Autorul este fondatorul Centrului de Studii Religioase din Paris (1925), numit apoi Doctrină şi Viaţă, prieten devotat al Monseniorului Ghika şi, împreună cu soţia, fii spirituali din 1923 până în 1939, dar şi colaboratori fideli la cea mai mare parte a activităţii lui apostolice din Paris. El face o prezentare a fizionomiei spirituale a Monseniorului Ghika, bazată pe studiul direct al operelor lui. Cartea ne permite să descoperim în Vladimir Ghika un admirabil slujitor al lui Dumnezeu şi al aproapelui.

L’apotre du XX-e siecle: Monseigneur Ghika 

de Jean Daujat
préface de Cardinal Maurice Feltrin

Preface

Cette présentation de la physionomie spirituelle de Monseigneur GHIKA, basée sur l’étude directe de ses oeuvres, nous permet de découvrir en lui un admirable exemplaire de vie chrétienne:

– le sentiment de la présence de Dieu lui confère sur les hommes et les événements un regard d’une grande profondeur surnaturelle;
– la conviction de l’amour de Dieu l’ouvre à une attitude réaliste de confiance et de sain optimisme;
– enfin, la soumission à la volonté de Dieu le rend prêt à toutes les générosités et disponible à toutes les tâches pour lesquelles le Seigneur le sollicite.

Ainsi s’harmonisent en lui la foi, l’espérance et 1a charité qui font de lui un authentique témoin du Christ.

Maurice Cardinal Feltrin

 

Lettre

À JEAN DAUJAT

Quand on sait comme moi que votre femme et vous-même avez été des amis dévoués de mon frère, qui l’ont suivi, entouré et aidé de tout leur coeur et de toutes leurs forces durant ces premières années de sacerdoce pleines d’aléas, d’épreuves et aussi d’espoirs réalisés, je suis très assuré que le livre que vous avez voulu consacrer à sa mémoire en relatant ce que vous avez vu et su de son activité de prêtre missionnaire constituera un récit exact, inspiré également par les sentiments chaleureux que vous lui avez tous deux témoignés durant votre association à sa vie quotidienne d’apostolat.
Celle vie, l’éloignement imposé par ma carrière diplomatique m’a empêché de la connaître pour de longues périodes de temps. Nous n’en avions quelques échos directs que par ce que nous apprenions de la bouche de mon frère lorsqu’il traversait l’Europe pour nous rejoindre l’été sous les vieux chênes de notre propriété de Moldavie, et y passer quelques semaines de détente et de repos.
C’est dire que votre livre nous apportera bien des renseignements sur cette phase de l’existence de Vladimir et nous fera revivre, avec authenticité, une partie de sa vie qui nous était mal connue.

DIMITRI I. GHIKA,
Ancien ministre des Affaires étrangères
de Roumanie

 

Déclaration preliminaire

Je sais et professe que seule l’autorité suprême de l’Église enseignante peut déclarer infailliblement la sainteté d’un serviteur de Dieu et le proposer à un culte public. Aussi je déclare ici qu’en employant dans ce livre les termes de saint et de sainteté je n’entends exprimer qu’une opinion privée, partagée d’ailleurs par tous ceux qui ont connu Mgr Ghika, qu’en invitant mes lecteurs à le prier je ne les invite qu’à une prière privée, et que je suis prêt d’avance à réformer, corriger ou abandonner tout ce que j’affirme dans ce livre dans une soumission totale, sans réserve et inconditionnelle à tous les jugements futurs de l’Église quels qu’ils soient.

  1. D.

 

 

Avant – propos

Au début de 1954 (certaines sources d’informations disent le 16 janvier, d’autres le 16 mai), dans un cachot du fort de Jilava en Roumanie, mourait épuisé par les privations et les mauvais traitements un vieillard de quatre-vingts ans dépouillé de ses vêtements sacerdotaux et entièrement rasé et tondu qu’auraient difficilement reconnu ceux qui l’avaient vu en France quinze ans auparavant sous sa cape violette de protonotaire apostolique et avec sa longue barbe blanche et son abondante chevelure bouclée: Mgr Vladimir Ghika à qui Jacques Maritain avait dédié un de ses livres en l’appelant «prince dans le monde et par une vocation plus haute prêtre dans l’Église de Jésus-Christ».
Ce vieillard, qui fut pendant sa longue vie l’instrument de Dieu pour tant de conversions et de transformations d’âmes, a été considéré comme un saint par tous ceux qui l’ont connu: certes seule l’Église enseignante, qui possède en plénitude le don de discernement des esprits, pourra dire infailliblement si ce jugement était juste, mais dès maintenant il convient d’étudier sa vie, son exemple, son enseignement, et de le prier. Il est probable que d’ici quelques années les livres sur lui se multiplieront. Si j’entreprends d’écrire celui-ci qui sera sans doute le premier à paraître, c’est qu’entre ma première rencontre avec lui (fin 1925 ou début 1926) et son départ l’été 1939 en Roumanie d’où il ne devait plus revenir, pendant treize ans, j’ai vécu, et à partir de notre mariage qu’il a béni nous avons vécu, ma femme et moi, dans une constante intimité avec lui: non seulement il est venu souvent dans notre foyer partager nos repas, coucher, célébrer la sainte messe qu’il avait reçu de Pie XI le pouvoir spécial et rare de célébrer n’importe où, non seulement il était de toutes nos fêtes de famille et de toutes nos réunions d’amitié, non seulement nous avons été ses enfants spirituels et il a eu une influence déterminante sur l’orientation de nos vies, non seulement il a eu jusqu’en 1939 une influence décisive dans l’orientation spirituelle du Centre d’Études religieuses que j’ai fondé en novembre 1925 (un grand nombre des premiers élèves ont été ses fils spirituels), mais pendant cette période nous avons collaboré constamment à la plupart de ses activités apostoliques, nous avons été les confidents quotidiens de ses difficultés, de ses épreuves, de ses espoirs, de ses projets, et Dieu nous a donné la grâce de lui rester fidèles dans les moments les plus douloureux de sa vie où tant de ses plus chers amis se sont séparés de lui, et de connaître alors l’abîme de ses souffrances. C’est pourquoi je m’excuse vis-à-vis du lecteur si je suis souvent obligé d’écrire à la première personne pour raconter ce que ma femme et moi nous avons vu, entendu ou vécu. Je m’excuse aussi s’il arrive, faute de documents, que ma mémoire soit infidèle et me trompe sur certains détails matériels de ce que je raconterai: je puis en revanche garantir avec certitude le sens et l’essentiel des paroles et des faits.
Pourtant le livre que je puis écrire se situe dans des limites bien déterminées:il m’est impossible d’écrire une biographie, non seulement parce que, théologien, je n’ai pas la compétence d’un historien, et parce que la période où j’ai vécu dans l’intimité de Mgr Ghika se limite à treize années de sa longue vie, mais parce qu’à l’heure actuelle l’ensemble des documents qui seraient nécessaires pour écrire une biographie manquent, surtout en ce qui concerne les dernières années en Roumanie. Ce livre se limitera donc à être une étude du type de sainteté de Mgr Ghika, de son enseignement spirituel, de son action apostolique, de sa mission dans la vie de l’Église au XXe siècle. Nous nous contenterons d’une brève introduction pour dépeindre l’homme et retracer en quelques pages les grandes étapes de sa vie. Nous n’y dirons que ce qu’il est nécessaire de connaître de lui pour étudier ensuite le docteur spirituel, le saint, l’apôtre. L’essentiel du livre comportera ensuite deux parties. La première s’intitulera: Son enseignement spirituel et son type de sainteté. Nous y exposerons à la fois ce qu’il a enseigné pour la direction de la vie spirituelle et comment il a vécu cet enseignement, comment il l’a réalisé en lui, et ainsi nous montrerons les caractères propres de sa sainteté, nous y passerons donc sans cesse de textes de ses écrits à des faits marquants de sa vie. Je crois très important de livrer dès maintenant un tel exposé au public parce que je suis profondément convaincu, non seulement de la haute valeur d’un enseignement spirituel pleinement conforme à la tradition de tous les saints, mais aussi que cet enseignement spirituel de Mgr Ghika revêt une forme et des modalités particulièrement adaptées aux besoins du XXe siècle et que le Saint-Esprit mouvant en chaque siècle la vie de l’Église a voulu spécialement pour les chrétiens de notre temps cet enseignement spirituel et ce type de sainteté et a choisi Mgr Ghika comme instrument privilégié pour les leur apporter par ses écrits et par l’exemple de sa vie. Et ceci nous conduit directement à la deuxième partie qui s’intitulera: Son action et sa mission au XXe siècle. Exposant là les formes d’activité et l’apostolat de Mgr Ghika, ses différentes entreprises, initiatives et fondations, nous montrerons comment nous pouvons voir en lui l’apôtre-type du XXe siècle et nous exposerons la conviction que le Saint-Esprit l’a choisi pour une mission essentielle à notre temps, pour être le précurseur des formes de vie, d’apostolat, d’action spécialement voulues par Dieu dans la vie actuelle de l’Église. Et voilà pourquoi j’ai voulu écrire et publier ce livre dès maintenant et pourquoi je l’ai intitulé:Vladimir Ghika l’apôtre du XXe siècle.
Est-il besoin d’ajouter que je ne puis remplir cette tâche qu’en laissant le plus possible la parole à Mgr Ghika lui-même et qu’il ne faudra donc pas s’étonner de l’abondance des citations?

 

INTRODUCTION
I. L’homme

Des maîtres ont tenté une esquisse du portrait de Mgr Ghika. Francis Jammes, dans sa préface de la première série des Pensées pour la suite des jours, écrit: «Nous, simples brebis, nous avons reconnu la voix de ce pipeau pour être celle qui nous rassemble dans le val catholique, voix aussi dépouillée que la lumière d’un astre ou que l’eau qui sourd du rocher … Vous, prince dépossédé par le Christ, ce n’est pas une vaine image, mais une présence réelle que suscite votre génie. Nous vous écoutons et notre coeur s’emplit à mesure des blés et des grappes de Chanaan.» On ne peut mieux définir cette parole simple, sans ornement, mais qui coule de la source intérieure profonde de la présence divine et qui livre la présence divine.
Dans la préface de la seconde série des Pensées pour la suite des joursc’est le tour de Jacques Maritain d’écrire: «Disponible à tous les appels qui l’invitent au service des âmes, Mgr Ghika est toujours en route: le matin au Congo, à midi à Buenos Aires, pour le thé de cinq heures à Tokyo, que dis-je?Le voilà à Calcutta, puis à Melbourne. Et toujours à Paris par le coeur. Cette étonnante disponibilité est l’apparence mouvante d’une bonté sans frontières. La longue chevelure blanche et le visage d’ivoire de ce petit-fils du dernier prince régnant de Moldavie, nourri dans les lettres françaises, devenu prêtre de l’Église catholique romaine et commissionnaire de toutes les oeuvres pies, évoquent à tous les carrefours de la charité l’image d’un saint Nicolas de style moderne résistant à toutes les intempéries, curieux de toutes choses et informé de tout, content de passer pour les pauvres du Christ par-dessus les règlements et les barrières des systèmes et de l’égoïsme des hommes, dur pour lui-même et pressé d’apporter à toute misère un remède approprié.»
Avant un portrait plus complet et plus détaillé de Mgr Ghika, une remarque s’impose. Comme d’une source unique la pesanteur fait jaillir des ruisseaux divers qui selon les terrains présenteront les cours les plus variés, ainsi de l’unique source de sainteté qu’est la sainteté infinie, absolue et parfaite de Jésus-Christ le Saint-Esprit animant sans cesse la vie de l’Église à travers les temps, les lieux et les milieux fait jaillir les formes de sainteté les plus variées.
Ainsi il arrive souvent que Dieu, pour mieux faire voir qu’Il est le seul auteur de la sainteté et que toutes les aptitudes naturelles et tous les efforts humains n’y sont pour rien, choisisse pour en faire un saint un être totalement dépourvu de toute vertu, aptitude ou capacité naturelle en qu’il apparaîtra d’une manière éclatante que tout est l’oeuvre de Sa grâce. Mais il arrive aussi que Dieu choisisse des hommes pourvus des plus hautes aptitudes naturelles pour les faire renoncer à cultiver ces aptitudes naturelles pour elles-mêmes et les leur faire mettre entièrement au service de Son oeuvre de grâce, et là encore éclate aux yeux de tous l’efficacité infinie de la Rédemption quand d’hommes de génie pourvus de tous les dons de la nature Dieu fait des humbles et des pauvres qui ne mettent aucune complaisance en eux-mêmes et qui ont renoncé à tout. Si Charles de Foucauld fut un noceur et sainte Bernadette une illettrée, si sainte Jeanne d’Arc n’a jamais étudié l’art militaire, si le curé d’Ars ratait tous ses examens au séminaire, si saint Grignon de Montfort et sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ont écrit des poèmes dépourvus de toute valeur poétique, saint François d’Assise et saint Jean de la Croixcomptent parmi les plus grands poètes de tous les temps, saint François de Sales parmi les plus grands écrivains français, saint Jean Chrysostome et saint Augustin parmi les plus grands orateurs, saint Louis parmi les plus grands chefs politiques et saint Thomas d’Aquin est peut-être le plus grand génie métaphysique de tous les siècles.
Mgr Ghika fut certainement pourvu de tous les dons de la nature. Petit-fils du dernier souverain de Moldavie, il possédait l’hérédité d’une race d’hommes haussés à tous les raffinements de la culture, à toutes les délicatesses du coeur et de l’esprit, à la connaissance la plus fine et la plus profonde des hommes, et son éducation menée avec le plus grand soin lui avait transmis tous les trésors de la plus haute civilisation humaine dans l’ordre de la pensée, des sciences, des lettres et des arts, de la conduite de la vie et des rapports humains, du gouvernement des hommes et des usages de la vie sociale. Héritier par sa race et son éducation première de toutes les richesses de l’Orient européen, de la culture gréco-byzantine, il avait ensuite par ses études faites en France et à Rome assimilé toutes les richesses de la culture occidentale, et tout ce qu’il devait à la France sa patrie d’élection, toute son imprégnation par une culture profondément française s’harmonisaient parfaitement en lui avec Lotit ce qu’il devait à sa patrie d’origine, la Roumanie. Ses nombreux voyages à travers tous les continents l’avaient mis en contact avec toutes les civilisations, et de toutes il avait cherché à comprendre et à assimiler le meilleur avec une curiosité toujours en éveil et un intérêt infatigable porté à tout ce qui est humain: ses récits de voyages, ses descriptions des paysages, des hommes, des usages, ses souvenirs des incidents de route étaient toujours pleins de verve, de fantaisie, d’imagination en même temps que d’observations fines et de compréhension profonde. Enfin sa vie l’avait mis en rapports avec tous les milieux humains depuis les rois et les chefs d’État jusqu’aux chiffonniers de Villejuif et aux lépreux, il avait fréquenté papes et cardinaux, rois et ministres, généraux et diplomates, les plus grands philosophes, écrivains et artistes de son temps, connu intimement un grand nombre d’entre eux, et de toutes ces fréquentations il avait retiré avec le génie d’assimilation qui le caractérisait un grand enrichissement de culture en tous ordres et une vaste expérience humaine.
Mais l’oeuvre de l’éducation et de la culture a rencontré en lui la nature la plus richement douée pour tout assimiler.
Il était beau, d’une grande distinction, ses attitudes et ses gestes étaient toujours empreints de noblesse et d’harmonie de la manière la plus naturelle et sans le plus léger élément de recherche ou d’affectation. Un regard qui pénétrait jusqu’au fond de l’âme de ses interlocuteurs, un regard plein de bonté, de douceur, de tendresse, d’affection illuminait son visage encadré par une longue chevelure blanche. Les enfants de Villejuif l’appelaient le Père Noël. Et même quand les souffrances, les privations, la maladie eurent réduit ce corps à l’extrême maigreur, même quand l’extrême fatigue faisait tomber ses paupières et disparaître son regard, même quand sa voix devenait si faible qu’on avait peine à l’entendre, même courbé sous le poids des épreuves et de l’épuisement bien plus que des années, il gardait cette beauté et cette noblesse qui faisaient partie de lui-même.
Il avait la sensibilité la plus riche et la plus fine qui puisse être, une sensibilité qui percevait immédiatement les moindres nuances et en qui tout retentissait profondément avec la réceptivité des grands artistes. Il avait de prodigieuses qualités d’observation et il remarquait toujours le détail essentiel, important, caractéristique. Cela lui servit beaucoup dans la connaissance et la compréhension des hommes, et c’est cela aussi qui rendait ses récits si intéressants car d’un pays ou d’un homme ou d’un événement il retenait toujours ce qui était le plus typique et le plus remarquable. Il avait une imagination très riche, qui jouait un grand rôle dans ses dons d’artiste et de poète et qui le faisait s’exprimer d’une manière très imagée, et le rendait souvent plein de fantaisie, de verve, d’humour.
Cette exquise sensibilité comportait encore toutes les qualités du coeur:une bonté, un dévouement sans limites pour tous, une tendresse aux raffinements inoubliables pour ceux qu’il aimait d’un amour de prédilection. Une telle capacité d’aimer entraînait avec elle une extraordinaire capacité de souffrir: les ingratitudes, les duretés de coeur, les indélicatesses, les égoïsmes des hommes le faisaient souffrir atrocement. Son amour s’étendait d’ailleurs à toute la création: il aimait toutes les beautés de la nature et des paysages, et il les aimait en artiste et en poète, il aimait toutes les belles oeuvres de l’art humain, il aimait les fleurs, les montagnes et les forêts comme il aimait les beaux tissus et les beaux livres et le travail bien fait, il aimait beaucoup les animaux avec qu’il avait facilement la familiarité d’un saint François d’Assise. Mais c’est aux hommes qu’il réservait sa plus chaude tendresse avec cette «bonté sans frontières» dont parlait Jacques Maritain. Il chérissait avec une tendresse inouïe son frère, sa belle-soeur, sa nièce, tous les siens, ses amis qui étaient nombreux, sa patrie d’origine la Roumanie et sa patrie d’élection la France.
Il était, même dans les périodes les plus douloureuses de sa vie, gai, plein d’esprit, aimant les jeux et la plaisanterie, s’y prêtant avec une extrême bonne grâce. Dans nos réunions amicales avec les jeunes, il prenait part à tous les jeux:je me souviens de l’avoir vu, dans des réunions où l’on jouait des charades, y accepter un rôle et le tenir avec énormément d’entrain, de verve, de fantaisie et d’esprit, mais en même temps avec beaucoup de finesse et de distinction, sans que s’y mêle jamais rien d’incongru, de grossier ou de brutal.
Toutes ces qualités de sensibilité étaient au service d’une vive intelligence. Ses écrits révèlent un penseur profond, subtil, d’une rare qualité métaphysique. Une manière très orientale (plus intuitive et symbolique que discursive etrationnelle) de concevoir et de s’exprimer ne l’avait pas empêché non seulement d’étudier, mais de pénétrer et d’assimiler profondément la philosophie scolastique et la théologie de saint Thomas d’Aquin à l’école de ses maîtres et amis le T.R.P. Garrigou-Lagrange et Jacques Maritain dont il suivait fidèlement la doctrine, mais loin de répéter cette doctrine comme un simple bon élève il l’avait repensée selon sa manière propre de concevoir et il l’exprimait d’une manière très originale et personnelle. Quelques citations montreront le degré de pénétration de son esprit métaphysique:
«La liberté de l’acte créateur, raison profonde de la liberté de la créature.» (Pensées pour la suite des jours, p. 65.)
«La liberté est seule à pouvoir vraiment déterminer; le reste laisse tout au plus passer une détermination déjà subie.» Ibid., p. 71.)
«L’Intelligence divine est seule à ne rien enlever ans choses pour les comprendre.» (Ibid., p. 71.)
«L’Infini, de toute son infinité, ne pèse sur rien; tout grand, tout immense fini pèserait.» (Ibid., p. 71.)
«En dépit de bien des apparences rien de ce qui est ne se contredit; tout se complète.» (Ibid., p. 94.)
«Par son élan direct, par la ligne même de la forme qu’il prend, l’avenir nous montre que nous ne devons pas envisager l’Eternité comme une sorte de mouvement circulaire et fermé, mais plutôt comme une sorte d’explosion sans limite de l’Acte infini en toute sa pureté.» (Ibid., p. 153.)
«Une vraie philosophie des sciences exige à tout prix, pour être complète, une savantephilosophie des ignorances.» (Ibid., p. 167.)
«À proprement parler, Dieu ne prévoit rien, Il voit, et c’est nous qui voyons en retard.» (Ibid., p. 172.)
S’il ne manquait pas d’esprit géométrique, il brillait plus encore par l’esprit de finesse qui faisait de lui un psychologue pénétrant connaissant toutes les profondeurs du coeur humain. Quelques citations le montreront bien:
«La vanité est la plus indéniable des rotures, il n’y a pas de noblesse dont elle ne fasse déchoir.» (Pensées pour la suite des jours, p. 82.)
«Quand on est content de se sentir raffiné, on commence à ne plus l’être. – Quand on est très sûr d’être fin, c’est qu’on ne l’est pas tout à fait assez.» (Ibid., p. 109.)
«Souffrir, c’est ressentir en soi une privation et une limite. Privation de ce qu’on aime, limite apportée à ce qu’on aime. On souffre à proportion de son amour. La puissance de souffrir est en nous la même que la puissance d’aimer.» (La Souffrance, p. 1.)
Malheureusement, Mgr Ghika n’a jamais eu le temps d’écrire tous les livres qu’il projetait et je crains que bien des brouillons dont je connaissais l’existence soient aujourd’hui à jamais perdus (notamment des brouillons sur la Bible, d’un commentaire de l’Évangile de saint Jean et d’un livre sur l’Histoire de 1’Église). Il n’a publié qu’un certain nombre de petits livres et de brochures et il veillait toujours avec soin à leur présentation matérielle (couverture, mise en page, typographie, papier, etc.). La plupart, édités chez Beauchesne, livrent son enseignement spirituel. Ce sont: Pensées pour la suite des jours, La Visite des pauvres, La Liturgiedu prochain, La Présence de Dieu, La Souffrance, L’Heure sainte. Il faut ajouter une brochure sur La Messe byzantine, une pièce de théâtre sur la Fêmme adultère, son exposé sur La Sainte Vierge et le Saint-Sacrementau Congrès eucharistique de Sydney qui a paru dans La Vie spirituellede novembre – décembre 1929 et dont un tiré à part a été alors publié, un autre tiré à part de sa conférence Place et Rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel parue dans le Bulletin de la Société généraled’Education et d’Enseignementen 1924, enfin hors public son poème illustré par lui-même, Les Intermèdes de Talloires, dont il n’existe qu’un petit nombre d’exemplaires de luxe.
Quelques citations montreront bien les dons de poète et d’artiste présents dans tous ses écrits. Voici par exemple comment il introduisait son rapport au Congrès eucharistique de Sydney en saluant à la fois le peuple d’Australie et les délégations de toutes les races rassemblées autour de l’Hostie (La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement, pp. 1-3):
«Nous voici, nous qui sommes venus de loin, à travers vents et marées, et voici que nous avons connu des saisons changées, des cieux tout autres, la face de la terre toujours modifiée, nous sommes passés tout à coup du silence mystérieux de ces choses démesurées que sont le ciel et la mer au chaos plus déroutant encore de toutes les langues de la terre, nous avons croisé en route les peuples de toute race, de toute couleur, de toute croyance; nous avons vu les bêtes et les plantes sans cesse différentes des nôtres, les heures bousculées, et les jours soudain raccourcis, et nous avons constaté ainsi, une fois de plus, la mutabilité et l’instabilité des choses de ce monde, pour retrouver et fêter l’Immuable, Celui qui ne change pas et Se donne partout de même à tous:Jesu heri et hodie et in saecula saeculorum,et pour associer ici à notre joie, en notre coeur, celle qui, partout, veille sur tous avec autant d’amour, après nous avoir donné à tous et pour toujours, sur la terre comme au ciel, notre Sauveur. Ce que nous venons fêter ici, après un voyage qui, bien que direct, a duré pour nous plus d’un mois, c’est cela même que nous avions à notre point de départ. Mais si nous sommes ici à cette heure, c’est justement afin de pouvoir mieux affirmer au monde cette identité et cette pérennité; c’est afin de montrer combien Il est le même pour toutes les races, pour toutes les nations, pour tous les temps; c’est afin de prouver une fois de plus, par un pèlerinage, d’une extrémité de la terre à l’autre, dont l’objet n’a pourtant pas à bouger de notre coeur, que tous sont faits pour Le reconnaître, L’adorer, vivre de Lui, vivre par Lui d’une même vie pour la vie éternelle. Nous sommes venus redire ici, à l’autre bout du monde, deux choses: qu’un même pain de vie, qui est le corps du Christ, nourrit pour la vie éternelle les âmes de tous les peuples sous tous les cieux et durant tous les siècles, et que nous voulons crier merci à celle qui nous l’a procuré. Nous avons cheminé longtemps, toujours guidés par les cinq étoiles de votre Croix du Sud, et nous nous sommes arrêtés là où l’on nous a dit: Sous ces cinq étoiles vous trouverez une femme – la même – avec un enfant dans les langes – le même. Et nous prosternant, nous avons adoré l’enfant et béni la mère. Et, de concert avec vous, nous allons les fêter maintenant. C’est avec joie que nous venons à vous aussi, à vous frères d’Australie, nos frères très aimés dans le Christ, dans cette famille de Jésus, qui est plus qu’une famille, un même corpsmystique, mais réel, issu du corps réel et vivant du Sauveur. Par celui que nous avons partout et que nous retrouvons ici, c’est vous qui êtes en quelque sorte, et à quelque titre, ici, notre pèlerinage. C’est avec joie que nous accourons vers un pays qui, pays du soleil, semble aussi vouloir être avant tout le pays du Soleil de Justice, en prouvant sa foi par un progrès continu, joyeux, épanoui, vivifiant, C’est avec joie que nous saluons le pays de la Croix du Sud, qui tient à être digne de son emblème, ornement de son ciel, évocation de son Sauveur. Le pays tout d’azur et d’or candide, paré déjà par la nature aux couleurs de Marie. Le pays des bergeries et des étoiles, où les bergers peuvent toujours, en un ciel sans nuages, percevoir sans cesse, par un simple regard jeté au-dessus de leurs fronts, ce qui domine de si haut notre monde, et seraient doublement coupables, dans ces conditions, de trop songer à la terre à propos de leurs troupeaux. Bergeries sous les étoiles faites aussi pour rappeler aujourd’hui, dans nos assises, à vos prières comme aux nôtres, l’unique Pasteur qui guide et l’unique bercail que nous formons, que le monde entier devrait former. Nous sommes venus. Et nous avons à traiter ici, pour l’aube de ce congrès, dans un pays à l’aube de sa jeune et puissante vie, le sujet qui représente le mieux l’aube de notre salut, son origine passée et toujours, par quelque endroit, actuelle: le rapport entre celle qui nous a donné le Seigneur-Dieu incarné parmi nous et le don prodigieux, sous l’apparence d’un peu de pain, de Lui-même par Lui-même, grâce à elle, pour notre salut.»
Comme second exemple de ce style, qui joint l’éloquence à la poésie, nous citerons cet hymne à l’espérance chrétienne (La Souffrance, pp. 54-58):
«Dieu est le Père du serment et nous sommes les enfants de la Promesse:Lui, le Père du serment d’amour, et nous, les fils de la promesse de joie … Nous sommes créés, nous avons été rachetés, nous pouvons être sanctifiés, nous nous trouvons ainsi trois fois portés dans les entrailles de Dieu, dans ses viscères de miséricorde – ces viscères d’un Esprit infini, qui ne peuvent avoir ni forme ni nom, mais dont nous devinons la nature et la puissance de vie quand nous les appelons Pitié et Tendresse. Création, rachat et salut, trois paternités nous blottissent en ce coeur divin que nous ne pouvons nommer sans que vienne s’émouvoir la matière même de notre coeur, si loin de Dieu en apparence, sans que le tressaillement parti de l’Être qui ne se connaît pas d’origine ne vienne se communiquer et ne s’éprouve dans cette chair née d’hier, pleine de fin et de rien, dans cette misère mouvante qui demain va pourrir, mais qui, pour avoir entendu Dieu, sera elle-même associée un jour – quand il n’y aura plus de jours – à la gloire de l’âme. La promesse se réalisera;jusque-là l’attente nous remplit, la sûre attente du bonheur suprême, qui est déjà du bonheur, peuplant la conscience d’une foule de désirs magnifiques, impatients comme des aigles captifs, qui battent des ailes, toujours prêts à s’envoler … Les anarchies et les convoitises de l’armée du mal attendent ce que, dans leur langage conventionnel, elles nomment le grand soir. Nous, chrétiens, nous attendons le Grand Matin de la vie éternelle, quasi mane expansum super montes. Le grand matin déjà répandu sur les montagnes, celui dont les reflets brillent déjà sur toutes les hautes et belles choses, sur toutes les plus saintes et les plus audacieuses créations de Dieu, sur tout ce qui monte vers Lui et L’approche. Montons sur les cimes de la Sainte Attente, sur ces montagnes qui reçoivent déjà le jour d’en haut. Nous irons y voir non point comme le Prophète une terre promise, mais un ciel assuré. Et nous irons encore au-delà. Enfants de la Promesse, nous sommes aussi, selon la magnifique expression de l’Écriture, les enchaînés de l’Espoir. Regardons la chaîne qui nous tient et ce à quoi elle nous relie: quelle chaîne mystérieuse, cette chaîne d’espoir! impalpable comme un frisson de clarté, solide comme l’acier, indestructible et ténue, pareille à un rayon réfléchi, elle va de l’Infini à nous, de nous à l’Infini. Elle franchit l’abîme avec une légèreté divine, elle ondule sûre, droite, rapide comme la lumière, douce comme la caresse du lointain soleil. Tout ce qui flotte dans ses transparences s’illumine et danse en étincelles sur son trajet. L’âme se meut tout le long de sa splendeur. Après avoir baisé cette chaîne de feu que nous jette la Lumière de Lumière, le Dieu de Dieu, remontons la droite et pure ligne qu’elle trace dans l’azur. Suivons-la. Jusqu’où nous mène-t-elle? Nous allons et autour de nous s’élargissent connue des ondes de force les échos des paroles sacrées, les choses jurées et jurées par Dieu, les grâces répercutées de l’amour divin, autour de nous s’épanouissent je ne sais quelle divines résonances. Elle s’arrête, elle s’arrête soudain: il y a là comme un invisible génie, étrange, solennel. Voici quelque chose comme une porte de mystère. Voici très haut dans le ciel comme une porte. Pour l’heure nos prières, nos rêves et nos anges, seuls, savent la passer. Ouvrons-la d’un coup avec toute la force des ailes de notre foi, qui nous transporte jusqu’à elle comme en songe et en esprit. Le coup d’aile l’a ouverte à deux battants. Derrière nous, au-dessous de nous, voici la terre – des cimes perdues qui s’effacent – les derniers linéaments des maisons d’épreuve. Devant nous le ciel, où ce que nul œil n’a pu voir, nulle oreille entendre, nulle âme osé songer, est réservé à ceux que Dieu aime».
C’est dans les Intermèdes de Talloires qu’apparaissent le plus ses dons d’artiste et de poète: il s’agit d’un poème qu’il a écrit au cours d’un séjour au bord du lac d’Annecy chez son ami le grand peintre Albert Besnard et due tout en l’écrivant il a lui-même illustré de dessins d’un sens ornemental et décoratif prodigieux. Cette oeuvre – poème et dessins – est pleine d’une fantaisie déchaînée, d’une luxuriance fantastique, en même temps que de poésie profonde et de sens du mystère. Elle montre à quel degré il avait comme tout poète la perception profonde du mystère des choses avant d’accéder par les dons du Saint-Esprit à la pénétration profonde du mystère de Dieu. Le lac et ses mystères sont ici son point de départ et comme le tremplin d’où il s’élancera jusqu’à chanter à la fin du poème le Coeur plein d’amour de notre Dieu.
Devant une telle richesse de dons chez Mgr Ghika, le lecteur se demandera peut-être quelles étaient ses lacunes. Eh! bien, il n’y a aucun doute que son inaptitude était complète dans le domaine juridique et administratif, dans tout ce qui comporte des réglementations et plus encore pour tout ce qui touche à l’argent et à la comptabilité: le domaine financier lui était totalement étranger. Quand il fut nommé «administrateur» de l’Église des Étrangers à Paris, ce vocable lui inspira une telle horreur qu’il le remplaça aussitôt par le titre de «recteur».

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Telle fut la nature richement douée que la Providence créatrice avait prédestinée pour que la grâce s’en empare et en fasse un saint, pour que le Saint-Esprit épuise cette nature dans la souffrance et la brûle et la dévore au feu de son Amour jusqu’à la réduire aux dernières limites de la pauvreté, du dépouillement, du renoncement à tout et à soi-même, jusqu’à ce qu’alors il n’y ait plus rien d’autre en lui que Jésus-Christ dont il était la vivante image et qu’il faisait découvrir en lui à tous ceux qui l’approchaient.

 

 

  1. Sa vie

Avant d’étudier la sainteté de Mgr Ghika, il nous faut encore donner quelques indications sommaires sur les grandes étapes de sa vie.
Vladimir Ghika naquit le jour de Noël 1873 au carrefour de toutes les civilisations du monde, à Constantinople où son père représentait la Roumanie. Il fit ses études en France, à Toulouse et à Paris, et c’est là que, né dans l’Église schismatique orthodoxe de Roumanie, il découvrit à la fois le protestantisme par un séjour dans une famille protestante et le catholicisme par ses relations avec le cardinal Mathieu, c’est là donc que s’éveilla sa curiosité pour la connaissance de la religion et que commença une longue période de recherche religieuse. Sa connaissance du catholicisme se développa à Rome où il put l’étudier d’une manière approfondie, et surtout en Roumanie, au contact vécu d’une sainte âme qui joua un grand rôle dans sa vie, Soeur Pucci, supérieure des Filles de la Charité, en qui tout était exemple vivant d’authentique charité, de don total de soi à Dieu et aux autres. On ne peut négliger ici de dire un mot de l’influence de la mère de Mgr Ghika qui, comme toute princesse authentique, «se savait née pour servir le peuple» (l’expression est de son autre fils, le prince D. Ghika) et donnait toujours aux siens l’exemple du dévouement: c’est à l’école d’une telle éducatrice que Vladimir Ghika avait eu sa première initiation au dévouement et au don de soi. Et c’est elle qui, bien qu’elle ne fût pas catholique, avait été en Roumanie la première protectrice des Filles de la Charité et qui leur avait obtenu la protection de la reine.
En 1902 à Rome entre les mains de son ami le T.R.P. Lepidi O.P., Maître du Sacré Palais, Vladimir Ghika entre dans l’Église catholique, et bientôt il va, quoique laïc, entreprendre des études approfondies de philosophie scolastique et de théologie qui le conduiront jusqu’au doctorat en théologie. Il devient ainsi un précurseur des études théologiques des laïcs puisqu’il restera jusqu’en 1923 un laïc théologien, et en même temps un précurseur de l’apostolat des laïcs car il va de suite se donner tout entier pour découvrir aux âmes cette vérité catholique que lui-même vient de découvrir et d’étudier dans toutes ses profondeurs et pour leur communiquer ce christianisme authentiquement vécu que lui a révélé l’exemple vivant de Soeur Pucci. Cette vocation de laïc théologien et de laïc apôtre qu’il va vivre pendant vingt ans sera ­confirmée, après une audience accordée à sa mère, par saint Pie X qui lui conseillera de renoncer au moins provisoirement à ses projets de sacerdoce pour exercer dans le monde son influence de laïc chrétien et y donner l’exemple et le témoignage d’un christianisme intégralement réalisé dans une vie de laïc.
Ce n’est d’ailleurs que peu à peu que le travail apostolique va devenir prépondérant dans sa vie. Ce qui domine d’abord, c’est la charité matérielle sous toutes les formes de secours aux malheureux de toutes catégories, pauvres, malades, victimes des cataclysmes, des épidémies, des guerres, des révolutions; pourtant dès le début à travers les corps ce sont les âmes qu’il cherche à atteindre et à qui il veut révéler le vrai visage de Dieu qui est Amour, cela apparaît bien dans son petit livre sur La Visitedes pauvres. Et le voici désormais, comme dit Jacques Maritain, présent «à tous les carrefours de la charité». Avec Soeur Pucci, il se dévoue à tous ceux qui ont besoin d’aide en Roumanie et il y fonde les Dames de Charité à qu’il donnera les conférences de formation qui seront ensuite réunies en brochure dans La Visite des pauvres. En 1913, la guerre des Balkans provoque une épidémie de choléra et Vladimir Ghika est avec Soeur Pucci au chevet des cholériques.
Pendant la guerre 1914-1918, il joue un rôle diplomatique important et est en relations constantes avec le cardinal Mercier et avec les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme:il faudrait une documentation qui nous manque pour donner à ce sujet davantage de précisions.
Après la gurre s’ouvre dans la vie de Vladimir Ghika une période nouvelle où, après la mort de sa mère et l’accession de Pie XI au trône pontifical, il va peu à peu s’orienter vers le sacerdoce qu’il recevra en 1923, à l’âge de cinquante ans, à Paris dans la chapelle de la maison-mère des lazaristes. Il m’a raconté que malgré son intense désir du sacerdoce il hésita longtemps en se demandant s’il ne pouvait pas faire plus de bien aux âmes en restant dans le monde pour y donner l’exemple d’un laïc vivant son christianisme en plénitude comme saint Pie X l’y avait encouragé pour un temps, mais que ces hésitations furent vaincues par une personne (je ne me souviens plus qui) avec qui il en parlait et qui lui dit: «Une seule messe célébrée par vous fera infiniment plus pour le bien des âmes que tout le bien que vous pouvez leur faire par votre action en restant dans le monde.» Donc ce qui le décida, c’est la foi en l’efficacité infinie de la messe sacrement de notre Rédemption pour la conversion et la sanctification des âmes, la foi en la supériorité de la messe sur toute forme d’action, quelle qu’elle soit, et c’est pour célébrer la messe, pour offrir en sacrifice le corps et le sang de Jésus-Christ, et pour nulle autre raison qu’il s’est décidé au sacerdoce. On a parlé, à propos de cette décision, de l’influence de Violette Susman (devenue ensuite Soeur Marie-Agnès) qui avait eu des visions (sur l’authenticité desquelles je n’ai aucune possibilité de me prononcer) et qui avait reçu de Dieu la vocation (qui semble bien certaine) de consacrer sa vie à la conversion du Japon. Est-ce elle qui lui a dit les paroles décisives que je viens de rapporter? Cela se peut, mais la déficience de ma mémoire ne me permet pas de répondre à cette question. Il est certain que c’est à cette époque que, par son ami l’amiral japonais Yamamoto. Vladimir Ghika a connu Violette Susman. Formé à l’école de saint Jean de la Croix, il a toujours été très méfiant vis-à-vis des visionnaires, mais il se peut que Violette Susman lui ait fourni des signes certains de l’authenticité de ses révélations. En tout cas, il restera en relations avec Violette Susman qui jouera un rôle important dans l’intérêt qu’il ne cessera pas de porter au Japon et dans le voyage qu’il y fera pour y installer le premier Carmel.
Prêtre, le prince-abbé Vladimir Ghika s’installe à Paris où malgré de nombreux et longs voyages il gardera jusqu’en 1939 son installation principale et il fixa sa résidence dans un centre de vie contemplative, de prière et de louange de Dieu, l’abbaye bénédictine du 5, rue de la Source. Sa vie spirituelle est guidée à Paris par le sûr, savant et expérimenté directeur d’âmes qui deviendra Mgr Beaussart, et quand il est à Rome par son maître le grand théologien qu’est le T.R.P. Garrigou-Lagrange O.P., tous deux d’ailleurs ses amis intimes. Il fréquente alors assidûment de nombreuses personnalités du monde de la pensée, des lettres et des arts:Henri Bergson (à qu’il dira très fermement, en une de ces formules raccourcies et frappantes dont il avait l’art, qu’on ne peut prétendre avoir «le baptême de désir» si l’on n’a pas d’une manière effective «le désir du baptême» précision dont beaucoup de soi-disant théologiens actuels feraient bien de tenir compte), Jacques Maritain, Henri Massis, Henri Ghéon, René Bazin, Francis Jammes, Paul Claudel, François Mauriac, Henri Bordeaux, Georges Goyau, Louis Massignon, Louis Bertrand qu’il fera rentrer dans l’Église, Albert Besnard, Georges Desvallières, Louis Chaigne, Renée Zeller, Antoine Lestra, Jacques Debout. Le rayonnement de sa sainteté devient alors grand dans les milieux littéraires et artistiques comme dans les milieux diplomatiques et Dieu fait de lui l’instrument de nombreuses conversions. Il rencontre dans ces milieux beaucoup d’occultistes, de théosophes, de satanistes, d’invertis, et souvent il leur fait découvrir Dieu. En même temps, il est le guide spirituel d’un grand nombre d’âmes ferventes qu’il dirige dans les,voies de la perfection chrétienne. C’est donc le travail apostolique de conversion et de sanctification des âmes qui devient prépondérant dans sa vie, ce qui ne l’empêche pas de continuer à se porter sans cesse avec un zèle infatigable au secours des malades et des pauvres et de distribuer des dons à ces derniers avec une générosité inlassable.
Parmi toutes les amitiés que nous venons de nommer, une place de choix est à donner à celle de Jacques et Raïssa Maritain dont le prince Ghika devient très vite l’intime et le familier. À cette époque Jacques Maritain exerçait une influence dominante dans tout ce que le monde religieux, intellectuel, littéraire, artistique et politique contenait de meilleur et de plus vivant: théologiens, penseurs, écrivains, artistes, hommes d’action se groupaient autour de lui, se rencontraient à ses dimanches de Meudon et aux retraites prêchées par le T.R.P. Garrigou-Lagrange qu’il organisait chaque dernière semaine de septembre. On trouvait là le futur Mgr Beaussart, le futur Cardinal Richaud, le futur Mgr Heintz, le R.P. Charles Henrion (qui a publié sous les initiales C.H. l’Abrégé de la doctrine mystique de saint Jean de la croix), des carmes comme le R.P. Bruno, le R.P. Jérôme, le R.P. Lucien, des dominicains comme le R.P. Bernadot, le R.P. Lajeunie, le R.P. Lavaud, des jésuites comme le R.P. Riquet, puis le chanoine Lallement, le chanoine Maquart, Mgr Jolivet, Mgr Baron, Mgr Journet, Roland Dalbiez, Louis Massignon, Pierre van der Meer, Henri Massis, Henri Ghéon, Stanislas Fumet, Léopold Levaux, le grand peintre Severini, Valentine Reyre, Noëlle Denis-Boulet, A.M. Goichon, Simone Leurel, etc. Jacques Maritain est aussi alors le maître incontesté de la jeunesse intellectuelle et on rencontre autour de lui de nombreux jeunes, le futur Mgr Cattaui, le futur R.P. de Menasce O.P., le futur R.P. Demongeot O.P., le futur R.P. Roguet O.P., le futur R.P. Daniélou S. J., le futur abbé Altermann, le futur abbé Caffarel, Pierre Arthuys, Amédée d’Yvignac, Jean de Fabrègues, Pierre Godmé (futur Jean Maxence), Olivier Lacombe, Maurice de Gandillac, Etienne Borne, Jacques de Monléon, Yves Simon, Albert Sandoz, Jacques Madaule, Joseph Folliet, André Harlaire, Charles Vallin, Pierre Jean Robert, moi-même. Au milieu de ces hommes d’élite et de cette jeunesse enthousiaste le prince Ghika occupe une place de premier plan due à la fois à l’universalité de sa culture et de son information de toutes choses et à la qualité de son rayonnement spirituel. Il est aussi en relations avec tous les ordres religieux chez lesquels il a de précieuses amitiés. Il a obtenu la permission exceptionnelle d’être à la fois oblat bénédictin, tertiaire dominicain et tertiaire franciscain, et effectivement il se rattache bien à ces trois grandes spiritualités, attiré vers les bénédictins chez qu’il loge par son esprit de louange de Dieu et son amour de la liturgie, vers les dominicains par des amitiés comme celles du T.R.P. Lepidi, du T.R.P. Garrigou-Lagrange, du R.P. Clérissac, du R.P. Bernadot, du R.P. Lajeunie, du T.R.P. Louis, du R.P. Sertillanges, du T.R.P. Gillet, par sa formation intellectuelle thomiste, par son esprit apostolique, et enfin vers les franciscains par l’amitié du cardinal Vivès et son amour ardent de la pauvreté. Il est aussi d’ailleurs d’un esprit profondément carmélitain par sa vie contemplative et son oraison. Et cela ne l’empêche pas d’avoir de solides amitiés chez les jésuites (il est très lié avec ce grand spirituel jésuite que fut le R.P. Brou) et chez les sulpiciens (M. Gautier) sans parler des lazaristes chez qu’il a reçu le sacerdoce et des Frères de Saint-Vincent de Paul qu’il connaîtra par mon intermédiaire.
Nous parlerons longuement plus loin, à propos de l’action apostolique de Mgr Ghika, de ses activités durant cette période de sa vie:nous ne ferons donc ici que les situer brièvement dans leur ordre chronologique. Prêtre du diocèse de Paris, le prince Ghika est affecté, sous la houlette de Mgr Chaptal, à l’église diocésaine des étrangers, 33, rue de Sèvres, dont il deviendra plus tard recteur et où il est aidé par son ami l’abbé Altermann (devenu plus tard directeur de la Maison d’Ananie et consacré par là au ministère auprès des non-catholiques et notamment d’Israël):cette fonction lui a été donnée en raison de sa connaissance de nombreuses langues, de son information des problèmes religieux de beaucoup de pays étrangers, de ses contacts avec tant de personnalités religieuses et politiques de tous pays. Il va, chaque fois qu’il n’est pas en voyage, recevoir là plusieurs fois par semaine, et il y est à la disposition de tous ceux qui viennent le trouver; ce sont les cas les plus divers, les plus grandes misères matérielles et spirituelles, qui se succèdent dans son bureau, et des miracles spirituels de transformation des âmes s’accomplissent constamment dans son confessionnal. Pour lui faciliter un ministère souvent itinérant, dans les milieux les plus variés et parmi les cas les plus complexes et les plus difficiles, Pie XI lui a accordé un certain nombre de permissions exceptionnelles comme celle de confesser n’importe où, dans tous les diocèses du monde, et même les femmes sans grille, et d’absoudre des cas réservés, celle de célébrer la messe n’importe où et dans tous les rites.
C’est fin 1925 ou début 1926 que, Jacques Maritain m’a fait connaître le prince Ghika. Je, venais de fonder le Centre d’Études religieuses depuis quelques mois, il y prit rapidement une place importante en dirigeant le groupe féminin alors séparé du groupe masculin (c’est par lui que j’ai connu Yvonne Estienne qui fut chargée de ce groupe féminin tant qu’il fonctionna séparément), en prêchant de nombreuses retraites, en nous donnant tin commentaire de l’Évangile de saint Jean, en assumant la direction spirituelle de plusieurs des premiers élèves. L’orientation spirituelle que le Centre d’Études religieuses a prise dès ses débuts doit certainement beaucoup à son influence. Peut après je réunissais périodiquement pour des entretiens spirituels avec lui dans son bureau du 33, rue de Sèvres une élite de la jeunesse d’alors, le futur R.P. de Ménasce O.P., le futur R.P. Daniélou S. J., le futur R.P. Delions S. V., Olivier Lacombe, Jean de Fabrègues, Pierre Godmé, Yvonne Estienne. Il fut aussi à cette époque (avec pour adjoint le chanoine Maire) aumônier des chevaliers de Saint-Michel organisés alors par Pierre Arthuys, Amédée d’Yvignac et Jean de Fabrègues, et il composa pour eux une admirable prière à saint Michel dont je ne puis malheureusement retrouver le texte. Quelques années plus tard, il s’occupera encore avec ma femme d’une association d’aide à la fois matérielle et spirituelle aux artistes, placée sous le patronage de Fra Angelico, qui avait été fondée par Madeleine Crevel (aujourd’hui Mme Thivet) et qui était présidée par Georges Desvallières. Il s’est trouvé aussi à l’origine du groupe catholique du théâtre dans des conditions dont je ne garde aucun souvenir précis. Et je sais qu’il a exercé encore un certain nombre d’aumôneries sur lesquelles je ne suis pas assez informé pour pouvoir en parler.
Peu après son sacerdoce il reçut l’inspiration de fonder un ordre nouveau adapté aux indications providentielles et aux besoins propres du XXe siècle et placé sous le patronage de saint Jean l’Évangéliste qu’il aimait tant. Dans la dernière partie de ce livre, nous parlerons longuement de cet ordre qui ne devait avoir aucune autre règle, aucun autre voeu que d’obéir à toutes les exigences et à tous les appels de la charité, et qui devait comporter deux catégories de membres: les uns vivant en communauté et exerçant à la fois la vie contemplative et l’hospitalité, les autres répandus partout à travers le monde pour y exercer à la fois l’apostolat et la bienfaisance et y propager l’esprit de saint Jean. S’il demeure aujourd’hui beaucoup d’âmes formées par Mgr Ghika et qui continuent à vivre dans cet esprit, l’organisation pratique du projet devait échouer, peut-être quant aux causes secondes parce qu’il fut amené un peu malgré lui à commencer par le plus difficile, c’est-à-dire par la maison de communauté, et sous une forme beaucoup trop vaste pour un début, mais certainement parce qu’il était dans les intentions de Dieu qu’à cette période de son progrès spirituel il fût éprouvé par une série d’épreuves et d’échecs particulièrement douloureux et torturants qui devaient servir à le sanctifier (comme cela fut le cas de beaucoup de saints fondateurs). Dieu a sans doute permis chez lui certaines lacunes dans le domaine de l’organisation pratique pour qu’il ne soit qu’un inspirateur spirituel et un précurseur de son vivant et qu’il ne voie pas en ce monde la réalisation de son oeuvre. Séduit par l’idée de rendre au culte de Dieu une ancienne abbaye transformée en prison, il se laissa convaincre par le Père Lamy d’acquérir pour la maison de communauté de saint Jean l’ancienne abbaye d’Auberive en Haute-Marne. Malgré la méfiance qu’il avait en général, comme nous l’avons déjà dit, pour les visionnaires, il semble qu’influencé par plusieurs de ses plus chers amis il crut alors à l’authenticité des visions du R.P. Lamy. Ce que le R.P. Lamy lui avait annoncé ne s’étant pas réalisé (ou en tout cas ne s’étant pas réalisé de la manière qu’il avait comprise), il devint ensuite très sceptique sur le cas du R.P. Lamy. En ce qui me concerne, je n’ai aucune possibilité de me prononcer au sujet de l’authenticité des visions du R.P. Lamy:je me contente de rapporter, sans formuler aucun jugement, ce que m’a dit Mgr Ghika. Pour acquérir cette immense abbaye d’Auberive, le prince Vladimir Ghika dut demander à son frère de racheter sa part de leur domaine familial en Roumanie, et cela les engagea tous deux dans une longue série de difficultés financières. Les concours financiers que le prince Ghika espérait, d’après ce qu’il avait compris des prédictions du Père Lamy, ne vinrent pas. Finalement, il lui fallut revendre l’abbaye d’Auberive, mais celle-ci, acquise par les bénédictins, restait définitivement rendue au culte de Dieu. Cette épreuve financière fut, d’ailleurs, loin d’être la plus dure: la véritable style=”width:100%” torture intérieure du coeur que Mgr Ghika éprouva au sujet d’Auberive pendant plusieurs années vint des difficultés intérieures de la communauté. Mais, comme j’étais à Paris (je n’ai jamais été à Auberive et ma femme n’y a été qu’une seule fois) et préoccupé de la réalisation des frères et soeurs de saint Jean vivant dans le monde et lancés à travers le monde, je n’ai connu l’histoire d’Auberive que par ce que Mgr Ghika m’en a raconté dans la mesure où la discrétion le lui permettait et j’ai surtout été le confident et le témoin de l’intensité et de la profondeur de sa souffrance. Il y eut à Auberive une petite communauté de soeurs qui semblait, au début, assez bien établie et par ailleurs un certain nombre d’autres éléments assez hétéroclites et plus variables que la bonté sans limites de Mgr Ghika accueillait facilement. Mgr Ghika lui-même faisait la navette entre Paris et Auberive, mais pendant ses longues et nombreuses absences il installa à Auberive pour s’occuper de la communauté d’abord son grand ami le R.P. Charles Henrion qui avait une vocation de solitaire et de contemplatif, puis son très cher fils spirituel l’abbé Caffarel (aujourd’hui directeur de L’Anncan d’Or et grand animateur de tout le mouvement de vie chrétienne profonde des foyers). À la suite de toute une série très douloureuse de conflits et de désaccords sur la conduite de la communauté ou la direction de certaines âmes en particulier, ces divers éléments se dispersèrent un par un. Mgr Ghika se sentit abandonné par quelques-unes des personnes qui à tous points de vue lui étaient le plus chères et avec qu’il avait les plus profondes affinités spirituelles et son coeur subit alors les tourments d’une véritable style=”width:100%” agonie intérieure. Il m’est impossible de juger s’il y eut des torts et quels ils furent: Dieu permet souvent pour les éprouver qu’il y ait des désaccords et des séparations entre de saintes âmes dont la droiture et la pureté d’intention sont indiscutable style=”width:100%”s. En tout cas non seulement la discrétion, mais l’insuffisance de ce que je sais de cette histoire m’interdisent d’essayer de la raconter. Finalement, il ne resta plus à Auberive que deux soeurs seules dans cette immense abbaye au moment où il fallut mettre fin à cette douloureuse expérience (ces deux soeurs sont aujourd’hui bénédictines à Vanves). Mais il reste de nombreuses âmes qui continuent et continueront à vivre de l’esprit de saint Jean et surtout Mgr Ghika sortit sanctifié de cette épreuve qu’il traversa dans un abandon de lotit son être à la volonté de Dieu.
Avant même l’achèvement de l’expérience d’Auberive, une partie de la vie de Mgr Ghika fut occupée par une autre entreprise qui lui apporta aussi bien des épreuves et des souffrances, mais qui fut, elle, finalement couronnée d’un plein succès. Il reçut l’inspiration d’aller évangéliser un des coins les plus déshérités matériellement et spirituellement de la banlieue de Paris, la «zone» entre Gentilly et Villejuif, et il y installa son domicile dans une misérable baraque dont la plus grande partie lui servit de chapelle et l’autre de logement si l’on peut appeler logement la place exiguë réservée à la planche sur laquelle il dormait. Il vécut là au milieu des zoniers, dans les mêmes conditions matérielles qu’eux, et nous raconterons plus loin ce qu’y fut son apostolat. Les enfants furent les premiers attirés, par curiosité d’abord pour celui qu’ils appelaient «le Père Noël» et pour la messe qu’ils n’avaient jamais vue, par intérêt profond ensuite. Pierre Arthuys, âme d’oraison et profond penseur formé à l’école des bénédictins de Solesmes et notamment de ces grands moines que furent Dom Delatte et Dom Nottinger, vint aider régulièrement Mgr Ghika à Villejuif, il forma ces enfants sans culture de la «zone» au chant grégorien et réalisa avec eux une véritable style=”width:100%” manécanterieune excellente chorale. Les parents vinrent ensuite. De plus en plus la chapelle devenait trop petite. Finalement tout ce quartier entièrement étranger au christianisme était évangélisé et sur l’emplacement même de la baraque de Mgr Ghika le cardinal Verdier décida d’ériger une des nouvelles paroisses qu’il créait:cette paroisse fut remplie par le public que Mgr Ghika avait évangélisé!
C’est alors que le prince abbé Ghika devint recteur de l’Église diocésaine des étrangers (où il, avait toujours gardé des fonctions et un jour de réception) et que Pie XI lui donna dans l’Église le litre de «Monseigneur» (que comme prince de sang royal il avait déjà dans le monde) en lui conférant la dignité de protonotaire apostolique. Mais désormais et jusqu’à la guerre ses présences à Paris deviendront plus espacées en raison de ses longs et nombreux voyages. Le voici membre du Comité directeur des congrès eucharistiques internationaux et tous les deux ans un nouveau congrès eucharistique international l’appelle à un lointain voyage, occasion de nouveaux contacts apostoliques dans quelque partie du monde: Sydney, Carthage, Buenos Aires, Dublin, Manille (je ne suis pas sûr de donner cette énumération dans l’ordre chronologique). C’est ensuite le long voyage au Japon pour y installer le premier Carmel, voyage qui fut l’occasion d’un contact approfondi avec les catholiques du Japon et d’un apostolat fécond dans l’île du Soleil Levant. Ses pérégrinations orientales lui firent connaître l’atroce misère des lépreux et les années qui précédèrent 1939 il étudia à fond le problème de la lèpre et se mit de plus en plus au service des lépreux, ce qui entraîna un certain nombre de nouveaux voyages. Il eut même un moment l’idée de se consacrer entièrement aux lépreux et peut-être l’aurait-il fait si la guerre n’avait pas mis fin à ses projets. Entre temps, les fonctions successives de son frère comme ministre des Affaires étrangères à Bucarest et comme ambassadeur à Rome et à Bruxelles provoquèrent de courts voyages en Roumanie (où il gardait le contact avec les Filles de la Charitéinstallées à Bucarest par Soeur Pucci), en Italie (où il devait garder le contact avec le Vatican), et en Belgique où il commença à avoir une influence dans les milieux catholiques.
L’été 1939, il partit en Roumanie afin d’y passer quelques mois dans sa famille. Il ignorait qu’avec les occupations allemandes, puis russe, il ne devait plus en revenir. Je serai bref sur les quinze dernières années de sa vie qui vont s’écouler dans son pays occupé de 1939 à 1954, car il est très difficile d’avoir des renseignements sûrs concernant cette période. Pour la première partie, il est possible d’être documenté sérieusement par son frère le prince D. Ghika et par le R.P. Chorong C.M.; pour les dernières années (après le départ de ceux-ci), on ne sait presque rien de certain. L’automne 1939, il se dévoue au service des réfugiés polonais dont la misère est effroyable. En 1944, lors du terrible bombardement de Bucarest, il reste dans la ville pour secourir les victimes. Jusqu’en 1948, tout en travaillant constamment avec les Filles de la Charité, il vit dans sa famille; après le départ des siens, il s’installe chez elles. Il se dépense sans arrêt pour aider toits ceux qui ont besoin de secours, se prive du peu qu’il a pour le distribuer, toutes les misères matérielles et spirituelles le trouvent présent. À son contact, les conversions au catholicisme se rnultiplient. Malgré les tentatives faites pour le faire partir, il veut rester pour ne pas abandonner dans la misère et la persécution lotis ceux dont il est la providence constante: toutes les nouvelles qui filtrent disent à quel point sa présence est un réconfort pour tous. Bien que ses activités soient purement religieuses et charitable style=”width:100%”s et n’aient aucun caractère politique, toutes ses démarches sont évidemment étroitement surveillées. En 1952, quatre ans après le départ de sa famille, deux ans après le départ du R.P. Chorong, on apprend son arrestation. Il y avait pour cela un motif suffisant dans le seul fait qu’il recevait constamment de nouveaux convertis dans l’Église catholique, dans le fait aussi que son extrême pauvreté et son dévouement incessant à tous constituaient un démenti vivant et spectaculaire aux allégations de la propagande officielle présentant la hiérarchie catholique comme d’insatiables oppresseurs du peuple. Le bruit a couru qu’il aurait reçu en secret l’épicospat et que les autorités communistes l’auraient appris:il nous est impossible de savoir si cela est exact. Ce qui est certain, c’est qu’après cette arrestation il fut relâché, mis en résidence surveillée et qu’il y eut un procès au terme duquel il fut condamné à trente ans de prison. C’est alors qu’il fut définitivement emprisonné au fort de Jilava. On a encore su que sa présence était un constant réconfort spirituel pour les autres prisonniers. Il semble évident que dans sa prison il a dû souvent baptiser et absoudre, on ne sait s’il a eu le peu de pain et de vin nécessaires pour célébrer la messe et donner la communion. Il semble évident aussi que, comme il l’avait toujours fait, il devait distribuer aux autres la plus grande partie du peu de nourriture qu’il avait. Sa mort a dû être la suite logique de la faim, du froid et des mauvais traitements.
Telle fut la vie de l’homme dont nous devons étudier maintenant l’enseignement spirituel, la sainteté, l’action apostolique, la mission en notre siècle.

 

 

PREMIERE PARTIE: SON ENSEIGNEMENT SPIRITUEL; SON TYPE DE SAINTETÉ

L’enseignement spirituel de Mgr Ghika peut se résumer dans ce programme de vie qu’il donnait le 31 août 1930 dans une lettre de direction: «Vie sans cesse soucieuse de la présence de Dieu, communion quotidienne bien vivante et bien fervente, désir de faire toujours ce que Dieu préfère.»
Telles sont les lignes majeures de l’enseignement spirituel dont nous allons maintenant étudier tous les développements et montrer en même temps comment il l’a réalisé dans sa vie.
Il n’a jamais eu l’occasion de présenter cet enseignement spirituel d’une manière systématique, enchaînée, complète, et peut-être, d’ailleurs, son tempérament y aurait-il répugné. Pourtant, pour la commodité de l’exposé, nous serons obligé d’en présenter les principaux aspects les uns après les autres dans l’ordre où ils s’enchaînent, en allant des principes aux conséquences: nous nous excusons à l’avance de ce qu’une telle systématisation présente inévitable style=”width:100%”ment d’un peu partiel et d’un peu artificiel. Mais nous corrigerons ce défaut en lui laissant suffisamment la parole par d’abondantes citations.

I. La réalite de Dieu et de l’univers surnaturel

La conviction de base qui se trouve au principe de tout l’enseignement spirituel et de toute la vie spirituelle de Mgr Ghika, et sur laquelle il insistait sans cesse, c’est la conviction de la réalité de Dieu, la conviction que Dieu n’est pas un bel idéal forgé par nos sentiments pour satisfaire nos heures de rêve ou d’évasion, mais un être réel, le plus réel de tous les êtres parce qu’il est l’Être par Lui-même existant, et que tous les êtres qui n’ont pas par eux-mêmes l’existence, c’est-à-dire toutes les créatures, n’ont de réalité qu’en recevant de Dieu tout ce qu’il y a en eux de réalité, de sorte que Dieu est la Réalité première source et fondement de toute autre réalité, la Réalité première par qui existe tout ce qu’il y a de réel et sans qui il n’y attrait rien de réel: il en résulte que cette réalité de Dieu doit dominer toute notre vie parce que tout en dépend et doit s’y rapporter et que la base même de toute vie chrétienne est cette conviction constante de la réalité de Dieu, de se mettre à tout instant en face de la réalité de Dieu. C’est pourquoi on horripilait Mgr Ghika quand on parlait devant lui d’idéal chrétien, quand on présentait Dieu et le christianisme comme un idéal: il protestait immédiatement que Dieu et l’univers surnaturel ne sont pas un idéal, mais ce qu’il y a de plus réel. Nul homme ne fut plus que lui intégralement réaliste et parfaitement étranger à toute forme d’idéalisme. Si l’on disait devant lui qu’il faut avoir un idéal, il répondait qu’il ne faut pas d’idéal parce que notre vie ne doit être dominée par rien d’autre que par la réalité de Dieu et qu’un idéal n’est qu’un moyen de fuite pour échapper à la réalité de Dieu et à ses exigences. Mais citons-le plutôt:
«La première de toutes les nécessités …, c’est de mettre la réalité de Dieu à sa vraie place de réalité. Avouer sans cesse la réalité de Dieu, trouver et marquer la place de la réalité de Dieu, professer et manifester la réalité de Dieu en toutes choses, et davantage là où Il est le plus, voilà le premier souci de l’âme qui veut vivre de Dieu … Ce Dieu, au point de vue de la réalité et en dehors de toute autre considération, c’est ce qui existe le plus, en ce moment comme toujours, devant l’être que je suis comme devant tous les êtres. Le seul nom qu’il se soit donné afin de nous fournir une idée de Lui-même, le premier éblouissement de la Révélation, jeté à l’humanité dans les Livres saints, a été signifié au milieu des flammes du buisson ardent par l’entremise obéissante de l’enfant trouvé, gardien de bêtes, vagabond et bègue, soudain investi de la charge de sauver son peuple, de donner au monde une loi divine, de préparer le Christ, et de faire connaître le nom propre de Dieu. Et ce seul nom a été:Je suis Celui qui Suis. Rien n’est comme Lui, ni autant que Lui, ni à la façon unique de cette Réalité qui est mère et modèle de toutes les réalités. Dieu est, Dieu est plus que tout, Dieu est Dieu, Dieu est ici comme partout, Dieu est plus qu’ailleurs sur terre en toute âme de chrétien qui vit de la grâce dans la prière et la communion. Cette réalité qui cause tout, qui submerge tout et dépasse tout au point que, auprès d’Elle, tout ce qui est comme s’il n’était pas, il s’agit dès l’abord de lui reconnaître son rang de réalité, ce rang premier d’une véhémence d’être dont rien ne peut donner idée, ce rang de fondement, de transcendance, de permanence, de conduite éternelle des choses, empreint d’une signification particulière pour l’instrument désigné de volonté divine que nous sommes. Nous demeurons hors de la vérité la plus élémentaire, hors de l’ordre universel comme du progrès, si nous ne L’envisageons pas ainsi, comme réalité plus présentement, plus intensément réelle que le monde entier et que nous-mêmes. Cette réalité formidable et sainte, que depuis Jésus nous savons être deux fois paternelle et sans cesse agissante par amour pour nous, cette Réalité qui nous suit ici même en cette action de cet instant précis, sans doute les meilleurs d’entre nous, les plus aidés par la grâce n’arrivent pas à Lui donner en eux toute la place qui, même à notre faible mesure, Lui revient en notre âme, ni sa valeur relative toujours plus approchée que perçue, mais notre tâche est précisément de tendre à avoir de ce qui Lui est dû une conscience toujours plus claire et plus activement aimante. Car Elle est là avec son caractère premier et suprême que rien ne peut changer. Celui qui est, le Seul qui soit vraiment d’une façon absolue, est là devant nous, autour de nous, en nous, pour nous comme en dehors de nous, après nous comme avant nous. Et quand on dit: Dieu te voit, Dieu t’entend, Dieu enserre de toutes parts ta destinée, Dieu t’inspire, Dieu t’attend, ce ne sont pas des façons exactes, mais figurées, de parler, c’est l’expression atténuée de ce qu’on peut concevoir de plus absolu, de plus immédiat et de plus fort de la part de Dieu. Il nous touche et nous anime de tous côtés dans le temps et l’Éternité. Et le sens du réel en nous n’est lui-même que la perception indirecte et diminuée de la Volonté de Dieu parmi ses créatures. Si nous nous examinons, et c’est le premier geste avant le premier pas, ne méconnaissons-nous pas étrangement en notre Dieu, que nous voulons mieux connaître, mieux aimer et mieux servir, ce degré inouï de réalité toujours actuelle, et, quelle que soit sa forme, toujours proche? Ce Présent-partout, ce Vivant-au-dessus-de-tout, ce Réel dont comme existence même toute existence, jusqu’à celle dont je me sens être et qui me garantit les autres, n’est que le retentissement encore bien affaibli, est-Il conçu comme tel dans mon âme et reçu comme tel dans ma vie? C’est la première question à se poser et le premier soin à s’imposer. Sous peine d’errer de la plus profonde des erreurs pratiques, d’être non seulement hors de la vérité qui peut nous guider, et de la vie qui peut nous donner le bonheur, mais hors de 1a réalité telle qu’elle est, en conscience ai-je bien mis, mets-je bien sans cesse mon âme non seulement en regard mais au sein même de la Réalité souveraine? À cette première question et à ce premier soin de mettre son âme en pleine Réalité divine, et peut-on dire par là même et seulement par là en pleine et sûre réalité des choses de ce monde, notre pratique répond souvent mal. Nous trouvons là presque toujours la cause fondamentale de nos imperfections et de nos insuccès. Et dès le seuil une réforme, un contrôle rigoureux nous sont prescrits. Trop nombreux sont les chrétiens même zélés, même désireux de perfection, qui, à considérer sincèrement et, disons le mot, cruellement les choses telles qu’elles sont, traitent la Première et seule véritable style=”width:100%” Réalité du monde, la plus actuelle et la plus essentielle à leur foi, comme un être de raison, dûment honoré sans doute, mais trop envisagé de fait comme une sorte d’idée saisie par intermittences, exceptionnelle plus encore que transcendante, parquée à l’écart plus encore que tenue dans un isolement respectueux, située comme à côté de l’univers dans une sorte de lointain, pourvue en nous d’une sorte d’activité artificielle, un peu fatigante à contempler d’habitude, et d’usage limité, au lieu de l’Être vivant, aimant, de présence universelle et perpétuelle, de pénétration radicale, et, s’il est ainsi permis de parler – car tel est le voeu de la Générositéqui faillit de Son Être même –, d’utilisation constante. Tout en Lui accordant sans doute en son coeur par un aveu de foi l’essentiel, chez certains on en fait dans l’âme une sorte d’objet de luxe denoble et haute nature, sérieusement aime comme on aime par devoir un bienfaiteur absent, ou reçu comme un hôte de distinction avec une déférence émue – comportant de sages exigences et des conditions rigoureuses, mais louables et salutaires –, considéré dans l’éternel gouvernement des choses comme lointain, une sorte de dernière instance au plus haut degré de recul, dans l’Incarnation bienheureuse de Notre-Seigneur comme une sorte de souvenir admirable, un merveilleux et saint accident dont le rôle a été joué une fois pour toutes. Or, ce n’est pas cela. La Réalité de Dieu doit être autrement appréciée: Elle demande de nous à la fois beaucoup plus et beaucoup moins. Beaucoup plus parce qu’Elle ne saurait se satisfaire ni de cette part circonscrite de nous-mêmes qui laisserait une portion de nous-mêmes comme hors de Dieu, ni de cette image rétrécie de Celui-qui-est par où nous fausserions sans y prendre garde, en notre esprit, Son essence même autant et plus que notre vocation. Beaucoup moins, car l’équilibre de notre vie et des données de notre foi ne se maintient alors dans ce domaine injustement diminué que par un effort trop humain et trop tendu aussi pénible que vain parfois, tandis qu’avec le sens, le souci continu de l’actuelle Réalité de Dieu la dernière des créatures intelligentes placée dans lus circonstances les moins favorables, par un acte de toute simplicité soutenu et béni de Dieu Lui-même, par un acte d’une aisance où toute force de l’antre monde et de celui-ci se conjuguent sans effort, peut atteindre la véritable style=”width:100%” assiette de toutes choses sur laquelle toutes choses reposent et s’harmonisent, peut se trouver chez elle et trouver Dieu partout … Il importe, pour qui veut avancer dans la perfection, de bien accuser en soi et en tout la présence de la Réalité première, première – il faut le répéter sans cesse – non seulement comme importance et comme puissance originelle, mais comme intensité actuelle de vie.» (La Présence de Dieu, pp. 30-39.)
On lit de même dans La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (p. 33):
«Un monde supérieur où tout est non seulement vivant, mais la Vie même, où tout est non seulement réel, mais d’une réalité au-dessus de toutes les autres, et vient soutenir en quelque sorte tout le créé en ne cessant d’agir sur lui au plus profond de son être. Ce ne sont ni des notions abstraites, si exactes qu’elles soient, ni des effusions sentimentales ni des considérations pieuses que nous venons vous apporter ici, ce ne sont pas des êtres de raison qui s’agitent devant vous. Ce que nous voulons évoquer ici, c’est la Vie même, la Vie éternelle … Il n’y a rien de plus vrai, de plus présent, de plus intime, et de plus éternel.»

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De la Réalité première de Dieu – qui est par Lui-même – sort la réalité de ses oeuvres – qui sont par Lui –, et d’abord la réalité de ce qu’Il a voulu avant tout, de ce pour quoi Il a créé toutes choses, c’est-à-dire de l’univers de grâce qui nous est connu par la foi. La foi n’est pas un sentiment qui nous aiderait à nous évader et nous consoler dans un beau rêve, dans un idéal ou une chimère, la foi au contraire, qui est, comme dit saint Paul, «la substance de ce qu’on espéré», nous fait toucher la réalité la plus profonde de notre vie, c’est-à-dire la réalité de ce monde de grâce pour lequel nous avons été créés. Mgr Ghika écrit dans les Pensées pour 1a suite des jours (p. 109):
«Comme intensité d’existence actuelle, les moindres réalités de la foi sont aux réalités les plus fortes de la terre ce que ces réalités-là sont aux formes fugaces de notre imagination.»
Et il donnait pour titre à la collection de brochures inaugurée par La Présence de Dieu «Les réalités de la foi dans la vie – Les réalités de la vie dans la foi», pour bien marquer à quel point les réalités de la foi doivent constituer l’essentiel de notre vie et cela à travers toutes les réalités de notre vie de tous les instants.
Mgr Ghika insistait beaucoup pour dire que Marie, les anges, les saints n’appartiennent pas à un univers imaginaire ou de fantaisie comme les fées, mais sont des êtres réels et familiers, présents auprès de nous et au milieu de nous, avec qui nous devons vivre dans une constante intimité, et qui exercent un rôle réel, puissant, efficace dans notre vie quotidienne. Sa prédication s’attachait souvent à développer l’influence personnelle que chaque ange ou chaque saint avait à exercer sur nous et en nous. Il insistait particulièrement sur l’action de Marie, de saint Joseph, de saint Jean-Baptiste, de saint Michel, de l’ange gardien, des saints apôtres à l’intérieur de nos âmes comme dans nos vies. Je me souviens, quand il devint aumônier des chevaliers de saint Michel, combien il craignait que ceux-ci n’envisagent pas assez le patronage de saint Michel comme une influence sans cesse présente et agissante dans toutes leurs activités et transformant profondément la nature même de celles-ci, et pour le leur mieux faire comprendre il leur demanda, avec ce sens du pittoresque qu’il avait si souvent, de ne pas «appartenir à saint Michel de la même manière que le boulevard»!Dans l’ordre des Frères et Soeurs de Saint-Jean, il voulait une présence active de saint Jean dans toute la vie de l’ordre, et par saint Jean une présence active de Marie habitant la maison de saint Jean. Et voici ce qu’il écrivait dans Place et Rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel (pp. 2-3):
«Un saint, c’est l’incarnation avérée, dans un être humain, d’une agissante volonté de Dieu continuant dans sa personne après la mort l’exercice bienfaisant de son activité. Un saint manifeste dans l’autre vie comme dans celle-ci les propriétés de l’union à Dieu: et cette union désormais fixée à jamais n’a plus, pour opérer autour d’elle les merveilles de son efficacité, qu’à laisser se produire par son entremise le jeu des libertés humaines et des faveurs prédestinées d’en-haut … Les saints qui, chacun pour des fins entrevues par la Sagesse éternelle, personnifient une trace de la perfection divine, un reflet du Verbe, une bénédiction du Fils de l’Homme, trouvent à la fois, dans la vertu même de ce qui fait leur récompense éternelle au sein de Dieu, la glorification du Tout-Puissant pour l’éternité et l’emploi de leurs forces vives au profit de leurs frères de ce monde. C’est ainsi qu’en une fusion unique des raisons, des fins et des rayonnements de leur triomphe ils représentent le moyen de choix de la grande oeuvre universelle de joie et de salut à laquelle ils travaillent avec toutes les âmes en grâce de Dieu d’ici-bas, d’une manière si bien ajustée aux temps, aux lieux et aux individus qu’en elle se reconnaît encore le secours providentiel le plus tendrement raffiné. Il y a, en effet, dans la foule des saints une infinie variété de figures, de procédés et d’heure d’action. Ce sont les créations intarissables du Créateur Tout-Puissant et Tout-Riche, les formes d’une souplesse parfaite de l’oeuvre du Saint-Esprit qui s’adapte, dans sa tâche d’amour, à l’âme de chacun pour le bien de tous.»
Quelques lignes plus haut, dans le même texte, il parle de «cette communion des saints qui forme la vraie vie secrète de toute l’humanité» il enseignait en effet couramment que l’essentiel de l’histoire humaine, qui n’est vu que de Dieu seul, se trouve dans la réalité de la vie de la grâce à l’intérieur des âmes et dans les triomphes de cette grâce sur toutes les formes et toutes les forces du péché. La communion des saints était pour lui une réalité dont il vivait d’une manière constante. Il écrit dans les Pensées pour la suite des jours (p. 40):
«L’histoire inconnue du monde est dans la communion des saints et la diffusion de la grâce. C’est là que s’établissent les souveraines généalogies de destinées, que montent en frémissant vers la Suprême Harmonie d’impalpables arbres de Jessé dont la sève est le sang du Christ.»
Et dans sa conférence sur sainte Jeanne d’Arc il dit encore (pp. 5-6):
«C’est la sainte de la confiance suprême dans les réalités surnaturelles, présences de Dieu, vérités divines, personnes vivantes de l’au-delà, anges et saints, peuple sacré toujours si proche, si actif et si méconnu, grâces et forces spirituelles mises à leur rang – confiance que ces réalités par cela même qu’elles sont réalités et réalités premières, et forces d’éternité plus puissantes que toutes les forces, payent magnifiquement de retour chez ceux qui recourent à elles. Jeanne nous enseigne non seulement à tenir compte de ces réalités, mais à prendre hardiment sur elles notre principal point d’appui pour mieux suffire aux tâches que nous avons à remplir en ce monde. Si même pour Dieu et pour l’Église de Dieu nous faisons si peu de chose, c’est que, loin de chercher en ces forces premières radicalement la raison et l’énergie de notre activité, ou bien nous ne faisons à elles qu’une sorte d’accession nominale dont nous attendons alors plus que nous n’avons droit de le faire, ou bien nous opérons dans les seules contingences de ce monde, asservis à des causes naturelles qui nous écrasent alors trop aisément.»

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La réalité des oeuvres de grâce ne faisait pas oublier à Mgr Ghika la réalité de toutes les oeuvres de Dieu. Pour lui, comme pour saint François d’Assise qui appelait toute créature «mon frère» ou «ma soeur», tout ce qui existe était sacré car tout ce qui existe est l’oeuvre de Dieu. Le chrétien n’a le droit de méconnaître aucune réalité, car ce serait méconnaître l’oeuvre de Dieu. Il doit se soumettre à toute réalité, car c’est se soumettre à l’oeuvre de Dieu. D’où un réalisme intégral opposé à toutes les formes modernes de l’idéalisme (et cela rendait l’enseignement de Mgr Ghika particulièrement adapté aux besoins de notre siècle tellement intoxiqué par tous les ravages de l’idéalisme). Le chrétien dont le regard est toujours attaché à la réalité de Dieu a par là même son regard attaché à toutes les réalités qui sont l’oeuvre de Dieu sans jamais négliger aucun aspect de ce réel dont chaque aspect signifie ou manifeste une volonté créatrice de Dieu. Nous avons déjà cité cette phrase de Mgr Ghika: «Le sens du réel en nous n’est lui-même en nous que la perception indirecte et diminuée de la Volonté de Dieu parmi les créatures», d’où le conseil «de mettre son âme en pleine Réalité divine, et peut-on dire par là même et seulement par là en pleine et sûre réalité des choses de ce monde». Voici d’autres réflexions sur le même sujet:
«Point de science sans respect – respect des êtres, des choses, des vérités. L’étude doit être un travail aussi respectueux que patient. Et le trait de génie y est un éclair d’amour dans le respect.» (Pensées pour la suite des jours, p. 29.)
«Les vérités ne sont cruelles qu’à la façon des chirurgiens.» (Ibid., p. 54.)
«Dans la science l’homme ne fait que mendier aux choses quelques secrets de leur obéissance à Dieu.» (Ibid., p. 80.)
«Reconnaître ce qui est, c’est rendre hommage à Celui qui est.» (Ibid., p. 172.)
«Sans Dieu, nous n’avons pas d’intimité véritable style=”width:100%” avec le réel. En dehors de Lui, nous n’abordons que des surfaces ou des hostilités.» (Ibid., p. 64.)
«Les coeurs purs qui verront Dieu sont déjà dès ce monde les seuls à voir vraiment les choses de ce monde.» (Ibid., p. 40.)
«As-tu songé à ce que peut être de retrouver tout ce qui a été dans Celui qui est?» (Ibid., p. 70.)
Ainsi la part de Dieu petit être tout sans rien supprimer, car Dieu fait exister et il n’est réellement que ce qu’Il fait exister. Mgr Ghika l’a bien mis en relief:
«La part de Dieu, c’est tout, et, comme nous le ferons tantôt mieux ressortir, cela ne porte préjudice à rien, bien au contraire … Dieu est la seule raison d’être de l’existence de la créature, en donnant à ces deux mots la multitude et la profondeur des sens qu’ils enveloppent. La part de Dieu, c’est tout: rien d’effrayant dans cette exigence que les vocations les moins hautes et les moins bien servies doivent prendre en un sens toujours absolu sans doute, mais qu’il faut savoir adapter au besoin à leurs faiblesses ou à leurs défaillances sans lui faire perdre pour cela de sa valeur. Dieu parce qu’Il est Dieu n’est étranger nulle part, et l’Incarnation, le sacrifice de la Croix, d’une façon nouvelle, surnaturellement exaltée, plus radicale et plus proche de nous, sont venus sceller et signifier cela à notre nature débile et déchue quand le mal, la seule chose qu’Il doive perpétuellement ignorer, avait semblé L’écarter de quelque être en ce monde … Cette mise de la réalité de Dieu à son rang de réalité omniprésente ne comporte rien d’artificiel, de forcé, ni par là de déformant, dans son exercice. Toute autre réalité de la terre se superpose aux autres, et en se superposant les masque, les altère ou les écrase. Dieu ne fait subir à rien d’atteinte réductrice. Il peut s’unir à tout cequi est, sauf au mal, et parce que le mal n’est que la forme la plus odieuse du néant (le pire néant, le néantnon seulement de ce qui n’est pas ou ne peut pas être, mais ne doitpas être). Et non seulement on ne trouve rien d’artificiel ni de déformateur en ce juste souci, mais on arrive ainsi, pour peu que l’on se mette au coeur même de cette vérité, à se rapprocher de la seule optique exacte de toutes choses, de celle qui donne l’échelle de tout ce que sont les choses, les actes et les êtres devant Dieu … Cette distraction volontaire avec Dieu pour objet non seulement ne distrait de rien, non seulement n’éloigne de rien, mais aide à tout comprendre et à tout accomplir, elle nous replace dans l’atmosphère même de toute oeuvre, elle est la condition normale de tout travail et de tout contrôle sur les fruits du travail, de toute joie, de toute vraie joie et de toute pérennité de la joie … Notre esprit n’a qu’à se reporter à cet Esprit. Mêlé à tout sans rien altérer, doublant tout d’une doublure de bénédiction, Il nous permet d’opérer ce qui est en quelque sorte la tâche, l’épreuve et la trouvaille bénie de toute âme, ce qu’on pourrait appeler le retournement nécessaire des choses, le geste salutaire et sacré qui nous fait rendre manifeste en toutes choses celle de leurs faces qui regarde Dieu, c’est-à-dire leur vraie face, leur bon côté, dont à première vue nous ne connaissons que l’envers énigmatique, ténébreux et éprouvant.» (La Présencede Dieu, Beauchesne éditeur, pp. 39-40, 42-43, 53-54, 56.)
Ceci nous conduit à comprendre que la clé de la vie chrétienne est de vivre en regardant Dieu, de vivre en présence de Dieu, et de contempler perpétuellement cette présence de Dieu en soi comme en toutes choses.

 

 

  1. La presence de Dieu

Ce que nous avons à dire maintenant est la conséquence directe du chapitre précédent.
Mgr Ghika vivait à un tel degré de la présence de Dieu en lui que cette présence de Dieu se manifestait à travers lui: sa seule présence mettait en présence de Dieu et faisait prier, il rayonnait la présence de Dieu au point que la seule vraie description qu’on puisse donner de lui était de dire comme un pèlerin du siècle dernier le disait du curé d’Ars:«J’ai vu Dieu dans un homme.» Tout son être était comme effacé pour laisser transparaître Dieu.
La présence de Dieu partout et toujours l’obsédait vraiment au point qu’il ne pouvait plus la perdre de vue. Il nous le dit lui-même dans La Liturgie du prochain (p. 2):«Ce n’est pas chose exceptionnelle que j’entends souligner par là ni pour aujourd’hui plus que pour tel autre jour de notre vie. C’est, manifesté seulement de façon plus sensible et plus intensifiée par les circonstances, le sentiment tragique et humiliant, mais si doux et si bon, qui m’obsède et me transporte tous les jours, de cette présence continue de Dieu, du Dieu présent partout et en tout, que nous ne devons pas un instant perdre de vue si nous n’arrivons jamais à Le posséder assez, et qui n’en inspire à la fois par là en notre misère mieux reconnue que plus d’amour reconnaissant, de stupeur et de saint désir d’une union plus étroite.»
Et dans La Visite des pauvres (p. 77), il attire l’attention sur «toutes les présences divines: présence réelle de Notre-Seigneur, corps, âme et divinité, dans le Saint-Sacrement; présence vivante de Notre-Seigneur parmi nous réunis en Son Nom; présence de Notre-Seigneur dans les pauvres pour nous, en nous pour les pauvres;présence de Notre-Seigneur en nos travaux, en nos oeuvres, en nos prières, en nos conversations même».
De même dans La Présence de Dieu (pp. 43­-44): «Dieu, la plus réelle de toutes les réalités, est donc ici devant nous et en nous, de mille manières: par sa présence naturelle, accompagnée d’une puissance et d’une action universelles qui se trouvent dûment honorées dans la dignité d’une âme humaine faite pour les comprendre. Il habite dans nos âmes par la grâce, comme notre foi nous l’enseigne formellement en un dogme fait pour nous remplir de souveraine joie … Il réside dans le corps vivant de l’Église, dans son âme, dans cette communion des saints qui réunit déjà en Dieu et à Dieu les êtres. Il se rapproche davantage encore de nous en un passage, une pâque chaque jour nouvelle, dans cette communion où nous recevons la chair et le sang du Dieu fait homme et qui nous livre pour ainsi dire cette présence divine tout entière avec une sorte de redoutable style=”width:100%” liberté d’emploi, sous sa forme la plus sacrifiée à nos besoins.»
Il commençait enfin un discours de mariage en disant:
«Je ne suis là que pour rendre de mon mieux plus sensibles cette présence et cette action divines qui enveloppent tout, pour essayer de souligner devant vous, avec l’aide du Saint-Esprit préparant mon âme et la vôtre à cette tâche, toutes les réalités surnaturelles qui se font jour ici, des réalités et des actualités toutes faites pour vous, pour votre bonheur et pour votre salut.»

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Toute créature lui parlait de la présence créatrice de Dieu, de la présence de Dieu au plus intime de son être pour lui infuser l’existence. D’où chez lui ce respect, cette admiration, cet émerveillement devant toute créature dont nous avons déjà parlé, parce qu’à ses yeux toute créature était pleine de présence divine. On comprend à quel point il aimait la nature et le spectacle de toute la création. Il aimait plus tendrement encore les animaux dont la vie et la sensibilité lui révélaient un degré supérieur de présence divine. Et combien plus encore il voyait la présence de Dieu dans les créatures faites à l’image de Dieu, d’abord les hommes ses frères, puis les anges, les anges dont l’invisible présence parmi nous lui était si familière! Tout ce qui l’entourait et tout ce qu’il rencontrait, tout ce qu’il voyait et entendait était pour lui révélateur de présence divine.

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Mais bien plus grand encore était l’émerveillement de sa foi devant la présence surnaturelle des Trois Personnes divines comme hôtes intimes et familiers des âmes en état de grâce:il vivait dans la compagnie constante du Père, du Fils, et du Saint-Esprit présents au plus profond de son âme par la grâce et il les retrouvait dans chaque «prochain» que la Providence lui faisait rencontrer. Il ne se lassait pas d’attirer l’attention sur cette vie de la Divine Trinité en nous à laquelle, hélas!la plupart des hommes sont si peu attentifs. Il ne se lassait pas de s’adresser à cette vie de la Trinité au fond de l’âme de ses auditeurs ou de ses lecteurs, comme il nous l’explique dans La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (p. 33):
      «Ce à quoi je fais appel ici, ce n’est pas à l’attention bien disposée d’une assistance, mais à la vie de la Sainte Trinité, à la vie prodigieuse du Dieu vivant à demeure en nous, grâce à la présence réelle et vivifiante du Verbe incarné qui a traversé ce matin votre être et le mien, à cette vie de la Trinité Sainte qui réside en vous tant que le péché ne l’a pas chassée, à toutes ces réalités premières et souveraines qui ne peuvent passer et vis-à-vis desquelles nous avons le seul tort de ne jamais assez reconnaître leur prééminence absolue et leur toujours actuelle vertu.»
De même dans La Liturgie du prochain (pp.1-2):
      En vous parlant aussitôt après de cet acte aussi prodigieux que familier qu’est notre messe, après ce tête-à-tête avec le Verbe fait chair, après cette descente en notre être du Seigneur Jésus, je songe à cette autre présence de la Trinité Sainte qui réside dans les âmes comme dans le ciel, prête à bénir, à féconder, et à juger aussi de façon redoutable style=”width:100%” les quelques paroles qui vont être ici prononcées pour ce que, plus ou moins pénétrées de l’amour de Dieu et en mesure même de leur vocation à l’amour de Dieu, elles marqueront dans la destinée et serviront au salut de celui qui parle comme de celles qui écoutent.»
De même encore dans La Présence de Dieu (pp. 4-5, 58-59):
«Par manque d’esprit de foi, on ne compte pas assez sur ce fond de l’âme en état de grâce où depuis le baptême habite de façon continue, en toute sa vivante réalité, Dieu lui-même tant que l’âme ne Le chasse pas violemment par le péché mortel sans Le rappeler par la Pénitence. On ne met pas assez à son rang de force vitale cette vigilance aimante de la Sainte Trinitédemeurant au coeur du coeur de l’homme, cette présence qui peut être si miraculeusement active de l’Esprit Saint … Il nous faut écouter le Père qui révèle dans l’Esprit, qui prononce, appelle et meut par le Fils incarné, reconnu de nous, qui restaure notre nature, nous relie humainement et divinement à Lui, et permet seul la vie commune avec Lui.»

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La présence réelle du Christ dans l’Eucharistie exerçait sur Mgr Ghika une véritable style=”width:100%” fascination. Il ne pouvait détacher son regard de l’hostie ou du tabernacle. Et son constant émerveillement de cette présence affirmée par sa foi le poussait à en parler avec insistance comme l’ont déjà montré de précédentes citations. Mais c’est dans L’Heure sainte qu’il attire le plus notre attention sur cette présence:
«Un coeur sacré bat silencieusement, pour toujours, à l’ombre des autels, un coeur de chair, symbole efficace et vivant de l’Amour éternel de Dieu pour nous, source véridique et proche de toute grâce: le Coeur de notre Maître invisible et présent … Jésus y est aussi présent qu’il y a deux mille ans au milieu de ses disciples. Le sacrement de sa présence réelle est ici devant vous. Et dans ce sacrement le Coeur divin bat pour l’Eternité». (pp. 7-8).
«Voici venir le don le plus complet qui ait jamais été fait aux créatures depuis la création du monde: le don de quoi? De Dieu même, de Dieu donné par le Dieu fait homme en une nourriture et en un breuvage appropriés à notre faiblesse. D’autres laissent à leurs amis en les quittant un souvenir, une marque d’affection, une image; Lui, Lui-même … Il n’y a désormais plus rien entre Dieu et l’homme:il n’y a plus de mort, voici le frère vivant de tous nos disparus: il n’y a plus de temps, voici pour tous les siècles le Présent toujours présent, Dieu avec nous et nous avec Lui, le même Dieu incarné, sacrifié, donné jusqu’à la consommation des siècles tous les siècles et nous avec tous les siècles des siècles. Il n’y a plus de joug, voici le mouvement le plus inattendu de la liberté divine et humaine. Il n’y a plus de misère, voici de quoi tout donner à la faiblesse de la nature, voici de quoi conquérir tout ce qu’il est possible d’avoir. Et Dieu Se donne. Ceci est Son Corps. Il le tend à ses disciples. – Il est devant vous. Ceci est Son Sang. Il le tend à ses disciples. – Il est devant vous». (pp. 18-20).
On comprend que dans les constitutions de la Fraternité de Saint Jean il ait inscrit:«La vie concentrée comme point de départ autour du Saint-Sacrement, du Saint Sacrifice et du Coeur sacré».

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Si Mgr Ghika était un obsédé de la présence du corps du Christ dans l’Eucharistie, il était aussi, à l’école de saint Vincent de Paul, un obsédé de la présence du Christ dans le prochain. Dès son premier livre, La Visite des pauvres(p. 94), il écrit:
«Rien ne rend Dieu proche comme le prochain. Pour qui voit Dieu lointain, le prochain ne sera jamais bien proche; pour qui ne voit pas le prochain bien proche, Dieu restera toujours lointain.»
Il développe cette pensée dans La Liturgie du prochain (pp. 10-12):
«Par quelle voie, habituellement, dans la famille spirituelle de saint Vincent de Paul, est-on un être de charité? Par le souci du prochain, et, en particulier, de ses souffrances. Au moyen de quel geste vital et concret le grand saint qui nous sert de guide a-t-il voulu, en se fondant sur les paroles mêmes du Seigneur dans l’Évangile, vous mettre à même de remplir votre tâche? Par la substitution du Christ unique, immuable et parfait au prochain imparfait, variable et multiple par la sainte obsession de Sa présence véritable style=”width:100%” en autrui, en cet autrui surtout où, par la souffrance qui le soustrait aux conventions de notre vie et l’associe à l’expiation ou à la Rédemption, et par la pauvreté qui le dépouille et le fait plus simplement homme, on peut plus facilement retrouver l’Homme-Dieu. Il y a là comme une sorte de transsubstantiation que Jésus nous indique et que saint Vincent nous conseille efficacement d’opérer selon le Saint-Esprit avec le meilleur de notre âme. Nous devons y croire, et sans trop d’efforts, par un acte de foi et d’amour où nous donnons très exactement la mesure de nous-mêmes. Nous avons, pour notre bonheur et celui de nos frères, à croire pleinement, comme les autres paroles de Dieu, cette parole de l’Évangile. L’exercice de la présence de Jésus dans la misère d’autrui est fondé sur la parole que nous croyons, ici comme ailleurs, avec le genre de créance absolue qui est la marque de l’Église de Vérité et la voix même du Saint-Esprit en elle comme en nous, voix qui ne peut parler qu’à la façon d’un vrai Dieu avec tout l’absolu de Dieu. L’Homme-Dieu nous a dit en langage humain avec son autorité divine et le sens de son éternité: Ceci est mon Corps; l’Église de Dieu Le croit sur parole et l’onde là-dessus le plus intime de sa vie. L’Homme-Dieu a dit au disciple choisi: tu es Pierre; l’Église de Dieu Le croit sur parole et se construit, comme Il l’a dit, sur cette parole. Il nous a demandé de Le voir Lui-même dans le plus petit, dans le dernier de nos frères, pour Le secourir et L’aimer; nous Le croyons encore sur parole, nous professons vouloir Le reconnaître là d’une façon vivante et continue.»

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Mgr Ghika reconnaissait enfin la présence de Dieu en tous les événements car rien n’arrive que selon ce que la Providence divine a voulu ou permis. Aussi voyait-il la main de Dieu en tout ce qui arrivait. Dans La Présence de Dieu (p. 42), il écrit:
«Celui qui sait être l’hôte et l’animateur des choses et des événements à leur façon comme Il sait être l’hôte et l’animateur de nous-mêmes à la nôtre doit être sans cesse cherché et retrouvé dans cet entrecroisement continu de Providence et de prédestination qui ne cesse de former la trame de notre vie.»
Et dans La Liturgie du prochain (pp. 6-7), il donne ce programme: «Trouver Dieu sans cesse, en toute simplicité, dans la vie de tous les jours, à tout moment du jour, et reconnaître en tout ce qui porte sa trace le Fils de Dieu.»
À la suite du R.P. de Caussade et du T.R.P. Garrigou-Lagrange, Mgr Ghika avait une grande dévotion à l’instant présent qui est par sa réalité le messager actuel de la volonté de Dieu sur nous et par là porte en lui quelque chose de l’Éternité divine dont il jaillit. Les idéalistes vivent toujours hors du réel dans les vues de leur esprit et passent leur temps à regretter un passé qui n’est plus ou à faire des projets pour un avenir qui n’est pas encore. Le réalisme chrétien trouve Dieu dans ce qui est, c’est-à-dire dans l’unique réalité de l’instant présent que Dieu nous donne à vivre pour y réaliser maintenant et effectivement Sa volonté sur nous manifestée par les données réelles de cet instant présent.
C’est pourquoi Mgr Ghika écrivait dans les Pensées pour la suite des jours (p. 55):
      «Le présent a un nom d’une étrange éloquence. Il est avant tout un présent, un don de Dieu, qui appelle, avant toute autre action, l’action de grâces.»
Car il faut toujours rendre grâces à Dieu de tout ce qui est, car tout ce qui est un don de Son amour fait en définitive pour notre bien. D’où ce programme (Heure sainte,p. 11):
«Faisons à cette heure, en nous attachant à cette pensée, un serment:celui de vouloir faire bondir joyeusement notre coeur à toute sainte action; une prière:celle de vouer à Dieu chaque mouvement de vie dont nous pouvons avoir conscience, jusque dans les moindres incidents de notre existence de tous les jours.»
Chaque instant voué à Dieu par amour, chaque instant où nous accomplissons la volonté de Dieu marquée par les circonstances vaut l’éternité qu’il nous gagne, d’où cette prière (Heure Sainte, p. 15):
«Faites que l’heure marquée en notre chair par les battements de notre coeur en Votre Présence soit une heure acheteuse d’éternité, gardée pour l’éternité, retrouvée dans l’éternité.»
L’essentiel n’est donc pas de faire de grandes choses, mais de toujours adhérer par amour à la volonté de Dieu dans les plus petites choses comme dans les grandes, car cela seul est vraiment grand de reconnaître et aimer Dieu en tout ce qui est et d’être par là rattaché à l’Éternité divine. D’où cette pensée (Pensées pour la suite des jours, p. 94):
«Fais grandement les plus petites choses et très humblement les plus grandes. Y a-t-il par ailleurs de grandes et de petites choses quand on fait tout pour l’amour de Dieu et rien que pour Lui?»
Dans La visite des pauvres (p. 92), on lit cet enseignement:
«Soyez persuadés de l’importance des moindres choses dans une maison du bon Dieu. Il n’y a pas de hasard dans le monde, mais il y a d’autant moins de ce qu’on peut nommer le hasard – et qui n’est en définitive que les échéances lointaines ou obscures de la Providence –,il y a d’autant plus d’indications providentielles en tout acte, en tout événement, qu’on a affaire à des choses vouées à Dieu. Elles sont orientées vers la Fin éternelle et rien de ce qui s’y fait n’y est insignifiant. Tout y est dans le sens du plan de Dieu d’abord, et ensuite multiplié par la valeur infinie des mérites du Christ.»
D’où ces pensées:
«Il est facile de dire ce qu’il faudrait faire, plus facile encore de dire ce qu’il aurait fallu faire, difficile, rare et utile de savoir dire ce qu’il faut faire, et sur-le-champ [1]» (Pensées pour la suite des jours, p. 125).
«Ce n’est point tant ce qu’on fait qui importe, mais la façon dont on le fait; ce n’est pas ce qui arrive, mais la façon dont on l’accueille» (ibid., p. 57.)
«Si tu sais mettre Dieu dans tout ce que tu fais, tu le retrouveras dans tout ce qui t’arrive.» (Ibid., p. 38.)
«On peut tout ce qu’on veut quand on veut ce que Dieu veut.» (Ibid., p. 144.)
Il ne s’agit là ni de passivité ni de fatalisme ni de quiétisme car il s’agit de prendre les événements et les circonstances comme les données réelles de l’action que Dieu nous demande, et cette action peut être la lutte contre tout ce qui se trouve de mauvais dans ces événements et ces circonstances si la volonté de Dieu est de se servir de nous pour cette lutte contre l’adversité. Mgr Ghika a bien marqué cela dans La Souffrance (p. 23):
«La volonté de Dieu n’est pas seulement dans les événements à subir. Fiat voluntas tua veut dire bien souvent: que je fasse ta volonté, quelque dure qu’elle soit à réaliser, au prix de mes sueurs, de mes larmes, de mon sang, en luttant contre les adversités, en combattant même ce qui semble être la volonté signifiée du dehors par ce que je crois être ta volonté vivante agissant au-dedans de moi.»
      Mais cette action est toujours à mener dans les conditions réelles de l’instant présent où Dieu nous place. Le vrai mérite est toujours de prendre ces conditions présentes données par Dieu telles qu’elles sont et non de rêver à une situation idéale inventée par nos désirs. Comme directeur spirituel, Mgr Ghika détournait toujours d’un rêve où l’on croyait trouver sa vocation idéale si celle-ci était irréalisable dans les données présentes réellement fournies par Dieu, il montrait toujours comment la vraie perfection et le vrai renoncement se trouvent en acceptant par amour telle qu’elle est la situation souvent médiocre que Dieu nous donne à vivre. Par exemple à une âme éprise de solitude, il écrivait le 24 septembre 1922:
«Dites-vous bien dans vos fringales de solitude et de recueillement qu’il n’y a pas de solitude plus rare, plus haute et plus ressemblante à la solitude du Fils de Dieu que ces entraves dont vous vous plaignez. Vous êtes alors dans une solitude qui va jusqu’au dépouillement de sa complaisance en elle-même, dans une solitude où l’intimité avec Dieu peut dépasser une bonne part de votre moi abandonné à des tâches qui l’accablent ou l’obsèdent. Mais la sainteté et le prix de cette solitude suréminente, de nature infiniment délicate et fragile, tiennent avant tout à l’acceptation compréhensive de tout ce qu’elle peut contenir en apparence d’ingrat, de mortifiant, de pris sur nous-mêmes.»
Se dépouiller de nos propres vues sur nous-mêmes pour adhérer à Dieu dans la réalité de la situation qu’Il nous donne à vivre, tel est le programme, et il n’y a de bonne solitude chrétienne que celle où l’on ne se recherche pas soi-même, mais où l’on est dépouillé de soi pour rechercher Dieu seul. D’où cette pensée:
«La solitude n’est bonne et sainte qu’une fois exorcisée du Moi.» (Pensées pour la suite des jours, p. 34.)
Et la solitude intérieure de l’âme qui adhère à Dieu seul au milieu des entraves du monde vaut mieux que la solitude extérieure.
De même à une âme éprise de pauvreté Mgr Ghika écrivait le 31 août 1930:
«Le véritable style=”width:100%” esprit de pauvreté consiste surtout à prendre la forme de pauvreté que la Providence propose et avec d’autant plus de courage et de mérite que cette forme paraît plus médiocre, plus banale, plus dénuée de toute satisfaction d’amour-propre.»
Dans la vocation particulière marquée àchacun par ses aptitudes, ses goûts, les circonstances de sa vie, Mgr Ghika reconnaissait la Providence qui dispose toutes choses, et sa direction spirituelle, qui ne procédait d’aucune méthode à priori, s’adaptait toujours à l’extrême diversité des vocations particulières pour se soumettre à l’appel de Dieu en chacun. De même il était profondément convaincu que dans la marche générale de l’histoire humaine chaque nation à sa vocation particulière qui est l’oeuvre de la Providence:nous citerons plus loin les belles pages qu’il a consacrées à la vocation providentielle de la France.
Toute la vie devenait ainsi pour lui, à travers la suite sans fin des circonstances toujours reconnues providentielles, une vie avec Dieu, c’est-à-dire une vie de prière continuelle. C’est cet enseignement sur la prière continuelle qu’il nous faut donner maintenant.

 

 

III. La prière continuelle

Vivre dans une attention constante à la présence de Dieu en soi et en toutes choses, c’est vivre dans la prière perpétuelle selon ce programme que Mgr Ghika résumait dans les Pensées pour la suite des jours (p. 36):
      «Souvenir de Dieu et oubli de soi-même, l’un tirant l’autre.»
Mais ce n’est rien d’autre que le programme de l’Évangile lui-même où le Seigneur commande: «Vous devez toujours prier et ne jamais cesser de prier», et de Saint Paul qui répète dans la plupart de ses épîtres:«Priez toujours.»Mgr Ghika insistait énormément sur cet enseignement de la prière continuelle et il était exaspéré quand on lui parlait de prières du matin et du soir, il rappelait alors avec indignation et avec force qu’il ne faut pas prier seulement le matin et le soir parce que l’ordre du Seigneur est de prier sans interruption. C’est dans La Présence de Dieu qu’il a le plus développé son enseignement sur la prière continuelle:
«La réelle présence de Dieu, la présence de la Réalité de Dieu sous tous les aspects où nous pouvons et devons la concevoir doit être l’exercice ininterrompu de la vie spirituelle … C’est l’esprit d’oraison perpétuelle prescrit par l’Évangile … qu’explique saint Paul en montrant comment nous devons à tout mêler quelque souci de Dieu. Le mêler à tous les actes et tous les événements, comme Dieu en eux se met Lui-même avec un degré d’union et d’appropriation qui corresponde à leur dignité spirituelle. Et nulle autre difficulté sérieuse ne s’y oppose que notre mauvaise volonté, car c’est de tous nos gestes celui qui peut être le moins exigeant en effort de pensée ou en dépense effective d’action. Cette mise et ce maintien en présence de Dieu, au sein de Dieu, s’obtiennent par une imperceptible orientation volontaire, une sorte de:Mon Seigneur et mon Dieu! qui a souvent le droit et l’honneur d’être tout à fait inarticulé, de ne représenter qu’un très doux et très simple éclair dans l’âme ou plutôt le geste même de la respiration de l’âme dans son véritable style=”width:100%” milieu vital. Cet acte de notre part joint la plus intense facilité naturelle à la moindre altération des choses autour de nous; il est surnaturellement aidé dans sa production autant qu’il sait aider à tout faire; il emporte avec lui la souveraine satisfaction d’atteindre par un aveu radical la Seule, la Première, l’Eternelle Réalité, et trouve à ce faire une espèce de repos intérieur chargé en même temps d’énergie renouvelée et mise en action. L’acte initial de la journée, suivant la pratique séculaire de la piété privée, est l’offrande à Dieu de toutes les pensées, paroles et actions qui vont remplir cette journée afin que tout y prenne, en Jésus-Christ, une valeur surnaturelle, compte pour la vie éternelle, et de façon positive serve Dieu ou tout au moins de quelque manière Le loue. L’offrande une fois faite vaut sans doute, mais elle demande, pour qui veut progresser, d’être suivie durant tout le jour de l’acte si simple qui sans contention la prolonge, la précise, la féconde, lui donne toute sa valeur en diminuant d’autre part les risques de défaillances personnelles et la déchéance de qualité qu’une attention moins directement portée à Dieu inflige aux actes du jour … Ceux qui n’ont pas répété sans cesse, avec assez de persévérance, d’attentive application, et de foi très simple, ce mouvement essentiel de l’âme, ne sauraient croire à quel point, à lui seul, il vient transformer et faire apprécier la vie» (pp. 49 – 53).
Dans la prière continuelle, la vie sur la terre devient la vie éternelle commencée. On lit encore dans La Présence de Dieu:
«La vie éternelle commence dès ici-bas dans la société aussi certaine que cachée de notre Dieu et elle se développe avec d’autant plus de bénédictions dans l’autre monde qu’elle est plus consciente et mieux amorcée ici-bas … La vie spirituelle, ébauche et début sur terre de la vie éternelle, c’est en effet une meilleure vie de tout notre être dans la société de Dieu sous l’influx de l’Esprit de Dieu. Et ce qu’elle nous montre au début comme à la fin de sa tâche, c’est Quelqu’un à mettre en rapport plus direct et plus intime avec quelqu’un. Et avant tout Quelqu’un de vivant en face de quelqu’un de vivant.
De ces deux êtres vivants, l’un est toujours là et toujours devant l’autre qu’Il saisit et domine pleinement, qu’Il trouve toujours et vaudrait trouver toujours plus à Lui. L’autre est en quête de Celui qui est devant lui et qui le déborde autant qu’Il le bénit. S’il s’agit sur terre de songer à être avec Dieu, à vivre avec Dieu, à ne faire qu’un esprit avec Dieu, autant que notre faiblesse par Lui secourue le permettra, il faut que Dieu soit au plus haut degré présent à notre conscience … Le compagnon de l’éternité bienheureuse doit être le compagnon de tous nos instants dès maintenant, et, le plus possible, à la manière du ciel … Le premier bien de cette présence divine aussi réellement avouée qu’elle est réellement existante est une paix qui, surpasse toute autre paix de ce monde. Ce n’est pas sans doute la paix que le monde peut donner: elle peut coexister avec les pires souffrances sans les faire disparaître ou les pires épreuves sans les anéantir, elle peut habiter le plus cruel et souvent le plus aride repentir de nos défaillances, mais cela nous transforme pour les traverser et nous fait déjà commencer la vie divine de demain dans lavérité profonde d’aujourd’hui, comme elle fonde toute joie et tout sain usage des bonheurs d’ici-bas. Elle prépare, par ce qu’elle met au fond de nous-mêmes, le bonheur éternel en nous faisant aller de la présence voilée et laborieusement perçue de Dieu en ce monde à la présence face à face de la réunion suprême qui ne doit pas finir. Cette paix sans nom, qui la possède ne se demande plus s’il se réjouit ou s’il souffre, s’il est heureux ou malheureux. Il n’a plus besoin de le savoir» (pp. 5, 26-27, 42, 70).
Il suffit d’avoir lu ces textes pour saisir à quel point Mgr Ghika vivait lui-même profondé­ment ce qu’il enseigne là. Il faut pourtant l’avoir vu et entendu pour savoir à quel point cet homme rayonnait la prière, à quel point il était tout entier prière dans tous ses gestes, toutes ses attitudes, toutes ses paroles, dans son silence surtout: il faisait prier, il était quasi impossible d’être en sa présence ou de l’entendre sans prier.
On sentait en lui une extraordinaire familiarité avec le Christ, notamment quand on le voyait regarder le Saint-Sacrement, et pourtant cette familiarité n’allait jamais sans un respect presque tremblant de la Sainteté infinie du Seigneur, de la Transcendance divine, de son mystère impénétrable. Lui-même recommandait dans les constitutions de la Fraternité de Saint-Jean «l’union de la familiarité et du mystère, de la transcendance et de la simplicité». Et il a commenté cette véritable style=”width:100%” altitude de la prière dans les Pensées pour la suite des jours (p. 155):
«Tout ce qui déforme notre vie intérieure peut se ramener à la façon plus ou moins inconsciente dont nous altérons en nous le texte du Notre Père. Au lieu de dire:Notre Père qui êtes aux cieux, ce que nous disons, c’est, suivant la qualité des âmes: Notre Juge qui êtes au Tribunal, Notre Fournisseur qui êtes au Comptoir, Notre Créancier qui sonnez trop souvent à notre porte, Notre Cause première dont nous ne sommes qu’un effet perdu dans le lointain, Notre Maître suprême devant lequel nous ne sommes que poussière, Notre Camarade avec lequel nous en usons librement, et ainsi de suite avec une désolante variété. Nous ne disons plus en vérité les paroles mêmes que Dieu nous a enseignées pour Le prier: Notre Père – et qui êtes aux cieux.»
      Je suis profondément convaincu que le Saint-Esprit a progressivement élevé Mgr Ghika jusqu’aux plus hauts degrés de la vie et de la contemplation mystiques et finalement jusqu’à l’union transformante:je n’ai pas la possibilité d’en fournir les preuves ni d’en retracer les étapes faute d’une suite suffisamment complète et continue de confidences. Des lettres de 1927 que je citerai plus loin à propos de son enseignement spirituel sur la croix et la souffrance, des confidences orales de 1932 me font penser que dans cette période de sa vie il a dû traverser les suprêmes épreuves et purifications de la nuit de l’esprit qui pour lui comme pour tout apôtre n’ont pas comporté seulement l’annihilation intérieure de tout usage des facultés naturelles mais (ainsi que l’ont bien montré pour des cas semblables le T.R.P. Garrigou-Lagrange et le R.P. Lebreton) les échecs et les humiliations dans l’oeuvre apostolique accomplie, la brisure des plus chères amitiés et des meilleures collaborations, la perte de tous les appuis humains: jamais un instant n’a défailli alors la remise totale de lui-même par amour entre les mains de Dieu. Il n’a jamais cessé de vivre dans cette attitude de pure foi que lui enseignait son maître saint Jean de la Croix:bien des passages des textes précédemment cités montrent à quel point il savait que l’intimité de Dieu ne peut être atteinte en ce monde que par la foi, que toute autre voie est illusion. Il m’est impossible de dire quand le Seigneur l’a fait entrer dans ce degré suprême de la vie de foi qu’est l’union transformante. Mais les longues heures qu’il passait en prière silencieuse, dans le repos intérieur de l’âme devant Dieu, font penser qu’il a connu très tôt la contemplation mystique de Révérendissime P. abbé Dom Olphe-Galliard, de l’abbaye de la Source où il résidait à Paris, a témoigné qu’il passait des heures immobile et en silence devant le Saint-Sacrement et que du jeudi au vendredi saint il y passait toujours la nuit entière). Nous avons pu extraire de son oeuvre écrite deux textes qui font soupçonner quelque chose de sa vie mystique. Le premier, sur l’Amour infini de Dieu, se trouve répété presque mot pour mot dans La Souffrance (p. 43) et L’Heure Sainte (p. 13) et nous nous permettons de combiner ces deux rédactions si semblables:
«Cet Amour infini, qui ne peut se définir sans se trop finir par quelque endroit, une seule chose parvient à nous montrer un peu ce que c’est: c’est de nous jeter profondément, éperdument en Lui, c’est de mettre notre âme tout entière en Lui dans un élan d’amour; elle ne pourra pas Le comprendre ainsi non plus, mais elle sera saisie, enveloppée, comprise en Lui.»
      Le second appartient à L’Heure sainte (p. 19):
      «À la plus déconcertante des exigences, celle de croire que ce morceau de pain rompu, que cette goutte tremblante sont la chair et le sang de l’Homme-Dieu entièrement présents dans l’un comme dans l’autre, va répondre la plus complète, la plus absolue des confiances, et dans cet échange de miracles, miracle de la Toute-Puissance qui aime, miracle de la foi qui aime, vont se conclure, en une union que les anges du ciel eux-mêmes n’auraient osé rêver, les plus inoubliables bonheurs de la terre.»
C’est avec des accents d’expérience vécue que Mgr Ghika savait ainsi parler de l’Amour infini de Dieu et des dons de cet Amour et nous apprendre que Dieu nous aime. La vie avec Dieu, en présence de Dieu qu’il nous enseigne, c’est une intimité d’amour avec Dieu qui nous aime.

 

  1. Dieu nous aime

Un trop grand nombre de nos contemporains se représentent Dieu comme un tyran tout-puissant, comme un potentat impitoyable qui use et abuse de sa toute-puissance pour mettre ses créatures à son service, les réduire en esclavage, les soumettre à ses règlements. Il est urgent de leur rappeler que le christianisme est la révélation que Dieu nous aime, que les anges ont chanté la nuit de Noël la déclaration d’amour de Dieu aux hommes:«Paix aux hommes qui sont aimés de Dieu» (littéralement: Paix aux hommes à qui Dieu veut du bien, et non, selon une fausse traduction:Paix aux hommes de bonne volonté). Mgr Ghika vivait dans un émerveillement perpétuel devant l’Amour infini de Dieu pour nous et rappelait sans cesse que Dieu n’est pas un tyran ou un potentat, qu’Il est l’Amour infini qui Se donne entièrement par amour.
C’est d’abord par amour que Dieu nous crée: tout ce qu’il y a d’être en nous est don de son amour. Les Pensées pour la suite des joursnous le disent (p. 149):
«Nous sommes aimés aussi fortement que nous sommes créés.»
À ceux qui se croient le jouet d’une fatalité aveugle, le même livre rappelle qu’à l’origine de toutes choses il y a une Volonté d’amour qui crée par amour des hommes pour les aimer et être aimé d’eux:
«Un Dessein, point un Destin, voilà, nous l’avons appris, le fond de toutes choses. Et depuis Jésus, nous savons qu’il n’y a pas d’autre Destin que l’Amour» (p. 73).
Notre foi est d’abord de croire cela. La liturgie du prochain nous le dit (p. 12):
«Nous croyons, suivant les mots mêmes de saint Jean, à l’amour que Dieu a pour nous. Car c’est la marque distinctive et infiniment profonde du vrai chrétien que cette foi dans l’amour de Dieu pour nous, amour qui, dès qu’il est perçu, explique, soutient et pénètre tout.»
Et La Visite des pauvres (p. 67) explique:
«Tout est une preuve de l’amour de Dieu, un effet de l’amour de Dieu, dans la nature et dans la grâce.»
Si notre création de don de l’existence) est déjà un don d’amour de Dieu, bien plus encore est un don d’amour de Dieu le don de la grâce par lequel Dieu nous communique Sa propre nature divine, nous associe à Sa vie même de Dieu, nous fait ses fils vivant avec Lui dans une même totale intimité de connaissance et d’amour que des fils avec leur Père, nous adopte comme membres incorporés à Son Fils unique et éternel fait homme pour nous diviniser en Lui et par Lui. C’est ce dessein d’amour (nous communiquer par Jésus-Christ et en Lui la Vie même de Dieu) qui est à l’origine de toutes choses. Sur ces thèmes fondamentaux Mgr Ghika est intarissable. C’est dans sa brochure sur La Souffrance qu’il les développe le plus longuement. Nous y lisons (pp. 46-48 et 54):
«Dieu nous aime d’un amour infini, incessant, éternel … Nous avons notre place de choix dans l’amour universel de Dieu – ce fond de toutes choses … N’avez-vous pas compris sur quoi se fonde l’univers?Le monde est fait sur un plan d’amour. C’est l’alpha et l’oméga, la fin suprême qui est le commencement de tout et le milieu de toutes choses. Rien n’est fait en dehors de cette pensée, et qui s’en pénètre commente à connaître Dieu et le monde. En cet amour universel, il y a un amour spécial, encore multiplié, pour nous, les créatures qui peuvent et doivent Le connaître, Le servir et L’aimer – pour nous nominalement, ces élus de tel jour, de tel mois, de telle année, de tel lieu … avec les siècles d’histoire divine qui se placent entre nous, longue suite de choses et long récit d’amour. Et cet Amour qui est un Amour infini, un Amour éternel, c’est le plus prouvé des amours. Voici venir à travers les âges les paroles et les actes et les sacrifices que nul ne peut compter – la conscience naturelle de la créature qui proclame l’Amour créateur – la voix de Dieu dans les livres saints, les oeuvres de Dieu, son Église éternelle, tout le grand dialogue de l’Amour suprême et de ce qu’Il daigne aimer. Il faudrait reprendre pour cela l’histoire entière du monde, de l’humanité et de toute âme humaine. J’appelle votre réflexion à se fixer souvent sur ce domaine presque sans limites dont le centre est la venue par amour au milieu de nous du Sauveur … N’avez-vous pas compris le secret d’amour sur lequel tout l’univers est bâti? Ce secret d’autour, nous l’avons vu et revu, Il nous l’a livré, prouvé, démontré dans toute l’histoire sainte des siècles, des choses et des âmes; Il nous l’a juré d’un serment mortel qu’est venu sceller le sceau radieux de l’Hostie, le sceau sanglant où son attestation, c’est Lui-même encore dans Sa présence la plus sacrifiée à notre misère pour que nous puissions mieux Le croire.»
Ceux qui sont frappés par la souffrance ont souvent plus de mal à admettre que Dieu les aime. C’est pour eux que Mgr Ghika a écrit ce qui suit (ibid., pp. 19-20):
      «Que me veut le Seigneur qui vient dans la nuit et qui frappe? Il veut que tu comprennes qu’Il t’aime et qu’Il t’aime plus que tous ceux qui t’aiment et plus que toi-même tu ne saurais t’aimer. Il veut que tu veuilles ce qu’Il veut parce qu’Il veut ton bonheur éternel, complet, parfait. Il veut que tu acceptes avec la révélation de Son Amour les maux qui viennent jusqu’à toi si tu dois les subir; que par la force de Son Amour tu les repousses si le souverain pouvoir de la prière et de la grâce doit te les faire éviter; que, dans Son Amour, ces maux, quels qu’ils soient, tu les unisses aux trésors dela Rédemption, aux puissances qui sauvent l’univers; que pour Son Amour tu ailles jusqu’à les rechercher s’ils peuvent procurer le bien du monde et la gloire de ton Dieu. Si tu es coupable et que tu me sentes battre dans la souffrance, moi le Coeur de ton Dieu, sois lavé par ta douleur, dans le Sang divin, des peines sorties de ta faute. Si tu es imparfait, sois régénéré. Si tu es bon, sois meilleur.»
L’Amour infini de Dieu est incarné dans le Coeur humain de Jésus-Christ. C’est ce Coeur, tabernacle de l’Amour divin, que Mgr Ghika nous présente dans L’Heure sainte (pp. 7, 12-13)
«Le Coeur de l’Homme-Dieu, nous allons le contempler un instant en le mettant, pour le mieux comprendre, auprès des nôtres. Et dans ce travail de rapprochement je voudrais les tenir tous comme ramassés dans cette unité qui ne fait de tous qu’un coeur et qu’une âme, afin de les mieux saisir et de les apporter en quelque sorte d’un commun élan, ainsi unis, près de ce Coeur qui les a aimés avant que le monde fût, qui les a fait battre depuis qu’ils sont, qui leur donne toute force pour faire le bien, qui leur réserve, à ces coeurs fidèles, l’indicible tremblement de la résurrection et l’ivresse folle de la vie divinisée dans l’Eternité … Voici des coeurs qui agonisent, des coeurs qu’arrête la mort:le Coeur divin veille sur eux. La nuit dresse les fantômes douloureux de nos misères sur les coeurs agités par le souci, secoués par les larmes, tordus par la souffrance ou frémissants de péchés:le Coeur divin veille sur toutes ces veilles amères. Le Coeur divin, Lui, suit pour eux tous la prières éternelle, jamais défaillante, qui intercède, qui va du Fils au Père dans le Saint-Esprit pour la bénédiction, le rachat, la joie, l’union de toutes choses en la même unité que Dieu. Ce Coeur-là contient dans l’amour qui l’anime tous les êtres et toutes les choses – nous-mêmes – nos prières – nos destinées – le poids horrible de nos fautes.»
Cet Amour infini va par prédilection aux plus misérables, c’est-à-dire à ceux à qu’Il peut donner le plus, car Il ne veut que donner toujours plus. Mgr Ghika, qui lui-même allait toujours par prédilection aux plus misérables, comme nous le montrerons plus loin, avait profondément pénétré son esprit et son coeur de la primauté de la Miséricorde en Dieu, profondément compris que la Miséricorde est à l’origine et au fond de toutes choses. Voici ce qu’il en dit dans les Pensées pour la suite des jours:
«Quelle joie stupéfaite, celle de constater que la Cause suprême est une Pitié!» (p. 63).
«La Miséricorde descend au-dessous du néant, dans le mal, dans ce qui n’aurait pas dû être, pour quelque chose de plus inouï qu’une création» (p. 173).
«Comprends l’Indulgence de Dieu:ce n’est pas une confusion, ni une acceptation, ni une tolérance, ni un effacement, ni une fiction. C’est une Rédemption opérée en tout et dans toute la profondeur de chaque chose. N’oublie jamais qu’en Lui la miséricorde elle-même est Vierge, que la Miséricorde divine est Virginité» (p. 38).
«La Miséricorde sera toujours plus grande que la misère et la joie de demain plus grande que la peine d’aujourd’hui» (p. 39).
Marie est la créature qui a le plus vécu cette primauté de la Miséricorde, elle qui est le Refuge de toutes les misères et la Mère de miséricorde. Nous lisons dans La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (p. 30)
«Venue du péché sans être atteinte par lui, fille du péché dans l’éternelle prescience, avec son obligation tragique de rachat au premier plan, une sorte d’exigibilité dans la miséricorde la domine et lui fait aimer, poursuivre, revendiquer jusqu’au pire d’entre nous.»
C’est en Marie que s’est réalisé, avec la libre adhésion de son fiat, le chef-d’oeuvre de la Miséricorde divine, l’Incarnation rédemptrice:
«Le Verbe s’est fait fils de l’homme depuis le fiat de Marie et Il écrit avec sa chair et son sang toute la parole de Dieu, tout le secret de Dieu à notre égard – et pour l’Éternité. Ce qui nous l’a donné, ce Sauveur et ce Pain de vie, c’est un flat qui exprime le Verbe et, par la toute-puissance de Dieu, en réalise la venue parmi nous … Tout ce qui est humain sur terre et hors de ce monde, et l’univers entier, en outre, attendaient ce mot. Dieu l’attendait aussi … surtout Celui qui avait désiré d’un grand désir manger avec nous cette pâque, la première du monde nouveau. Ce désir, à l’heure où les hommes semblent, comme par ironie, le plus éloignés de la vie commune avec Dieu, le plus voués au mal sur toute la surface de la terre, une humble femme, en un coin perdu de la misérable Judée, va permettre d’un seul mot qu’il soit un jour réalisé. Et la communion de ce matin qui a touché vos lèvres, cette Présence réelle de l’Homme-Dieu qui a pénétré ce matin votre chair et votre âme, sont parties de là … Il y a là, a-t-on dit, une parole plus décisive que les mots mêmes de la Création. Un autre ordre, infiniment supérieur à la nature même, apparaît. Il avait été dit au premier jour:que la lumière soit, et la lumière fut. Ici c’est ce que l’Église se plaît à appeler le lumen Christi, la lumière du Christ, avec tout l’ordre du salut, qui point … Dieu ne dit plus seulement alors: Faisons l’homme à notre image et ressemblance, mais: Que Celui qui est Dieu, Dieu de Dieu, Lumière de Lumière, se fasse à la ressemblance de l’homme déchu, non seulement pour lui rendre la place perdue, mais pour le hausser, lui aussi, à la dignité indue de fils de Dieu, de frère du Christ, pour peu qu’en répétant à tout appel de Dieu un fiat semblable à celui de Marie, il use, selon ce que Dieu veut, de ce que ce fiat est venu apporter au monde pour le temps et pour l’éternité … Fiat d’assentiment compréhensif devinant, par la plénitude de la grâce, ce que Dieu renferme au plus profond de Lui-même, ce qu’Il peut préférer en ce monde selon la ressemblance de ses plus incommunicables perfections.» (Ibid., pp. 11-13.)
Toute la condition de notre destinée est donc d’adhérer librement à tout instant, par «un fiatsemblable à celui de Marie», à l’amour de Dieu pour nous, à cette invitation à l’amour que Dieu ne cesse de nous adresser, et ainsi la vie chrétienne est une prière perpétuelle en étant un perpétuel échange d’amour avec Dieu.

 

  1. La vie chretienne echange d’amour avec Dieu

Trop souvent nos contemporains s’imaginent que l’attitude choisie par Dieu vis-à-vis de ses créatures est de les contraindre par sa toute-puissance:sottise, puisque nous n’apportons et n’ajoutons rien à l’infinie perfection de Dieu qui n’a nul besoin de nous, de sorte que Dieu nous a créés par pure surabondance d’Amour, par pure gratuité du don qu’il nous fait de tout ce qu’il y a d’être, de perfection et de joie en nous. Bien plus, la bonne nouvelle du christianisme nous apprend que Dieu nous a créés pour Se donner Lui-même tout entier à nous par la grâce, pour nous faire posséder cette Joie absolue, infinie et parfaite qu’Il est Lui-même, mais Il ne se donnera pas à nous malgré nous si nous ne voulons pas de Lui parce que nous ne L’aimons pas et préférons nous enfermer dans notre indépendance en ne recevant rien de Lui: cette vie même de Dieu que la grâce nous communique est un échange d’amour, une communauté d’amour avec Dieu, et il n’y a d’amour que libre, il ne petit pas y avoir d’amour contraint, donc le don de la grâce requiert la libre adhésion de notre amour au don de l’Amour infini qui nous aime. Ainsi, parce que Dieu nous a créés pour cet échange d’amour avec Lui qui ne peut se faire que dans la liberté, pour que nous L’aimions librement, Il nous a créés libres (avec la tragique possibilité du refus, c’est-à-dire du péché, qui en résulte, et qui d’ailleurs ne servira qu’au triomphe de l’excès de la surabondance de Son Amour par la Miséricorde et la Rédemption) et par conséquent l’attitude que Dieu a choisie n’est jamais une toute-puissance qui contraint, mais un appel d’amour qui s’adresse à notre liberté et qu’ira devant nos refus jusqu’à se faire le mendiant de notre amour en se faisant homme et mourant pour nous, jusqu’à être, Lui le Tout-Puissant, l’impuissance totale d’un petit enfant dans une crèche et l’impuissance plus totale encore du cadavre cloué à la croix (et l’enfer n’existe que parce que Dieu respecte notre liberté jusqu’à ne pas contraindre ceux qui ne veulent pas de Lui par un refus définitif et sans repentance et choisissent librement la vie sans Dieu). Mgr Ghika enseignait avec insistance ces vérités fondamentales et répétait sans cesse que l’Amour infini e Dieu pour nous réclame la libre adhésion de notre amour, que nous sommes responsables de recevoir librement le don d’Amour que Dieu nous fait de Lui-même. Citons-le à nouveau:
«La liberté de l’Acte créateur raison profonde de la liberté de la créature.» (Pensées pour la suite des jours, p. 65.)
«Il y a pour nous une responsabilité inouïe à chaque réponse de nos âmes aux appels de notre Dieu, à chaque condition posée que nous pouvons admettre ou repousser … Tout un monde conditionnel est là, dépendant, avec d’infinies conséquences, d’un seul de nos gestes, exécuteur volontaire du vouloir divin.» (La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement, pp. 12-13.)
      «Un acte (le bien, une oeuvre de bien, accomplis dans l’esprit de Dieu, sont à la fois Son oeuvre et notre oeuvre, Son acte et notre acte.» (La Visite des pauvres, p. 68.)
      «Le consentement libre d’une âme à une grâce, la réception consciente et bénie d’une parole de Dieu est un miracle de la présence active de Dieu; vous prier, à ce point de vue, c’est émettre une prière à l’activité divine en même temps qu’à votre liberté.» (Heure sainte, p. 5.)
«Dieu a créé toutes choses pour leur bien, pour le plus grand bien, pour leur plus grand bien. À cette fin, de par la volonté généreuse du Créateur, notre âme libre coopère au plan de Dieu.» (La Souffrance, p. 21.)
      «Dieu n’a pas voulu que les plus merveilleux et les plus salutaires de ses dons fussent reçus par nous de manière passive avec, de leur part, un écrasement d’évidence, une pénétration brutale et fatale, – de la nôtre, une soumission de bête repue, une attitude d’esclave comblé. Il a tenu à ce que le meilleur de ses libéralités fût une sorte de générosité de notre être à son égard et que dans le plus inouï des miracles de Sa bonté, celui qui nous donne la vie éternelle, ce soit Lui qui ait comme la figure de l’obligé et qui attende de notre bouche un oui chargé d’autant de mérite que de grâce. Regardez ceux que vous aimez le plus et vous comprendrez cette délicatesse de Notre Père. Il nous a donné tout, Il veut nous donner plus que tout, et pour cela il faut que nous Lui donnions quelque chose d’un libre mouvement où Sa main se retrouve encore, mais admirablement, discrètement cachée.» (Ibid., pp. 34-35.)
Dieu, «par respect pour ce prodige qu’il avait créé, la liberté humaine, a permis le mal … Là où, pour réaliser une joie et faire cesser une souffrance, est nécessaire l’accord (les volontés, de ces volontés que jamais Dieu ne violente absolument, dussent-elles, je le répète, aller au mal, l’homme ne peut exiger ce que Dieu se refuse et l’absence d’un exaucement en ces matières est la preuve d’une suprême Sagesse qui n’écrase rien de libre.» (Ibid., pp. 24-25.) Et L’Heure sainte (p. 26) parle de «la liberté que Dieu ne violente jamais quand elle veut, contre Dieu même, sa perdition».
Mgr Ghika s’est donné tout entier à l’apostolat parce qu’il avait une violente impatience de faire aimer Dieu, de servir à obtenir des hommes cette libre adhésion d’amour à Son Amour que Dieu leur demande. Cette impatience de l’amour s’exprime dans La Sainte Viergeet le Saint-Sacrementoù, après avoir rappelé l’impatience de Marie demandant et obtenant à Cana le miracle «avant l’heure» qui en inaugurant l’apostolat actif du Sauveur hâtera l’heure de la Croix et du martyre de coeur de Marie au pied de la Croix, il s’écrie:
«Donnez-nous, Seigneur, grâce à Marie, le vin qui manque, ce qui exalte, ce qui enivre, ce qui transforme et réconforte, réservé aux derniers jours et hâté dans son accomplissement. Qu’il soit plus généreux même que celui du commencement! Que les saints des derniers jours soient plus saints encore et plus aimants que leur aînés! Dissipez, par le vin mystérieux de la fin, les tiédeurs, les incertitudes, les lassitudes, les angoisses du vieux monde. Que Votre sang qui est ce vin fasse disparaître tout cela dans nos âmes … Multipliez Vos messes où le vin, qui est Votre Sang, va porter Votre mission rédemptrice dans les missions de toute la terre; que pas un coin du monde n’échappe à cette ondée vivante: missions toutes proches des foules civilisées, mais redevenues païennes; missions lointaines des terres plus vierges; viatiques de la dernière heure, retours à Dieu des enfants perdus, gloire de Dieu sur la terre, joie et paix entre les hommes, sainteté, sainteté surtout, avant toute chose et par-dessus tout, sainteté dont il y a une famine de par le monde. Ce qu’il y a de commun entre nous et Marie, entre Vous et nous, mon Dieu, comme entre Vous et Marie, nous permet de vous le demander, même si l’heure n’est pas venue, et de l’obtenir: ce qu’il y a de commun, c’est-à-dire les réalités de cette foi qui déplace les montagnes et qui change l’univers, et le mystère de ces fiat d’où datent des ères, si on le veut, dans le déroulement, à travers les siècles des siècles, de la Volonté de Dieu exécutée par nos libres volontés. Pour cela de toute votre âme, mes frères qui m’entendez ici, comme à Cana, faites ce qu’Il vous dira … Nous sommes devant des réalités. Ce sont des réalités qu’il faut fournir, des âmes et des vies qui doivent se donner. Un sacrifice réel est devant nous, il lui faut de notre part des sacrifices réels.» (pp. 31-32.)
Cette impatience lui donnait toutes les audaces, même celles qui paraissaient humainement les plus folles et les plus imprudentes, pour porter aux âmes même les plus éloignées et souvent même surtout aux âmes les plus éloignées le message de l’Amour de Dieu, et pour les atteindre il trouvait avec une ingéniosité jamais en défaut les ressources les plus inattendues et entreprenait au besoin les voyages les plus lointains, les plus pénibles et les plus difficiles: nous en raconterons des exemples quand nous parlerons de son action apostolique. Pourtant c’est une libre adhésion à Dieu par amour qu’il voulait obtenir et il s’efforçait, à l’exemple de Dieu lui-même, de s’adresser aux libertés et de ne jamais violenter ces libertés, de ne jamais exercer sur elles la moindre pression qui pourrait ressembler à un essai de contrainte ou d’écrasement. Une adhésion qui n’aurait pas été obtenue d’une manière pleinement libre et donnée par amour était pour lui sans valeur.
À ce point de vue, je dois beaucoup à sa direction. Quand je l’ai connu, j’étais dévoré d’un zèle ardent fort impatient de se satisfaire en obtenant des résultats tangibles et très porté pour les obtenir à faire pression sur ceux dont je voulais l’adhésion à Dieu, à essayer de leur arracher en quelque sorte cette adhésion, à violenter leur liberté pour la soumettre à Dieu. C’est lui qui, avec l’aide du Saint-Esprit agissant au fond de mon âme et me meurtrissant intérieurement par les échecs et les humiliations, m’a appris la voie de douceur et de patience qui respecte les libertés et attend l’heure de la grâce pour obtenir des adhésions à Dieu vraiment libres et vraiment données par amour, et s’il m’arrive encore de céder à l’impatience ou à l’autoritarisme par zèle maladroit du bien, c’est qu’alors je suis infidèle à son enseignement et à son exemple.
Le coeur dévoré d’amour de Mgr Ghika saisissait profondément la malice infinie du péché qui est le mépris et le rejet de l’Amour infini de Dieu Se donnant à nous, et le spectacle du péché le torturait littéralement, provoquait en lui un martyre intérieur du coeur qui lui faisait revivre au-dedans de lui l’agonie du Sauveur. Il souffrait atrocement de toutes les souffrances du Coeur du Christ, il les offrait à la messe pour le salut du monde, et il s’offrait lui-même et offrait toutes ses propres souffrances avec elles. Cela lui donnait un zèle inlassable pour atteindre les plus grands pécheurs. Dieu lui avait donné le don des larmes et souvent, au contact des plus grands pécheurs, en recevant l’aveu de leurs fautes, il pleurait abondamment: bienheureuses larmes qui tant de fois ont retourné de fond en comble des âmes pécheresses et les ont données à l’amour! Car comme saint François d’Assise il pleurait parce que «l’Amour n’est pas aimé».

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De ce qui précède il résulte que selon l’enseignement de l’Évangile, de saint Jean et de saint Paul, la charité est le tout du christianisme qui ne consiste en rien d’autre qu’à aimer Dieu, qu’à adhérer par notre amour au don de Son Amour, qui donc ne comporte pas d’autre loi que de tout faire par amour de Dieu, d’avoir la charité pour seul motif de toutes nos pensées, toutes nos paroles et tous nos actes à toutes les secondes de notre vie: ainsi cela seul qui est accompli par charité est bon et tout le reste est sans valeur surnaturelle et inutile pour la vie éternelle. Il y a là un enseignement que Mgr Ghika répétait inlassablement:
«Tout ici doit être fait par amour, avec amour: le service de Dieu et le service qui lui est semblable, le service d’autrui.» (LaVisite des pauvres, p. 87.)
«Fais grandement les plus petites choses et très humblement les plus grandes. Y a-t-il par ailleurs de grandes et de petites choses quand on fait tout pour l’amour de Dieu et rien que pour Lui?» (Pensées pour la suite des jours, p. 94.)
Nous ne serons jamais jugés ni condamnés que par l’Amour, au nom de l’Amour et en raison de notre amour.» (Ibid., p. 138.)
Et dans La Présence de Dieu (pp. 18-19), il s’élève contre les méthodes oui veulent «enrégimenter les âmes dans des réglementations trop uniformes, trop étroites ou trop compliquées» et «des recettes savantes et automatiques pour arriver à une fin spirituelle dont à peu près rien ne relève du mécanisme intellectuel ou même vertueux et où ce n’est que ce que l’âme donne (parce que Dieu le lui donne) qu’elle peut retrouver fécondé et sublimé pour l’éternité».
Le mérite surnaturel n’est fait ni de nos méthodes, ni de nos aptitudes, ni de nos vertus, ni de nos efforts, ni de nos oeuvres, mais uniquement de notre amour: celui qui mérite le plus n’est pas celui qui fait les plus grandes choses, mais celui qui aime le plus (comme Marie à Nazareth), et cet amour seul compte pour l’éternité et mesurera le degré de notre joie éternelle. De tout ce que contient notre vie ici-bas, la charité seule, enseigne saint Paul, durera éternellement, et c’est par la charité que la vie sur la terre, si elle est vécue par amour de Dieu, est, comme nous l’avons déjà dit, la vie éternelle commencée. On lit encore dans La Présencede Dieu (pp. 48-49):
«Cette charité, cet amour de nous pour Dieu issu de l’Amour de Dieu pour nous, on y reconnaît la marque de Dieu et on y touche réellement ce qui forme en quelque sorte la substance même de l’éternité bienheureuse, ce qui doit de nous passer la mort, ce qui doit seul survivre aux saintes vertus de l’exil, quand la foi sera morte de joie au sein de son objet et l’espérance anéantie d’être exaucée et surpassée. Ne fût-ce qu’un éclair, un instant, au fond de l’âme, cet amour de Dieu, cette éternité présente, c’est cela, et nous le tenons, cet élan sans nom, cette pure bénédiction, qui devient comme l’âme de notre âme et le centre même de notre vie de toujours. C’est bien la vie éternelle commencée, et commencée dans cet acte que nous sentons manifestement le meilleur de nous-mêmes, dans cet acte où se fondent notre volonté et notre intelligence divinement éclairées par la grâce, transformées et surélevées par les dons de l’Esprit.» Même enseignement dans La Liturgie du prochain(pp. 8-9):
«Vouloir vivre tant soit peu de charité, c’est, ne fût-ce que par intervalles, toucher en nous-mêmes, par la grâce de Dieu Lui-même, la substance même de notre éternité. C’est constater, trouver, goûter en soi ce qui non seulement provient directement et sûrement de Dieu, mais forme la réalité même de notre vie de toujours. En cette vie, l’acte de charité atteint seul Dieu et nous met seul là où nous devons rester. Tout le reste passe et est fait pour passer, jusqu’à la foi qui cédera à la vision, jusqu’à l’espérance comblée et dépassée; ceci seul est vraiment ce dont notre éternité personnelle sera faite. Et nous le tenons dès maintenant. Si quelque chose donc peut provoquer en nous la stupeur, la joie et l’action de grâces, c’est de voir en cet humble acte de charité, s’il est vraiment un acte de charité, un geste où vit l’amour de Dieu, ces arrhes, cet acompte de l’éternité (je parle ici sans aucune figure), et, ce n’est pas tout, de remonter alors à sa source par un acte qui amplifie encore cet acte même (car comment constater avec amour l’origine de cet amour sans que cet amour ne s’en trouve par là même augmenté?), de vérifier en nous la présence encore voilée, mais actuelle et vivante de Dieu en notre âme, gage et cause décisive de sa présence dévoilée et sans fin qui ne différera de cette première possession d’amour que par l’infinité de son amplitude. Dites-vous bien que le moindre acte d’amour de Dieu et d’amour du prochain en Dieu et pour Dieu vous donne l’avant-goût de l’autre vie et vous met déjà réellement et au coeur d’elle en Lui.»
Ces vérités fondamentales du christianisme sont trop peu connues des chrétiens et trop peu enseignées. Mgr Ghika réagissait avec violence contre le moralisme qui imprègne la mentalité de tant de chrétiens et remplit malheureusement tant de sermons et qui fait consister le christianisme dans la conformité à des commandements ou à des règles de vie (ce qui était exactement la conception des pharisiens rejetée par l’Évangile et saint Paul) et méconnaître que le christianisme tient tout entier dans un élan intérieur d’amour vers Dieu et nous demande, non de nous conformer à des règles, mais de vivre sous la libre impulsion de l’amour. Ce moralisme ou pharisaïsme porte trop de chrétiens parce qu’ils observent les règles de morale à mettre leur confiance en eux-mêmes, dans leurs vertus et leur vie honnête, à se croire justes et bons et à penser par là qu’ils ont des droits vis-à-vis de Dieu, que Dieu leur doit la récompense de leurs efforts et de leurs oeuvres: ils ne savent plus que par eux-mêmes ils ne sont capables que de péché, que tout ce qu’ils font de bon, tous leurs mérites leur sont donnés par Dieu, sont le don de la grâce en eux, et que jamais ils ne pourront être satisfaits d’eux-mêmes car jamais ils n’aimeront Dieu assez, autant qu’ils sont appelés à L’aimer. Ce moralisme est aujourd’hui renforcé dans la conscience commune des chrétiens par le fait que depuis Kant les conceptions morales de l’humanité ont été déformées par la morale idéaliste qui définit la morale comme la conformité à une règle idéale et non comme l’amour et la recherche d’un bien réel et substitue ainsi une morale de la règle ou du devoir à l’antique morale finaliste et réaliste du bien ou de la fin: cela conduit les hommes à agir par respect d’une règle ou par devoir au lieu d’agir par amour. D’où la grande opportunité en notre temps de l’enseignement de Mgr Ghika qui ne tombe jamais dans l’erreur de prêcher le devoir, mais qui prêche l’amour et forme les chrétiens à toujours agir par amour et à n’avoir pas d’autre règle de vie que l’amour:
«Ce que toute l’ambiance veut ici, ce que réclame l’enseigne de la maison, ce n’est pas seulement la satisfaction d’un devoir, mais cette généreuse expansion de l’âme, cet oubli de soi qu’on appelle l’amour.» (La Visite des pauvres, pp. 86-87.)
«Ce n’est pas d’une dette que nous avons à parler et ce n’est surtout pas comme d’une dette que je voudrais vous en parler. La grâce appelle l’action de grâces, l’effusion d’un merci véhément, passionné, attendri, et soucieux de se prouver par des actes, beaucoup plus qu’elle n’évoque l’échéance de je ne sais quelle lettre de change du Tout-Puissant tirée sur nous pour tel ou tel bienfait qu’Il n’a jamais songé à nous marchander. Dette et même devoir sont des mots point aimés pour signifier l’attitude de l’être gratifié, et de dons qui, du côté de Dieu, voudraient être des dons gratuits dans tous les sens du mot.» Il s’agit de chercher, «plutôt que je ne sais quelle satisfaction à une exigence manifeste, la joie filiale de trouver des raisons nouvelles, réelles, profondes et vivantes à notre amour, à notre émerveillement, à notre adoration pour Dieu dans ses oeuvres les plus hautes. C’est en esprit de joie et d’amour que nous nous pencherons sur ces mystères … où s’avère à un tel degré la miséricorde de Dieu.» (La SainteVierge et le Saint-Sacrement, pp. 4-5.)
«Le progrès de l’âme consiste à faire par amour ce qu’on aurait à faire par devoir.» (Pensées pour la suite des jours, p. 36.)
«Votre amour n’aime pas assez. N’allez pas à l’amour par obéissance, mais à l’obéissance par amour.» (Ibid., p. 136.)
Aussi les péchés ne sont que des refus d’amour (péché mortel) ou des manques d’amour, des dérobades à l’amour et à ses exigences (péché véniel). Et le purgatoire ne nous en purifiera que par la souffrance par amour de tous nos manques d’amour de cette vie:
«Notre vie est la suite des mépris de ce que dans l’ombre Dieu nous offre et dont nous ne prenons, les yeux fermés, que la moindre part. Une de nos joies meurtries, une de nos saintes surprises, là-haut, sera de voir les richesses divines que nous avons gaspillées. Nous le verrons avec une ardente douleur d’amour bientôt éteinte dans notre amour même qui cherchera alors, par une nouvelle grâce de Dieu, à remercier du don méconnu plus qu’il ne songera à déplorer la négligence, qui sera plus rempli d’admiration pour la générosité de l’Être infiniment bon que de tristesse pour la sotte misère de la créature.» (La Souffrance, p. 46.)
      Mgr Ghika s’élevait aussi violemment contre un certain «comptabilisme spirituel» qui consiste à calculer nos mérites pour pouvoir présenter en quelque sorte à Dieu comme une facture de droits acquis vis-à-vis de Lui, comme si nous pouvions avoir des droits vis-à-vis de Dieu de qui tout est don gratuit. Il répétait souvent que la sainteté, d’est pas une accumulation de richesses spirituelles sur lesquelles on pourrait compter et qui nous donneraient des droits, mais consiste au contraire à savoir qu’on n’a rien et qu’on n’est rien par soi-même et à se tenir toujours devant Dieu comme des pauvres, comme des mendiants qui ont tout à recevoir et ne comptent que sur Son Amour. Trop de chrétiens traitent avec Dieu comme des marchands, ne voulant donner qu’en échange de ce qu’ils reçoivent et exigeant de recevoir en échange de ce qu’ils donnent, alors que nos rapports avec Dieu doivent être comme entre époux des rapports d’amour où de part et d’autre on cherche la gratuité et la générosité du don. On lit dans La Souffrance (p. 39):
«Nous devons compter sur Dieu, sur Sa Bonté …, nous ne devons pas spéculersur Lui … Rien ne se vend, à proprement parler, là-haut.»
La charité n’est pas l’amour plus ou moins intéressé de Dieu pour ses dons, pour tout ce qu’on peut tirer ou obtenir de Lui, elle est, sans aucune part admissible d’un calcul quelconque, l’amour désintéressé de Dieu pour Lui-même («parce qu’Il est infiniment bon et infiniment aimable»). Les Pensées pour lai suite des jours nous le disent:
«Heureux ceux qui aiment Dieu, car ils ne songent même plus à se demander s’ils sont heureux ou malheureux.» (p. 21.)
«Il est très beau et très doux de voir une âme simple qui va à Dieu parce que Dieu est Dieu.» (p. 67.)
Cette charité-là ne se contentera jamais de ce que Dieu commande, elle ira de tout l’élan de son amour vers «ce que Dieu préfère»: l’enseignement spirituel de Mgr Ghika portait toujours à rechercher «ce que Dieu préfère».

 

  1. Ce que Dieu préfère

La charité amour de Dieu pour Lui-même comporte d’abord que le Bien absolu, infini et parfait qui est Dieu, soit préféré à tout d’un amour de préférence absolue. C’est le «Dieu premier servi» de sainte Jeanne d’Arc que Mgr Ghika donnait pour programme de vie et commentait inlassablement. Il écrit dans Place et Rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel (p. 5):
      «C’est d’abord la sainte qui donne, comme les autres saints, mais avec une formule particulière d’une étonnante concision, la clef de toute vie, en toute matière, pour la vie éternelle: Dieu premier servi! … Cette devise lumineuse, si brève et si frappante, nous devons la retracer partout et surtout l’écrire en nos coeurs. Il n’est pas encore assez premier servi parmi nous. Descendons en nous-mêmes et jurons entre les mains de cette enfant bienheureuse de le servir comme elle, vraiment premier.»
L’amour du prochain en Dieu et pour Dieu est une conséquence et une dérivation de l’amour de Dieu pour Lui-même qui en est la source: c’est parce que fils de Dieu que nous sommes frères les uns des autres et que l’amour du Père a pour suite l’amour des frères en qui se retrouve la vie divine qui vient du Père. On lit dans La Visite des pauvres(pp. 85-86):
      «Cette charité, cet amour vont à Dieu et au prochain suivant le commandement qui fait de ces deux amours une même chose. Dieu est en effet le plus proche de nos prochains; et le prochain, c’est Dieu qui éprouve en un autre notre amour pour Dieu … Le premier pauvre, le premier mendiant à qui nous devons faire la charité, c’est Dieu. Il est toujours là à nous attendre, méprisé, oublié, offensé, méconnu, bafoué. Servons-le généreusement ici de sacrifices et de prières, de louanges et d’adoration.»
Mgr Ghika insistait donc beaucoup pour qu’on ne confonde jamais la charité surnaturelle avec la simple bienfaisance ou la simple philanthropie naturelle, confusion malheureusement si répandue aujourd’hui:
«C’est un abîme, ou plutôt c’est tout un ciel, qui sépare la bienfaisance, distraction d’économie politique, la philanthropie bornée, la simple pitié humaine, de cette autre chose venue d’un autre monde, l’Amour éternel de Dieu, l’Amour éternel incréé, le Saint-Esprit caché dans l’âme des hommes et opérant par leurs mains humbles, fragiles, faibles, mais sanctifiées.» (Ibid., p. 93.)
L’amour de préférence absolue qui est dû à Dieu ne supprime en rien le légitime, bon et sain amour des créatures, il le fonde au contraire, car on ne peut vraiment aimer Dieu pour Lui-même sans du même coup aimer toutes les créatures de l’amour même dont Dieu les aime, ce qui est la seule manière de vraiment et bien les aimer car on les aime alors pour ce qu’elles sont réellement, qui est l’oeuvre de Dieu, et pour leur vrai bien que Dieu veut. Mgr Ghika nous le dit dans La Souffrance(pp. 53-54):
      «Vous-mêmes qui tenez le plus – et sans reproche – aux êtres et aux biens que Dieu nous a donnés, ne craignez rien si vous les aimez en Lui. Tout ce qu’Il nous a donné une fois est plus fort que la mort. Tout ce que nous paraissons perdre est simplementconfié à Dieu, et, pour peu que le dépôt en soit digne, quelle merveille cela devient entre ses mains actives! Rien ne passe en Celui qui demeure. Rien ne meurt en Celui qui aime.» Il nous le répète dans les Pensées pour la suite des jours: «En aimant Dieu n’aimez pas moins ceux que vous aimez, mais aimez-les davantage en Dieu» (p. 106).
«Faire une chose pour l’amour de Dieu, c’est la faire de bout en bout mieux encore qu’en la faisant uniquement pour elle-même. Et c’est en même temps la dépasser» (p. 126).
      Ce que Dieu ne veut pas, c’est un coeur partagé; c’est de «Servir deux maîtres». Parce que l’Amour infini se donne totalement, nous devons aussi nous donner totalement. Mgr Ghika insistait beaucoup sur ce don total de soi à Dieu, sans restriction, sans réserve, sans partage, pour les laïcs comme pour les prêtres, pour les gens mariés comme pour les religieux, dans le monde comme dans le cloître: lui-même l’a vécu et réalisé dans sa vie bien avant de recevoir le sacerdoce. Au fur et à mesure que grandissait sa charité, il a voulu cette offrande volontaire de lui-même de plus en plus totale, il l’a poussée jusqu’à renoncer à sa fortune, jusqu’à la ruine de sa santé, jusqu’à risquer la lèpre au service des lépreux, jusqu’à rester sous la persécution au service des persécutés, finalement jusqu’à cette mort misérable dans un cachot de prison, fin logique en pays de persécution d’une vie donnée à Dieu et à ses frères et consommation définitive de l’offrande volontaire de lui-même par amour: certes, on ne peut parler de martyre au sens le plus strict du mot puisqu’il n’a pas été tué, niais au sens large la qualification de martyr lui convient bien puisqu’il s’est exposé volontairement à une mort qui devait résulter de la longue suite des privations et des mauvais traitements.

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Ceux qui réduisent le christianisme à l’observation de commandements peuvent s’estimer satisfaits et s’arrêter là lorsque comme les pharisiens ils ont observé toits les commandements. Ceux qui savent que le christianisme est un élan d’amour vers Dieu ne seront jamais satisfaits d’eux-mêmes et ne pourront jamais s’arrêter, car jamais on n’aimera Dieu assez et il faudra L’aimer toujours davantage. Estimer qu’on aime Dieu suffisamment et qu’il n’y a pas besoin de L’aimer davantage, décider d’aimer Dieu jusqu’à un certain degré et pas plus, c’est le grand mal de la tiédeur que le Christ vomit. Mgr Ghika a passé sa vie à lutter contre la tiédeur de trop de chrétiens et à enseigner avec l’Évangile («Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait») que la perfection de l’amour de Dieu, c’est-à-dire la sainteté, est commandée à tous (et accessible à tous puisque cette sainteté n’exige aucune vocation extraordinaire et ne consiste qu’à aimer toujours davantage), que tous sans exception y sont appelés, les laïcs comme les prêtres, les gens mariés comme les religieux. Par là il reprend, continue et développe le grand enseignement de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus que Pie XI, en canonisant la sainte, déclarait particulièrement adapté aux besoins de notre siècle. Il écrit à ce sujet:
«Sur le chemin de la perfection, ceux qui, tant soit peu, se croient arrivés, prouvent, par là, qu’ils ne sont même pas partis.»(Pensées pour la suite des jours, p. 108.)
«Ce grand public que l’on dit si mêlé et que l’on vent croire si loin des généreuses profondeurs de la vie chrétienne, c’est le public même que d’après l’Évangile a recherché Notre Seigneur. C’est le public des grands chemins, celui des rencontres à la fois surprenantes et prédestinées. C’est le public où peut se réaliser de la façonla plus émouvante la parabole du semeur qui répand à tout vent la parole de Dieu. Les disciples ne doivent pas s’effrayer de faire ce qu’a fait le Maître; ils peuvent de plus se confier aveuglément aux ressources de la grâce, aux richesses insoupçonnées des âmes entre les mains d’un Dieu qui les veut. On petit et l’on doit tenter, sous une forme nouvelle, la mise en valeur de ce trésor caché au fond des coeurs pour la transformation de cette vie et la plus grande .joie de lai vie éternelle, et dût-on n’atteindre que quelques-uns, il importe d’aller à tous … Les enfants, les êtres voués à la pauvreté naturelle ou volontaire, les âmes simples sont presque toujours plus près que tous les autres des plus hautes vérités de la vie spirituelle … La simplification suprême de la vie en Dieu, avec pour secours la Vie même de Dieu, voilà la vraie vie spirituelle. Cela n’en fait pas une pratique de rares initiés. Une telle conception n’élève pas de barrières entre la foule, dont le Christ a pitié jusque dans ses besoins matériels, et les plus pures joies du royaume de Dieu; elle les abaisse au contraire et lui ouvre à son gré un champ qui n’a pas d’autres limites que celles de l’amour de Dieu.» (La Présencede Dieu, pp. 1-4.)
      Mgr Ghika ne veut pas qu’on enseigne à l’ensemble des chrétiens un christianisme médiocre à l’usage des tièdes et qu’on réserve à une soi-disant élite les exigences de la perfection chrétienne que le Christ a voulue pour tous, il réclame que les exigences de la perfection chrétienne soient enseignées à tous. Le but de la vie, c’est la sainteté, et nous ne devons pas avoir d’autre ambition que la sainteté. Et nous pouvons et devons aspirer à la sainteté du moment que nous ne comptons en rien sur nous, mais sur Dieu seul et sa grâce pour y parvenir. Dans Place et Rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel (p. 6), dans un texte déjà cité sur les réalités surnaturelles, Mgr Ghika nous invite «à prendre hardiment sur elles notre principal point d’appui», ce qui «est le remède contre une timidité de foi, une pusillanimité d’espoir, une débilité d’amour qui devraient être la honte de notre âme et qui sont une sorte d’injure aux dons de Dieu». Bien entendu cette volonté de sainteté doit être entièrement pour Dieu et non pour y chercher quelque exaltation de soi:
«Il faut vouloir être saint, non pour se plaire, mais pour plaire à Dieu.» (Pensées pour la suite des jours, p. 37.)
Prédication exigeante à la mesure des dons de Dieu, mais prédication du seul chemin qui aille droit au but:
«Le chemin du ciel est étroit, mais il est plus facile de ne pas dévier dans un sentier que dans une plaine.» (Pensées pour la suite des jours, p. 38.)
Mgr Ghika lui-même a pris la sainteté pour but de sa vie, il n’a jamais cessé de vouloir devenir un saint et n’a jamais voulu autre chose, il y a constamment tendu de tout son être, il a tout donné et tout sacrifié pour cela seul. Et en même temps, il s’est donné pour faire régner la sainteté dans le monde, affirmant sans cesse que la seule chose qui manque, ce sont de saints, et que le monde n’a besoin de rien d’autre que de saints, ce qui lui faisait s’écrier dans un texte déjà cité (La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement, p. 32):
      «Sainteté surtout avant toute chose et par dessus tout, sainteté dont il y a une famine de par le monde!»

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Dans cette voie de perfection de la charité, il ne suffit pas de faire ce que Dieu commande, d’observer des commandements. Certains, utilisant alors la traditionnelle distinction entre «préceptes» et «conseils», diront qu’au-delà de ce que Dieu commande il faut en plus faire ce que Dieu conseille. Mais les conseils ne s’adressent pas à tous, ne correspondent pas à toutes les vocations, à tous les états de vie, tandis que l’appel à la perfection s’adresse à tous dans toutes les vocations et tous les états de vie. Aussi Mgr Ghika disait-il qu’au-delà de ce que Dieu commande, au-delà même de ce que Dieu conseille, il faut faire CE QUE DIEU PRÉFÈRE: la vraie vocation d’amour est, quels que soient notre état et nos conditions de vie, d’aller toujours dans le sens des préférences divines. C’est pourquoi dans sa direction spirituelle il orientait toujours les âmes à rechercher ce qu’étaient pour elles les préférences divines. Et c’est pourquoi le principe fondamental de toute sa spiritualité se trouvait là: qui s’est donné entièrement à Dieu par amour recherchera toujours, selon l’exigence la plus profonde de cet amour, ce que Dieu préfère.

 

VII. La liturgie du prochain

Après la recherche de ce que Dieu préfère, un autre principe fondamental de l’enseignement spirituel de Mgr Ghika se trouve dans ce qu’il appelait «la liturgie du prochain».
Nous avons déjà dit à quel point il était obsédé par la réalité vivante de la présence de Dieu dans le prochain. Pour lui la présence de Dieu est constamment manifestée auprès de nous dans et par la présence de nos frères. C’est pourquoi dans les constitutions de la Maison de Saint-Jean il inscrivait comme «fautes plus spécialement contraires à l’esprit de la Maison»: «indifférence au fait de la présence réellede nos frères».
Cela entraîne qu’il est impossible d’être donné à Dieu par amour sans être donné à Dieu présent dans nos frères, sans aimer et servir Dieu dans nos frères. D’où la place essentielle du service du prochain dans la vie chrétienne. Mais en comprenant le service du prochain de cette manière surnaturelle, Mgr Ghika le comprenait comme une véritable style=”width:100%” liturgie qu’il appelait «la liturgie du prochain»: la mise en rapport par amour de Dieu vivant en nous avec Dieu vivant en nos frères, cet échange et cette communication et cette circulation de vie divine et de charité entre celui qui se donne à Dieu présent en son frère et ce frère qui trouve Dieu se donnant à lui en son bienfaiteur. La vie de la charité est ainsi tissée de rencontres providentielles que Mgr Ghika résume en écrivant que les saints «servent à ce que Dieu aime dans ceux qui aiment Dieu et que Dieu aime». (Place et rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel, p. 2.) D’où cette prière:
«Seigneur, donnez-moi ce qu’il faut que je donne afin que j’aie d’où le donner vraiment, et de telle façon que l’on sente que c’est bien Vous qui donnez à travers moi.» (Pensées pour la suite des jours, p. 145.)
      Mais c’est surtout dans la brochure intitulée La Liturgie du prochain(pp. 13-16) que Mgr Ghika a exposé cet enseignement spirituel:
«Double et mystérieuse liturgie, du côté du pauvre voyant venir à lui le Christ sous les espèces du frère secourable que vous êtes, du côté du bienfaiteur voyant apparaître dans le pauvre le Christ souffrant sur lequel il se penche. Et liturgie unique, par cela même. Car si le geste est de part et d’autre ce qu’il faut, il n’y a plus des deux côtés que le Christ rejoint dans deux êtres, à travers deux êtres, le Christ bienfaiteur venu vers le Christ souffrant pour se réintégrer dans le Christ victorieux, glorieux et bénissant … Cette sorte de liturgie du pauvre et de l’être souffrant, qui transpose toutes choses dans le domaine de la grâce et réalise le Christ suivant l’ordre donné par le Christ Lui-même, elle ne peut se faire qu’en se fondant sur la liturgie de la messe et de la communion. La présence réelle et le sacrifice divin nous mettent seuls à même de leur donner cette suite. Il faut, pour que la liturgie de la visite ait sa valeur et sa vie, que la liturgie de l’autel ait été préalablement vécue bien au fond de l’âme. La tâche de charité, universelle et sans heure fixe, n’est que la dilatation de la messe à la journée et au monde entier, et comme un retentissement d’ondes concentriques autour du sacrifice et de la communion du matin. Vous allez porter à ce pauvre, où vous devez voir le Christ, un peu de l’âme de votre communion et de la vertu du sacrifice auquel vous avez participé. Si ce n’était pas cela, vous ne feriez jamais rien de bien durable ni de bien profond, pas plus pour vous-mêmes que pour les autres. Dans l’accomplissement de votre office, pour cette liturgie en dépendance de l’autre, vous avez à vous défendre, et plus que pour l’autre, de certaines tentations spéciales contre la foi: le danger de ne voir que le pauvre au lieu de voir le Christ; celui de ne voir que soi devant le pauvre au lieu de se voir devant le Christ. Vous avez dans vos visites à fuir le formalisme et la routine, les mêmes que ceux qui sévissent à l’autel chez le prêtre coupablement attiédi … Puissiez-vous remplir à souhait cette sorte de sacerdoce royal si généreusement dévolu sans conditions à toute âme chrétienne et dont Jésus nous dit qu’il servira de pierre de touche pour établir la valeur même de nos âmes au jour du Jugement.»
Le service du prochain se fonde donc sur l’Amour infini de Dieu qui Se donne en nous et par nous. Et parce que Dieu est don total de Lui-même par amour, nous ne pouvons vivre de la Vie de Dieu qui nous est donnée que si nous sommes nous-mêmes totalement donnés les uns aux autres, totalement consacrés et dévoués les uns aux autres, totalement au service les uns des autres:
«Dieu donne à ceux qui donnent. Dieu Se donne à ceux qui se donnent.» (La Visite des pauvres, p. 95.)
Mgr Ghika a réalisé au degré maximum dans sa vie ce don total, continuel, sans retour, de soi aux autres: il était perpétuellement au service de tous les besoins matériels et spirituels du prochain qui se présentaient à lui, il trouvait chaque fois le remède approprié avec une ingéniosité stupéfiante, et pour secourir autrui il avait des ressources inépuisables et entreprenait ce qui pouvait humainement paraître le plus impossible, par exemple de lointains voyages ou des démarches pénibles. Jamais je ne l’ai vu opposer un refus à la demande d’un secours matériel ou spirituel, d’une démarche, d’une visite, d’un déplacement même long et difficile. Comment trouvait-il le temps de répondre ainsi à tout appel? C’est un fait que jamais il n’avait l’air pressé, impatient, comptant le temps: il était toujours disponible, à tous, tout le temps nécessaire, il était avec chacun comme s’il n’avait eu à s’occuper due de lui;et pourtant il trouvait le temps de répondre à tous les appels. C’est le miracle d’une vie où il n’y avait de place que pour Dieu et désencombrée de tout le reste.
Nous avons déjà dit comment, à l’image et imitation de la Miséricorde de Dieu, Mgr Ghika allait d’un amour de prédilection aux plus misérables matériellement ou spirituellement, aux plus pauvres, aux plus malades et aux plus criminels: le service universel et sans conditions des besoins du prochain va d’abord là où se trouvent les plus grands besoins avec la plus grande misère. D’où des préceptes comme ceux-ci:
«Va chercher celui qui n’osait t’attendre. Donne à qui ne te demande pas. Aime qui te repousse.» (Pensées pour la suite des jours, p. 23.)
«Le plus abandonné devient le plus proche des tiens dès que tu le vois: il n’a que toi, tu lui appartiens donc plus que tous.»(Ibid., p. 33.)
Et bien entendu cette prédilection allait par-dessus tout à ceux qui lui faisaient tort: il souffrait moins du tort qui lui était fait que du péché de celui qui lui avait nui, et toute sa préoccupation était de réparer ce péché et de sauver le coupable. Il l’a expliqué dans les Pensées pour la suite des jours (p. 22)
      «Si ton frère te fait injustement quelque tort, tu dois en souffrir pour lui plus que pour toi-même. Le tort qu’il te fait sera toujours au-dessous du mal qu’il se fait, car il nuit à son âme sans atteindre la tienne, et en bon frère tu dois sentir cela plus vivement que le tort qu’il te cause.»
Il a vécu ce qu’il explique ainsi. En voici un témoignage dans une lettre qu’il m’écrivait le 2 octobre 1927:
«Il n’y a guère de croix que je n’aie connue ces derniers temps. Une des dernières a été le cambriolage de ma pauvre petite baraque de Villejuif où je pensais que rien ne pouvait tenter le voleur. La perte qui m’a été le plus sensible a été celle du calice et de la patène. Pour le reste, j’ai pu en faire mentalement don au cambrioleur pour qu’il ne soit pas tenu à restitution, mais là il y a outre le péché de vol celui de profanation.»

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L’amour du prochain chez Mgr Ghika était profondément marqué de ce réalisme chrétien qui imprégnait toutes ses attitudes et là comme partout il excluait et combattait tout idéalisme. L’humanitarisme idéaliste nous parle d’aimer cette abstraction qu’est l’Humanité. Comme l’Évangile, Mgr Ghika ne parlait jamais d’amour de l’humanité, mais d’amour du prochain, c’est-à-dire de l’homme réel et concret que la Providence rend «proche» de nous, met près de nous dans une circonstance quelconque de notre vie, soit d’une manière régulière, soit d’une manière accidentelle et passagère, par exemple à l’occasion d’un besoin que nous pouvons satisfaire, d’une misère que nous pouvons soulager comme dans le cas du bon Samaritain.
Mais alors parler de prochain, c’est dire qu’il y a de plus ou moins proches, c’est donc dire qu’il ya un ordre et une hiérarchie dans la charité. Mgr Ghika critiquait vivement l’uniformité rationaliste et idéaliste de l’égalitarisme qui confond justice et égalité et voudrait un amour égal pour tous alors que dans le réel oeuvre de Dieu tout est inégal et divers et que les choses sont et doivent être aimées inégalement selon l’inégalité et la hiérarchie de leurs degrés d’être et de perfection: il ne faut pas un amour indistinct et égal pour tous les êtres, mais pour chaque être un amour particulier qui lui soit propre et l’aime pour ce qu’il est à la différence de tous les autres. Mgr Ghika insistait beaucoup sur cet ordre et cette hiérarchie de la charité, qui aime d’abord et plus les meilleurs et les plus proches de besoin des plus misérables constituant lui-même une forme particulière de plus grande proximité d’une manière disposée et voulue par la Providence qui a été précédemment expliquée).
Son amour allait d’abord aux plus proches et aux plus aimés de Dieu, avant tout à ceux pour qui tout chrétien est tenu à un amour de prédilection, Marie, saint Joseph et saint Jean-Baptiste, les apôtres saint Pierre, saint Paul et saint Jean, les archanges Michel et Gabriel, l’ange gardien, qu’il aimait avec une extraordinaire tendresse. Mais parmi les autres saints, il avait des amours de préférence: saint Athanase, saint Jean-Chrysostome, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Cyrille, ces grands docteurs de l’Orient auxquels le rattachaient tant de fibres de son être; saint Thomas d’Aquin, son maître de doctrine et de pensée ; saint Jean de la Croixet sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, ses maîtres de vie spirituelle; saint François d’Assise, son modèle de pauvreté et de dépouillement; saint Vincent de Paul, son maître en service du prochain; sainte Jeanne d’Arc qui lui avait révélé la vocation providentielle de la France.
Sur cette terre, il avait aussi des amours de prédilection pour ceux que Dieu avait faits ses plus proches: sa mère, son frère, sa belle-soeur, sa nièce, ses amis les plus chers, à qu’il manifestait les formes les plus inouïes de son exquise tendresse avec des ressources inlassables de délicatesse.
Et au sein de l’ensemble de l’humanité, il avait un amour de prédilection très fortement marqué pour ses deux patries, sa patrie d’origine la Roumanie et sa patrie d’adoption la France (auquel venaient s’ajouter certaines sympathies particulières comme celles qu’il éprouvait pour la Belgique, pour la Pologne et pour le Japon). Il définit la patrie «admirable corps commun à qui Dieu donne un rôle au cours des siècles, qu’Il conduit et qu’Il protège d’une volonté particulière». (Place et Rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel, p. 7). Car de même qu’il croyait à la vocation particulière, unique, irremplaçable, non interchangeable, que Dieu donne à chaque être humain et qui doit faire de chacun l’objet d’un amour lui aussi absolument particulier et non interchangeable, il croyait à la vocation particulière et irremplaçable de chaque patrie dans le plan de la Providence et quand il s’adressait à chacun des nombreux pays qu’il allait visiter dans ses proches et lointains voyages il avait un art extraordinaire pour exprimer à chacun le meilleur de sa vocation (comme nous en avons donné un exemple en citant son adresse à ses frères d’Australie au seuil du congrès eucharistique de Sydney). Mais il croyait surtout à la vocation providentielle de la France Première-Née de la chrétienté et il en parlait avec une grande éloquence, notamment dans Place et Rôle de sainte Jeanne d’Arc entre nous et le ciel où (p. 13) il adresse cet appel au peuple de France:
«Vous avez l’honneur d’une vocation nationale très visible longtemps assumée en toute conscience. Cette tâche existe pour la France, impérieusement signifiée, pourrait-on dire … Il y a des peuples façonnés durant des siècles pour une mission voulue de Dieu, préparés pour une fin donnée par les soins de la Providence dans les jeux de la nature et de la grâce … Toute votre nature, tout votre passé vous tracent un grand devoir, vous désignent pour un apostolat en ce monde qui ne fut jamais complètement abandonné de vous, même aux pires heures de déviation et de passagère déchéance. L’humanité entière, l’Église chrétienne, surtout après le merveilleux effort de vos consciences actives et le sacrifice inouï que les héros d’un pays ressuscité jadis par Jeanne d’Arc ont fourni ces dernières années, se tourne vers la Grande SoeurAînée des peuples chrétiens, et attend. Elle attend de l’héroïque nation, confirmée en son héritage de grâce et couronnée d’un prestige incomparable, un geste pour conduire les peuples ses frères vers les destinées que Dieu désire pour eux comme pour elle. France de sainte Geneviève et de sainte Clotilde, France de Clovis, de Charlemagne et de saint Louis (à la requête de qui, ne l’oublions pas, d’après le témoignage formel de Jeanne d’Arc en ses révélations, Dieu a eu pitié de la France), France de Jeanne d’Arc, de saint Vincent de Paul et de saint François de Sales, France des saints inconnus moissonnés dans les tranchées, patrie des foules communiantes et des foules sacrifiées, France de Lourdes, de Paray-le-Monial et de Montmartre, les victoires d’hier et les énergies d’aujourd’hui sont la pour permettre un essor dont vous êtes comptable style=”width:100%” au monde. Soyez pleinement, fièrement à la tête des nations chrétiennes qui cherchent leur chef de file. On vous attend: tous les regards sont tournés vers le pays où depuis quelques lustres un sourd et magnifique travail de renaissance chrétienne s’est opéré, et où vient d’être apposé le sceau effroyable de rédemptions qui ne se font pas sans effusion de sang.»

 

VIII. Moyens de realiser la vie d’union à Dieu

La vie de communauté d’amour avec Dieu (où le service du prochain lui-même est un prolongement et une communication de l’Amour divin) demande pour se réaliser des moyens appropriés.
D’abord et avant tout l’homme pécheur n’a pas d’autre accès à Dieu que le Christ Rédempteur et il serait absolument vain de vouloir aller à Dieu par un autre chemin que Jésus-Christ. La Présence de Dieu nous l’apprend (pp. 59-60):
«On ne comprend Dieu que par Jésus-Christ, on ne va à Dieu que par Jésus-Christ, on ne vit de Dieu qu’en Jésus-Christ. La médiation et la Rédemption, l’intermédiaire de miséricordieux amour et l’oeuvre de rachat comblent seuls l’abîme des deux natures et réparent la corruption de l’une par la folie aimante de l’autre … Voir le Père suffit, mais qui ne Le voit pas dans le Fils ne voit pas le Père, et oublie la blessure de notre nature, le sacrifice divinement réparateur de la Personne divine qui pour notre salut a voulu nous toucher jusqu’à se faire semblable à notre misère et sous cette forme connaître pour nous ce que c’est que la mort.»
De Jésus-Christ est inséparable celle qui nous L’a donné, Marie. C’est par Marie, de qui Il a reçu sa nature humaine, que Jésus-Christ est relié à toute l’humanité, et en consentant librement par son fiat à cette maternité divine Marie a consenti à toutes les grâces qui nous viennent de Jésus-Christ source unique de la grâce par ce canal qu’elle est elle-même: Marie est donc d’une manière pleinement volontaire la Médiatrice universelle par l’entremise de qui nous recevons toute grâce. Donc, pour vivre de la grâce, pour vivre de la vie de Jésus-Christ que Marie seule peut engendrer dans nos âmes, pour dire à chaque instant «oui» aux dons de Dieu en un fiat pareil à celui de Marie que Marie seule peut nous apprendre à prononcer, il faut vivre dans une dépendance filiale totale vis-à-vis de la maternité de Marie, nous placer à chaque instant dans une disponibilité totale de notre âme sous l’influence maternelle de Marie. Écoutons Mgr Ghika dans La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (pp. 33-34):
«Actuellement, à cet instant comme à tout instant …, Marie demande que Jésus croisse en nous, elle Le guette en quelque sorte et n’aspire qu’à Le nourrir en nos âmes … Elle nous porte, non seulement et par simple figure sous les plis de son manteau, comme sur d’anciennes peintures et dans de saintes visions on s’est complu à l’entrevoir, mais vraiment et réellement dans son coeur pur blotti près du coeur de son Fils … nous lui redisons sans cesse, de tout notre coeur, ce Rosaire où toute l’histoire du salut du monde se déroule, dans le mystère de la Rédemption, jusqu’à la vie éternelle. Il doit y avoir pour elle à notre endroit quelque chose d’analogue. Ne suit-elle pas, n’égrène-t-elle pas, pour chacun de nous, grâce après grâce, épreuve après épreuve, triomphe après triomphe, le rosaire de notre salut? les mystères joyeux, douloureux et glorieux de ce qui est la vie de son Fils dans nos âmes? Ne se penche-t-elle pas avec une tendresse infinie vers ce pauvre rosaire humain de nos existences qui est la raison même de la venue du Seigneur parmi nous? Ne regarde-t-elle pas de toute son âme cette vie de Jésus dans la vie de chacun de ces enfants auxquels elle ne cesse de songer, et cela, suivant les paroles de l’Ave, jusqu’à l’heure de la mort, de notre mort? Ne s’unit-elle pas avec les derniers grains à la joie du ciel qu’elle nous a procurée à côté d’elle?»
Marie est «celle qui commence l’ère divine de ce monde sans cesser d’être pour nous ni la pauvre femme, la frêle créature humaine qu’elle a été, ni l’être fondu en Dieu qu’elle est à cette heure, exerçant sur tout l’univers la royauté la plus illimitée qui soit … Marie telle qu’elle est actuellement, Marie de l’Assomption, nous tire à elle vers le ciel. Tout est fait sur terre pour suivre son mouvement». (Ibid, pp. 12 et 28.)

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Mais Jésus-Christ a institué Lui-même les moyens pour nous communiquer Sa vie, nous greffer sur Lui: ce sont les sacrements. Il en résulte une primauté absolue des sacrements, purs instruments par lesquels passe l’Action sanctificatrice du Christ en nous, sur tout autre moyen de sanctification, prière privée, rite religieux, oeuvre méritoire quelconque: préférer quoi que ce soit d’autre aux sacrements qui nous branchent directement sur le Christ source unique de toute grâce et de toute sainteté, ce serait une grave erreur naturaliste. Mgr Ghika a toujours combattu cette erreur et il a toujours fait passer les sacrements avant tout. Il avait une extraordinaire dévotion aux sacrements et profitait de toutes les occasions pour en parler. Il enseignait aussi que la réception du sacrement lui-même (dans les conditions requises) est bien plus importante que notre préparation et notre action de grâces puisque l’action du Christ Rédempteur et sanctificateur en nous importe plus que nos actes personnels et ce qui vient de nous.
En particulier, Mgr Ghika pressait les non-chrétiens de recevoir le sacrement de baptême sans se soucier des doutes, objections, difficultés qui pouvaient subsister en eux, car le baptême réaliserait par la grâce du Christ en eux ce à quoi tous leurs efforts et toute leur bonne volonté sans le sacrement ne pouvaient réussir, et effectivement le baptême aussitôt reçu les transformait complètement et faisait d’eux des hommes nouveaux libérés d’un passé dont ils ne pouvaient se débarrasser sans le sacrement. De même avec les chrétiens pécheurs, comme l’abbé Huvelin l’avait fait avec Charles de Foucauld, il les pressait de recevoir le sacrement de pénitence bien plus efficace que toutes les discussions et tous les efforts pour les transformer intérieurement et leur donner les forces nécessaires pour changer de vie qu’ils attendaient en vain sans le sacrement. Il serait souhaitable style=”width:100%” qu’à cet exemple beaucoup de prêtres aient davantage de foi et de sens surnaturel et n’hésitent pas à dire carrément aux hésitants: «Faites-vous baptiser», ou «Confessez-vous». Mgr Ghika comptait sans limites sur l’efficacité des sacrements et ne comptait nullement sur l’efficacité de ses exhortations ou d’une bonne volonté livrée à elle-même: l’essentiel pour lui était donc de décider les âmes à la réception des sacrements. Pour la même raison, il voulait que selon les décisions de saint Pie X les petits enfants communient dès qu’ils savent que l’hostie est Jésus, sans aucune autre condition d’instruction religieuse ou de préparation morale, rien ne pouvant être plus efficace pour les éclairer et les transformer que la grâce de l’Eucharistie en eux. Quand sa direction spirituelle était donnée oralement, il tenait beaucoup, contrairement à la pratique très répandue de beaucoup de directeurs de conscience, à la donner en ministre du sacrement de pénitence, dans le cadre de ce sacrement, au cours d’une confession (ce qui lui était évidemment facilité, en ce qui concerne les femmes, par la permission qu’il avait reçue de Pie XI de les confesser en dehors de tout confessionnal et sans grille).
Les deux sacrements dont il a le plus longuement parlé sont le mariage et l’eucharistie. Il enseignait couramment que la continuation de l’Église repose sur deux sacrements, l’ordre et le mariage, et que le mariage est aussi nécessaire que l’ordre pour continuer 1’Église jusqu’à la fin des temps. Et alors il insistait beaucoup sur la valeur sanctifiante du mariage comme de tout sacrement. Il réagissait violemment contre le préjugé qui considérait les chrétiens mariés comme des chrétiens en quelque sorte de seconde zone réduits à un christianisme tiède et médiocre tandis que toutes les richesses de la vie spirituelle et le chemin de la perfection seraient réservés aux prêtres et aux religieux. Il affirmait avec énergie que le mariage est une vocation et une route de sainteté et que les chrétiens mariés sont appelés et obligés à la sainteté tout comme les prêtres et les religieux. Et pour cela, il insistait sur l’efficacité de la grâce du sacrement de mariage qui n’est pas seulement donnée au moment de la réception du sacrement, mais demeure à la disposition des époux pour les sanctifier l’un par l’autre à chaque instant et tout au long de leur vie commune. Cet enseignement s’est heureusement beaucoup répandu aujourd’hui dans les groupes de foyers chrétiens, mais celui qui l’a donné avec tant de force dès le premier quart du XXe siècle peut être considéré comme un précurseur. Nous pouvons citer quelques passages d’un de ses discours de mariage:
«Vous allez tous deux au-devant d’un sacrement que par-devant nous, solennellement, vous vous conférez l’un à l’autre par le consentement de vos deux volontés … Vous ne recevez pas ici une simple bénédiction, ce n’est point seulement une sorte de contrat, si noble qu’il soit, qui vous unit, vous n’êtes pas ici au sein d’une pure cérémonie, pompeuse et touchante, traditionnelle et bienvenue, faite pour accompagner et pour solenniser le début de cette union. C’est quelque chose de bien plus grand. Vous avez à cette heure à jouer un rôle sacré, presque sacerdotal, point de départ de conséquences sans nombre dans ce monde et dans l’autre … Ce sacrement qui vous associe à l’oeuvre même de Dieu, vous en êtes les ministres dès l’heure même de l’échange de vos paroles données, et, nous, prêtres, nous n’en sommes que les témoins autorisés. Aujourd’hui, par votre consentement et votre serment qui vous donnent l’un à l’autre et qui vous consacrent tous deux au Seigneur pour Sa glorification, vous prononcez les premiers termes d’un office sacré qui dure autant que la vie et qui, parce qu’il est tel, ne cesse d’être une source de grâces jamais révoquée, un trésor où l’on peut toujours puiser, en leur invisible origine, pour soi comme pour les autres, les lumières, les forces, les joies surnaturellement réservées par Dieu à qui sait les y trouver, pour nous aider à traverser victorieusement toutes les vicissitudes et les difficultés de la vie. C’est quelque chose de si saint en soi que seule, dans l’Église, c’est à la messe quotidienne du prêtre que puisse se comparer la journée de vie commune des époux chrétiens. Le tout est de le comprendre, et, le comprenant, d’en vivre dignement. Ce sens du sacrement éclaire toute notre conception de la vie. Il préserve du mal et même de l’imperfection comme il peut engendrer intarissablement le bien. Il éloigne des moindres profanations comme des fautes notable style=”width:100%”ment plus graves avec le sens du sacrilège plus ou moins accusé qui accompagnerait toute défaillance grande ou petite: on court moins le risque dès lors, dans la vie des époux, de faire ce qui pourrait altérer la sainteté du mariage ou se montrer peu conforme à ses serments et à ses lois. Que ne peut être une vie d’époux chrétiens avec l’intelligence vivante et toujours présente de ce caractère sacré, permanent, de cette sorte de religion intime, domestique, dans le rayonnement du sacrement institué par le Christ reçu, vécu, et toujours renouvelé! … L’armature même de toute la société repose sur deux seuls sacrements, celui de l’ordre qui fait le prêtre, celui du mariage qui fait la famille, celui qui amène le Christ sur l’autel et Le distribue à tous, celui qui amène le chrétien, cet autre Christ, s’il est fidèle, à la vie de cette terre et du ciel. Vous êtes là, chacun, un des innombrables dépositaires de cette tâche divinement prescrite. Toute société ne persévère et ne progresse que par cela … Pourquoi cette surabondance, ce surcroît de secours divins accordés à l’acte d’union de deux êtres alors qu’en sont dépourvus l’exercice redoutable style=”width:100%” lui-même de l’autorité et de la justice si nécessaire à l’ordre du monde? Parce que d’une part nous avons ici le reflet concret de l’union du Christ et de ses fidèles dans l’Église suivant la parole de saint Paul, et que d’autre part c’est la mise en oeuvre du rôle admirable dévolu à l’union de deux êtres humains. Vous êtes là en effet non seulement pour n’être plus à deux qu’une vie, qu’un coeur et qu’une âme, mais pour donner la vie à d’autres êtres, pour être associés à l’oeuvre divine par ce qui ressemble le plus à une création. Vous allez pouvoir appeler à l’existence des âmes nouvelles, des âmes immortelles, inévitable style=”width:100%”ment vouées à une éternité qui, faite de joie ou de peine, est en toute hypothèse glorificatrice du Dieu vivant. Et dans la famille, une fois fondée, de ces nouvelles âmes, quelle lumière et quelle force puisées dans le sacrement lui-même pour les conduire au but à travers la vie!»

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De nombreuses citations antérieures ont déjà montré dans quel émerveillement Mgr Ghika vivait devant le don de l’Eucharistie et avec quelle éloquence il en parlait. À la base de son enseignement et de sa direction spirituelle se trouvait l’affirmation que la messe et la communion quotidiennes constituent le commencement normal de la journée chrétienne et que nulle négligence ne doit permettre de s’en abstenir pour de fallacieux prétextes et sans impossibilité absolue. Il rappelait couramment que le péché mortel seul constitue un empêchement à la communion et que hors cette unique condition aucune préparation spéciale n’est requise et rien ne doit empêcher de communier puisque rien n’est plus efficace que la communion pour remédier à nos imperfections, défauts ou insuffisances.
Il était intarissable sur la valeur et l’efficacité infinies de la messe qui par le sacrement nous fait assister et prendre part au sacrifice même de la croix source infinie de toute grâce et de toute sainteté. C’est pourquoi, comme nous l’avons dit, il ne s’est arraché à sa vocation de laïc vivant en plénitude le christianisme dans le monde, qui était si profonde chez lui, que pour pouvoir célébrer la messe et substituer l’efficacité infinie de la messe à l’efficacité limitée de son rayonnement de laïc chrétien.
Dans le discours de mariage que nous venons de citer, il disait encore:
«Vous venez de prendre part à une messe: le Seigneur est venu pour vous sur cet autel, Il y a été immolé pour vous, non point au figuré, mais en vérité perpétuée, en réalité actuelle, vous disant à chacun: Je suis là, Corps, Sang, Âme et Divinité, Moi ton Sauveur et ton Dieu; Je me suis livré à la mort pour toi; Je suis offert pour toi au Père éternel aujourd’hui même.»
Il écrivait dans La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (p. 6):
«Ce sacrifice de la messe répète en vérité, continue, applique à nos âmes le sacrifice de la croix par lequel Marie a livré au monde pour notre salut, au prix du plus affreux déchirement qui puisse être, le Fils Divin qui lui avait été donné!»
Et dans L’Heure sainte (p. 16), il parle du «fait quotidien de la messe, qui répète inlassablement le Sacrifice», qui est «sa répétition mystique de chaque jour», ce qu’il explique ainsi (p. 22):
«Son sang d’un côté, son corps de l’autre, par la force des paroles du Verbe, l’immolation qui sépare le sang du corps, tout ce qui constitue le sacrifice d’une victime. Et la Victime est ici le Sacrificateur, et Elle sent jusqu’au fond de l’être le Sacrifice.»
Toute sa vie sacerdotale a gravité autour de sa messe pour laquelle il s’était fait prêtre, il ne vivait que pour sa messe et à partir de sa messe qui était le fondement de sa vie. Aussi la manière dont il célébrait la messe était-elle un spectacle inoubliable (j’ai déjà dit que Pie XI lui avait accordé la permission de célébrer la messe n’importe où et qu’il l’a célébrée souvent dans notre foyer): chaque fois que j’ai la souffrance d’assister à une messe célébrée avec routine et automatisme, ou même, hélas! bâclée, je ne puis m’empêcher de me reporter en pensée à la messe de Mgr Ghika et de le prier pour les pauvres prêtres qui négligent ou méconnaissent l’essentiel de leur sacerdoce. Ce qu’il éprouvait pendant la messe, nous pouvons nous en faire une idée en lisant le début de La Liturgie du prochain: «Je viens de toucher de mes mains le Corps et le Sang de mon Sauveur, de mêler l’élan de toutes vos âmes et les intentions de votre foule à la vertu de Son Sacrifice dans la réalité de sa venue parmi nous», après quoi il ajoutait: «En vous parlant aussitôt après cet acte aussi prodigieux que familier qu’est notre messe, après ce tête-à-tête avec le Verbe fait chair.» Il faut avoir assisté à sa messe pour savoir ce qu’était ce «tête-à-tête avec le Verbe fait chair»: son regard était littéralement fasciné par l’hostie et le calice. Et ses traits exprimaient la plus intense souffrance, une véritable style=”width:100%” torture intérieure, sa messe était comme une agonie où il revivait intérieurement l’agonie et la Passion du Christ que son pouvoir de prêtre lui permettait de réaliser sacramentellement sur l’autel, où il s’immolait lui-même tout entier avec la Divine Victime. On comprend alors que dans les Pensées pour la suite des jours (p. 77) il ait prêté à Jésus ces paroles:
«O mon prêtre, comment oseras-tu Me sacrifier véritable style=”width:100%”ment et tout entier si tu ne t’es auparavant sacrifié toi-même véritable style=”width:100%”ment et tout entier?»
Sa messe était une mort avec le Christ et c’est pourquoi elle le conduisait, si l’on ose s’exprimer ainsi, vers cette suprême et dernière messe que fut sa propre mort en laquelle volontairement il s’est offert lui-même tout entier en martyr pour l’Église en union avec la Croix de Jésus-Christ, en accomplissement en lui-même de la mort crucifiée du Sauveur.

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Autour de la messe gravite tout le culte officiel de l’Église que l’on appelle la liturgie. Mgr Ghika, qui avait choisi une abbaye bénédictine pour résider à Paris, vivait profondément de la liturgie qui lui faisait revivre avec le cycle des fêtes qui se succèdent tous les mystères du salut. Il insistait beaucoup pour que chaque jour le chrétien soit attentif à la fête que l’Église célèbre ce jour-là, qu’il en vive, que la journée entière en soit profondément marquée, et il conseillait aux laïcs, qui ne sont pas astreints à la récitation complète du bréviaire, de lire et méditer chaque jour au moins les parties mobiles de la messe et des vêpres du jour qui se trouvent dans tous les missels d’usage courant. Nous lisons dans La Présencede Dieu (pp. 16-7):
      «Apportée par le courant des jours, par le calendrier lui-même que nous vivons, et en même temps riche d’expérience séculaire comme de sève divine, la prière de l’Église constitue dans la liturgie comme le grand journal de Dieu, le journal tenu au nom de Dieu, et avec une infaillible sûreté, de l’histoire divine et de ce qui dans l’histoire humaine participe à la vie divine. Doué de suprême vertu opératrice, ce journal apprécie souverainement aussi les hommes et les faits, il consigne les seules choses nécessaires en impérissables formules, dialogue entrecroisé de la parole divine avec des mots humains et de la parole humaine avec une pensée divinement inspirée. Nous mêlerons ce qui vient de cette source toujours vive à la vie de tous les jours en cherchant le point d’insertion le plus simple et le plus facile à trouver.»
On remarquera avec quel respect Mgr Ghika nomme la Parole Divine: il voulait écrire un livre sur la Bible pour demander que celle-ci soit lue et méditée avec l’attitude d’une âme qui écoute Dieu qui parle, reçoit cette Divine Parole comme un don, l’adore profondément, s’en pénètre et y puise l’aliment de sa vie de prière.

 

  1. La voix royale de la croix

Le don total de soi par amour à Dieu ne se peut sans un renoncement total à toutes les créatures (qui, nous l’avons déjà dit, ne comporte point de ne pas les aimer, mais de les aimer mieux et davantage en les aimant de l’amour même dont Dieu les aime, c’est-à-dire pour ce qu’elles sont vraiment dans leur vraie réalité qui est l’oeuvre de Dieu): sans cela on n’aimerait Dieu qu’avec un coeur partagé.
D’abord le renoncement aux biens de ce monde: c’est l’esprit de pauvreté. Mgr Ghika insistait beaucoup sur l’esprit de pauvreté. Dans un texte déjà cité de La Présence de Dieu (pp. 3-4), il disait que «les êtres voués à la pauvreté naturelle ou volontaire, les âmes simples sont presque toujours, pour ces raisons mêmes, plus près que tous les autres des plus hautes vérités de la vie spirituelle». La Visite des pauvres (p. 80) réclame «un détachement aussi complet que possible de toutes les servitudes du bien-être afin de supprimer l’obstacle du moindre égoïsme personnel. L’esprit de pauvreté donne seul à l’âme la certitude confiante d’une action dirigée vers Dieu.» Cet esprit de pauvreté peut manquer chez le riche attaché à ce qu’il possède et esclave de son bien-être, mais aussi chez le pauvre dont la cupidité envie les possessions et l’aisance du riche, d’où «le conflit du mauvais pauvre et du mauvais riche, triste et presque seule histoire de trop de temps et de sociétés». (Pensées pour la suite des jours, p. 93.) La pauvreté ne vaut point par elle-même, mais comme moyen de détachement des biens de ce monde pour s’abandonner à Dieu et accepter en tout ce que Dieu veut. Nous avons déjà cité ce passage d’une lettre de direction: «Le véritable style=”width:100%” esprit de pauvreté consiste surtout à prendre la forme de pauvreté que la Providencepropose et avec d’autant plus de courage et de mérite que cette forme parait plus médiocre, plus banale, plus dénuée de toute satisfaction d’amour-propre.» Il n’y a pas d’esprit de pauvreté si l’on se recherche soi-même ou se complaît dans quelque forme de pauvreté ou si l’on y est attaché: l’esprit de pauvreté exige qu’on ne soit attaché à rien, fût-ce à la pauvreté elle-même, et qu’on accepte toutes les conditions de vie, quelles qu’elles soient, par lesquelles il plaît à la Providence de nous faire passer.
Mgr Ghika enseignait habituellement que l’esprit de pauvreté consiste à considérer tout ce qu’on possède non comme quelque chose dont on est le maître et dont on use à son gré, mais comme un dépôt dont Dieu seul est le véritable style=”width:100%” Maître et qu’Il nous a confié pour n’en user que selon les exigences de la charité (et c’est là le meilleur commentaire de la formule de saint Paul: «possédant comme ne possédant pas»). Et alors l’esprit de pauvreté se ramène comme tout à l’unique règle de la charité s’il s’agit de n’user de toutes choses qu’exactement selon ce que la charité exige.
Dans les constitutions de la Maison de Saint-Jean, Mgr Ghika avait inscrit:
«À la différence des ordres et congrégations jusqu’ici imaginés, le mien n’est pas remplacé par le nôtre, formule qui déplace seulement le sens propre, fût-ce au profit d’un ensemble meilleur (et peut ainsi trop favoriser l’esprit de corps aux dépens du Saint-Esprit), mais par le Sien, d’où une appropriation de tout à Jésus dans toutes les formes de Sa présence, de l’Eucharistie au plus lointain des prochains.»
On comprend pourquoi il était sévère pour certaines communautés religieuses où la pauvreté individuelle de chacun n’est qu’au profit de la richesse et de la cupidité collectives de la communauté.
Et les mêmes constitutions prescrivent:
«1° L’organisation de la vie avec le sens qu’on est dépositaire et non propriétaire absolu de ses biens.
«2° L’idée qu’on a sur ces biens les droits d’un pauvre à l’égard de tous les autres pauvres, mais rien que ceux-là (s’il s’agit de droits) et que les autres pauvres ont sur les mêmes biens un même droit.
«3° La conviction que l’on est un délégué de la Providence chargé de répondre dans la mesure de ses ressources à toutes les misères que cette même Providence nous présente à soulager durant cette vie.»
Issu d’une famille initialement riche (et que les circonstances devaient peu à peu appauvrir) et avant de mourir en prison dans le plus absolu dépouillement qui puisse être (même de ses très pauvres vêtements sacerdotaux, même de ses cheveux et de sa barbe rasés), Mgr Ghika a durant toute sa vie réalisé la plus éminente pauvreté volontaire selon l’esprit de Saint-Jean que nous venons d’exposer. Il avait d’abord entièrement abandonné la gestion de leur fortune familiale à son frère qui lui remettait au fur et à mesure de ses besoins. Ce qu’il recevait ainsi représentait au début des sommes importantes, mais celles-ci devinrent de plus en plus réduites après l’achat de l’abbaye d’Auberive (qui avait absorbé, rappelons-le, sa part de fortune familiale) et surtout après l’échec financier total de cette expérience d’Auberive. Mais à toute époque, quelles qu’aient été les sommes que son frère pouvait ainsi lui verser, il ne dépensait pour lui-même que ce qu’il fallait pour le plus pauvre d’entre les pauvres – et avec la plus extrême sévérité pour lui-même – et tout le reste allait avec une inlassable générosité pour le culte de Dieu pour lequel il voulait «le luxe de l’ornementation des choses saintes» (La Visite des pauvres, p. 81), pour les besoins de l’apostolat et pour soulager toutes les misères qu’il rencontrait. Dans sa baraque de Villejuif, il avait pour toute chambre un étroit réduit laissant toute la place disponible pour la chapelle et une planche de bois dur y était son seul lit. Il n’y avait en hiver aucun chauffage et il nous racontait très sérieusement que le plus difficile était le matin au réveil d’ouvrir les yeux parce que ses cils étaient soudés par la glace et qu’il fallait d’abord très doucement effriter cette glace. Pour toute nourriture, il y avait des pommes de terre mal cuites sur un mauvais réchaud et souvent gelées. Je me souviens surtout d’un jour où il devait se rendre à Villejuif avec un bagage lourd et encombrant qu’avec sa santé déjà très usée il n’avait visiblement pas la force de porter: comme nous lui proposions d’aller chercher un taxi, il nous répondit qu’il n’avait «pas le droit» de faire cette dépense parce que ce serait «voler l’argent des pauvres». On voit avec quelle rigueur il considérait comme appartenant de droit aux autres à secourir tout ce qui n’était pas de la plus stricte nécessité pour lui-même.

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La seconde forme du renoncement est le renoncement aux satisfactions sensibles: l’esprit de chasteté, nécessaire pour les chrétiens mariés comme pour les autres et praticable par eux s’ils n’usent du droit qu’ils se sont mutuellement donné sur leurs corps que selon les exigences de la charité et les lois du sacrement de mariage pour la fin procréatrice voulue par Dieu et la mutuelle charité.
Dans les constitutions de la Fraternité de Saint-Jean, Mgr Ghika définit l’esprit de chasteté:
«1° Comme une jalousie de l’amour de Dieu.
«2° Comme un respect du temple de Dieu qu’est l’être humain.
«3° Comme un désintéressement nécessaire dans l’amour du prochain.»
On comprend par là qu’il s’agit de renoncement non seulement aux satisfactions de la sensualité, mais encore aux satisfactions de la sentimentalité (ceux qui, ayant fait voeu de chasteté, se complaisent ensuite dans leur sentimentalité, fût-elle de la sentimentalité religieuse, manquent à l’esprit de chasteté).

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Il est facile pour un homme quelque peu maître de soi de renoncer aux biens extérieurs et aux satisfactions sensibles. Le plus difficile et l’essentiel, absolument nécessaire pour avancer vers la perfection chrétienne, est de renoncer à soi-même, de se désapproprier de soi-même, car, dit Mgr Ghika, «notre moi est avant tort un dépôt» lui aussi (Pensées pour lu suite des jours, p. 67.) Tout attachement à soi-même empêche d’être totalement à Dieu:
«Pour commencer à entrevoir Dieu, il faut déjà s’être perdu de vue.»(Ibid., p. 109.)
L’attachement à soi-même se manifeste par le jugement propre et la volonté propre auxquels il faut renoncer par l’esprit d’obéissance qui n’existe que dans une obéissance pleinement libre et volontaire par amour:
«Il faut une volonté libre pour obéir. Autrement on n’obéit pas, on subit.» (Ibid., p. 150.)
Ceux qui n’obéissent que dans l’exécution extérieure sans obéir en esprit, sans soumettre leur jugement et leur volonté, manquent à l’esprit d’obéissance.
Dans sa direction spirituelle, Mgr Ghika luttait énergiquement contre toute tendance au jugement propre et à la volonté propre et était très exigeant pour y faire renoncer, il avait d’ailleurs un don extraordinaire pour déceler les moindres formes du jugement propre et de la volonté propre dans les âmes qu’il guidait. En particulier, il n’admettait absolument pas qu’on se permette, même intérieurement, de juger le prochain, d’usurper ainsi sur le droit qui appartient à Dieu seul de juger les consciences, et il appliquait avec beaucoup de rigueur le précepte de l’Évangile: «Ne jugez pas.»
Le grand obstacle est ici l’orgueil: Mgr Ghika insistait beaucoup sur ce fondement de toute vie authentiquement chrétienne qu’est l’humilité. À ce sujet, il donne dans les Pensées pour la suite des joursquelques conseils pleins de connaissance profonde des âmes:
«L’orgueil le moins facile à déraciner: celui des gens qui croient n’en pas avoir» (p. 81).
«La véritable style=”width:100%” égalité ne doit pas dire: je te vaux, mais:tu me vaux» (p. 31).
«Se mépriser est bien, s’oublier est mieux» (p. 35).

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Nous ne pouvons par nos efforts parvenir au renoncement total: c’est Dieu qui le réalisera en nous par l’épreuve de la souffrance qui, en nous privant de toutes les choses auxquelles nous sommes attachés, détruira nos attachements déréglés si elle est acceptée par amour de Dieu telle que Dieu nous l’envoie pour notre plus grand bien. Mgr Ghika insistait beaucoup sur l’importance dans toute vie chrétienne de cette voie royale de la Croix et dans les constitutions de la Fraternité de Saint-Jean il inscrivait «la doctrine de la Croix enseignée par les deux témoins de la Croix, la Mère de Jésus et le fils adoptif de Marie; le sens puisé là et la vertu de la souffrance et de la mort».
Mgr Ghika a admirablement dit en une phrase la fonction nécessaire de la souffrance pour réaliser en nous le renoncement total:
«Dieu fait en sorte que les choses de ce monde renoncent à nous quand nous ne renonçons pas assez vite aux choses de ce monde.» (Pensées pour la suite des jours, p. 91.)
      Il a développé plus longuement ailleurs cette fonction de la souffrance, et tout spécialement dans son admirable brochure intitulée: La Souffrance, où nous lisons notamment (pp. 14-15, 22, 25-26):
«La douleur est avant toute chose, pour le chrétien, une visite de Dieu, une sûre visite, car il sait que c’est une privation de ce monde et que, ne contenant rien du monde, elle ne peut recéler que Dieu … La souffrance est, avons-nous dit, une visite de Dieu, une sorte de sacrement inouï où l’Être éternel nous vient porté sur un néant, une absence, une privation, où non plus une chose, mais le manque d’une chose aimée, possédée ou souhaitée signifie Dieu et peut produire une grâce: à ce titre elle a plusieurs caractères qu’il importe de fixer … La douleur qui a une direction finale unique connaît plusieurs voies pour parvenir à sa fin et nous laisse entrevoir plusieurs façons d’avancer dans ses voies: tantôt c’est une expiation que Dieu y recherche pour nous, tantôt c’est une épuration, tantôt un progrès, tantôt une sanctification, tantôt un miracle héroïque … La souffrance épure de cent façons: en nous diminuant, en nous dépouillant de ce qui se surajoute à nous, elle nous rapproche de ce qui est notre essence, notre fond;en nous appauvrissant d’être et de vie elle nous humilie et nous confronte avec la façon dont Dieu nous voit (et dont, hélas! nous ne nous voyons guère), c’est-à-dire avec cette façon de voir qui nous fait exister; en nous mettant aux prises avec une mort partielle, elleaffinel’immortel de nous-mêmes; … en nous associant à l’oeuvre rédemptrice de Jésus, où nous mettons librement notre amour, elle nous nettoie des taches personnelles, et nous permet, si ces taches sont légères ou déjà disparues, de mériter par là et d’appeler sur d’autres la grâce de la purification et le bonheur. Elle ne se contente pas en effet de purifier et d’expier, elle attire sur nous et les autres la grâce divine.»
Le même enseignement se trouvait déjà dans La Visite des pauvres(pp. 40-46):
«Le sens de la souffrance est le sens d’un mystère greffé sur le mystère même de notre vie terrestre: des êtres voués au bonheur, y aspirant d’une façon presque fatale, d’une part, de l’autre un Dieu infiniment bon qui ne fait que donner, qui n’aime que donner; et avec cela la somme immense des douleurs, des misères, des maux … Pour le chrétien la souffrance est en pleine lumière et si elle demeure toujours, par quelque chose, un mystère, c’est un mystère comme ceux de sa foi d’où peuvent sortir des bienfaits sans nombre pour la vie présente comme pour la vie éternelle. Il la voit causée en principe par la faute initiale et les fautes sorties de cette faute. Il la voit transfigurée par l’ineffable bénédiction du Sauveur qui l’a choisie comme son unique héritage de ce monde. Il en tient ainsi le commencement et la fin. Il se rend compte de ce qu’elle est maintenant dans le monde racheté privation des choses de la terre (nourriture, santé, affection, amour, etc), elle ne contient rien d’ici-bas;la souffrance est pour lui comme lerécipient de quelque chose de terrible et de céleste où gît la volonté bienfaisante de Dieu un vase d’éternité. L’expression decalice, employée si souvent à ce propos dans l’Évangile, montre qu’il y a là plus qu’une simple comparaison. Ce calice, par cela même qu’il ne contient rien de la terre, ne contient rien que du ciel … Le calice contient, avons-nous dit, la volonté de Dieu dans une mystérieuse ambiance d’expiation, de rédemption, de mérite, de salut. Cette volonté est quelque chose de terriblement précis. Qu’est-ce que Dieu veut? … De même que toute joie qui ne rend pas plus fort et plus entreprenant pour le bien, toute souffrance qui ne rend pas meilleur a manqué sa vocation. Le premier degré de ce sens de la souffrance est, quand elle est inévitable style=”width:100%”, son acceptation résignée. Ne croyez pas qu’il y ait là quelque chose d’inférieur ni de contre nature. Accepter une douleur chrétiennement, ce n’est ni une indifférence, d’ailleurs souvent impossible, ni une réaction forcée. C’est quelque chose d’admirable et de profond, à la fois plus douloureux et plus consolant que tout. Il est plus difficile et plus beau d’accepter une souffrance que de la subir, elle descend plus profondément dans l’âme qu’elle déchire, mais elle perd en même temps ce caractère d’irréparable et de définitif qui rend odieuses les douleurs terrestres, ce caractère de chose presque minérale, fermée et finie et morte … Au-dessus de la simple résignation qui s’incline sans trop comprendre et qui accepte l’autorité mystérieuse de la Bonté suprême sur la foi de la Parole éternelle, il y a une réception plus consciente de ce qu’on peut entrevoir dans la souffrance: il y a une sorte d’adoration déchirante de ce qui vous frappe, il y a surtout un hommage à la Sagesse divine … Outre l’expiation des fautes – tâche négative –, outre la claire vision de ce que souvent, hélas! on ne peut bien voir qu’à travers les larmes: soi-même, le monde et Dieu surtout (effet presque passif), il y a dans la souffrance chrétienne un trésor de bienfaits que notre activité peut développer à l’infini … Nos plus humbles souffrances, les plus étrangères même à la Majesté de Dieu, peuvent et doivent Lui être offertes. Une fois offertes à Jésus, elles cessent de nous appartenir pour être siennes. Une fois siennes, elles ont une valeur qui nous dépasse. Elles sont capables, mêlées aux siennes propres, aux amertumes de la Croix ou du jardin des Oliviers, de changer la face du monde.»
Il est donc très clair que la souffrance n’a pas en elle-même sa raison d’être et sa valeur, elle n’est qu’un moyen qui vaut parce qu’en nous dépouillant de tout le créé elle nous remplit de Dieu. En elle-même la souffrance est un mal, elle n’est en rien l’oeuvre de Dieu, mais l’oeuvre du péché des créatures:
«La souffrance est entrée dans le monde avec le péché. Elle en sort avec Celui qui a épuisé en Lui toute la violence et la réalité de la douleur, toute l’horreur du mal, jusqu’à en délivrer nos âmes pour l’éternité, jusqu’à en transformer la nature sur la terre. La souffrance est entrée dans le monde par nous. Dieu n’a pas créé la douleur. Rien de ce qui tend vers l’imperfection n’a pour auteur l’Être parfait … Une seule chose, une seuleva au néant par un miracle de la Bonté divine: le péché pardonné.» (La Souffrance, p. 10.)
Le christianisme ne comporte en rien l’amour de la souffrance dont Dieu n’est pas l’auteur ou une complaisance morbide dans la souffrance, il n’a rien à voir avec le masochisme. Mais de la conséquence même du péché la Bonté infinie de Dieu fait l’instrument de la Rédemption, et de la joie perdue le moyen d’une surabondance de joie où Il donne encore plus:
«Comme l’Amour divin ne pouvait concevoir, dans sa souveraineté, de mal sans remède, ni de remède sans une communion admirable avec le châtiment, ni de salut sans une sorte de folie d’amour, Il a mis le remède du mal dans le châtiment même de celui-ci et s’est mis Lui-même personnellement au coeur de la douleur.» (Ibid., p. 11.)
      De la douleur, Dieu tire le triomphe de la Joie et de l’Amour:
«La joie semble remplir le coeur de l’homme, la douleur le creuser. Dans les desseins de Dieu l’une ne le creuse que pour qu’il soit par l’autre surabondamment comblé.» (Pensées pour la suite des jours, p. 88.)
Tout ascétisme est le moyen d’un enrichissement:
«Dieu aime à nous faire faire ce qui nous répugne le plus pour nous enrichir de la sorte de toute une activité que sans cela nous n’aurions jamais connue.» (Ibid., p. 34.)
Les constitutions de la Fraternité de Saint-Jean recommandent «un ascétisme soucieux de ne rien détruire, mais de tout aliéner et d’utiliser le prix de tout pour Lui», c’est-à-dire de tout consacrer à Dieu.
Ainsi la souffrance est par la manière dont nous l’acceptons et l’offrons une épreuve et un témoignage de la qualité de notre amour pour, Dieu:
«Dans la souffrance l’épreuve est ce qui éprouve, c’est-à-dire juge, décompose et pèse en quelque sorte la valeur de notre âme et celle de notre foi. C’est, pour ainsi parler, la démonstration de ce que nous sommes et de ce que nous avons voulu garder de Dieu en nous, une démonstration qui nous passe par la chair, le sang et l’âme et qui se termine par un progrès ou par une chute.» (La Souffrance, p. 17.)
Voici du même coup déterminée notre attitude devant la souffrance: croire que l’Amour infini de Dieu a tout disposé pour notre plus grand bien, recevoir donc de Lui la souffrance comme un don, y adhérer et l’offrir avec amour:
«Quand un aveugle malheur vient parmi les aveugles, c’est un Voyant qui le tient par la main et le conduit auprès de nous.» (Pensées pour 1a suite des jours, p. 91.)
      «Notre attitude dans toute souffrance doit être celle de l’enfant durant une opération salutaire et sanglante que sa mère, le coeur déchiré, lui demande, pour sa guérison, de subir sans résistance:il cesse de se débattre, met sa main dans la main maternelle, ses regards dans les regards qui le couvent, et, convaincu que tout est pour son bien, accepte tout en la sécurité meurtrie de l’amour dont rien ne peut le faire douter … On sent alors avec une invincible évidence que Celui qui nous enlève quelque chose d’aimé ne nous le prend que pour nous le rendre meilleur, transfiguré à jamais … Pourquoi dans la douleur je ne sais quelle crainte absurde envers Celui qui est l’Amour, qui a inventé, créé l’amour, qui a montré au monde la folie d’amour, qui a voulu que la mort par amour montât jusqu’à Lui?» (La Souffrance, pp. 36, 37, 38, 53.)
Dans une lettre de direction du 24 septembre 1922, Mgr Ghika écrivait:
«Je prierai de tout coeur pour que vous ne perdiez pas le fruit d’épreuves très hautes et plus significatives d’un nouveau progrès que vous ne pouvez le croire si vous les prenez doucement comme une bénédiction dans ce qu’elles ont de plus contraire à vos aspirations ou à votre nature.»
Dans une telle attitude se trouve la vraie paix intérieure dont un texte déjà cité de Mgr Ghika (La Présence de Dieu, p. 70), nous dit:
«Elle petit coexister avec les pires souffrances sans les faire disparaître ou les pires épreuves sans les anéantir, elle peut habiter le plus cruel et souvent le plus aride repentir de nos défaillances, mais elle nous transforme pour les traverser.»
Il est clair que les souffrances et privations extérieures ne peuvent suffire pour nous conduire au renoncement total et nous livrer entièrement à l’amour de Dieu: il faut pour nous détacher entièrement de nous-mêmes une sorte d’annihilation intérieure de l’usage même de nos facultés naturelles, une sorte de mort intérieure dans laquelle nous devenons comme incapables de sentir, de concevoir, de penser, de vouloir par nous-mêmes, ce que les grands auteurs spirituels appellent la nuit de l’esprit et qui constitue la suprême purification du fond même de notre être indispensable pour parvenir à la sainteté. C’est cet état que Mgr Ghika décrit dans les Pensées pour la suite des jours (p. 27) par ces paroles: «Quand tu te sens anéanti …, quand on n’est plus rien, quand en soi l’on n’a plus rien.» C’est alors, quand cet état est offert à Dieu par amour, quand nous y acceptons tous les états intérieurs, quels qu’ils soient, aussi surprenants et inattendus et déconcertants qu’ils soient, par lesquels Dieu trouve bon de nous faire passer, que se trouvent le plus grand mérite et la plus haute forme d’amour:
«Si mon coeur est lourd et dur comme une pierre, sa prière sera belle et miraculeuse comme le serait celle d’une pierre.» (Pensées pour la suite des jours, p. 34.)
Bien sûr l’amour de Dieu alors n’est plus senti, mais en persévérant à vouloir L’aimer malgré l’absence de tout sentiment éprouvé notre amour se perfectionne:
«Quand tu n’éprouves pas en toi-même dans toute sa douceur le sentiment de ton amour pour Dieu, cela veut simplement dire que l’heure est venue de lui prouver cet amour de toute ta volonté.»(Ibid., p. 138.)
Il s’agit de demeurer alors dans la pure adhésion de foi, d’espérance et de charité à Dieu sans rien sentir ni comprendre, sans aucun appui dans le fonctionnement naturel de nos facultés. Mais si dans cet état nous n’avons plus aucune conscience de la présence et de l’aide de Dieu, Dieu est plus que jamais présent et agissant en nous pour nous conduire intérieurement:
«C’est quand l’enfant n’est pas capable de la reconnaître que sa mère est le plus près de lui:la mère a les yeux ouverts, elle;elle est penchée sur le berceau … Dieu veille la nuit sur ses enfants malades, Lui notre mère, notre Père, notre frère, notre plus proche parent, le plus près de nous, le plus en nous.» (La Souffrance, p. 42.)
J’ai eu l’occasion de dire précédemment que c’est vers 1927 qu’à mon avis Dieu a fait entrer Mgr Ghika dans cette suprême épreuve de la nuit de l’esprit. Voici en effet ce qu’il m’écrivait le 2 août 1927:
«J’éprouve une fatigue d’âme poussée jusqu’à la mort intérieure … Je me remets à Dieu du soin d’arranger tout cela.»
Puis le 9 août:
«Le corps et l’âme ont trop pâti d’épreuves ces derniers temps par trop démesurées. Je ne tiens plus debout que par un double miracle de volonté et de grâce, le premier uniquement attribuable au second d’ailleurs … Priez toujours pour moi, non pour moi-même, mais pour ce qui peut dans le service de Dieu dépendre de moi.»
Enfin le 2 octobre:
«Je suis absolument détruit – trop de croix, de peines, et de travaux – et peut-être ne serai-je plus bon à rien … Les épreuves, les besognes et les fatigues ont tellement dépassé pour moi la mesure que je suis presque hors de combat. Je compte sur vos prières et celles de vos meilleurs amis pour ne pas trop démériter devant Dieu, ce qui est facile en des situations de ce genre, par accablement et lâcheté.»
On voit par là comment dans une vocation apostolique l’épreuve intérieure se greffe sur l’épreuve extérieure des échecs (dans le cas présent l’échec et la lente destruction de sa fondation de Saint-Jean en même temps que le désaccord et la séparation avec ceux qui lui étaient le plus chers).
Mais nous savons où, par cette voie royale de la croix, Dieu a conduit son serviteur fidèle et docile.

 

DEUXIÈME PARTIE: SON ACTION ET SA MISSION AU XXe SIÈCLE

  1. Son action apostolique

    Après avoir longuement exposé l’enseignement spirituel et dépeint le type de sainteté de Mgr Ghika, il importe maintenant d’expliquer ce qu’a été son action, de montrer quelle fut la fécondité d’une vie si fertile en activités de toutes sortes.
    Nous avons dit qu’une longue période de sa vie fut dominée par l’action bienfaisante auprès des pauvres, des malades, des victimes de tous les fléaux pour soulager leurs misères corporelles. Nous avons dit de quelle manière il s’est donné à leur service, ne refusant jamais un secours ni une démarche, mettant tout en oeuvre pour triompher de n’importe quelle difficulté, souvent au prix d’une accumulation de fatigues, s’exposant lui-même sans cesse sans jamais ménager ses ressources ni son temps ni sa santé. Nous ne reviendrons pas sur ce sujet. Jamais, vertes, il n’a abandonné ces activités bienfaisantes, mais au fur et à mesure que grandissait en lui l’intimité intérieure avec le Christ, et surtout à partir de son sacerdoce, c’est de plus en plus l’activité apostolique pour le soulagement de ces misères spirituelles que sont l’erreur et le péché, pour la conversion et la sanctification des âmes, qui devint dominante dans sa vie. Il fut d’abord et par-dessus tout un apôtre au service de la propagation du règne de Jésus-Christ. C’est donc de cette action apostolique qu’il faut parler ici. Toutefois il faut signaler auparavant à propos de ses visites de malades que plusieurs guérisons miraculeuses ont été opérées de son vivant par l’entremise de Mgr Ghika durant les vingt dernières années de sa vie. Comme le curé d’Ars attribuait tous ses miracles aux reliques de sainte Philomène, Mgr Ghika attribuait ces guérisons à une relique de la Passion du Seigneur qu’il portait toujours sur lui et appliquait aux malades (un fragment cassé de la Sainte Couronne d’épines que le cardinal Verdier lui avait donné):je suis, certes, bien convaincu qu’un miracle peut se faire par l’instrument d’une relique de la Sainte Couronne d’épines, je ne suis pourtant pas sûr que ces guérisons auraient eu lieu si cette relique avait été appliquée aux malades par quelqu’un d’autre. Le R.P. Chorong rapporte notamment la guérison complète et médicalement inexplicable d’un officier paralysé à la suite d’une fracture de la colonne vertébrale qui a eu lieu à Bucarest pendant l’occupation de la Roumanie. Moi-même j’ai eu connaissance à Paris avant la guerre de la guérison d’une tumeur cancéreuse.
    Mais ces miracles extérieurs et visibles ne sont rien à côté du perpétuel miracle spirituel des conversions et transformations complètes et souvent soudaines d’âmes enracinées dans l’erreur et le péché qui étaient le fruit presque constant de l’action apostolique de Mgr Ghika et dont nous donnerons par la suite quelques exemples. Il avait quelquefois ce qu’il appelait lui-même «des grâces de conversions-éclairs»: j’ai vu des cas où les circonstances ne lui permettant que quelques minutes de conversation avec une personne établie depuis longtemps dans l’erreur ou le péché, il fonçait en lui parlant immédiatement de l’amour de Dieu d’une manière déroutante pour les calculs humains et qui pouvait paraître folle, et où il a suffi de ces quelques minutes de conversation avec lui pour que la personne demande le baptême ou se confesse et communie. Le 15 novembre 1931, cinq minutes avant la messe d’action de grâces anniversaire de notre mariage, mon père qui ne s’était pas confessé depuis quarante ans fut invité par Mgr Ghika à se confesser pour communier avec nous:il le fit aussitôt, et cette confession et cette communion furent le point de départ d’un essor spirituel guidé par Mgr Ghika qui conduisit en quelques années mon père à une grande intimité d’âme avec le Christ (et finalement à mourir en répondant à ma femme qui lui faisait remarquer que son oreiller avait glissé et que sa tête reposait sur le bois: «Jésus aussi»). Je cite ce cas qui me touche particulièrement, mais j’ai vu bien d’autres exemples où il s’agissait, ce qui n’était pas le cas de mon père, de très grands pécheurs.
    Il est donc essentiel d’étudier ici cette action apostolique qui a eu de tels fruits surnaturels. Nous attirerons l’attention de nos lecteurs sur trois aspects principaux de l’apostolat de Mgr Ghika:
    1° Son zèle apostolique;
    2° sa miséricorde qui l’attirait vers les plus misérables;
    3° la source surnaturelle profonde de son apostolat.

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L’amour du Christ qui dévorait Mgr Ghika lui rendait insupportable style=”width:100%” que le Christ ne soit pas aimé et le portait à se donner tout entier pour Le faire aimer et Lui conquérir toutes les âmes, à ne vivre que pour l’extension du règne de Jésus-Christ: telle était la source d’un zèle apostolique inlassable et sans limites qui le prenait et l’absorbait tout entier. Il ne pouvait comprendre qu’un chrétien réduise ses préoccupations apostoliques à un cercle limité et n’ait pas à coeur l’extension de l’Église en tous milieux et en tous lieux jusqu’aux extrémités de la terre. Il ne s’agissait pas d’un zèle autoritaire, inquiet, indiscret, amer, comme chez ceux qui se recherchent eux-mêmes dans leur apostolat et y introduisent leur orgueil, mais d’un zèle patient, confiant, serein, discret, doux, humble, d’un zèle qui attendait tout de la grâce de Dieu et rien de lui-même, en un mot d’un zèle d’amour (et en rien d’un zèle de domination). Il était d’une fermeté et d’une intransigeance inébranlables dès que les exigences de la charité ou de l’affirmation de la vérité étaient en jeu et jamais alors il n’aurait fait la moindre concession par calcul et pour plaire ou pour s’assurer une réussite purement humaine, et pourtant jamais il ne s’irritait, jamais il ne s’emportait, toujours il conservait dans la discussion sa patience et sa douceur inaltérables et son attitude calme, humble et aimante. Mais cette patience qui se plie et se soumet à l’heure de Dieu était inséparable d’une sainte impatience du règne de Dieu qui lui arrachait les cris de prière que nous avons déjà cités et lui donnait tous les dévouements comme toutes les audaces pour hâter l’avènement de ce règne de Dieu dans toutes les âmes et sur le monde entier. Il était en plénitude ce que la Sainte Écriture nomme «un homme de désir» et Dieu seul sait ce qu’a pu être dans le fond de son coeur l’intensité de ses supplications. Ses dévouements et ses audaces étaient en revanche visibles aux yeux de tous.
Je dis: ses audaces, car lorsqu’il s’agissait de porter à une âme le message de l’Amour de Dieu, il n’existait pas pour lui de difficulté insurmontable style=”width:100%”, ni l’hostilité ou l’indifférence de cette âme, ni la gravité de ses erreurs ou de son attachement au péché, ni la distance, ni le manque de temps: il osait tout, y compris ce que la sagesse humaine aurait évidemment taxé de folie, comme d’attaquer immédiatement, en cinq minutes de conversation, le problème de Dieu avec un incroyant notoire ou un grand pécheur, et pourtant il est arrivé souvent que le résultat soit ce qu’il appelait «une conversion-éclair». Je dis: ses dévouements, car alors il ne regardait ni au temps, ni à la dépense, ni à la fatigue. Non seulement il a entrepris de lointains voyages pour enseigner le don du Christ dans l’Eucharistie aux confins de la terre, à Sydney et à Manille comme à Buenos Aires, et pour établir la prière du Carmel au coeur du Japon, avec un sens missionnaire qui voulait porter le Christ àtous les peuples sous toutes les latitudes, mais il est arrivé qu’il entreprenne un long, coûteux et fatigant voyage pour atteindre une seule âme comme lorsqu’il partit subitement de Bruxelles à Bucarest parce qu’il avait appris que Panaït Istrati mourant se révoltait et blasphémait et, peu après, celui-ci recevait la communion des mains de Mgr Ghika et mourait chrétiennement. Ma femme lui ayant parlé d’une personne à voir à Copenhague, Mgr Ghika, alors à Paris, lui répondit:«J’aurai bientôt à aller à Varsovie, je ferai un petit crochet par Copenhague.» Et ce qu’il appelait «un petit crochet» était couramment de cet ordre de grandeur. Il ne faudrait pas croire que le temps que ces longs voyages lui faisaient passer en bateau ou en chemin de fer – toujours dans la dernière classe – était du temps perdu pour l’apostolat, car chaque fois il engageait la conversation avec ses compagnons de route et arrivait très vite à leur parler de Dieu et chaque fois il en résultait des conversions ou des transformations profondes des âmes et nombreux sont ceux qu’il a ainsi confessés en bateau ou même dans un compartiment de chemin de fer, ce qui lui faisait dire en plaisantant:«Ma voie, c’est la voie ferrée!» D’ailleurs, toute occasion lui était bonne pour atteindre une âme et parler de Dieu, ce qui fait que jamais une rencontre, même la plus accidentelle et la plus banale, avec lui n’était sans importance et sans répercussion. À Villejuif, il avait trois cents mètres à faire de sa baraque pour aller chercher l’eau: il profitait chaque fois de l’attente à la fontaine, où il cédait régulièrement son tour aux plus pressés, pour engager la conversation. Et comme dès cette époque,avec sa barbe et ses cheveux entièrement blancs et sa santé déjà très usée, il paraissait un vieillard (les enfants l’avaient baptisé «le Père Noël»), il y avait toujours quelqu’un qui s’offrait à lui porter son broc, d’où pendant le chemin du retour une nouvelle occasion de conversation. Et c’est ainsi qu’il a commencé à révéler Dieu aux zoniers et à les amener peu à peu les uns et les autres à la confession et à la communion. Et je le revois encore chez nous avec sa grande cape violette pénétrant dans la cuisine pour parler de Dieu à notre femme de ménage qui y faisait la vaisselle (et qui s’imaginait qu’elle ne pouvait pas se confesser parce qu’elle n’avait pas de chapeau!).
Sa vie fut donc, dans un oubli de soi perpétuel, un don de soi perpétuel et total à l’apostolat en y usant toutes ses forces. C’est pourquoi, comme nous venons de le dire, à cinquante ans sa santé était usée et il paraissait un vieillard. L’offrande volontaire et entière de lui-même par amour était faite depuis longtemps avant sa consommation finale dans la prison de Jilava. Je ne l’ai jamais vu, quels que soient son surmenage et ses obligations, refuser de se rendre à un appel quelconque ou d’entreprendre une démarche où il y avait une occasion d’apostolat:il était toujours disponible et il l’était à tous, réalisant en plénitude le «tout à tous» de saint Paul. Et aussi pressé, surmené, surchargé qu’il soit il trouvait moyen de consacrer à chaque âme tout le temps nécessaire sans la presser, sans lui montrer de hâte ou d’énervement ou d’impatience, comme s’il n’était là que pour elle seule:belle leçon pour certains prêtres pressés et surchargés qui ne reçoivent les gens que la montre à la main en comptant les minutes qu’ils leur consacrent, ce qui empêche totalement certaines personnes de parler et fait qu’ils n’atteindront jamais le fond de leur coeur et l’essentiel de leurs problèmes; Mgr Ghika laissait toujours à chacun le temps de dire tout ce qu’il avait à dire jusqu’à ce que le fond de l’âme soit atteint et pourtant il ne refusait de voir personne.
Son ingéniosité avait des ressources illimitées quand il s’agissait de trouver le moyen d’atteindre un grand pécheur. Je me souviens qu’à Villejuif il avait eu connaissance de la mort prochaine d’un rempailleur de chaises ivrogne et tuberculeux qui était violemment antireligieux et blasphémateur et qui n’aurait jamais accepté la visite d’un prêtre. «Le seul moyen d’y aller, me disait-il, ce serait en client, ce serait d’avoir une chaise à rempailler. Malheureusement je n’en ai pas et je ne sais pas où en trouver.» Il me disait cela dans une «turne» (pièce de travail de 2 à 4 élèves) de l’École Normale Supérieure où j’étais alors. Ce ne fut aussitôt qu’un cri de mes camarades comme de moi: «Les greniers de l’École sont pleins de vieilles chaises crevées.» Une expédition au grenier fut aussitôt faite et Mgr Ghika sortait peu après de l’École Normale Supérieure deux vieilles chaises sous le bras pour aller prendre, non point un taxi bien entendu, mais l’autobus de Villejuif. Le lendemain, le rempailleur de chaises recevait la visite de ce client en soutane avec une bordée de grossières injures et écumant de rage. Mais Mgr Ghika sans se laisser démonter poursuivit patiemment et avec une douceur inaltérable la conversation ainsi engagée, et comme finalement il alla jusqu’au geste paternel de mettre la main sur l’épaule du malade qui ne cessait de tousser et de cracher, celui-ci se recula violemment en criant furieusement: «Ah!Ne me touchez pas, on pourrait croire que nous sommes camarades!» À quoi Mgr Ghika répondit calmement: «Nous ne sommes pas camarades, nous sommes frères.» Et la première visite en resta là. Mais venir rechercher les chaises, qu’il avait bien entendu laissées au rempailleur, fut l’occasion d’une seconde visite. Et comme par une bénédiction de Dieu bien espérée et prévue les chaises n’étaient pas prêtes, les visites pour aller rechercher les chaises se multiplièrent. Peu après, le rempailleur mourait ayant reçu les sacrements et bénissant Dieu, et Mgr Ghika, à qui nous avions pourtant dit de garder les chaises, tint à rapporter lui-même les chaises rempaillées et ainsi bénies de Dieu à l’École Normale Supérieure (où elles se trouvent peut-être encore à nouveau crevées dans quelque grenier!)

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Nous avons déjà dit à quel point Mgr Ghika vivait de la miséricorde infinie de Dieu qui va avec prédilection vers les plus misérables et très spécialement vers les plus misérables spirituellement, ceux qui sont tombés dans les plus graves erreurs ou les plus grands pécheurs ou ceux qui sont les plus abandonnés, les plus privés ou éloignés de tout secours spirituel:ne nous étonnons donc point de voir avec quelle constance son apostolat a été vers ceux-là. J’ai déjà raconté que sa souffrance du péché était telle que souvent elle lui arrachait des larmes comme à saint Dominique, et ce bienheureux don des larmes a plus d’une fois servi à éclairer de grands pécheurs sur la malice de leurs péchés et par là à retourner leurs âmes de fond en comble jusqu’à une complète conversion. À tous il apportait à leur grande stupéfaction le message que Dieu les aime et par là nul ne savait consoler comme lui les âmes affligées des plus grandes souffrances et torturées par le désespoir. Il a expliqué cela lui-même dans les Pensées pour la suite des jours (p. 24):
«Consoler, c’est pouvoir apporter à autrui quelque chose de plus vrai que sa douleur. Consoler, c’est faire vivre une espérance. Consoler, c’est laisser voir en nous à celui qui souffre l’amour de Dieu pour lui.»
Pendant quinze ans (de 1923 à 1939), le ministère sacerdotal de Mgr Ghika à Paris s’est exercé dans de nombreux milieux d’anarchistes, de blasphémateurs, de francs-maçons, de satanistes, d’occultistes, de prêtres défroqués, d’homosexuels, de prostituées: Dieu le mettait avec une extraordinaire constance au contact de ces cas particulièrement difficiles et Dieu seul aussi connaît le bilan exact du nombre de conversions réalisées, d’âmes complètement transformées et menées jusqu’à un grand essor spirituel. Il eut très souvent à s’occuper de cas de blasphèmes et de pratiques démoniaques qui le firent profondément souffrir, mais ses souffrances et ses larmes aboutissaient chaque fois à des conversions aussi stupéfiantes qu’inattendues. Plus souvent encore Dieu lui envoya des prêtres tombés ou défroqués: chaque fois cette profanation du sacerdoce lui arrachait des larmes abondantes et nombreux sont ces pauvres prêtres qu’il fit rentrer dans l’Église et la paix de Dieu et à qu’il rendit le sens de leur sacerdoce. Peu après que Dieu eut inspiré à Yvonne Estienne de prier et de souffrir pour la sanctification du clergé, Mgr Ghika eut l’occasion de demander à un groupe dont elle s’occupait de prier pour des prêtres engagés dans des pratiques démoniaques, blasphématoires et obscènes qu’il voulait alors ramener à Dieu et à l’Église, et il se trouva ainsi avec elle au point de départ de cette fraternité spirituelle de prière et de souffrance pour la sanctification du clergé qui est devenue Virgo fidelis.
C’est la même inspiration de miséricorde qui porta Mgr Ghika à choisir le coin le plus délaisse spirituellement, le plus privé de tout secours spirituel, du diocèse de Paris pour y installer sa baraque entre Villejuif et Gentilly dans une partie de «zone» principalement peuplée de chiffonniers. Pour révéler Dieu aux zoniers, il vécut au milieu d’eux, toute sa vie se passant devant eux dans ce coin où rien ne pouvait être caché, constamment à leur contact, dans les mêmes conditions matérielles qu’eux et dans une pauvreté encore plus grande sur laquelle nous avons déjà donné quelques détails. On a écrit à ce sujet qu’il fut «le premier prêtre ouvrier» ou «un précurseur des prêtres ouvriers»:c’est là ne rien comprendre à ce que furent sa vie et son apostolat à Villejuif, et Mgr Ghika, d’après tout ce que nous connaissons de son enseignement et de son exemple, aurait certainement jugé très sévèrement la forme si imprudente que prit la première tentative de prêtres ouvriers à laquelle S.S. Pie XII dut mettre fin (en revanche, Mgr Ghika avait encouragé Jacques Valdour dans sa tentative, malheureusement sans lendemain, de réunir des laïcs chrétiens bien formés pour s’engager comme ouvriers dans des usines en vue d’y exercer unapostolat, et il est certain qu’il aurait aimé etbéni l’admirable congrégation que dirige aujourd’hui le R.P. Voillaume). En effet, Mgr Ghikas’est installé à Villejuif pour y révéler Dieu auxyeux de tous et non pour y encourager des revendications sociales; toute son action, tout son enseignement y furent purement et uniquement religieux et jamais il ne se serait engagépour rien au monde dans une action sociale, à plus forte raison dans une lutte sociale. Dans sa baraque, il donna presque toute la place à la chapelle, on ne voyait qu’elle, et le spectacle qu’il y offrait à tous les passants était celui de la messe célébrée publiquement (et qui attira d’abord par curiosité avant qu’il ait pu en enseigner le sens et la nature), celui aussi des longues heures qu’il y passait en prière devant le Saint-Sacrement ou à réciter son bréviaire. Jamais il n’aurait consenti à distraire en vue d’un travail rémunérateur la moindre parcelle de son temps que comme prêtre il estimait devoir tout entier et exclusivement au culte de Dieu (messe et bréviaire) et à la prière d’abord, ensuite au ministère des sacrements, à la prédication de la parole de Dieu, à tous les contacts, conversations, visites, réceptions que comportait le travail apostolique. Il vint là comme prêtre, c’est-à-dire comme messager de Dieu, s’affirmant et s’affichant publiquement comme prêtre, recherchant exclusivement la conversion et la sanctification des âmes et nullement la transformation des conditions sociales, et jamais il n’aurait consenti à se dépouiller de ses vêtements sacerdotaux (dont il dut tant souffrir d’être dépouillé de force dans sa prison de Jilava). Les enfants qui l’accompagnaient dans toutes ses démarches avaient même pris l’initiative de soulever les pans de sa longue cape. Il n’eut jamais l’idée, sous prétexte d’attirer les gens, de faire du cinéma ou du sport ou de la gymnastique, mais il ne les attira à rien d’autre qu’à la messe et, avec l’aide de Pierre Arthuys qui avait été formé au plain-chant à Solesmes, à une chorale de chant grégorien qui chantait en latin les textes liturgiques inspirés par le Saint-Esprit pour louer Dieu. De plus, s’il adopta toutes les conditions matérielles de vie les plus misérables de son entourage, il ne chercha jamais à se faire passer à leurs yeux pour l’un d’eux et à adopter leurs manières et leur langage: jamais il ne leur cacha son rang princier dont il était justement fier (alors que les actuels «progressistes» l’auraient invité à «se le faire pardonner») et il garda toujours parmi eux un langage et des manières de grand seigneur. Ces pauvres gens auraient été humiliés, blessés, froissés profondément s’il s’était mis, comme certains avaient cru devoir le lui conseiller, à leur parler argot et à employer des mots grossiers; ils se sentaient au contraire justement honorés dans leur dignité humaine parle respect qu’il tint toujours à leur montrer enles traitant avec ses manières de grand seigneur.Et tout prêtre, disait-il, devrait savoir qu’il estpar son sacerdoce un grand seigneur dans l’Église de Dieu.
Une grave erreur naturaliste, très répandue aujourd’hui et récemment condamnée parl’Église, a prétendu qu’on ne peut pas révéler le christianisme à des gens qui vivent au-dessous des conditions humaines normales de vie et qu’il faudrait d’abord changer leurs conditions de vie (comme si les apôtres avaient changé les conditions de vie des esclaves avant de leur prêcher le christianisme!) Les zoniers de Villejuif vivaient certainement pour la plupart très au-dessous des conditions humaines normales: cela n’a pas empêché Mgr Ghika de leur prêcher le christianisme et d’en faire le peuple chrétien de la nouvelle paroisse qui s’est édifiée sur l’emplacement même de sa baraque. Pour y parvenir, il n’a pas employé, comme on l’a réclamé récemment, «d’autres techniques que celles du curé d’Ars», il n’a employé aucune autre technique et aucune autre méthode que d’être un saint et de compter sans limite sur la grâce de Dieu et l’efficacité infinie de la messe qui renouvelle le Sacrifice de la Croix.
Tel fut cet apostolat de Villejuif dans lequel une paroisse entière prit naissance. Un autre exemple de l’inspiration qui attirait Mgr Ghika vers les plus misérables et les plus délaissés fut le temps que les dernières années avant la guerre il consacra au ministère des lépreux et le projet, interrompu par la guerre, qu’il forma alors de se consacrer entièrement à leur service. D’après certaines allusions, je l’ai même soupçonné alors d’avoir désiré, si Dieu le permettait, attraper la lèpre au service des lépreux pour réaliser un don plus total de sa vie par amour: c’est à un autre don total, non prévu par lui, que Dieu l’a appelé.
Le dernier exemple, enfin, il l’a donné en restant parmi les populations persécutées de Roumanie au péril de sa vie au lieu de tenter de rentrer en France où tant d’amis l’auraient accueilli et où il aurait trouvé tant d’occasions de ministère sacerdotal.

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Si tant de conversions et de transformations complètes d’âmes se sont réalisées par l’instrument de Mgr Ghika, c’est parce qu’il n’a jamais mis sa confiance en lui-même ou dans les moyens humains employés, mais uniquement dans la grâce de Dieu seule capable de convertir et sanctifier les âmes, et parce que lui-même était entièrement livré à l’action de cette grâce. Dès son premier livre sur La Visite des pauvres(p. 52), il écrivait:
«La force illimitée de la foi rend tout possible: elle déplace les montagnes … Elle se rend compte que ce qui est fait pour Dieuest aussi fait par Dieuet qu’en conséquence nous n’avons pas affaire pour le bien à nos seules forces limitées, mais à la puissance infinie d’un Dieu instigateur et complice.»
      C’est pourquoi il savait que toute action apostolique efficace et féconde a sa source dans la prière, dans la souffrance offerte en union avec le Christ et surtout dans le sacrifice de la messe. Dans le discours de mariage que nous avons longuement cité il parle de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, «cette enfant morte à vingt ans dans un cloître et qui, sortie de ce monde, se montre plus puissante pour transformer le monde que les êtres les plus puissants de ce monde». Aussi définissait-il la Fraternité de Saint-Jean comme «oeuvre apostolique comme aboutissement, à point de départ eucharistique, soucieuse avant tout de vie spirituelle [2]et faisant sortir l’action de la contemplation». Et il écrivait dans les Pensées pour la suite des jours(p. 126):
      «Les contemplatifs qui, ayant à agir, se trouvent gênés pour contempler ne sont pas bien avancés dans la contemplation. Et ceux qui, habitués à agir, ne savent pas contempler en agissant ne sont pas bien avancés dans l’action.»
Car dans une vie où tout se fait par amour de Dieu la contemplation aimante de Dieu fructifie sans cesse en action pour Dieu.
Il savait aussi à quel point des âmes libres ne peuvent être transformées par aucune action ou influence extérieure, car seule la grâce de Dieu, présente à l’intérieur de la liberté humaine à la racine même de son être, peut la mouvoir du dedans. Dans La Présence de Dieu, il parle (p. 19) de «ce que l’âme donneparce que Dieu le lui donne» et (p. 48) de «cet amour de nous pour Dieu issu de l’Amour de Dieu pour nous». Il avait déjà dit dans La Visite des pauvres(p. 68):
«Un acte de bien, une oeuvre de bien, accomplis dans l’esprit de Dieu, sont à la fois Son oeuvre et notre oeuvre, Son acte et notre acte.»
Enfin dans L’Heure sainte (p. 5), il disait à ses auditeurs:
«Le consentement libre d’une âme à une grâce, la réception consciente et bénie d’une parole de Dieu, est un miracle de la présence active de Dieu: vous prier, à ce point de vue, c’est émettre une prière à l’activité divine en même temps qu’à votre liberté[3]
Aussi pensait-il que tout apostolat doit se fonder sur l’action de la grâce à l’intérieur des âmes. Et il écrivait dans La Présencede Dieu(pp. 4-5):
«Par manque d’esprit de foi on ne compte pas assez sur ce fond de l’âme en état de grâce où depuis le baptême habite de façon continue, en toute Sa vivante Réalité, Dieu lui-même … On ne met pas assez à son rang de force vitale cette vigilance aimante de la Sainte Trinité demeurant au coeur du coeur de l’homme, cette présence, qui peut être si miraculeusement active, de l’Esprit Saint … On peut parler de Dieu avec quelque confiance à des âmes qui le contiennent ainsi.»
Et souvent dans sa prédication, il faisait explicitement appel à la présence de Dieu par la grâce au fond de l’âme de ses auditeurs.
Par exemple dans L’Heure sainte (pp. 4-5):
      «Je demande à Dieu d’être à la fois Celui qui m’inspire, Celui qui m’écoute et Celui qui vous parle. Dès qu’un être traite de Dieu avec ses frères, en effet, le milieu où l’on s’entend est Dieu Lui-même, comme Il est la sourceet la finde tout l’entretien. Rien de ce que je vais tenter, avec la grâce de Dieu, de tirer pour vous de mon âme n’ira à la vôtre si cela n’est pas né de moi en Dieu, pris en Dieu pour vous, porté par Lui en vous, et en vous reçu pour Lui … Si vous êtes assez en présence de Dieu, nous nous entendrons aujourd’hui, Dieu saura se faire entendre en nous. Mettez toute votre pensée en Lui et vous serez étonnés de L’entendre parler si fort peut-être à travers de faibles et d’insuffisantes paroles.»
Par exemple encore dans La Sainte Vierge et le Saint-Sacrement (p. 33):
      «Ce à quoi je fais appel ici, ce n’est pas à l’attention bien disposée d’une assistance, mais à la vie de la Sainte Trinité, à la vie prodigieuse du Dieu vivant à demeure en vous grâce à la Présence réelle et vivifiante du Verbe incarné qui a traversé ce matin votre être et le mien … Écoutez avec au fond du coeur le Dieu qui est venu à vous ce matin et qui veille maintenant dans vos âmes.»
Par exemple enfin dans La Liturgie du prochain (p. 3):
      «Prêcher, si mal que je le fasse, c’est prier en public. Je parle à Dieu en vous et je L’entends en vous après avoir essayé de L’entendre en moi.»
De même en éducation, Mgr Ghika enseigne dans le discours de mariage déjà cité: «Quelle sûre puissance d’action si, au-dessus de toutes les pédagogies, suivant le dogme trop peu souvent et peu pratiquement envisagé, nous faisons appel dans l’âme de l’enfant baptisé, non seulement à ce qu’il est selon la nature et la grâce de Dieu, mais à la présence certaine, à la sainte habitation de la Toute-Puissance divine établie à demeure en lui, au moins jusqu’au premier péché mortel, et venant à notre aide, si nous l’évoquons, pour élever l’enfant selon la loi de ce même Dieu!»
De même dans sa direction spirituelle, Mgr Ghika ne comptait vraiment que sur l’action du Saint-Esprit dans l’âme: il ne cherchait pas à imposer des méthodes ou des vues personnelles uniformes pour tous mais à livrer chaque âme, selon les desseins particuliers de Dieu sur elle, à l’action du Saint-Esprit en elle, et à ne faire lui-même rien d’autre qu’aider cette action du Saint-Esprit, en écarter les obstacles, en contrôler les effets. C’est pourquoi il préférait les expressions de guide ou conseiller spirituel à celle plus classique de «directeur de conscience». Dans La Présence de Dieu, après avoir écarté (p. 18) «des réglementations trop uniformes, trop étroites ou trop compliquées» et «des recettes savantes et automatiques», il écrit:
«Celui-là guide le mieux qui laisse le plus de spontanéité possible à l’âme en quête du Seigneur et ne reste à ses côtés que pour surveiller ses écarts, prévenir ses illusions, éclairer ses obscurités, réchauffer sa ferveur, consoler sa faiblesse, rendre fécondes ses aridités, et lui porter quelque chose de cet Esprit Saint qui est à la fois le même en tous et le plus varié de manifestations en tous et en chacun» (p. 19.)
C’est parce que Mgr Ghika ne comptait en rien sur lui-même et sur les moyens humains employés, mais uniquement sur la grâce en action au fond des âmes, qu’il avait toutes les audaces apostoliques, même les plus folles pour des vues purement humaines, dont nous avons parlé. Pour montrer jusqu’à quel point il n’avait aucun souci des moyens humains et ne se fiait qu’à l’action intérieure de la grâce, nous pouvons raconter qu’un jour il fut chargé de prêcher une Heure Sainte en présence de deux pasteurs protestants mêlés par curiosité à l’auditoire. Tout autre que lui aurait préparé une prédication habile ou éloquente. Mgr Ghika, après avoir exposé le Saint-Sacrement, s’est retourné vers l’auditoire et a dit:«Puisque pendant une heure nous avons Jésus-Christ Lui-même, qui est la Parole de Dieu, ici réellement et corporellement présent devant nos regards, le mieux que nous ayons à faire est de nous taire et de passer cette heure en silence à Le regarder, L’écouter au-dedans de nous et L’aimer.» Sur quoi il se mit à genoux et resta avec tout l’auditoire une heure entière en prière silencieuse devant l’Hostie. La plupart auraient taxé cela de folie. Mais le fait est que, l’heure passée, les deux pasteurs protestants vinrent trouver Mgr Ghika pour lui demander d’abjurer l’hérésie et d’entrer dans l’Églisecatholique [4].
Ainsi les conversions et transformations d’âmes qu’il obtenait étaient obtenues bien plus par sa prière que par son action. Et il les payait certainement très cher par ses souffrances intérieures car après certaines conversions de grands pécheurs on le voyait littéralement épuisé et ravagé.
Jamais Mgr Ghika n’a cherché à plaire, à séduire, à attirer. Jamais il n’a cherché à se satisfaire lui-même par des résultats visibles obtenus à tout prix: c’est la gloire du Seigneur, et non la sienne propre, qu’il voulait. L’apostolat n’est pas affaire de techniques ou de méthodes il est uniquement affaire de sainteté, et rien d’autre n’est demandé et nécessaire à l’apôtre que d’être un saint à travers qui passe librement la grâce du Seigneur seule capable de transformer intérieurement les âmes.

 

 

  1. L’unique règle de la charite, l’esprit de Saint-Jean et la sanctification du laïcat

Nous avons dit à quel point l’enseignement spirituel de Mgr Ghika insistait sur cette vérité fondamentale que la charité constitue l’unique règle de tout le christianisme et que celui-ci ne consiste en rien d’autre qu’à tout faire par amour de Dieu. Cette conviction de base devait lui inspirer une entreprise qui semble avoir été l’essentiel de sa vocation et de sa mission:la Fondation des Frères et Soeurs de Saint-Jean. Nous avons donné quelques indications sur les très nombreuses activités et entreprises qui ont occupé sa vie:lui-même en voyait l’unité en les rattachant toutes à son oeuvre de Saint-Jean dont toutes n’étaient à ses yeux que des prolongements, des dérivations, des applications ou des formes particulières de réalisation. Il est donc impossible de bien comprendre la mission que Dieu a donnée à Mgr Ghika en ce XXe siècle et sa signification pour nous sans exposer l’idée centrale de cette Fondation des Frères et Soeurs de Saint-Jean.
Cette fondation, qui fut approuvée par Pie XI, peut être appelée à la fois un ordre et une fraternité: un ordre, non point au sens d’un ordre religieux, puisqu’il n’y avait ni voeux ni règle, mais au sens où l’on peut appeler «ordre» tout ensemble de vies engagées dans une même vocation pour un même but selon une même conception de vie; une fraternité en raison du lien fraternel entre tous les membres ainsi engagés. Alors que toutes les fondations antérieures dans l’histoire de l’Église voulaient régir la vie de leurs membres par des voeux ou des promesses et une règle de vie, la nouveauté de l’ordre de Saint-Jean consistait à ne pas organiser la vie selon une forme particulière de vie déterminée par des voeux ou des promesses et par une règle, mais à ne comporter aucun autre principe commun de vie que la libre impulsion intérieure de l’amour de Dieu au fond des âmes avec comme conséquence le seul engagement d’obéir toujours, en toutes circonstances quelles qu’elles soient, à toutes les exigences et à toutes les réquisitions de la charité en allant toujours dans le sens de ce que Dieu préfère. Et c’est pourquoi saint Jean, l’apôtre préféré confident de toutes les préférences du Coeur du Christ, fut donné pour patron à un ordre qui n’avait pas d’autre règle de vie que la recherche des préférences divines, mais adopter le patronage de saint Jean était adopter en même temps le patronage de Marie que Jésus mourant avait confiée à saint Jean. L’ordre de Saint-Jean devait comporter deux branches: la Maison de Saint-Jean où les Frères et Soeurs devaient vivre en communauté et s’y livrer à des tâches communes (telles que retraites, enseignement, hospitalité, soin aux malades, etc.) à partir d’une même source primordiale de vie contemplative;la Famille de Saint-Jean composée de personnes dispersées à travers le monde pour y vivre selon l’esprit de saint Jean, y propager cet esprit et y exercer toutes les activités (apostoliques, bienfaisantes, etc.) conformes à cet esprit. Les activités dérivées de la commune source intérieure de recherche par amour de toutes les préférences divines pouvaient être les plus variées selon l’infinie variété des exigences de la charité déterminées par la multiplicité des circonstances providentielles. Les Frères et Soeurs de Saint-Jean ne s’engageaient pas pour une activité déterminée, par exemple enseigner ou s’occuper des malades ou s’occuper des pauvres, mais devaient être toujours prêts pour tout ce que la charité pourrait leur demander. Nous avons déjà cité de nombreux passages des constitutions de la Fraternité de Saint-Jean approuvées par Pie XI. Elle y est définie comme «un organe de coopération pour mieux avancer le Règne de Dieu d’une souplesse de forme et d’attributions aussi complète que possible, fondé sur la Communion sacramentelle et la Communion des saints, et cherchant à s’adapter à toutes les situations comme à tous les besoins», «un ensemble de personnes essayant de ne former dans l’Esprit Saint qu’un coeur et qu’une âme», «à la fois un essai nouveau et un effort pour revivre ce qu’il y a de plus ancien dans l’Église de Dieu». Et voici la règle:
«Être sans réserves au service de l’amour de Dieu qui est la seule loi de la maison, et pour tout ce qui touche à l’apostolattoujours prêts … On n’y entre que pour l’amour de Dieu, on n’y resteque pour l’amour de Dieu, on n’en sort quepour l’amour de Dieu. On n’y est lié entre soique pour autant qu’on l’est avec Dieu, et en raison de Dieu … Pour réaliser la perfection de l’obéissance, obéir au supérieur pour l’amour de Dieu. Celui-ci, dans la Maison de Saint-Jean, ne commande pas, mais demande, et demande pour l’amour de Dieu, après avoir contrôlé lui-même devant Dieu s’il a le droit de demander pour l’amour de Dieu. On peut avoir le droit de refuser, mais également et uniquement pour l’amour de Dieu, après avoir contrôlé soi-même devant Dieu si l’on a le droit de refuser pour l’amour de Dieu».
Quant à la Maison de Saint-Jean, bien avant de la fonder Mgr Ghika, à propos de la Maison des Filles de la Charité à Bucarest, avait défini dans La Visite des pauvresquel doit en être l’esprit:
«Sachons bien voir Jésus dans ses pauvres, que les portes leur soient toujours ouvertes … Aucune espèce de misère n’est en dehors du programme qui s’efforce de la suivre et de la prévenir. La maison du bon accueil, celle ou l’on reçoit à bras ouverts et oùl’on voit le Christ …, est la maison de la sainte familiarité … Ce qui est la maison de Dieu est la maison de tous et la maison de tous fait que chacun s’y trouve chez soi avec des amis, avec des intimes. L’esprit de Béthléem est un esprit de familiarité, la familiarité d’une habitation commune, la familiarité avec Dieu qu’on sait bon et proche, avec les anges, avec les hommes de toute espèce, de toute classe, de tout rang, de toute nation, de toute religion, reçus ici comme chez eux auprès de Dieu … une saintepauvreté doit marquer ensuite son empreinte sur la Maison … Un seul luxe admis: le luxe de la propreté qui enseigne, du goût qui tire parti des moindres éléments pour recréer l’oeil et le porter vers le ciel, le luxe enfin de l’ornement des choses saintes» (pp. 78-81).
Telle fut la Fondation de Saint-Jean. Nous avons raconté comment Mgr Ghika entreprit de réaliser la Maison de Saint-Jean dans l’abbaye d’Auberive et de quelle manière ce premier essai échoua et demeura sans lendemain. Quant à la Famille de Saint-Jean, elle ne reçut jamais d’organisation, mais nous pouvons penser qu’elle existe toujours grâce aux nombreuses âmes formées par Mgr Ghika qui vivent de l’esprit de saint Jean disséminées à travers le monde.

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C’est par cet esprit de saint Jean, que nous venons de définir et qui est la Ciel du type de sainteté de Mgr Ghika comme de son action apostolique et de toutes ses activités, que celui-ci nous paraît avoir reçu de Dieu une mission essentielle pour ce que Dieu veut faire naître et se développer dans l’Église au XXe siècle conformément aux besoins nouveaux de ce siècle eux-mêmes prévus dans les desseins éternels de l’Unique Maître et Conducteur de l’Histoire.
Certes je suis bien convaincu, comme Mgr Ghika l’était lui-même et comme l’Église l’enseigne, que les ordres religieux fondés sur les trois voeux perpétuels de pratique effective de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance totales et organisés selon des règles inspirées par le Saint-Esprit comme celles de saint Benoît, de saint Augustin ou de saint Basile, non seulement gardent aujourd’hui et garderont jusqu’à la fin des temps une place de premier plan dans la vie de l’Église, mais réalisent seuls l’état de vie parfait et supérieur à tout autre. Je suis bien convaincu que ces voeux et ces règles, loin de devoir être opposés aux exigences de la charité, ne sont que des moyens de choix, conseillés par le Christ Lui-même et voulus par le Saint-Esprit, pour mieux soumettre la vie à toutes les exigences de la charité et qu’ils y servent effectivement chaque fois qu’ils sont vécus et pratiqués en esprit; et s’il est arrivé que certaines religieuses, comme S.S. Pie XII le leur a reproché récemment, aient fait passer la lettre de la règle avant les exigences de la charité qui doivent être toujours premières, il s’est agi là d’une déviation de la vie religieuse contraire à sa nature et à son esprit comme à sa pratique traditionnelle. Ce sont là des vérités fondamentales enseignées par l’Église, que Mgr Ghika lui-même a constamment enseignées, et que nul chrétien n’a le droit de contester ou de méconnaître. Mais dans le développement constant du règne du Christ au cours des temps, sans rien supprimer des formes plus anciennes de vie reçues dans l’Église, le Saint-Esprit fait naître à chaque nouvelle ère de l’histoire de l’Église des formes de vie nouvelles adaptées à des besoins nouveaux suscités par la Providence pour la croissance de l’unique Corps de Jésus-Christ. L’essor des ordres mendiants au XIIIesiècle n’a pas supprimé des ordres plus anciens comme le Carmel et les abbayes régies par la règle de saint Benoît. Le développement de la Compagniede Jésus au temps de la Renaissance et de la Réforme n’a pas nui aux ordres plus anciens puisqu’en même temps a eu lieu la renaissance du Carmel. L’apparition des compagnies de prêtres (Oratoriens, Sulpiciens, Lazaristes) au XVIIe siècle n’a rien enlevé à l’essor des ordres religieux et le même siècle a vu le renouveau cistercien avec la naissance de la Trappe. Notreépoque devait elle aussi connaître des formes nouvelles de vie religieuse ou sacerdotale telles que les fondations de saint Jean Bosco, du R.P. Le Prévost, du R.P. Chevrier, de Timon-David, du R.P. Epagneul, du R.P. Voillaume, etc., en même temps qu’un prodigieux renouveau et essor des grands ordres anciens carmélitain, bénédictin, dominicain, etc.
Mais nous pensons que dans l’ère nouvelle de l’histoire de l’Église qui s’ouvre en ce siècle, le Saint-Esprit, toujours en oeuvre dans l’Église pour y engendrer sans cesse de nouveaux épanouissements et de nouveaux prolongements et de nouvelles expansions, veut et suscite autre chose encore que cet essor de formes anciennes et cette naissance de formes nouvelles de vie religieuse ou sacerdotale, quelque chose qui, sans nuire à l’ancien et bien au contraire en le servant et le favorisant, soit plus radicalement nouveau, d’une autre nature que les formes de vie déterminées par des voeux ou des promesses et des règles, et corresponde davantage aux exigences d’une ère radicalement nouvelle de l’histoire du monde prévue et voulue par Dieu pour de nouvelles formes d’expansion de l’Église en croissance jusqu’à la fin des temps. Nous pensons que l’impulsion actuelle du Saint-Esprit animant du dedans la vie de l’Église tend à engendrer des formes de vie chrétienne authentiquement engagée et consacrée, mais autrement que par des voeux et sous des règles. Une première étape dans cette direction est déjà aujourd’hui en pleine réalisation et expansion avec les Instituts séculiers (et quelques autres fondations voisines): certes, les Instituts séculiers représentent des formes de vie délimitées d’une manière beaucoup plus stricte et avec des obligations beaucoup plus précises que la Fraternité de Saint-Jean, ils sont pourtant une étape dans la direction que nous indiquons et certains d’entre eux sont très profondément marqués par certains caractères essentiels de l’esprit de saint Jean (je pense par exemple aux admirables Travailleuses missionnaires de Marie Immaculée du Père Roussel).

Mais nous pensons que, là aussi sans supprimer les Instituts séculiers et fondations similaires dont l’essor doit continuer, et là aussi en collaboration et union avec eux, l’impulsion du Saint-Esprit dont nous avons parlé va plus loin encore et suscite déjà et suscitera de plus en plus des formes de vie engagée et consacrée encore plus radicalement nouvelles, ne comportant plus aucune sorte de voeu ou promesse, ni de règle, ne comportant plus absolument rien d’autre qu’une disponibilité totale et sans limites à toutes les exigences de la charité en recherchant toujours ce due Dieu préfère. Il ne faudrait pas croire qu’il s’agisse là d’une voie moins exigeante, plus aisée et plus facile; ce dont nous parlons constitue au contraire une voie plus exigeante et plus difficile, qui n’est accessible qu’à des âmes formées avec le plus grand soin au point de vue doctrinal et spirituel (et trop d’expériences ont échoué faute d’une formation assez complète et d’un tri assez exigeant au point de départ), puisqu’il s’agit d’une voie où l’on n’est plus tenu, gardé, contrôlé par des voeux et par le cadre de vie et les obligations précises et strictes d’une règle, mais livré à l’action intérieure de la grâce pour demeurer intérieurement constamment attentif à toutes les exigences de la charité et à toutes les préférences divines. Ce qui rend cette voie réalisable aujourd’hui pour des âmes suffisamment bien préparées et triées et très sévères et exigeantes vis-à-vis d’elles-mêmes (et non pour ceux qui y chercheraient simplement à échapper aux disciplines extérieures), c’est d’abord à titre de disposition une certaine croissance psychologique de la conscience humaine dans l’ensemble des populations civilisées qui fait accéder celles-ci à une mentalité générale moins puérile et plus adulte, donc réclamant moins des règles et disciplines extérieures comme en avait besoin la mentalité puérile d’une humanité à l’état d’enfance et réclamant davantage des principes intérieurs de vie (tout ce qui est formalisme, simple respect d’une règle tend aujourd’hui à s’éliminer de la conscience humaine progressant ver, l’état adulte et laisse place au besoin, en général insatisfait chez nos contemporains, de principes intérieurs et vivants de conduite et d’action nécessaires à une conscience humaine adulte);c’est ensuite et principalement une nouvelle Pentecôte qui se produit en notre siècle dans l’Église et qui tend à une nouvelle et plus intense explosion de la charité en même temps que des sources intérieures de vie de prière et de vie eucharistique auxquelles cette charité doit s’alimenter pour vivre et durer (car la voie dont nous parlons n’est accessible évidemment qu’à des âmes qui vivent de la prière et de l’Eucharistie, qui pratiquent l’oraison continuelle et la messe et la communion quotidiennes).
Telle est la forme nouvelle de vie chrétienne engagée et consacrée dont Dieu a choisi Mgr Ghika pour être l’initiateur au XXe siècle par la Fraternité de Saint-Jean. La Fraternitéde Saint-Jean renaîtra-t-elle sous ce nom et sous la forme précise que Mgr Ghika lui avait donnée?C’est le secret de Dieu. Il est certain que Dieu a permis l’échec d’Auberive (avec les lacunes qui ont amené cet échec) non seulement pour sanctifier Mgr Ghika par son abandon d’amour à la Providence à travers cette épreuve crucifiante, mais parce que de toute éternité Il destinait Mgr Ghika à ne donner qu’une impulsion, qu’un élan spirituel et à ne pas voir lui-même de réalisation réussie en ce monde. Mais si la Fraternité de Saint Jean ne renaît pas un jour sous ce nom et sous sa forme première, ce que j’ignore, il me parait en revanche certain que l’esprit de saint Jean tel que Mgr Ghika l’a défini et enseigné et propagé à l’intérieur des âmes demeure et doit se développer de plus en plus et que la seconde moitié du XXe siècle voit déjà et verra de plus en plus naître et s’épanouir et grandir et se multiplier des formes de vie chrétienne engagée et consacrée selon ce que Mgr Ghika appelait l’esprit de saint Jean, c’est-à-dire sans autre règle que d’obéir à toutes les exigences de la charité.
Nous n’en donnerons ici qu’un seul exemple, mais combien frappant et important: le prodigieux essor actuel, sous l’action quasi visible du Saint-Esprit en une véritable style=”width:100%” Pentecôte, des «Foyers de Charité» dont le point de départ se trouve dans celui de Chateauneuf-de-Galaure (et dans La Visite des pauvresMgr Ghika avait appelé «Maison de Charité» la première idée qu’il avait eue alors de ce qui devait devenir la Maison de Saint-Jean). Ce qui s’y fait constamment de conversions et de transformations complètes des âmes est la suite d’un élan et essor, d’une explosion de la charité en notre siècle qui est l’oeuvre du Saint-Esprit, mais dont Mgr Ghika a été choisi par le Saint-Esprit pour être l’initiateur et le précurseur (et celle qui porte sur elle en sa constante agonie et son incessant martyre toute la vie des Foyers de Charité a été choisie par le Saint-Esprit pour être la continuatrice):en effet les Foyers de Charité comportent bien des vies engagées et consacrées sans voeu ni autre règle que toutes les exigences de la charité et sans autre spécialisation qu’une totale disponibilité pour toutes les tâches les plus variées que les exigences de la charité pourront faire surgir.

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Des formes de vie chrétienne engagée et consacrée sans autre règle que toutes les exigences de la charité sont accessibles aux laïcs, y compris aux laïcs mariés. Et ici nous rejoignons un autre aspect de ce qui nous paraît être la Volonté de Dieu pour une expansion nouvelle de l’Église en notre siècle et l’oeuvre actuelle du Saint-Esprit fécondant l’Église d’impulsions nouvelles: un grand mouvement pour la sanctification du laïcat, la conscience accrue du rôle et de la fonction du laïcat dans l’Église, et la naissance d’un laïcat engagé et consacré (est-il besoin de préciser que nous entendons par laïcat ceux qui ne sont ni religieux ni prêtres et peuvent être mariés, et non, comme l’a soutenu une dangereuse erreur laïciste récente, ceux qui seraient voués à des tâches profanes et temporelles, puisque bien au contraire nous parlons d’une consécration du laïcat à des tâches d’Église et principalement à l’apostolat, à l’oeuvre essentiellement surnaturelle de conversion et sanctification des âmes?)
Certes, il y a eu dans les siècles passés des laïcs solidement instruits de la doctrine chrétienne et même ayant fait des études théologiques, des laïcs solidement formés au point de vue spirituel, faisant oraison et tendant à la perfection chrétienne, des laïcs apôtres donnés au service de l’Église: ils faisaient exception. Trop souvent on avait considéré les études théologiques et la vie d’oraison et d’intimité avec Dieu comme le monopole des religieux et du clergé tandis que les laïcs seraient normalement voués à en rester au niveau puéril du catéchisme et d’une religion sentimentale ou réduite à des pratiques extérieures. Si l’on regarde la liste des saints canonisés, on y trouve peu de laïcs et encore moins de laïcs mariés morts en état de mariage (comme ce fut le cas de saint Louis et de sainte Anne-Marie Taïgi). Il semble que ce fut la volonté de Dieu, dans la marche providentielle de l’histoire de l’Église, de réserver à notre temps cette nouvelle expansion de l’Église qui consistera à étendre effectivement aux laïcs et notamment aux laïcs mariés cet appel à la perfection qui dès l’Évangile et toujours s’adresse à tous les chrétiens sans exception. La nouvelle Pentecôte qui explose à cette heure dans l’Église tend à la sanctification du laïcat. La diffusion d’une vie intellectuelle intense dans toute la population exige que tous les laïcs n’en restent pas au niveau élémentaire du catéchisme, mais fassent des études théologiques comme le clergé. Les richesses de l’union à Dieu, vie d’oraison et vie eucharistique, tendent aussi aujourd’hui à être diffusées parmi les laïcs et doivent l’être de plus en plus. La sanctification du clergé a commencé quand tous les prêtres se sont mis à célébrer la messe quotidiennement:un nouvel essor de l’Église exige aujourd’hui que tous les laïcs dès la plus tendre enfance assistent à la messe et communient quotidiennement, c’est la condition première de la sanctification du laïcat, et quelle extension prodigieuse du règne du Christ ce sera quand elle sera réalisée! On mesure ici quel rôle Dieu a réservé à saint Pie X dans l’histoire de l’Église.
Mgr Ghika a vu le début de cet essor et s’en est réjoui. Il en parle dans La Présence de Dieu(pp. 6-7 et 12):
«La foule à laquelle on s’adresse est la foule saintement travaillée par la communion fréquente et secrètement bénie par la communion des enfants. Ce n’est plus la foule d’hier, de la messe de midi, de la visite de politesse pour dames seules en grande toilette faite le dimanche, avec le plus petit livre possible à la main, au Très-Haut qui paraissait surtout par là même le Grand Absent. Dans la foule d’aujourd’hui on peut trouver à qui répondre en parlant de Dieu et de l’intimité de Dieu. Et quand on n’aurait affaire qu’à ceux qui tous les jours reçoivent le Corps et le Sang de Jésus, leur nombre est désormais assez grand pour que les paroles ici répandues au sujet de Celui qu’ils aiment et voudraient toujours mieux servir ne soient pas incomprises ni limitées à une élite dérisoirement étroite. Ceux-là entendront, et ceux-là sont déjà tout autre chose qu’une poignée … On ne saurait nier le chemin parcouru en fait de pratique et d’instruction chrétiennes … Les moyens d’instruction et d’édification ont crû.»
En même temps qu’un mouvement vers la sanctification du laïcat, il y a aujourd’hui une prise de conscience du rôle et de la fonction du laïcat dans l’Église, la mise en relief de ce «sacerdoce royal» qu’il ne faut certes pas confondre avec le sacerdoce propre du prêtre (pouvoir de consacrer et offrir l’Eucharistie) mais que pourtant le Nouveau Testament attribue aux laïcs. Nous avons déjà cité l’enseignement de Mgr Ghika à ce propos, notamment dans La Liturgie du prochain qu’il conclut (p. 16) en disant:
«Puissiez-vous remplir à souhait cette sorte de sacerdoce royal si généreusement dévolu sans conditions à toute âme chrétienne!»
De même dans La Présence de Dieu (p. 68):
«Le Dominus vobiscum de la messe, nous avons à le justifier et à le rejoindre par celui qu’appelle notre vie de chaque jour.»
Enfin saint Pie X et Pie XI, en créant et développant l’Action catholique, ont appelé tous les laïcs à prendre place dans l’action apostolique et missionnaire de l’Église pour tout conquérir au règne de Jésus-Christ (rappelons ici, comme Pie XI et Pie XII l’ont si souvent précisé, que l’Action catholique est participation du laïcat à l’oeuvre rédemptrice du Christ pour sauver et sanctifier les âmes, et non, comme on l’a prétendu dans une erreur naturaliste récente maintes fois condamnée, présence et engagement du laïcat chrétien dans des tâches profanes et temporelles à fin terrestre). Cette vocation des laïcs à l’apostolat exige des laïcs authentiquement consacrés et sanctifiés.
Dans tous ces domaines, Mgr Ghika fut un précurseur:c’est comme laïc, vingt ans avant son sacerdoce, qu’il fit ses études théologiques et conquit finalement le grade de docteur en théologie; c’est comme laïc que, pendant plus de vingt ans, il se consacra tout entier à toutes les tâches au service de l’Église, fut un apôtre à l’action féconde dans le monde, devint une âme d’oraison et une âme eucharistique, et prit la sainteté pour but de sa vie. Et la voie ouverte par la Fraternité de Saint-Jean est une voie ouverte à un laïcat authentiquement engagé sur le chemin de la perfection chrétienne et authentiquement consacré à l’oeuvre de l’Église: Mgr Ghika est là, non seulement un précurseur, mais un initiateur.
Parmi tout ce qui continue aujourd’hui l’impulsion vers la sanctification et la consécration du laïcat dans laquelle Mgr Ghika fut le premier instrument du Saint-Esprit, nous ne donnerons que deux exemples qui nous paraissent particulièrement frappants.
Le premier est constitué par tous les groupes de foyers chrétiens dans lesquels tant de gens mariés aujourd’hui recherchent authentiquement la perfection chrétienne dans le mariage. Nous avons déjà dit comment Mgr Ghika a été un précurseur en rappelant en notre siècle que le mariage, tout en étant inférieur à l’état religieux et au sacerdoce, est une vocation de sainteté, que les chrétiens mariés sont comme les autres appelés et obligés à la perfection, et quelle source surabondante de grâce est pour cela le sacrement de mariage. Or, le principal organe de formation spirituelle profonde des foyers chrétiens pour la mise en oeuvre de toutes les grâces du sacrement de mariage est aujourd’hui l’excellente et admirable revue L’Anneau d’Ordont le fondateur et directeur l’abbé Henri Caffarel a reçu sa première formation spirituelle de Mgr Ghika dont il a été un temps, comme nous l’avons dit, le collaborateur à Auberive avant de jouer un rôle spirituel important dans les débuts de la J.O.C. On retrouve donc ici au point de départ l’influence de Mgr Ghika et l’impulsion donnée par lui.
Le second exemple, que j’étudierai plus longuement parce que je le connais complètement et qu’on ne peut s’empêcher de parler des choses auxquelles on a consacré sa vie, est constitué par le Centre d’Études religieuses qui a pour but d’être pour les laïcs ce que sont le séminaire pour les prêtres et le noviciat et le scolasticat pour les religieux, c’est-à-dire de leur donner une formation doctrinale et spirituelle approfondie correspondant aux exigences du rôle qu’ils ont à jouer dans l’Église du XXe siècle, de leur faire faire de véritable style=”width:100%”s études théologiques et de former en eux par l’oraison et l’Eucharistie une vie intérieure d’intimité avec Dieu orientée vers la perfectio [5]. L’Action catholique, le rôle apostolique et missionnaire du laïc dans l’Église sont impossibles sans une telle formation. À plus forte raison les fondations selon l’esprit de saint Jean pour constituer un laïcat authentiquement engagé et consacré exigent-elles une telle formation. Mgr Ghika avait prévu la nécessité de cette oeuvre de formation en citant parmi les activités fondamentales de la Fraternité de Saint-Jean des groupes «de vie à la fois intellectuelle et spirituelle occupés à vivre, à développer et à fournir à d’autres la doctrine devenue la doctrine commune de l’Église, le tout non à un titre de simple étude, mais de possession et de diffusion de vérités et de réalités que la nature et la grâce nous permettent d’atteindre». On ne s’étonnera donc pas que lorsqu’en 1927 il parla pour la première fois du Centre d’Études religieuses à Yvonne Estienne, il le lui présenta en lui disant:«Cela tient à Saint-Jean par un bout.» (Je le tiens d’elle-même). Ici encore le rôle de précurseur de Mgr Ghika se trouve dans la ligne donnée à l’Église du XXe siècle par saint Pie X puisque celui-ci dans l’encycliqueAcerbo nimisordonnait la création dans toutes les villes d’écoles de haut enseignement religieux pour laïcs adultes (ordre qui n’a malheureusement guère été suivi de réalisation). Cela permet d’ailleurs de situer les trois étapes fondamentales par lesquelles Dieu a voulu orienter l’Église du XXe siècle:1° sainte Thérèse de l’Enfant Jésus; 2° saint Pie X; 3° Mgr Ghika.
Quand Mgr Ghika a inséré les lignes que nous venons de citer dans les constitutions de la Fraternité de Saint-Jean, le Centre d’Études religieuses n’existait pas encore, mais il était en contact avec les «Cercles thomistes» fondés, les uns par le R.P. Peillaube S.M., les autres par Jacques Maritain, et il suivait assidûment ces derniers (d’ailleurs le R.P. Peillaube et Jacques Maritain ont été eux aussi des précurseurs d’un rôle très important pour les études théologiques et la formation spirituelle profonde des laïcs). En ce qui concerne le Centre d’Études religieuses, Mgr Ghika a été beaucoup plus qu’un précurseur, car il a joué un rôle capital et exercé une influence prépondérante de 1927 à 1939 pendant les débuts du Centre d’Études religieuses qui fut et restera marqué profondément de son empreinte, qui est et restera selon l’esprit de saint Jean, cela d’une part en raison de la formation personnelle qui m’a été donnée et a été donnée à un grand nombre des élèves des premières années par la direction spirituelle de Mgr Ghika, d’autre part en raison de l’action directe qu’il y a eue comme prédicateur de la plupart des retraites, comme conférencier spirituel commentant l’Évangile de saint Jean (commentaire dont je n’ai malheureusement pas pu retrouver des notes), et enfin en étant chargé de la section féminine du Centre d’Études religieuses dans la période de 1927 à 1934 où celle-ci a existé et fonctionné séparément. Effectivement le Centre d’Études religieuses forme les chrétiens à n’avoir pas d’autre règle de vie qu’une disponibilité totale et sans réserves ni limites à toutes les exigences de la charité et lui-même s’efforce de fonctionner selon ce principe.
On a récemment écrit que Mgr Ghika avait fondé le Centre d’Études religieuses ou qu’il m’en avait inspiré la fondation. Le respect de la vérité m’oblige à dire que ce n’est pas exact puisque j’ai fondé le Centre d’Études religieuses l’automne 1925 avec pour aumônier le R.P. Garnier assistant général des Frères de Saint-Vincent-de-Paul, auteur de La Communionsource de vie(Ed. Brepols) et de L’Apprentissage du ciel (en vente chez les Frères de Saint-Vincent-de-Paul, 27, rue de Dantzig, Paris), tandis que je n’ai connu Mgr Ghika que quelques mois plus tard l’hiver 1925-1926. Ce n’est point que je veuille m’attribuer le mérite de cette fondation car Dieu m’y a amené par tout un ensemble de circonstances que je comprenais mal alors et je l’ai faite sans bien comprendre ce que je faisais ni surtout à quoi cela devait aboutir:le Centre d’Études religieuses n’est ni mon oeuvre, ni celle du R.P. Garnier, ni celle de Mgr Ghika, il est l’oeuvre de Dieu qui a choisi pour cela les instruments qu’Il a voulus, et c’est parce qu’il est l’oeuvre de Dieu qu’il dure et se développe et continuera à se développer. Pour éviter que de nouvelles inexactitudes soient commises à ce sujet, je crois nécessaire de dire brièvement ici ce qu’ont été les origines du Centre d’Études religieuses et ce qu’y a été le rôle exact de Mgr Ghika.
En 1923 (l’année du sacerdoce de Mgr Ghika dont j’ignorais alors l’existence), après avoir cherché la vérité de tous côtés en errant à travers toutes les positions philosophiques et religieuses répandues dans le monde contemporain, je découvris enfin, grâce à mon maître de biologie le grand physiologiste Jules Lefèvre créateur de la bioénergétique, le vrai visage du christianisme dont je ne connaissais jusque-là que les souvenirs mal conservés d’un catéchisme élémentaire pour enfants de dix ans. En 1924, dans mon ardeur de néophyte et avec tout l’enthousiasme, toute l’inexpérience et tout l’orgueil de l’extrême jeunesse, je voulais entreprendre une action de grande envergure pour transformer le monde. L’abbé Luc Lefèvre, fils de Jules Lefèvre, aujourd’hui directeur des éditions du Cèdre et de La Penséecatholique, me mit en relations avec Amédée d’Yvignac qui venait de fonder La Gazette française et réunissait autour de lui des collaborateurs tels que Pierre Arthuys, Antoine Lestra, le futur R.P. Roguet, Jules Arthur, Henri d’Astier de La Vigerie, Paul Gilson, Jean de Fabrègues, Pierre Godmé (futur Jean Maxence), André Lesage de La Franquerie, Philippe de Zara, André Romieu, etc. C’est Amédée d’Yvignac qui me fit comprendre que j’avais besoin d’une direction spirituelle ferme et suivie et me décida à prendre un directeur. La Providence se servit alors d’un pur hasard en me faisant rencontrer, à la place de quelqu’un que j’allais voir, quelqu’un d’autre qui le remplaçait provisoirement (et que je ne devais plus revoir) qui me parla du R.P. Garnier et me conseilla d’aller lui parler de ce que j’entreprenais. Je compris de suite que le R.P.Garnier était l’homme dont j’avais besoin et je lui demandai d’assurer ma direction spirituelle. Peu après Jacques Maritain (qu’Amédée d’Yvignac m’avait fait connaître) et le R.P. Garnier me faisaient tous deux comprendre que des jeunes gens ne pouvaient se lancer dans une vaste action chrétienne sans une solide formation doctrinale et spirituelle. Je décidai alors de grouper quelques jeunes gens en vue de ce travail de formation et demandai au R.P. Garnier d’en prendre la direction. Dès lors qu’il s’agissait d’un travail long, patient, persévérant de formation le grand nombre des jeunes gens qui s’agitaient autour de moi disparut et six seulement répondirent à mon appel. Le travail de formation fut inauguré par une retraite fermée prêchée par le R.P. Garnier à la Toussaint 1925: le Centre d’Études religieuses était fondé, mais il ne portait pas ce nom, se réduisait à une demi-douzaine de jeunes gens [6], et surtout je pensais alors à un temps de formation pour aboutir à organiser une action d’envergure avec des éléments bien formés et je n’avais pas la moindre idée que Dieu me ferait consacrer ma vie au travail de formation doctrinale et spirituelle des laïcs. Dès novembre 1925 commença un cours suivi de formation dont l’essentiel fut fait par le R.P. Garnier tandis que certains sujets philosophiques et théologiques étaient traités par le T.R.P. Gardeil, O.P. (le grand maître de tout le renouveau thomiste en notre siècle), le R.P. Peillaube S.M., le futur Mgr Beaussart, le chanoine Lallement, le chanoine Maquart, Jacques Maritain. Ainsi avant que je connusse Mgr Ghika le Centre d’Études religieuses était créé et le R.P. Garnier m’avait déjà orienté vers ce qui demeurera les fondements de ma vie spirituelle et de mon enseignement spirituel (oraison continuelle, messe et communion quotidiennes); Jacques Maritain m’avait abonné à La Vie spirituelle si admirablement dirigée par les RR. PP. Bernadot et Lajeunie O.P., dans laquelle je découvrais peu à peu les richesses de la vie intérieure du chrétien; notamment un article du R.P. Jérôme C.D. me révéla qu’aucune action apostolique ne peut être féconde sans reposer sur la prière et l’immolation qui sont la vocation propre des carmélites, et c’est alors que je demandai au R.P. Jérôme de trouver une carmélite (et il en trouva quatre) qui acceptât de consacrer sa vie de Carmel à féconder l’apostolat du Centre d’Études religieuses (et ce que depuis le Centre d’Études religieuses a pu faire de bien surnaturel authentique a certainement été dû bien plus à la vie de ces quatre carmélites au pied de la Croix avec Marie qu’à mon action ou à mon enseignement).
L’hiver 1925-1926, Jacques Maritain me fit connaître l’abbé Beaussart et Mgr Ghika. J’entrai très vite dans une grande intimité spirituelle avec tous deux. En 1927, je commençai à avoir recours à la direction spirituelle de Mgr Ghika en même temps qu’à celle du R.P. Garnier; peu après, je devais avoir recours aussi, mais d’une manière plus espacée, à celles du futur Mgr Beaussart [7] et du T.R.P.Garrigou-Lagrange [8], tandis que je voyais assidûment le R.P.Garnier et Mgr Ghika: entre ces quatre directions spirituelles l’accord fut toujours total, et quand la guerre m’eut séparé du R.P. Garnier, de Mgr Ghika et du T.R.P. Garrigou-Lagrange, il me resta celle de Mgr Beaussart qui devint régulière et dura jusqu’à sa mort. C’est la même année 1927 que je décidai d’adjoindre au groupe de jeunes gens un groupe similaire de jeunes filles et je demandai à Mgr Ghika de le diriger. Il le fit avec l’aide d’Yvonne Estienne qui fut amenée par lui au Centre d’Études religieuses, qui resta jusqu’en 1934 à la tête de la section féminine fonctionnant alors séparément, et qui devint mon adjointe à la direction du Centre d’Études religieuses de 1934 jusqu’à la guerre quand toutes les activités (cours et retraites) devinrent mixtes (sauf les retraites d’adolescents et d’adolescentes qui resteront séparées). En même temps Mgr Ghika commença son commentaire de l’Évangile de saint Jean et devint le prédicateur de la plupart de nos retraites. Sous son impulsion, le jeune Centre d’Études religieuses et moi-même marchions de plus en plus dans l’esprit de saint Jean et dans la voie de son enseignement spirituel.
C’est encore en 1927 que je créai la bibliothèque de prêt de livres de doctrine et spiritualité à domicile. Groupe de jeunes gens, groupe de jeunes filles, bibliothèque demeuraient trois activités distinctes. Quand le cardinal Verdier devint archevêque de Paris, je lui présentai ces trois activités, et c’est lui qui me dit: «Il faut réunir tout cela en un véritable style=”width:100%” Centre d’Études religieuses.» Ainsi le Centre d’Études religieuses reçut son nom de l’archevêque de Paris. C’est aussi le cardinal Verdier qui en 1932 me donna le mandat de faire les cours moi-même. En 1933, il était clair que le Centre d’Études religieuses était constitué comme école permanente de formation doctrinale et spirituelle des laïcs; jusqu’en 1939 les influences prépondérantes y demeurèrent celles du chanoine Lallement, du R.P. Garnier et de Mgr Ghika. Mgr Ghika ne cessa pas d’attacher une extrême importance à cette action pour former un laïcat authentiquement consacré.

 

III. La théologie du besoin

L’entière disponibilité de toute la vie pour toutes les exigences de la charité n’est pas possible sans ce que Mgr Ghika nommait «la théologie du besoin» et qui avait une grande importance à ses yeux. Les constitutions de la Fraternité de Saint-Jean lui attribuaient «un programme d’activités que détermine la théologie du besoin» et prescrivaient de «suivre la théologie du besoin sans s’attacher à un programme déterminé a priori, mais en se mettant à l’école des indications de la Providence.»
La théologie est la connaissance de Dieu Mgr Ghika appelait «théologie du besoin» la découverte de Dieu et de Sa volonté en tout besoin qui se manifeste à nous parce que la Providence en mettant un besoin sur notre chemin nous fait connaître par là ce que Dieu veut et attend de nous pour soulager ou satisfaire ce besoin; ainsi tout besoin que nous rencontrons est un appel d’amour que Dieu nous adresse pour que nous manifestions et exercions effectivement notre charité par la manière dont nous nous mettrons au service de ce besoin. Il s’agit de vivre à chaque instant de cette conviction qu’aucune rencontre n’est un hasard, que toute rencontre est l’oeuvre de la Providence, donc que toute rencontre est une présence de Dieu et un don de Dieu. Si tant d’âmes ont été transformées simplement parce qu’un jour Mgr Ghika s’est trouvé avec elles, apparemment par hasard, dans un compartiment de chemin de fer au cours d’un de ses nombreux voyages, était-ce vraiment un hasard ou l’oeuvre de l’éternelle prédestination de ces âmes? Nous n’avons le droit d’être indifférents à aucune rencontre, à aucune des circonstances de notre vie, même à celles qui sont apparemment les plus insignifiantes et qui ont peut-être une grande importance dans les desseins secrets de Dieu: la charité doit ouvrir notre âme à tout ce qui se présente parce que tout ce qui se présente est un présent de Dieu. Mgr Ghika écrivait dans les Pensées pour la suite des jours(p. 119):
«Tous les nouveaux venus que tu croises durant la suite des jours sur les chemins de ta vie, regarde-les pour leur faire place en ton âme avec le regard qu’avait le patriarche de jadis pour l’hôte, l’hôte de passage mystérieux toujours et sacré. Dans le plan divin, nulle rencontre n’est indifférente, et là peut encore s’exercer cette vertu aux occasions maintenant trop périmées, cette vieille vertu de l’hospitalité.»
Remarquons cette adaptation aux exigences de la charité en notre siècle qui, là où l’hospitalité du toit n’est plus possible ni peut-être même souhaitable style=”width:100%” en de nombreux cas, réclame toujours l’hospitalité de notre âme à des besoins soit matériels soit spirituels que nous devons toujours trouver quelque moyen à eux adapté pour soulager ou satisfaire. Rappelons ce texte déjà cité de La Visite des pauvres (p. 92):
«Il n’y a pas de hasard dans le monde, mais il y a d’autant moins de ce qu’on peut nommer le hasard – et qui n’est en définitive que les échéances lointaines ou obscures de la Providence–, il y a d’autant plus d’indications providentielles en tout acte, en tout événement qu’on a affaire à des choses vouées à Dieu. Elles sont orientées vers la Fin éternelle et rien de ce qui s’y fait n’y est insignifiant. Tout y est dans le sens du plan de Dieu.»
Ainsi, toutes les rencontres sont occasions providentielles, sont ce que La Présence de Dieu(p. 2) appelle «des rencontres à la fois surprenantes et prédestinées».
Aussi ne doit-on jamais risquer par négligence de laisser insatisfait un besoin qu’il aurait pu dépendre de nous de satisfaire. D’où ces directives dans La Visite des pauvres (p. 78):
      «Sachons bien voir Jésus dans ses pauvres, que les portes leur soient toujours ouvertes et que l’exclusion d’un secours n’ait jamais lieu qu’après une due conviction de son caractère d’erreur et de culpabilité au détriment de sujets plus intéressants. À prioril’on donne – on vérifie ensuite aussitôt – avant de donner même si on le peut – mais on donne; dès qu’un doute favorable peut exister, on donne aux pauvres douteux plutôt que de laisser un malheureux éventuel dans la détresse. Aucune espèce de misère n’est en dehors du programme.»
Un contrôle qui risque de faire arriver le secours trop tard est une négligence du besoin qui n’aura pas été soulagé à temps.
Quelle que soit la rencontre providentielle qui met un besoin sur notre route, elle est un visage de Dieu qui nous apparaît, et la suite de ces rencontres nous fait vivre perpétuellement avec Dieu. La Présence de Dieunous l’explique (p. 52):
      «On ne doit quitter Dieu que pour Dieu et la certitude qu’en toute hypothèse on peut le faire en allant, suivant Sa Volonté signifiée du dehors ou du dedans, d’une de Ses formes de présence à l’autre et, selon la difficulté vaincue pour Le retrouver, d’une occasion de mérite à une autre, cette certitude est bien l’un des bienfaits les plus manifestes de notre foi.»
Chaque instant de notre vie est ainsi le messager de Dieu.
Il y a un lien essentiel entre cette théologie du besoin et ce que nous avons appelé avec Mgr Ghika l’esprit de Saint-Jean, c’est-à-dire une vie sans autre règle que toutes les exigences de la charité. En effet, une règle, un cadre, un système, un programme de vie pourrait se trouver en conflit avec un appel de la charité qui ne lui serait pas conforme, qui n’y entrerait pas être disponible pour tout besoin, quel qu’il soit, n’est praticable que si l’on n’a aucune autre règle que la disponibilité elle-même à toutes les exigences de la charité. Et si l’on n’a pas d’autre règle, alors la vie devra être commandée par tous les besoins qui se présentent comme des appels de la charité, et ce sera bien la théologie du besoin. Dire qu’on ne satisfera que certaines catégories de besoins ou que les besoins conformes à certaines règles, c’est dire qu’on laissera insatisfaits certains besoins qui se présenteront, ce qui ne peut s’accorder avec la théologie du besoin s’il s’agit de besoins qu’on a la possibilité de satisfaire sans manquer à d’autres devoirs plus pressants ou plus importants. Avec la théologie du besoin, c’est l’appel de la charité à travers le besoin qui se présente qui constitue l’unique règle de vie.
Par là Mgr Ghika est le fondateur d’une forme de vie et d’activité sans réglementation ni systématisation ni cadre d’aucune sorte avec une souplesse et une disponibilité indéfinies, avec une possibilité universelle et illimitée d’adaptation à tous les vouloirs de Dieu nous sollicitant à travers tous les besoins, et nous croyons que par là encore le Saint-Esprit s’est servi de Mgr Ghika pour réaliser quelque chose de voulu de Dieu et d’essentiel dans la vie de l’Église au XXe siècle, d’abord en raison de l’infinie variété des besoins que ce siècle présente, ensuite parce que l’envahissement du cancer administratif emprisonnant de plus en plus la vie dans les réglementations et les systématisations exige de plus en plus que dans l’Église où l’esprit doit toujours l’emporter sur la lettre il y ait des hommes et des femmes libres de toute règle, de tout cadre, de tout système, mais prêts à tout, disponibles pour tout, ne refusant rien a priori, à qui l’on puisse tout demander, qui soient vraiment les «bonnes à tout faire» ou les «bouche-trous» de la charité, et pour qui tout besoin qui se présente à eux soit un ordre de Dieu (bien entendu sans oublier de hiérarchiser les besoins et en sachant que les âmes ont d’abord faim de Dieu, faim de vérité et d’amour, qui leur manquent plus encore que la nourriture ou le vêtement). Une telle attitude s’accorde parfaitement avec les exigences de la vie intérieure et contemplative d’union à Dieu qui, comme nous l’avons vu, doit en être la source, car il faut une âme toujours unie à Dieu et ne Le quittant jamais pour savoir retrouver Dieu dans tous les besoins rencontrés [9] Il y a aujourd’hui ce que Daniel Halévy a appelé «l’accélération de l’histoire», une évolution prodigieusement rapide des conditions humaines et un accroissement souvent explosif (les dimensions humaines en tous ordres:cela ne peut faire changer, comme le voudraient les modernistes ou les progressistes, ce qui appartient essentiellement à la nature de l’Église et ne changera jamais, mais cela exige une évolution et adaptation constantes des formes extérieures et contingentes de vie et d’action des chrétiens, ce qui est plus facile quand il n’y a aucune règle à modifier mais seulement à mettre en jeu une disponibilité d’amour d’une souplesse d’adaptation sans limite. Quand les besoins changent et se multiplient et se diversifient sans cesse, il est bon qu’aucune règle ne puisse être opposée aux besoins sans cesse nouveaux et différents qui se présentent et que la règle n’a pu prévoir, qu’aucune prévision de programme de vie ne limite la disponibilité à des besoins toujours imprévus. Et cela réclame des chrétiens dont la vie soit consacrée et engagée de telle sorte que pour eux à travers tout besoin ce soit Dieu qui commande.
Mgr Ghika a lui-même vécu en plénitude la théologie du besoin: nous avons dit jusqu’où allait, sans qu’aucun cadre ou programme de vie a priori l’arrête jamais, sa disponibilité sans limite à tous les appels de la charité.
Nous retrouvons cet esprit dans les Foyers de charité où ceux qui sont engagés dans la vie d’un Foyer doivent être disponibles pour être là où l’on a besoin d’eux selon les exigences de la charité et où les activités entreprises peuvent être aussi variées que la charité le réclamera.
Le Centre d’Études religieuses a été tout entier organisé selon la théologie du besoin, c’est-à-dire sans aucune réglementation mais avec l’obligation de toujours s’adapter aux besoins des âmes dont l’ignorance religieuse constitue un besoin d’enseignement doctrinal et dont le manque d’intimité d’amour avec Dieu constitue un besoin de transformation spirituelle. Par exemple nous n’avons jamais eu (ni pour les cours, ni pour les retraites, ni pour le prêt des livres) de cotisation dont le taux aurait pu écarter certains, mais un appel pour que chacun donne librement selon ses moyens (cette méthode nous a été donnée initialement par les Frères de Saint-Vincent de Paul, Mgr Ghika ensuite nous a toujours encouragés à y persévérer, et c’est la même méthode qu’emploient aujourd’hui les Foyers de charité où l’on indique simplement l’ordre de grandeur des besoins de la maison et où il y a un tronc pour que chacun y mette librement son offrande selon ses moyens). Par exemple, nous mettons les cours aux jours et heures qui conviennent le mieux aux possibilités de ceux qui les suivent, les permanences aux heures où sont libres ceux qui ont à y venir, et les cours sont adaptés aux besoins des intelligences de nos contemporains. Par exemple, la bibliothèque prête les livres à domicile pour un temps suffisant pour que les emprunteurs puissent les étudier et possède les livres essentiels à un nombre d’exemplaires suffisant pour les prêter longtemps à un grand nombre de lecteurs à la fois. Ce qui commande toujours au Centre d’Études religieuses, ce sont les possibilités et les besoins des âmes affamées de Dieu, de vérité et d’amour auxquelles nous nous adressons, et il n’y a jamais d’autre règle (jamais un horaire n’y serait établi pour d’autres raisons que la plus grande commodité de ceux pour qui il est fait).
J’ai déjà raconté que Mgr Ghika s’occupa avec le grand peintre Georges Desvallières, qui vivait vraiment selon l’esprit de saint Jean et selon la théologie du besoin, avec Madeleine Crevel (aujourd’hui MmeThivet) et avec ma femme de l’oeuvre Fra Angelico destinée à servir les besoins matériels et spirituels des artistes. Il y forma ma femme à la pratique vécue de la théologie du besoin. Quand ensuite en 1951 on fonda le service d’entraide entre élèves et anciens élèves du Centre d’Études religieuses, où je voudrais que les besoins des uns soient un ordre pour les autres et que chacun donne sans compter ce qu’il a (ressources matérielles, temps, aptitudes, compétence, influence, etc.), ma femme écrivit dans notre petit bulletin de novembre 1952 un article pour exposer la théologie du besoin. Je crois bon d’en citer ici quelques passages qui rendront plus clair ce dont il s’agit:
«La théologie est la science de Dieu Se révélant et Se donnant à l’homme, ce qui inclut la science des desseins de Dieu sur les réalités terrestres. Le besoin, ou plus exactement la diversité quasi infinie des besoins de l’homme, à des degrés variables selon les moments de son existence, son état de santé, sa profession et sa culture, est un facteur de première importance dans les réalités terrestres. Nous pourrions donc définir la théologie du besoin comme:Regard de la Providence sur les moindres circonstances qui se présentent à nous en nous dévoilant les besoins du prochain dans le moment présent – surtout n’oublions jamais et avant tout de vivre ce moment présent, le seul qui nous appartient et qui soit réel. Par la théologie du besoin le cher Mgr Ghika entendait plutôt évidemment une théologie vécue qu’une science théologique à proprement parler … Saint Paul expose clairement la diversité des dons («Qu’avons-nous que nous n’avons reçu?») répartis d’une manière fragmentaireen chacun de nous, et puisqu’il est évident que les enfants d’un même père ne reçoivent pas un bien pour l’enfouir ou ne le faire fructifier que pour eux-mêmes, cette manière fragmentaire qu’a Dieu de répartir ses dons en chacun de nous manifeste clairement Son intention de nous les voir mettre en commun, nous complétant ainsi les uns les autres par l’échange constant des biens «à nous confiés» (pour employer une des expressions de Mgr Ghika lui-même). Voici pour la théorie, reste à envisager la manière concrète de mettre en branle cette théologie du besoin pour déclencher le beau chant liturgique du prochain: il s’agit en effet, comme pour le plain-chant, de chanter en choeur – que dans la mesure du possible les actes individuels se perdent dans l’anonymat de l’ensemble comme les voix, dans le grégorien, se fondent en une seule. Si nous sommes, d’une manière habituelle, à l’écoute, si nous avons des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, autrement dit si nous sommes ouverts du côté du Ciel, le Regard de la Providence sur les moindres circonstances autour de nous passera à travers nous, nous dévoilant les besoins le plus souvent non formulés et non manifestés du prochain que cette même Providence a mis près de nous. Le Saint-Esprit ne manquera pas alors de nous inspirer les moyens concrets par lesquels nous pourrons parer aux besoins matériels, intellectuels ou spirituels de ce prochain: il suffit de le Lui demander. Ce qui importe cependant, c’est de bannir tout amour-propre, tout sentiment de supériorité si l’on est le donnant, tout mouvement de gêne si l’on est le recevant:notre condition humaine fait de nous des donnants et des recevants à tour de rôle et même parfois simultanément; nous sommes tous plus ou moins des nécessiteux, sous une forme ou sous une autre, à des degrés variables selon les circonstances, les lieux et les moments. Pour un chrétien il n’y a pas de supériorité à donner et d’humiliation à recevoir, il n’y a de part et d’autre qu’un courant de charité (dans le sens théologal du terme): chacun à son tour, à sa manière et suivant les dons qui lui ont été confiés, reçoit et donne, donne et reçoit sur une échelle mobile à l’infini. Le chrétien est celui qui sait voir à travers les apparences, dont l’intelligence et le coeur rivés sur Dieu devinent, perçoivent les besoins et dont la volonté est toujours prête à secourir; et comme il n’y a rien de petit pour Dieu, il n’y a rien de trop petit ou de trop humble dans la gamme des besoins matériels et spirituels dont un chrétien, dans toute la simplicité et la liberté des enfants de Dieu, ne puisse s’occuper, rien de trop grand non plus puisque à Dieu rien n’est impossible et que, selon saint Paul, nous «pouvons tout en Lui», d’autant plus que tout besoin du prochain qui se présente à nous étant pour nous une révélation d’une volonté de Dieu, nous pouvons compter sur les grâces d’état et les grâces de suppléance nécessaires pour y faire face. S’il est certain que Dieu ne permet jamais la rencontre de deux âmes sans avoir une intention, il est non moins certain que deux âmes ne se rencontrent jamais en vain. Chacun de nous peut en trouver la preuve en se remémorant l’enchaînement souvent extraordinaire de ses diverses rencontres, ce qui est d’ailleurs un excellent exercice pour, en suivant les méandres surprenants par où Dieu nous a fait passer pour nous faire aboutir où Il voulait, nous faire aboutir, nous, dans un chant d’action de grâces … Ayons l’esprit de dépositaireset non de propriétaires des biens confiés à notre gestion, simplifions-nous la vie mutuellement en étant à la disposition les uns des autres selon nos possibilités du moment présent … Il n’y a pas pour un chrétien de catégories de besoins, pas de systématisme [10], pas d’exclusivisme; surtout, sachons ne pas réduire le mot besoin à l’indigencetelle qu’on l’entend habituellement dans les soi-disant oeuvres de bienfaisance et n’attendons pas pour intervenir qu’un besoin considéré ou signalé soit devenu un cas d’extrême urgence. C’est une erreur grave et très répandue de ne secourir que ceux qui sont tombés dans un cas d’extrême nécessité:il faut au contraire, en aidant nos frèresà temps, leur éviter de tomber dans un cas plus grave, par exemple les aider à conserver la santé avant qu’ils tombent malades, ou à demeurer fidèles avant qu’ils tombent dans le péché. Les exemples ne sont pas rares où des infortunes ou des besoins trop tardivement secourus sont tournés en désastres irréparables.»
La théologie du besoin est donc bien une attention constante à ce que Dieu nous révèle de Lui et attend de nous à travers toutes les sollicitations de la charité.

 

CONCLUSION

Telle fut la vie dont le couronnement normal fut une mort misérable et glorieuse, offrande suprême et totale de tout lui-même à Dieu, dans la prison de Jilava. Il avait écrit dans les Penséespour la suite des jours(p. 85):
«Notre mort doit être le plus grand acte de notre vie. Mais Dieu peut se trouver seul à le savoir.»
Comme cela s’est réalisé pour lui-même!
Lui qui avait toujours cherché à se dépouiller de tout par amour a été exaucé par le Bien-Aimé au suprême degré par cette mort dans le plus absolu dépouillement, dépouillement de toute présence aimée, dépouillement de tout secours sacramentel, dépouillement de tout soin vigilant, dépouillement de tous objets familiers, dépouillement du plus élémentaire confort dépouillement de ses vêtements de prêtre et même de sa barbe et de ses cheveux, dépouillement de tout ce à quoi l’on peut tenir, avec Dieu pour seul témoin, et alors la joie parfaite d’avoir vraiment tout donné par amour, la joie parfaite dans la foi que l’extinction de la vie en ce corps épuisé a muée aussitôt dans la surabondance de Joie où tout est comblé par Celui qui est la Joie même dans l’éternelle Vision.
De cette Joie plénière dans la Possession du Bien-Aimé, il veille sur nous et veut comme sa maîtresse en amour sainte Thérèse de l’Enfant Jésus «passer son ciel à faire du bien sur la terre»:comme je l’ai sans cesse prié en écrivant ce livre, je vous invite à le prier pour obtenir de Dieu par son entremise et ces miracles de guérison corporelle et surtout ces miracles spirituels de guérison et de transformation des âmes dont il fut si souvent en cette vie l’instrument privilégié.

 

 

  1. Voilà tout l’idéalisme ici démoli en quelques lignes. L’idéalisme parle toujours au conditionnel en considérant une situation idéale qui n’est pas la situation réelle où l’on se trouve. Le réalisme chrétien exige d’agir maintenant dans la situation réelle o l’on se trouve car là seulement est la volonté de Dieu.
    2. «Dans cette tâche d’union à Dieu et d’apostolat le souci est avant tout d’alimenter et de former le réservoir surnaturel qui permet de l’accomplir; le souci des canalisations, des terrains et plans d’irrigation ne passe que bien après. On vise d’abord à faire des âmes tout à Dieu pour être des envoyés de Dieu. Le reste s’établit en suivant les indications de la Providence.»
    3. On lit encore dans la Visite des Pauvres (p. 28): «Qui sait parler à Dieu sait seul comment il faut parler au pauvre … Parler à autrui pour agir sur autrui, c’est tenter d’entrer dans une âme. On y arrive d’autant plus qu’on sait mieux suivre les voies de Dieu. Dieu seul est assez subtil, assez fort pour entrer partout. Ceux qui sont avec Dieu entrent dans le tréfonds de l’âme des autres.»
    4. Nous pouvons citer aussi le cas d’une personne invitée par lui à venir faire une retraite à Auberive et s’étonnant de le voir partir le jour de son arrivée. Il lui expliqua simplement:«C’est avec Dieu que vous êtes venue faire votre retraite et Dieu est ici.»
    5. Trois ans de cours complet de doctrine catholique au rythme de deux séances par mois le samedi après-midi ou le soir, retraites fermées tous les mois, bibliothèque prêtant à domicile livres de doctrine et spiritualité. Permanence le jeudi, de 17 heures à 20 heures, 24, rue des Boulangers, Paris (Ve), Tél. ODE 56-16.
    6. Parmi lesquels le futur R.P. Delions, aujourd’hui provincial des Frères de Saint-Vincent-de-Paul, et Jacques Bassot qui préside notre association d’anciens élèves et qui est aujourd’hui consacré à une action de grande envergure de transformation de toutes les structures institutionnelles avec la direction du mouvement la Fédération. 
    7. Celui-ci était alors mon curé à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, paroisse qu’il transforma complètement en trois ans, notamment en réunissant chaque samedi une élite de paroissiens pour des séances de formation doctrinale et spirituelle, et en même temps mon aumônier au groupe catholique de l’École Normale supérieure auquel il donnait un enseignement doctrinal et spirituel suivi.
    8. Certains ont accusé le T.R.P. Garrigou-Lagrange de systématisme:non seulement il s’est toujours efforcé d’accorder tout ce qu’on peut accorder au point de vue de ses adversaires mais, dans la direction spirituelle, on ne peut trouver esprit plus ouvert, plus compréhensif, plus sensible à toutes les nuances avec énormément de finesse et de psychologie.
    9. Je citerai ici l’exemple de cet admirable Foyer de jeunes filles où à toute heure de la nuit il y a toujours une religieuse prête à ouvrir à roule jeune fille qui sonne à la porte parce qu’à toute heure de la nuit il y a (par roulement) deux religieuses à la chapelle en adoration devant le Saint-Sacrement: exigences de prière contemplative et exigences de charité apostolique se soutiennent ici mutuellement.
    10. Tout besoin qui se présente à nous est un messager de la Providence: ne le renvoyons jamais sous prétexte qu’il ne correspond pas à l’idée que nous nous sommes faite a priori de notre rôle ou de l’oeuvre à laquelle nous nous consacrons. Il faut rejeter tout idéalisme, tout système, pour vivre le réalisme de la charité toujours docile aux réalités envoyées par Dieu (cette note est de moi).