Dans une lettre de 1939, Leopold Andrian, reproche, amicalement, à Vladimir Ghika, son « peu de sympathie pour la langue allemande », son correspondant lui ayant avoué ne pas pouvoir lire son livre faute de bien connaître cette langue. Une lettre écrite juste avant que Leopold Andrian ne fuie justement ce nationalisme allemand exacerbé que fut le nazisme, pour la France d’abord, puis, en 1940, pour le Brésil. Rentré en Europe après guerre, il mourra à Fribourg, en Suisse, en 1951, ne revenant en Autriche qu’en 1950, pour un bref séjour, dans ce pays qu’il avait pourtant servi de toute son âme, en tant que romancier, philosophe, diplomate et homme d’État. C’est cet amour de l’Autriche qu’il a exalté dans son dernier livre l’Autriche au prisme de l’idée – Catéchisme des dirigeants[1], qui n’a guère plu aux nazis, nouveaux maîtres de l’Europe Centrale, Andrian étant, pour eux, trop autrichien, trop catholique, trop humaniste.

N’était-il pourtant pas le modèle même de l’aristocrate allemand d’Europe Centrale ? Leopold Andrian naît à Berlin, en 1875, baron Leopold von Andrian zu Werburg. Il se fait connaître jeune par un ouvrage remarqué, le Jardin de la connaissance[2] (1895), roman de formation quelque peu autobiographique, qui influença, pour leur premier roman, aussi bien son ami Hugo von Hofmannsthal, dans Andreas, que Robert Musil, dans les Désarrois de l’élève Törless, et devint le livre culte d’une génération. La renommée de ces deux derniers auteurs a sans doute éclipsé quelque peu depuis lors celle de leur prédécesseur, surtout que celui-ci n’a pratiquement plus rien publié ensuite en matière de littérature, mais cela n’entache pas, au contraire, l’importance que peut avoir Andrian dans l’histoire de la littérature autrichienne et même au-delà.

Entré jeune dans la diplomatie, c’est à l’occasion de ses nominations à des postes dans les Balkans au début du XXe siècle, et notamment à Bucarest, que Léopold Andrian fait la connaissance de Vladimir Ghika. Une solide amitié s’ensuit. Une confiance aussi. Vladimir Ghika ne lui demande-t-il pas, en 1902, comment il doit réagir face à la violente campagne de certains journaux roumains s’élevant contre sa conversion au catholicisme ? Dans l’autre sens, n’est-ce pas Andrian qui lui dit, dans une lettre de 1929 : « vous, dont l’influence a été aussi grande dans ma vie que votre prestige moral et intellectuel l’est à mes yeux ! »

Dans les agendas de Vladimir Ghika d’avant la Première Guerre mondiale le nom « d’Andrian » apparaît presque partout. Ils collaborent notamment aux œuvres de charité que le diplomate autrichien aide dans la mesure de ses possibilités. Vladimir Ghika le rencontre, lui écrit, mais nous n’avons malheureusement pas retrouvé ces lettres, elles seraient d’un très grand intérêt. Ils parlent sans doute de tout et de n’importe quoi. Refont le monde, le rechristianisent (s’il n’a jamais été christianisé…). « Comme nos promenades de Bucarest sont loin, quoique l’influence que nos entretiens ont eu sur ma vie dure encore, » lui écrira encore Andrian en 1939.

Ce n’est donc pas étonnant si, juste après la Grande Guerre, quand l’on parle en Europe d’unir les forces catholiques, Vladimir Ghika fait appel à son ami autrichien pour l’aider dans sa tâche. Ce dernier lui parle dans sa réponse de « l’intérêt très vif que je porte à votre tentative de rapprocher davantage les catholiques des différents pays, que le néo-paganisme qui se niche partout de nos jours s’efforce de tenir séparés comme si la malheureuse guerre continentale continuait ! » Ce « néopaganisme » dont parle Andrian, qui n’a pas encore pris alors la figure de l’hydre nazie, triomphera malheureusement un temps, de triste mémoire, et l’on aimerait croire que cela ne se répétera point.

[1] Österreich im Prisma der Idee. Katechismus der Führenden, Graz, 1937.

[2] Der Garten der Erkenntnis, Graz, 1895

Luc Verly


Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 2 / 2020, p. 31.