Dans son roman Întunecare (1927), Cezar Petrescu dresse le portrait d’un mutilé de guerre, une « gueule cassée », qui rompt avec sa fiancée pour qu’elle ne l’épouse pas par devoir et par pitié. La vie de Jacques d’Arnoux a quelque chose à voir avec cette histoire. Mais en plus compliqué, comme souvent dans la vraie vie.
C’est sa sœur, Marie-Angèle, qui prend contact avec Vladimir Ghika et lui écrit, le 26 juillet 1922 : « Avant la guerre, mon père était commandant d’Armes à Dieppe. Mon frère eut l’occasion de rencontrer Hélène Stourdza, fille du Prince Grégoire et nièce du Prince Michel Stourdza, chez qui elle était en villégiature à Dieppe. Elle n’avait que 15 ans ; mais dès les premières rencontres, elle s’était éprise de mon frère. Elle suivit avec enthousiasme tous les combats où il s’est distingué et, après sa terrible bataille aérienne [au cours de laquelle Jacques d’Arnoux eut la colonne vertébrale brisée], elle lui fit savoir qu’elle l’avait toujours aimé, qu’elle désirait l’épouser. » Mais, rentrée en Roumanie après la guerre, Elena, suite à un arrangement de familles, épouse l’historien Gheorghe Brătianu (1898-1953), fils de l’influent homme politique Ionel Brătianu, véritable souverain de Roumanie selon certains.
Ni Jacques ni sa sœur ne veulent croire qu’Elena est consentante. C’est pour cela qu’ils entrent en contact avec Vladimir Ghika, cousin de l’intéressée, pour qu’il se renseigne de près sur la situation. C’est ce qu’il fait. Il leur apprend qu’Elena considère qu’elle n’est pas digne d’un « héros », d’un « saint homme » presque, comme l’est Jacques, qui est très croyant. Elle garde toute son affection pour lui, mais c’est avec Gheorghe qu’elle est mariée. Elle ne peut vraiment choisir entre les deux hommes, car elle s’est attachée à son mari, que Jacques et Marie-Angèle finissent eux aussi par apprécier après l’avoir connu.
Jacques d’Arnoux écrit ainsi à Vladimir Ghika, le 10 octobre 1925 : « J’aime Hélène de toute mon âme. Je l’aime immensément. C’est mon premier, mon véritable amour et ce sera sans doute mon dernier amour. Mais je dois à la vérité de reconnaître que mes ressources contre le chagrin sont bien supérieures à celles de Georges. J’ai une vocation d’apostolat et de labeur qui peut remplir mes journées et embaumer mon chagrin. D’ailleurs le vase de mon cœur est déjà brisé depuis 1920. Les trous de la crucifixion sont déjà faits. Tandis que chez son pauvre mari tout est à faire. L’arrachement n’est pas consommé et c’est un si brave garçon. Non vraiment j’ai pitié de lui parce que j’ai trop souffert par le cœur. Quoiqu’il arrive, ma vie ne sera jamais brisée parce que je suis du Christ avant tout et je suis un porteur de Croix. »
Et effectivement, même si Jacques d’Arnoux conservera longtemps l’espoir d’épouser un jour Elena Sturdza, il va devenir un propagandiste catholique laïc dont l’œuvre aura un certain succès et Vladimir Ghika, longtemps après, proposera aux étudiants de l’ASTRU la lecture de son livre témoignage : Paroles d’un Revenant[1].
À la fin des années 50, Elena Brătianu-Sturdza[2] s’est réfugiée en France, après un long et difficile séjour dans les geôles communistes où son mari est mort, sans procès. Elena et Jacques se sont-ils revus alors ? Rien ne nous l’indique, mais cela ne veut pas dire que leur rencontre n’a pas eu lieu… au moins de l’Autre Côté.
[1] Le titre a, en français, une connotation spiritiste, très vendeur à l’époque, mais le contenu du livre n’a rien à voir avec le spiritisme.
[2] Voir le livre de sa petite fille, Marie-Hélène Fabra-Brătianu, la Mémoire des feuilles mortes, L’Harmattan, Paris, 2016, traduit en roumain sous le titre Memoria frunzelor moarte, Humanitas, București, 2011.
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 4 / 2023, p. 27.