traits fins et réguliers et surtout le regard souriant des yeux bleu pâle. Si galvaudé que fut cet adjectif, celui d’angélique venait irrésistiblement à l’esprit et j’eus l’impression immédiate de me trouver devant une âme très purement chrétienne. En une seconde, je compris ce que pouvait être la sérénité intérieure alors qu’en moi tout n’était que sourde inquiétude. (…) La confiance fut spontanée de part et d’autre[27]. »

Pour ce qui est du charisme, Vladimir Ghika n’était pas en reste. Tous ceux qui l’ont rencontré sont unanimes : ils ont eu l’impression d’avoir affaire à un saint. Il en avait l’attitude, mais aussi l’aspect, telle une icône orientale : « Avec son regard d’une douceur nuancée de finesse, avec sa barbe légère et majestueuse et ses longs cheveux à boucles, il évoquait assez bien un type de prophète de l’Ancienne loi, à cette différence près qu’il était fait pour la louange plus que pour l’imprécation, pour le geste des mains tendues plus que pour celui du bras menaçant[28]. »

L’on peut également citer le témoignage direct de Ceslas Rzewuski, envoyé à Vladimir Ghika par Jacques Maritain : « On m’introduisit dans une pièce où je me trouvai d’emblée en présence d’un homme à l’aspect remarquable. Il portait une soutane assez classique avec un camail, le tout très usé. Il n’était pas très grand, mais il avait une tête magnifique. Sa longue chevelure, blanche comme du lin, l’auréolait ; elle descendait jusque sur ses épaules et on pensait instinctivement au visage du Christ tel qu’il est décrit dans le premier chapitre de l’Apocalypse. Sa barbe était blanche et de même ses sourcils très touffus et en points d’interrogation par-dessus des yeux dont l’expression de bonté et même de tendresse me mit aussitôt à mon aise. Il avait vraiment un aspect plus que particulier, mais tout en lui respirait la bonté et l’accueil. Je lui dis être venu le voir parce que Maritain me l’avait conseillé. (…) Comme avec Maritain, en toute simplicité, je lui parlai de ma vie, de mon passé, de ce passé assez complexe, mais aussi de mon présent. Il écoutait avec attention et me dit : « Pourquoi ne voudriez-vous pas vous confesser ? » L’idée jusqu’alors ne m’en était pas venue. Je n’étais pas venu pour ça et je ne savais même pas comment m’y prendre. Il insista néanmoins. Je me sentais gêné d’opposer un refus à cet homme qui me paraissait très âgé. (…) Voyant ce vieux monsieur, si remarquable d’aspect, si distingué et d’une culture si raffinée, me demander avec une grande insistance de me confesser, je me suis dit : Vraiment, ce ne serait pas poli de ne pas le faire. Il me conduisit alors vers le prie-Dieu, je m’agenouillai et là, vraiment sans aucune conviction surnaturelle et sans avoir la foi, je me confessai par pure politesse. (…) Il me donna l’absolution et je rentrai chez moi. Je ne me souviens pas du tout de ce que je ressentis aussitôt après cette confession. Mais avant de me laisser partir, Mgr Ghika ajouta : « Maintenant, si vous le voulez, vous pouvez aller communier. » J’allai donc [le lendemain] à Notre-Dame d’Auteuil. (…) au moment de la communion, je fis comme la dame juive dont Maritain m’avait parlé, je m’agenouillai et reçus la Sainte Hostie. Je restai encore un moment à l’église, puis je rentrai pour déjeuner, car je n’avais rien pris avant, me souvenant que dans mon enfance, encore orthodoxe, lorsqu’il fallait que je communie, on me faisait jeûner avant de me rendre à l’église. J’achevais mon déjeuner normalement en me proposant d’aller travailler chez mon imprimeur, lorsque tout à coup – et c’est quelque chose d’inoubliable – j’éprouvai une paix si profonde et si extraordinaire que j’eus l’impression que mon âme avait été renouvelée et complètement changée. Je ne me reconnaissais plus[29]. »

De tels témoignages sans doute beaucoup de « clients » de Vladimir Ghika auraient pu en faire. Le cas de Ceslas Rzewuski est loin d’être unique.

Des attracteurs étranges[30]

Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que Jacques Maritain comme Vladimir Ghika aient eu ce pouvoir d’attraction qui fut souligné chez l’un comme chez l’autre par nombre de leurs interlocuteurs. Parmi ces derniers, retenons le témoignage que Maurice Sachs consacre à Jacques Maritain dans le Sabbat. Ce témoignage, sans doute un peu ironique, amer même, mais non dénué de tendresse, est d’autant plus précieux qu’il vient d’un homme qui ne se laissa aimanté qu’un temps :

« Les Maritain avaient un énorme pouvoir d’attraction et l’aimant attire de tout, des épingles rouillées, des punaises, des aiguilles merveilleusement fines, et aussi les épingles de nourrices. J’ai vu chez eux Claudel, Cingria, Jean Hugo, Chagall, Rouault, le Père Garrigou-Lagrange, Jean de Menasce, Stanislas Fumet, Massis, le Père Henrion, le Père Lamy, Julien Green, Max Jacob, Ghéon, le Prince Ghika, Pierre Termier, un nombre extraordinaire d’hommes à qualité et d’obscures danseuses mystiques, des philosophes qui oublieront toute la vie dans l’agrégation, des écrivains qui seront un jour inconnus, un monde grouillant d’espoir de connaître ou de croire, des prêtres venus de tous les coins du monde, des étudiants de toutes les nationalités, des femmes et des hommes de tous les âges[31]. »

Ces lignes sont à rapprocher de celles que Jean Daujat consacre à Vladimir Ghika sur le même registre, celle de l’aura que peut exercer un être : « Son attention aux autres, son empathie naturelle et sincère, mais aussi, comme chez Jacques Maritain, ses certitudes chrétiennes solidement ancrées, faisaient qu’il avait l’art d’attirer à lui et, à travers lui, à l’Église, bien des âmes égarées. » Il donne l’exemple de son père : « Il avait quelquefois ce qu’il appelait lui-même des grâces de conversions-éclairs : j’ai vu des cas où les circonstances ne lui permettant que quelques minutes de conversation avec une personne établie depuis longtemps dans l’erreur ou le péché, il fonçait en lui parlant immédiatement de l’amour de Dieu d’une manière déroutante pour les calculs humains et qui pouvait paraître folle, et où il a suffi de ces quelques minutes de conversation avec lui pour que la personne demande le baptême ou se confesse et communie[32]. »

Cette manière de « brusquer » la conversion, Vladimir Ghika l’a d’ailleurs utilisée pour convertir la mère de Raïssa. Cette dernière écrit, le 28 août 1925, à Vladimir Ghika : « Ma chère maman dont l’âme avait été si fortement ébranlée par votre bénie intervention du 24 février, a progressé avec une rapidité qui nous a surpris et ravis : le 29 juillet elle nous a déclaré que la résolution était prise de se faire baptiser, et le plus tôt possible. (…) Maman m’a dit qu’elle s’est souvenue que vous lui aviez dit de se dépêcher, et elle s’est dépêchée. Ce lui sera une très grande émotion de vous revoir. »

Mais Vladimir Ghika et Jacques Maritain étant souvent loin de leur port d’attache et ayant une aura internationale, les conseils spirituels devaient souvent être donnés par lettre.

Des épistoliers

Quoique pris par leurs activités multiples, par tous ces gens qui les assaillaient pour résoudre leurs problèmes spirituels ou matériels, aussi bien Jacques Maritain que Vladimir Ghika trouvaient le temps, aux dépens de leur sommeil bien souvent, de tenir une abondante correspondance dont on n’a retrouvé malheureusement qu’une bien faible partie. Au fond la correspondance est la continuation de l’activité journalière. L’on voit dans sa correspondance avec Charles Journet, que Jacques Maritain aborde les problèmes philosophiques qui le préoccupent, quant à Vladimir Ghika il poursuit son travail de direction spirituelle auprès de ses très nombreux « clients » (comme il dit). Parlant de Vladimir Ghika, Louis Chaigne écrit : « … cet absent parvenait à répondre à chacun de ses correspondants, souvent avec des mois de retard, et Dieu sait au prix de quels renoncements, d’une belle écriture droite, régulière, ornée de grâces byzantines[33]. »

Il est certain que l’écriture de Vladimir Ghika est toujours d’une clarté extrême dans sa forme, sinon dans son fonds, l’épistolier aimant les allusions et, surtout, la discrétion. Quant à « la calligraphie très nette, claire, aérée tenait à la fois, dans son ensemble, de voûtes romanes coupées de flèches gothiques, le tout soigné à la manière d’une page d’écolier. N’était-ce pas encore par charité pour les yeux de ses correspondants qu’il s’appliquait à mouler si bien ses mots ?[34] »

En effet, cette écriture réservée aux correspondants contraste singulièrement avec l’écriture en pattes de mouches, pleine d’abréviations incompréhensibles et difficiles à décrypter qu’il utilisait pour lui-même dans ses brouillons (l’auteur de ces lignes en est témoin… à charge !).

Si une bonne part de la correspondance de Jacques Maritain est faite de lettres parlant de philosophie ou de théologie, et celle de Vladimir Ghika est destinée à la direction spirituelle, il est étrange de constater qu’entre eux, la philosophie aussi bien que la théologie ne sont guère abordées. Vladimir Ghika n’était-il pas docteur en théologie ? Aidé par sa formation théologique et par sa vaste culture, il était bien apte à discuter les problèmes philosophiques des plus ardus avec son correspondant. En fait, la raison en paraît toute simple : ils étaient en accord complet sur tout ceci. Les lettres en donnent d’ailleurs témoignage, notamment lorsque Jacques Maritain révise le texte de Vladimir Ghika sur la souffrance, Vladimir Ghika lui répond : « Merci pour vos appréciations et vos annotations de la Souffrance. Je partage à peu près complètement vos observations critiques – crayon bleu ; c’est au plus si sur un ou deux points, au début, je défendrais encore la rédaction[35]. »

De même quand Jacques Maritain envoie à son ami ses dernières parutions, il reçoit toujours en réponse une lettre de félicitation, avec quelques commentaires qui prouvent bien que le destinataire a lu l’ouvrage. Vladimir Ghika écrit ainsi à Jacques Maritain le 28 juin 1925 au sujet de son livre les Trois Réformateurs : « Merci d’abord pour votre livre, bien arrivé malgré les méfaits de ladite poste rurale [roumaine]. Je l’ai dégusté et fait déguster autour de moi. Groupés et ainsi présentés, les trois meneurs prennent tout leur relief ; et les trois articles d’antan d’ailleurs encore perfectionnés se synthétisent tout à fait bien l’un par l’autre[36]. L’édition est très-jolie. Outre la valeur du fond et de la forme il y a dans l’œuvre ce petit je ne sais quoi qui enveloppe le gros succès : j’ai idée que vous connaîtrez un record de diffusion rapide, avec ce volume ; – et la collection vous devra le plus redoutable des services celui d’une initiation heureuse… Vous aurez été le vrai roseau d’or de la nouvelle construction[37] »

Vladimir Ghika ne demande pas à être éclairé sur tel ou tel point du thomisme, philosophie qu’il connaît fort bien, ni Jacques Maritain ne cherche à convaincre son ami, déjà convaincu, du bien-fondé de sa philosophie. Non, leurs préoccupations sont ailleurs.

Des penseurs

Si l’influence de nos deux personnalités, Jacques Maritain et Vladimir Ghika, s’exerce sur les hommes pris en particulier, elle le fait aussi sur le monde des idées. Là encore l’on trouve des parallèles, mais aussi des différences. En ce qui concerne la théologie, ils sont tous deux nourris du thomisme du Père Réginald Garrigou-Lagrange, même si Jacques Maritain a sans doute une approche plus philosophique et Vladimir Ghika plus théologique du thomisme.

Cette différence d’approche transparaît dans ce qu’écrit Vladimir Ghika sans doute en mai 1923 à Jacques Maritain : « J’ai la tête à la fois trop vide et trop pleine pour avoir pu beaucoup réfléchir à votre étude sur Pascal[38], mais plus j’y songe plus je crois que vous devriez prendre pour sujet le Mystère de Jésus, jusqu’ici touché par des mains trop profanes, et sans assez de souci de ce qu’il a pu représenter dans la vie intérieure de Pascal. Il faudrait je crois penser à donner là, le sens, pour une âme de premier ordre, de ce qu’est la vie profonde d’une âme surprise et touchée sur le vif, en union avec son Dieu ; on a avec des pages pareilles un peu d’entrée, à la suite de Dieu, dans les secreta cordium – qui surtout en Dieu, se ressemblent[39], communient, et agissent les uns sur les autres. On pourrait marquer aussi, surtout à une époque de complaisance et de recherche dans des formes trop étudiées, l’étrange leçon de beauté littéraire, donnée par ces quelques feuillets tracés rien que pour soi… »

En tout cas leur correspondance n’aborde que de manière très tangente ces sujets. Au fond, s’ils ne les abordent pas, c’est sans doute qu’ils sont en parfait accord de pensée. D’ailleurs c’est Vladimir Ghika qui écrit la première grande apologie de Jacques Maritain alors que celui-ci est attaqué de manière virulente par des catholiques d’extrême-droite pour son attitude soi-disant favorable aux idées étrangères en général et juives en particulier (n’oublions pas que l’on sort à peine de la Première Guerre mondiale et que ces sujets sont brûlants et que Raïssa est d’origine russe, et juive par-dessus le marché). On peut ainsi lire sous la plume de Vladimir Ghika en défense de son ami :

« Le caractère principal de son enseignement est un intellectualisme tout brûlant de vie, mais où le primat de l’intelligence s’affirme avec vigueur ; (…) Tous ses exposés de doctrine, écrits et oraux, se font avec une grande simplicité de présentation (…). Un point sur lequel il appuie particulièrement par sa propre conduite, sa “prédication” et l’influence qu’il exerce sur ceux qui se groupent auprès de lui, c’est l’étroite et nécessaire liaison de la vraie philosophie scolastique avec la vie spirituelle. (…) Cela explique avec quel respect il aborde les réalités ; respect à la fois viril, simple, grave parfois, – d’autres fois plus enjoué, surtout quand on touche à l’hypothèse. Ce souci du réel, à commencer par les réalités intellectuelles, spirituelles et surnaturelles, plus réelles que toutes, est le fondement même de son activité philosophique et chrétienne. Au point de vue plus particulièrement religieux, l’orthodoxie[40], qu’il tient à avoir aussi stricte et scrupuleuse que possible, ne lui apparaît pas comme à trop de gens sous sa forme d’enregistrement passif, d’accession méritoire et louable, mais avant tout sous l’aspect d’une réalité vivante, communiquée et bienfaisante, d’une nécessité vitale de l’ordre divin. Il ne la défend pas comme une consigne, mais comme un trésor opérant de vérité suprême, dû à la libéralité de Dieu, et fait pour être saintement exploité. »

Vladimir Ghika n’a certes pas l’influence d’un Jacques Maritain dans le monde intellectuel français, ni même roumain, car là sa qualité de converti au catholicisme, dans une société majoritairement orthodoxe, lui ôte l’influence qu’il aurait pu avoir de par sa naissance et sa culture.

Des catholiques intransigeants

Si Jacques Maritain et Vladimir Ghika ont une approche originale du dogme catholique, ils n’en sont pas moins intransigeants. Julien Green dit à propos du premier : « Quoi qu’il en fût, ce catholique aux manières si douces se montrait d’une intransigeance totale dès qu’il s’agissait de l’intégrité de la foi. Je le voyais alors comme un guerrier en armure et, non sans regimber intérieurement, j’admirais malgré moi ce chevalier de l’absolu, hors d’atteinte, me semblait-il des passions humaines. Cette impression était très forte. Je ne m’expliquais pas autrement, moi qui me sentais si vulnérable, la luminosité de son regard et l’indéfinissable rayonnement de sa présence. Lorsqu’il entrait chez moi, le monde se transfigurait. La pauvreté du langage humain m’est très évidente quand j’essaie de donner une idée de ces choses. Je me trouvais devant un de ces hommes qui font l’effet d’être venus d’ailleurs. Cela tenait à ce qu’il n’hésitait pas à m’entretenir d’emblée de Dieu, des rapports de notre âme avec lui, et du respect qu’il avait pour elle et pour sa mystérieuse liberté. Jamais on ne m’avait tenu un langage d’une autorité aussi pleine de mansuétude et, pourquoi ne pas le dire, aussi pleine d’amour. C’était là le don qui faisait de lui un être à mes yeux unique[41]. » Si Green parle ainsi de Maritain, combien de ceux qui ont connu Vladimir Ghika ne pourraient-ils y voir le portrait tout craché de ce dernier !

Julien Green complète son témoignage sur Jacques Maritain : « Lorsqu’un débat s’ouvrait où les tendances du monde moderne entraient en conflit avec l’enseignement de l’Église, amis et ennemis tournaient instinctivement les yeux vers cet homme mince et pâle, et qui souriait, la tête un peu penchée de côté, et qui semblait si doux, et qui était si brave, et qui se battait si bien pour défendre l’héritage spirituel de son pays. On voulait savoir ce qu’il allait dire. Il n’avait aucunement la prétention de trancher les questions difficiles, mais son opinion avait un poids considérable. Le fait qu’il était laïc lui donnait une autorité particulière sur beaucoup d’hommes qui ne l’auraient pas écouté s’il avait été religieux. (…) Cet homme, toujours accablé de travail et de soucis, trouvait toujours le temps de venir nous voir au premier appel, et d’écouter – il écoutait admirablement –, et de dire, avec tout le talent qui lui venait d’une âme vraiment évangélique, des paroles très simples qu’on n’oubliait jamais[42]. »

Cette attitude face au monde moderne se retrouve trait pour trait chez Vladimir Ghika. D’ailleurs Jacques Maritain ne lui a-t-il pas dédié son livre intitulé, ce qui veut tout dire, Antimoderne ?

Des théologiens

Cependant si Jacques Maritain réfléchit en philosophe, chez Vladimir Ghika l’on a l’impression que l’on a plutôt affaire à une théologie en acte, réfléchie, certes, mais qui semble avoir pénétré l’homme jusqu’au plus profond de sa moelle. Et c’est de là que naît sa « théologie du besoin », « entière disponibilité de toute la vie pour toutes les exigences de la charité », comme la définit Jean Daujat[43].

Ces approches différentes de la théologie se traduisent aussi dans l’œuvre publiée. De nombreux ouvrages philosophico-théologiques de la part de Jacques Maritain, alors que Vladimir Ghika a bien peu publié. Cependant, ce qui restera sans doute de lui dans la postérité, au-delà du roman qu’est sa vie, ce sont ses pensées dont quelques-unes ont été publiées par lui de son vivant sous le titre Pensées pour la suite des jours[44], mais dont une masse énorme n’a jamais été publiée jusqu’à présent. Beaucoup de ces pensées inédites me semblent très « thomistes », mais, vu leur obscurité apparente, seul un spécialiste pourrait les interpréter et les rapprocher de la philosophie développée par le penseur français. N’étant pas théologien, je ne peux personnellement guère me rendre compte des parallèles qui peuvent être faits avec l’œuvre de Jacques Maritain.

Jacques Maritain, qui a beaucoup écrit, lui, est d’abord et avant tout penseur, philosophe, théologien et il ne se mêle à son temps que contraint par la charité chrétienne qui l’oblige. Et même s’il s’y engage à fond, y mettant tout son cœur, toute son âme, on sent qu’il aspire toujours à préserver son esprit pour le consacrer à d’autres combats, d’ordre philosophique ceux-là, célestes peut-on dire, et non pas terrestres. Ainsi Emmanuel Mounier dit de lui : « À toute une génération, même éloignée de ses techniques de pensée, il a rendu le goût de la rigueur et de la santé intellectuelle ; il l’a sauvée d’un rousseauisme facile, des philosophies sentimentales, du vertige de la modernité[45]. »

Vladimir Ghika, lui, veut mettre la théologie en action, au service du prochain, au service des plus pauvres et surtout des « égarés ». Tout son travail intellectuel est au service de cette cause.

Des fondateurs

Outre les livres, les deux amis veulent concrétiser leur soif d’apostolat par la création d’associations de croyants destinées à enseigner la théologie, à la répandre et surtout à la vivre. Il faut dire qu’à cette époque, en France, il y avait un gros travail d’apostolat à faire. Ainsi en témoigne Isabelle Rivière : « Les jeunes gens d’aujourd’hui (…) ne peuvent imaginer dans quel désert spirituel s’est formée notre jeunesse à nous, qui naissions vers la fin du siècle dernier[46]. »

Il est significatif que les premières lettres échangées entre les deux amis portent sur l’organisation des catholiques d’après-guerre ébranlés, mais aussi revigorés, par la Grande Guerre qui vient de se terminer. Il est question de comités de toutes sortes, l’idée étant de fédérer les forces catholiques pour partir à la reconquête de la société.

Du côté de Meudon, cela va se concrétiser d’une manière assez modeste au fond, mais qui aura un impact certain sur le monde intellectuel : le Cercle thomiste de Meudon.

Vladimir Ghika avant et après son ordination est un membre actif de ce cercle, même s’il ne peut pas toujours assister aux séances du fait de ses voyages et occupations. Jacques Maritain lui écrit le 11 septembre 1924 : « Pensez-vous venir à la retraite ? Ce serait une grande tristesse si vous n’étiez pas là. Et j’aurais tant voulu que vous voyiez le Père Garrigou. »

Si les cercles occupent une partie du temps de Jacques Maritain, Vladimir Ghika, une fois devenu prêtre, en octobre 1923, va se consacrer en tout premier lieu à sa fondation, la fraternité St Jean, qui s’implanta à Auberive, loin de Paris et à laquelle il tenta de rallier son ami, sans trop s’arrêter sur les réticences de celui-ci qui craignait de s’engager dans une aventure dépassant ses forces et l’éloignant de son rôle de maître ès philosophie ; sans compter les chiffonniers de Villejuif, chers au prince roumain mais dont les préoccupations sont assez loin de celles du philosophe de Meudon, issu de la bonne bourgeoisie française. D’ailleurs, toutes ces structures, tant la maison d’Auberive, la cabane de Villejuif que le cercle thomiste de Meudon faisaient toutes partie, aux yeux de Vladimir Ghika, mais sans doute pas à ceux de Jacques Maritain, de la fraternité Saint-Jean.

Tout comme les réunions du cercle de Meudon cessèrent finalement en partie du fait des absences prolongées du philosophe français, Auberive aussi dut fermer ses portes pour des raisons diverses, l’une d’elle étant l’éloignement prolongé du fondateur, parti en Australie pour les Congrès Eucharistiques Internationaux puis hospitalisé à Rome pendant une longue période.

Ainsi tous deux, agissant en hommes de pensée et pensant en hommes d’action, pour reprendre une formule qui trouve ici tout son sens, ont-ils exercé une influence certaine sur leur temps, mais chacun à sa manière.

Pour conclure, projetons-nous… en arrière. L’on peut se demander comment se passa le premier face à face entre ces deux figures du catholicisme que furent Jacques Maritain et Vladimir Ghika. Nous n’en avons malheureusement aucune trace. Elle eut sans doute lieu en été ou en automne 1920 alors que Vladimir Ghika se trouvait à Paris avec son frère Démètre, délégué plénipotentiaire roumain à la Conférence de Paix de Paris. Suite à cette rencontre Jacques Maritain écrit à Sachino, près de Biarritz, dans le palais de la Reine Nathalie de Serbie (une lointaine cousine du prince roumain) où Vladimir Ghika séjourne alors. Cette lettre a été perdue, on ne la connaît que par la réponse qu’y fait Vladimir Ghika, le 8 décembre 1920, et qui commence par un « cher monsieur », preuve que leur relation n’en était qu’à ses débuts.

De fait, peut-être se sont-ils vus une première fois en 1917. Le nom de Maritain apparaît sur l’agenda de Vladimir Ghika pour 1917, à la date du mardi 27 mars, au milieu d’autres noms et adresses. Sans doute faudrait-il étudier de près le journal laissé par Jacques Maritain et se trouvant à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg pour y piocher de nouveaux éléments.

Si l’on peut dire que c’est la Première Guerre mondiale qui les réunit, à l’autre bout de leur relation, c’est la seconde Guerre mondiale qui séparera définitivement les deux amis : Jacques Maritain, parti pour l’Amérique, ne reverra plus son ami roumain, rentré dans son pays juste avant que la guerre n’éclate et qui n’en sortira plus, bloqué dans un premier temps par la guerre, puis par le rideau de fer.

Les deux hommes n’ont cependant jamais cessé de s’apprécier. Ainsi après la Seconde Guerre mondiale, dans sa dernière lettre connue à son ami, Vladimir Ghika lui écrit, pour le féliciter de sa nomination au poste d’ambassadeur de France près le Vatican : « En tout cas, ces félicitations je les réitère ici, avec l’assurance de ma fidèle affection et d’une communauté de vues qui n’a fait que croître au cours des années terribles. De loin, mais de très-près, j’ai été content et fier de vous, durant l’épreuve. Et ni ma pensée ni ma prière ne vous ont abandonné… Souvenez-vous de moi, vous aussi, dans vos prières[47]. »

Il n’est pas certain que ce fût-là la dernière lettre de Vladimir Ghika. En tout cas, le régime communiste interdira bientôt toute correspondance non autorisée avec l’étranger et Vladimir Ghika, pour faire passer ses courriers à sa famille et au Vatican, devra recourir à toutes sortes d’astuces, faits qui seront justement le prétexte de son arrestation et de sa condamnation à la prison et, par conséquent, de sa mort dans les geôles de la Roumanie communiste[48].

Condamner Vladimir Ghika pour sa correspondance, c’est peut-être l’acte le plus intelligent qu’ait pu réaliser la Securitate, car c’était-là l’œuvre la plus subversive qui soit contre le régime communiste, Vladimir Ghika mettait effectivement dans ses lettres toute son âme, toute sa science, c’était l’outil qui lui permettait de poursuivre son œuvre pastorale, apostolique. « Les lettres de Mgr Ghika dont j’ai pu avoir connaissance, en plus de celles qui m’ont été adressées, constituent un trésor. Il est à souhaiter de la voir explorer un jour par un auteur qui livrerait aux âmes tout ce qu’il est possible d’en publier.[49] » C’est un peu ce que nous voulons faire ici et quand le correspondant se trouve être un homme aussi remarquable que Jacques Maritain, le résultat ne peut être que passionnant.

Jacques Maritain avait l’habitude de citer cette phrase de Léon Bloy : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints.[50] » Vladimir Ghika a été béatifié le 31 août 2013 et un dossier a été ouvert pour la béatification de Jacques et Raïssa Maritain…

[1] Archives Vladimir Ghika (à l’Archevêché Catholique de Rite Latin de Bucarest) et Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg.

[2] Maritain Jacques, Carnet de notes, Desclée de Brouwer, Paris, 1965 et Journal de Raïssa, Desclée de Brouwer, Paris 1962.

[3] Malheureusement, pour la rédaction de cet article et la présentation de cette correspondance, nous n’avons pas pu consulter les originaux et n’avons eu accès qu’aux journaux remaniés tels qu’ils ont été publiés du vivant de Jacques Maritain (voir note précédente).

[4] Yvonne Estienne, Une flamme dans le vitrail – Souvenirs sur Mgr Ghika, Éditions du Chalet, 1963, p. xxx [chapitre : le Voyageur].

[5] Lettre du 25 novembre 1869 (Archives…)

[6]  Sachs Maurice, le Sabbat, Gallimard, Paris, 1999, pp. 108-109.

[7] Lettre d’Olivier Lacombe citée dans le Journal de Raïssa, Desclée de Brouwer, Paris 1962, pp. 376-378.

[8] Sur la relation de Vladimir Ghika avec son frère Démètre, on peut lire leur intéressante correspondance des années 1948-1954, publiée sous le titre Lettres à mon frère en exil (édition bilingue français-roumain), publié par Galaxia Gutenberg, Târgu-Lăpuş, 2008.

[9] Lettre datée de « Meudon, jeudi soir », sans doute du 17 mars 1926.

[10] Lettre datée du 16 mars 1926, mais la date est incertaine.

[11] Sachs Maurice, le Sabbat, Gallimard, Paris, 1999, pp. 108-109.

[12] Archives Vladimir Ghika.

[13] Julien Green, « Souvenirs de 1925 », Œuvres Complètes, t. III, pp. 1456-1457.

[14]  Sachs Maurice, le Sabbat, Gallimard, Paris, 1999, p. 103.

[15] Archives Vladimir Ghika.

[16] Arthur Lourié (1892-1966) compositeur d’origine russe qui vécut à Paris de 1923 à 1941. Auteur de nombreuses œuvres sacrées. « On a dit de la musique de Lourié que c’est une musique ontologique ; en style kierkegaardien, on dirait aussi existentielle. Elle naît aux racines singulières de l’être (…). Une musique ontologique est une musique érotique – ici je parle danois – je veux dire qu’elle tient sa substance de l’éros immanent à l’être, de la pesanteur interne du désir et du regret dont gémit toute chose créée, et c’est pourquoi elle est naturellement religieuse (…). Elle avance (…) à la façon du dialogue intérieur par où nous conversons sans cesse avec nous-mêmes ou avec Dieu. » (Jacques Maritain, Frontières de la Poésie, la Clef des chants, O.C. vol. V, pp. 802-803.)

[17] Alfred Cortot, le très célèbre pianiste franco-suisse (1877-1962).

[18] Juif converti au catholicisme, il a fui l’Allemagne nazie pour la France. Il semble être un spécialiste de Novalis. Il deviendra un « client » habituel de Vladimir Ghika (voir Agendas). Il se cachera à l’Institut Catholique de Toulouse pendant la guerre (Limor Yagil, Chrétiens et Juifs sous Vichy 1940-1944, 2005).  Aidé par Charles Journet et le P. de Menasce, il se réfugiera à Fribourg où il mourra en 1946 (CJ-M, t. 2, p. 329, note 3). Dès janvier 1934 Jacques Maritain participera à l’organisation d’un comité de secours pour les réfugiés de l’Allemagne nazie. (Barré – 1995, p. 421.)

[19] Revue dont Jacques Maritain est l’inspirateur et qui fait suite à Sept qui a cessé de paraître sur injonction du Vatican, ulcéré par ses prises de position antifranquistes. Jacques Maritain a notamment écrit dans sa préface au livre d’Alfredo Mendizabal, Aux origines d’une tragédie : « C’est un sacrilège horrible de massacrer des prêtres – fussent-ils fascistes, ce sont des ministres du Christ – en haine de la religion ; et c’est un autre sacrilège, horrible aussi, de massacrer des pauvres – fussent-ils marxistes, c’est le peuple du Christ – au nom de la religion. » (Cité par Jean-Luc Barré, Jacques et Raïssa Maritain – les Mendiants du ciel – Biographies croisées, Stock, Paris, 1995, p. 442.)

[20] Il s’agit de Jean (Robert Lucien selon l’état-civil) Grandmougin, né le jour de Noël 1913, qui a commencé sa carrière chez Havas en cette année 1938 et qui deviendra après guerre un éditorialiste à succès du journal l’Aurore et surtout de Radio Luxembourg. Il a décrit son parcours spirituel dans les Liens de saint Pierre (La Table Ronde, 1963). Il est mort en 1999.

[21] Lettre d’Olivier Lacombe citée dans le Journal de Raïssa, Desclée de Brouwer, Paris 1962, pp. 376-378.

[22] Jean Daujat, l’Apôtre du XXème siècle, Mgr Vladimir Ghika, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1962, p. 122.

[23] Dieu aime qui donne avec joie.

[24] Lettre du 29 décembre 1923.

[25] Lettre du 13 juin 1926.

[26] Maurice Sachs, le Sabbat, Gallimard, Paris, 1999, p. 103.

[27] Julien Green, « Jacques Maritain vivant », Œuvres Complètes, t. VI, pp. 1489-1490.

[28] Louis Chaigne, cité par Élisabeth de Miribel, La Mémoire des silences, Vladimir Ghika 1873-1954, Fayard, Paris, 1987, p.127.

[29] Ceslas Rzewuski, À travers l’invisible cristal, confessions d’un dominicain, Plon, Paris, 1976, pp. 290-292.

[30] Dans le sens mathématique de la théorie du chaos : objet mathématique vers lequel un système évolue de façon irréversible.

[31]  Maurice Sachs, le Sabbat, Gallimard, Paris, 1999, p. 110.

[32] Jean Daujat, l’Apôtre du XXème siècle, Mgr Vladimir Ghika, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1962, p.163.

[33] Louis Chaigne, cité par Élisabeth de Miribel, La Mémoire des silences, Vladimir Ghika 1873-1954, Fayard, Paris, 1987, p.127.

[34] Estienne Yvonne, Une flamme dans le vitrail – Souvenirs sur Mgr Ghika, Éditions du Chalet, 1963, p. 207.

[35]  Lettre du 16 juillet 1921.

[36] Livre paru en juin 1925. « Trois réformateurs désigne Luther, Descartes et Rousseau comme les grands corrupteurs de la pensée moderne, pères de l’avènement du moi, maîtres du scepticisme et de la mauvaise conscience qui a envahi le monde. (…) Dédié à Geneviève Favre, ce livre de colère et de révolte retentit dans la vie de Jacques comme un dernier acte de rupture avec l’enfance, congé donné dans recours à son hérédité, exorcisme du mal caché qui le poursuit. » (Jean-Luc Barré, Jacques et Raïssa Maritain – les Mendiants du ciel – Biographies croisées, Stock, Paris, 1995, p. 309.)

[37] En ce mois de juin 1925, Jacques Maritain a fondé, avec Henri Massis et Stanislas Fumet, une collection, le Roseau d’Or, éditée par Plon, qui se double d’une revue les Chroniques du Roseau d’or.  Au sommaire du premier numéro : Cocteau, Ghéon, Claudel et Reverdy (Hervé Serry, « les Écrivains catholiques dans les années 20 », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 1998, vol. 124, n° 1, pp. 80-87).

[38] S’agit-il de l’article que Jacques Maritain publiera sous le titre « Pascal apologiste », in la Revue hebdomadaire, 32 (1923), n° 28, 14 juillet, pp. 184-200 ou de l’article intitulé « la Politique de Pascal » qui paraîtra dans la Revue universelle n° 9 du 1er août 1923 ? En tout cas ces articles sont destinés à marquer le tricentenaire de la naissance de Pascal.

[39] Il est peut-être écrit « rassemblent ».

[40] Au sens de ce qui est conforme à la droite opinion en matière de religion, non au sens confessionnel.

[41] Julien Green, Œuvres Complètes, t. VI, pp. 1489-1490.

[42] Julien Green, « Souvenirs de 1925 », Œuvres Complètes, t. III, pp. 1456-1457.

[43] Jean Daujat, l’Apôtre du XXème siècle, Mgr Vladimir Ghika, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1962

[44] Pensées pour la suite des jours, Nouvelle Librairie Latine, Paris, 1923, rééditées corrigées et complétées chez Beauchesne, Paris, 1936.

[45] Mounier et sa génération, p. 49, cité par Jean-Louis Loubet Del Bayle, les Non-conformistes des années trente – une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Le Seuil, Paris, 2001, p. 140.

[46] Isabelle Rivière, « Un endroit sacré – Jacques Rivière et Alain Fournier rue Monsieur », in les Bénédictines de la rue Monsieur, F.-X. Le Roux, Strasbourg-Paris, 1950, p. 68.

[47] Lettre du 18 juillet 1945.

[48] Voir Lettres à mon frère en exil.

[49] Estienne Yvonne, Une flamme dans le vitrail – Souvenirs sur Mgr Ghika, Éditions du Chalet, 1963, pp. 215-216.

[50] Juliette Du Bos, « Pages de journal de Charles Du Bos présentés par Juliette Du Bos », in les Bénédictines de la rue Monsieur, F.-X. Le Roux, Strasbourg-Paris, 1950, p. 98.

Luc Verly


Articol publicat online în revista Pro Memoria, nr. 16-17 / 2016-2017, p. 7-33.