Je me souviens avoir entendu un jour à la radio un moine breton, issu d’une famille paysanne pauvre et qui avait pu faire des études supérieures dans le cadre de l’Église Catholique, dire : « Je suis rentré dans l’Église pour de mauvaises raisons, j’y suis resté pour de bonnes raisons. » Je crois que le Père Lobry aurait pu s’exprimer de même, lui, issu d’une famille nombreuse de pieux paysans picards[1], qui a pu monter dans la hiérarchie ecclésiastique grâce au soutien de son curé, qui avait remarqué ses qualités intellectuelles et sa piété, et à son entrée dans la Congrégation de la Mission (1873) qui lui permirent de devenir visiteur lazariste de la province de Constantinople (1891), dont la juridiction couvrait, entre autres, l’ensemble des Balkans, Roumanie comprise.
C’est en cette qualité que Vladimir Ghika entre en contact avec lui, car, en 1906, il veut installer une Maison des Filles de la Charité à Bucarest. Pour cela il a besoin non seulement de l’accord de leur Mère Générale mais aussi de celui du Père général des Lazaristes à Paris. Il lui faut passer par l’entremise du Visiteur de la province, en l’occurrence le Père Lobry. Celui-ci se montre dès l’abord intéressé et, au fil du temps, soutiendra de tout son poids le projet, faisant toujours preuve d’intelligence et de dévouement à l’égard des œuvres de Bucarest et de leur fondateur.
C’est ainsi qu’une grande amitié naît entre le prince roumain et le paysan picard, qui se reflète dans leur correspondance, le Père Lobry devenant une sorte de confident de Vladimir Ghika, notamment au sortir de la Première Guerre mondiale, quand les œuvres de Bucarest risquent de disparaître et quand Vladimir Ghika lui fait part de ses hésitations quant à sa vocation sacerdotale.
Il lui écrit ainsi, le 1er mai 1923 : « je m’adresse à votre vieille et fidèle amitié pour un supplément de prières. Je suis à la veille de prendre une décision, où les responsabilités sont si lourdes, l’incapacité si grande, et les obstacles tels, que j’ai besoin de beaucoup de lumières et de secours pour ne pas faire de faux pas. Songez-y bien devant Dieu et dites-moi si vous croyez qu’il vaut mieux continuer ma vie de missionnaire laïque ou devenir un prêtre de Jésus-Christ, comme je suis, de plusieurs côtés, poussé à le faire, tandis qu’en moi la crainte contrebalance le désir, et ne serait vaincue que par l’idée d’offrir à Dieu plus que mon existence tout entière dans le seul sacrifice d’une seule messe… »
La réponse tarde à venir, et lorsqu’elle arrive, négative, le Père Lobry conseillant à Vladimir Ghika de rester laïc dans le monde, car il y serait très utile, il est trop tard, Vladimir Ghika ayant déjà pris sa décision de devenir prêtre, comme cela apparaît dans un brouillon de lettre datant de cette période : « ici et à Rome, confesseurs, directeurs, amis, âmes en grâce exceptionnelle de Dieu, évêques et religieux m’ont dit : maintenant ou jamais, maintenant et très-vite. » Et Vladimir Ghika ajoute, montrant toute l’importance qu’il porte à l’amitié qui le lie au Père Lobry : « Je ne puis assez dire quelle joie ce serait pour moi que de vous voir prier à mes côtés dans cette si grande et si grave journée » que sera le jour de son ordination.
Le Père Lobry mourra quelque temps après, le 3 novembre 1931, à Istanbul, à 83 ans, loin de sa terre natale, mais près des œuvres qu’il avait réussi tant bien que mal à redresser après les destructions de la guerre.
[1] Voir le livre que François-Xavier Lobry a consacré à son père Un Père chrétien, vie et mort de Jean-Baptiste Lobry (1816-1884), Desclée De Brouwer, Lille-Paris, rééd. 1905 ; et celui que son frère, Louis, prêtre lui aussi, a consacré à sa mère : Une Mère chrétienne, vie de Marie-Claire Boulogne (1818-1892), épouse de J.-B. Lobry, Desclée De Brouwer, Lille-Paris, 1894.
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 9 / 2024, p. 27.