cop_heure_sainteL’Heure Sainte – pour un Jeudi Saint

«Dominus sit inter me et te».
Que le Seigneur soit entre moi et toi.

Tel est le texte de l’Écriture que j’ai d’abord voulu prendre pour l’offrir en manière de préface à votre recueillement: telle est la parole divine que je tiens à vous rappeler, avant d’entrer dans le fond même de notre méditation, afin de vous mettre dès le début, plus fortement, en présence d’un Dieu à qui je demande d’être à la fois Celui qui m’inspire – Celui qui m’écoute – et Celui qui vous parle. Dès qu’un être traite de Dieu avec ses frères, en effet, le milieu où l’on s’entend est Dieu lui-même, comme il est la source et la fin de tout l’entretien.

Rien de ce que je vais tenter, avec la grâce de Dieu, de tirer pour vous de mon âme, n’ira à la vôtre, si cela n’est pas né de moi en Dieu, pris en Dieu pour vous, porté par Lui en vous, et en vous reçu pour Lui.

«Dominus sit inter me et te.»
Que le Seigneur soit entre moi et toi.
C’est un souhait, plus qu’un souhait, une prière, une prière d’autant plus confiante que je la puis faire aux pieds même de Jésus.
Cette prière s’adresse à Dieu, elle s’adresse aussi à vous directement et quand j’emploie le mot de prière en cette seconde acception ce n’est pas une forme de langage trop indigne de la première; le consentement libre d’une âme à une grâce, la réception consciente et bénie d’une parole de Dieu est un miracle de la présence active de Dieu; vous prier, à ce point de vue, c’est émettre une prière à l’activité divine en même temps qu’à votre liberté.
Si vous êtes assez en présence de Dieu, nous nous entendrons aujourd’hui … Dieu saura se faire entendre en nous.
Mettez toute votre pensée en Lui et vous serez étonnés de l’entendre parler si fort peut-être à travers de faibles et d’insuffisantes paroles. Cherchez-Le et cherchez-Le bien en Lui-même; appelez-Le, trouvez-Le, car Il est là avec Sa toute-puissance et Sa bonté souveraine, caché dans le misérable effort d’une âme qui essaie de Le transmettre; mais vous ne Le trouverez qu’en mesure de votre prière et de votre élan vers Lui. Et quand vous l’aurez entendu à travers ces pauvretés d’expression qui Le voilent sans Le cacher – qui même Le proclament davantage de toute l’intensité de leur misère – je vous dirai, en m’emparant d’une parole des Livres Saints que l’Église répète tous les jours dans l’office des heures: «Hodie si vocem ejus audieritis, nolite obdurescere cor vestrum», je vous dirai: «aujourd’hui si vous entendez Sa voix, n’endurcissez pas votre coeur.»

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J’ai tâché d’ouvrir mon coeur à Dieu pour qu’Il y mette de quoi remuer les vôtres. Ouvrez les vôtres au Seigneur, ouvez-les bien aujourd’hui, car le sujet de notre entretien est un sujet qui sait aller au coeur; aujourd’hui nous voulons parler ensemble du Coeur divin et de notre coeur à nous, de notre très pauvre, très grand et très étrange coeur, de ce coeur où, suivant la parole de Saint Paul, la loi de Dieu est gravée non plus sur des tables de pierre mais en pleine chair vivante, et où, dictée par le Saint-Esprit elle peut reposer, écrite en caractères de vie qui rayonnent, agissent et transforment.

Le Coeur de l’Homme-Dieu, nous allons le contempler un instant en le mettant, pour le mieux comprendre, auprès des nôtres. Et dans ce travail de rapprochement, je voudrais les tenir tous comme ramassés dans cette unité qui ne fait de tous «qu’un coeur et qu’une âme», afin de les mieux saisir et de les apporter en quelque sorte d’un commun élan, ainsi unis, près de ce Coeur qui les a aimés avant que le monde ne fût, qui les a fait battre depuis qu’ils sont, qui leur donne toute force pour faire le bien, qui leur réserve, à ces coeurs fidèles, l’indicible tremblement de la résurrection et l’ivresse folle de la vie divinisée dans l’Éternité.
Écoutez …
Un coeur sacré bat silencieusement, pour toujours, à l’ombre des autels, un coeur de chair, symbole efficace et vivant de l’Amour Éternel de Dieu pour nous, source véridique et proche de toute grâce: le Coeur de notre Maître invisible et présent, qui tressaille dans sa poitrine. Il nous dit l’amour incarné de Dieu, l’amour de l’Homme-Dieu traîné pour nous dans les misères d’une humble vie, d’une existence tourmentée, d’une passion atroce, d’une mort réelle, – soumis enfin à l’admirable mais passive et brutale servitude de l’aliment surnaturel, du Pain de miracle où il s’est laissé survivre. Et nous voyons ce mystère de l’amour infini concentré dans le coeur qui a goûté, ressenti et vécu tout cela. Et nous regardons de toute notre âme, avec une sorte de crainte aimante, ce lambeau de chair docile à tous les mouvements d’une âme et d’une vie comme la nôtre, mais une âme et une vie qui n’ont pas connu le mal, qui ont été celles du Verbe de Dieu.
Mon coeur et les vôtres sont venus s’approcher de ce Coeur. Nous sommes ici dans la maison de Dieu. Jésus y est aussi présent qu’il y a deux mille ans au milieu de ses disciples. Le sacrement de sa présence réelle est ici devant nous. Et, dans ce sacrement, le coeur divin bat pour l’Éternité.

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Voici donc mon coeur et les vôtres auprès de Lui … et par nos coeurs je ne veux pas entendre, pour commencer, nos sentiments, nos émotions, notre vie active, mais quelque chose de plus humble et de plus simple: cette matière animée, symbole vivant de ce que nous sommes. Qu’y a-t-il là, en nous, au centre de notre être? qu’est-ce que le coeur de l’homme, notre coeur ici présent? Un morceau de chair, aussi, – infatigable, docile, serviteur actif de notre âme et de notre vie, esclave fatalement résigné, dans une nature touchée par le péché, de ce que cette âme et cette vie peuvent avoir de mauvais comme de bon, veilleur obstiné quand tout notre être est terrassé par le sommeil – ouvrier pauvre et caché de ce qui nous secoue et de ce qui nous meut; – travailleur obscur de tout le temps de l’épreuve, il ne connaît pas d’autre repos que la mort.
Il représente la vie en ce qu’elle a de plus constant et de plus décisif.
Ce n’est pas seulement une belle figure que ces paroles des Livres Saints: «Je dors, mais mon coeur veille». – C’est une réalité organique et point dépourvue d’un haut enseignement.
Voici donc nos coeurs toujours à leur tâche ininterrompue, battant plus ou moins vite au gré de nos émotions, prêts à subir un contre-coup des choses ou à s’emplir spontanément, libres et sanctifiés, d’un élan généreux.
Les voici près du coeur divin, les voici …
Savez-vous l’étrange exercice de piété qui, le premier. m’a été suggéré par ce voisinage, celui que je vais vous demander d’accomplir dès que vous vous trouverez seul à seul en la présence réelle de Jésus, dans une église ? – C’est, dans le silence et la solitude qui envelopperont votre prière, de porter votre main à votre propre poitrine, et devant Dieu, d’y percevoir par le toucher le battement de la vie, de cette vie qui nous juge et nous classe pour jamais. Chaque battement de notre coeur peut être considéré comme un compte qui se fait et se règle – comme un appel de Dieu. Il n’y a pas d’horloge plus éloquente pour nous marquer cette chose sacrée, le temps. Il n’y a pas non plus de signe plus saisissant pour nous signifier la requête intérieure de l’Éternel. Nous tressaillons quand l’heure sonne … notre coeur, lui, nous sonne l’instant qu’on ne retrouve plus, il nous le détermine avec notre propre substance, en nous détruisant solennellement d’un rythme sûr.
Un choc inattendu, la nuit, à la porte, nous impressionne; écoutez celui qui se fait, non plus à la porte, mais en vous: on frappe, on appelle, on vient vous chercher dans les ténèbres. La destinée obscure se déroule en Dieu suivant sa grâce et votre liberté – Dieu frappe à chaque battement du coeur – Dieu frappe, que lui répondons-nous? Que lui avons-nous répondu?
Où nous a menés le flux et le reflux de nos artères, la vie donnée par Dieu et ramassée pour ainsi dire dans la régulière secousse de notre coeur?
Jusques à quand différerons-nous de donner à Dieu ce qu’Il attend? Car Il attend toujours quelque chose.
Combien de fois ce coeur, notre coeur, a-t-il battu pour Dieu? Combien de fois doit-il battre pour Lui?
Faisons à cette heure, en nous attachant à cette pensée – un serment: – celui de vouloir faire bondir joyeusement notre coeur à toute sainte action; – une prière; – celle de vouer à Dieu chaque mouvement de vie dont nous pouvons avoir conscience, jusque dans les moindres incidents de notre existence de tous les jours.
Et songeons à une correspondance bien consolante, bien faite pour émouvoir notre amour. Si notre coeur bat, c’est que le coeur de Jésus bat pour nous; il y a dans son mouvement la cause et le modèle du nôtre. Les battements de celui-là sont notre vie de toujours.

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Regardez ce coeur devant lequel vous êtes.
Celui-là, on ne saura jamais tout ce qu’il contient et tout ce que veulent dire ses battements. La moindre de ses palpitations assure le salut de tous.

Notre coeur veille quand nous dormons, venons-nous de remarquer. Celui-là est le veilleur éternel toujours vibrant dans la poitrine de l’Être qui ne connaît pas le sommeil. Il veille quand tout dort …; la nuit jette l’inconscience sur le monde assoupi … et ce coeur veille sur les autres coeurs qui continuent leur tâche, mais comme naufragés dans un irresponsable chaos. Voici des coeurs qui agonisent, des coeurs qu’arrête la mort. – Le coeur divin veille sur eux. – La nuit dresse les fantômes douloureux de nos misères sur les coeurs agités par le souci, secoués par les larmes, tordus par la souffrance ou frémissants de péchés. – Le coeur divin veille sur toutes ces veilles amères. – Le coeur divin, lui, suit pour eux tous la prière éternelle, jamais défaillante, qui intercède, qui va du Fils au Père dans le Saint-Esprit pour la bénédiction, le rachat, la joie, l’union de toutes choses en la même unité que Dieu. Ce coeur-là contient dans l’amour qui l’anime tous les êtres et toutes les choses, – nous-mêmes – nos prières – nos destinées – le poids horrible de nos fautes, Celui-là est le centre d’affection et de vie dans la Personne de notre Sauveur. Celui-là concentre et dispense ce dont nous ne pouvons avoir une idée, mais ce dont nous vivons: un amour infini. – Et, pour répéter ce que je vous disais une fois, cet amour infini, qui ne peut se définir sans se trop finir par quelque endroit, une seule chose parvient à nous montrer un peu ce que c’est: c’est de mettre notre âme tout entière en lui dans un élan d’amour; elle ne pourra pas le comprendre, ainsi, non plus, mais elle sera saisie, enveloppée, comprise en lui, et ce sera la meilleure façon de le comprendre.

Mettons donc, et ce sera pour nous un repos dans notre méditation en même temps qu’une entrée plus intime en son sujet lui-même, mettons toute notre âme dans une prière d’amour:

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«O Coeur qui témoignez un amour infini,
«O Coeur sacré qui battez pour le salut des âmes, sans cesse,
«O Coeur divin dont les battements retentissent dans le coeur de ceux qui vous aiment,
«O Coeur divin que je sens battre jusque dans mon coeur.
«Vous qui avez voulu ce miracle: l’émotion consciente «de la terre devant son Dieu. Vous qui faites que la lourde «boue sanglante dont nous sommes pétris, si inerte, et si «vite retournée à je ne sais quel effroyable fumier dès que «vous rappelez à vous notre âme, vous qui faites que cette «boue disciplinée et animée par la Vie tressaille sur nos «lèvres et Vous nomme – donnez-nous dans l’Esprit «d’Adoption un coeur d’Enfant de Dieu, un Coeur qui vous «ressemble, – donnez-nous de ne faire tous avec vous «qu’un Coeur et qu’une âme, dès à présent et dans les «siècles des siècles. Comme vous nous aimez faites que «nous vous aimions et que les uns les autres nous nous «aimions en vous.
«Faites que l’heure marquée en notre chair par les «battements de notre coeur en Votre présence soit une «heure acheteuse d’éternité, gardée pour l’éternité, retrouvée dans l’éternité.
«O Jésus faites que nous nous retrouvions un jouï, «coeur à coeur avec vous, dans la cité construite suivant «votre coeur.»

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Nous avons entrevu et prié le Coeur divin; – notre coeur, s’il est bien en Dieu, a réglé pour instant sur ce Coeur ses propres battements et s’il l’a fait, il semble, sans trop mentir, être devenu en nous, quelque chose de plus vivant qui remue comme une créature nouvelle, soudain découverte, en nous-même, comme un autre être blotti dans notre être. Mais nous pouvons davantage, en attendant de mieux faire par la communion, – nous pouvons nous pencher plus près de ce Coeur divin, réellement présent ici, en attendant de le recevoir et de le prendre et de le garder vraiment en nous. Imitons dans la mesure de notre indignité et de notre faiblesse, le disciple qui a reposé anxieusement sa tète sur l’épaule du Christ à la veille de la Passion; … et nous sommes à la veille de celle-ci, de toutes façons, par le retour des jours mémorables, par le fait quotidien de la messe qui répète inlassablement le sacrifice, par les condamnations de Jésus que prononcent à tout instant les péchés du monde – nos péchés. – Avant la célébration du souvenir de la souffrance divine, ou sa répétition mystique de chaque jour, ou la triste reproduction de ses causes par notre volonté pervertie, portons-nous par la pensée, d’abord, à ce premier geste de l’humanité sanctifiée qui s’incline sur le coeur de l’homme Dieu.

Qu’a-t-il entendu, le disciple aimé? Qu’a-t-il compris? Que devons-nous entendre?

Mais oserons-nous épier ceci dans la poitrine du Maître? Oui! il s’est livré pour nous, il est devenu la chose de ses ennemis, il peut, il doit être la chose de ceux qui l’aiment: (Le coup de lance, lui-même, au côté du coeur, est permis, et sauve qui le donne; ceux-là même qui frappent le crucifié pour savoir s’il est mort reçoivent en retour le sang qui rachète et l’eau qui purifie.) Sans doute nous allons dénaturer par la division des instants et des mouvements de l’âme, déformer par l’industrieuse misère de notre recherche ce qui a été l’unité souveraine d’une vie divine, ce qui a été la simplicité vécue, indicible, d’un acte pur. Mais ce qui aura été ainsi morcelé, rabaissé et abîmé par le travail de notre pensée se retrouvera peut-être tantôt, fondu en une impression unique, vibrante, moins indigne du modèle, dans vos coeurs et dans le mien, au milieu d’une prière d’adoration plus clairvoyante. Il y aura là du même coup une leçon et une joie, une pénétration et l’accomplissement d’un mystère, en cette craintive et sainte curiosité qui se reproche avec une sorte d’angoisse et bénit tout à la fois son élan.

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Ce que le disciple a entendu tressaillir dans la chair même du Maître, c’est, dans une palpitation incessante, comme une suite de morts et de vies nouvelles qui se succèdent.

Voici que monte en Lui l’ivresse du Miracle de la Pitié, à l’heure de la séparation. Voici venir le don le plus complet qui ait jamais été fait aux créatures depuis la Création du monde; le don de quoi? de Dieu même, de Dieu donné par le Dieu-fait-homme en une nourriture et en un breuvage appropriés à notre faiblesse. D’autres laissent à leurs amis en les quittant, un souvenir, une marque d’affection, une image: Lui, Lui-même. Mais ce don qui va se faire n’efface pas, dans la joie de le faire, une peine étrange et humble. Tout ceci se pose sur un déchirement; le Maître qui est là, près de nous, a aimé les siens, les a aimés jusqu’à la fin comme le dit l’Évangile avec simplicité – fin de la vie, fin des puissances de l’âme, dernières limites de l’amour créé. C’est le Dieu fait homme qui a pleuré sur son ami Lazare et les larmes marquent la fin et le fond de l’homme, soudain touchés. L’affection humaine, la vie humaine avec ses liens sanglants qui ne savent pas se rompre sans qu’une sorte de cri ne jaillisse des nerfs brisés, tout cela frémit dans le coeur du Fils-de-l’homme. Cette terreur aimante avec laquelle Sa Mère Le regarde maintenant, ce front du disciple qui repose comme un enfant sur sa poitrine, ces yeux de Pierre le dévoué qui se fixent sur Lui, anxieux et profonds comme la foi et l’amour dont ils témoignent – les êtres qu’il va humainement quitter, – cet adieu, – ceux qui ont pris le suprême congé des êtres chers qu’ils ont pu aimer, sur terre, sans reproche et sans nuages, ceux-là savent ce que cela a dû être.
Mais voici de nouveau une onde de joie infinie. Le Coeur divin sent qu’à la plus déconcertante des exigences, celle de croire que ce morceau de pain rompu, que cette goutte tremblante sont la chair et le sang de l’Homme-Dieu entièrement présents dans l’un comme dans l’autre, – va répondre la plus complète, la plus absolue des confiances, et que dans cet échange de miracles, miracle de la toute-puissance qui aime, miracle de la foi qui aime, vont se conclure, en une union que les anges du ciel eux-mêmes n’auraient osé rêver, les inoubliables bonheurs de la terre.
Vous le savez tous.
Et Dieu le sait.
«Merci, ô Dieu! merci de la part de ceux que nous «sommes et qui ne savons pas remercier … Merci d’un mot «pauvre comme nous-mêmes, mais où il y a toute notre «âme. Ceci est notre corps, ceci est notre sang, vraiment «présents devant les vôtres, et nous nous donnons à vous «dans un cri de promesse et de reconnaissance.»
Il n’y a désormais plus rien entre Dieu et l’homme; il n’y a plus de mort, voici le frère vivant de tous nos disparus; il n’y a plus de temps, voici pour tous les siècles le présent toujours présent, Dieu-avec-nous et nous-avec-Lui, – le Même-Dieu incarné, sacrifié, donné jusqu’à la consommation des siècles – tous les siècles et nous avec tous les siècles des siècles. Il n’y a plus de joug, voici le mouvement le plus inattendu de la liberté divine et humaine. Il n’y a plus de misère – voici de quoi tout donner à la faiblesse de la nature, voici de quoi conquérir tout ce qu’il est possible d’avoir.
Et Dieu se donne. – Ceci est Son Corps. – Il le tend à ses disciples – il est devant vous. – Ceci est Son Sang. – Il le tend à ses disciples. – Il est devant vous.
Regardez-le bien pour mieux comprendre ce qui va suivre.
Et voici qu’en cet acte le plus divin de tous arrivent encore dans l’âme du fils de l’homme une série de vies et de morts, de défaillances et de reprises qui forment comme le rythme du Coeur de Jésus durant ces minutes fondatrices d’éternités.

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C’est en effet la passion déjà avant la passion, l’immolation avant l’immolation. Il vit à l’avance tout ce qui va être demain. Et il y ajoute quelque chose.
Car il se fait en lui comme un dédoublement terrible. D’abord l’Homme-Dieu se sacrifie tout entier, en une sorte d’abandon mortel et pour cela il se met tout entier hors de lui-même, en passant par un acte dont nous ne pouvons avoir idée, mais qui a peut-être été pour Lui, à cette première heure, quelque chose de plus violent que la mort et de plus doux que la résurrection. Il va être, en sortant, sans la quitter, de cette unité vivante assise à cette table, tout à tous et non point par une façon de parler, mais avec cet absolu dont Dieu a le secret. Être tout à tous, être tout à chacun – c’est la suprême joie; c’est aussi, de la façon dont le Maître le fait, la suprême douleur. S’arracher au morceau de chair pour autrui cela peut être une joie suppliciante; s’arracher la vie pour un frère ou pour Dieu, c’est plus encore; s’arracher tout entier à soi-même … qu’est-ce que cela peut être?
Ce dédoublement, cette mise de tout soi-même hors de soi dans une ivresse de douleur et de joie se fait dans une offrande volontaire et personnelle qui part de toute la personne comme elle pose toute la personne.
Une nouvelle espèce de mort et de vie viennent prendre place dans l’intervalle compris entre les deux consécrations; une mort mystique, goûtée en pleine lumière, en pleine conscience, avec une indicible vérité, reproduite et rendue plus intense encore par l’anéantissement total des choses transformées. Son sang d’un côté, son corps de l’autre, par la force des paroles du Verbe, l’immolation qui sépare le sang du corps, tout ce qui constitue le sacrifice d’une victime. Et la Victime est ici le sacrificateur, et elle sent jusqu’au fond de l’être le sacrifice.
Ce n’est pas tout. Voici alors l’évanouissement sans nom. Celui qui s’est donné tout entier, celui qui s’est immolé mystérieusement – en souriant peut-être – abandonne son être à une ombre de matière morte. Pour les siens, il se mutile en quelque sorte jusqu’à descendre au-dessous des bêtes qui, elles, ont encore le libre mouvement de la vie, il va jusqu’à devenir semblable à un objet, il va jusqu’à devenir moins qu’un objet, car un objet a encore sa forme, sa couleur, ses propriétés; quelque chose sort de lui qui le nomme et le détermine; – ici … rien qu’une substance venue sans qu’on le sache remplacer une autre substance, – une substance, c’est-à-dire ce que nos sens n’atteignent pas, ce à quoi nous ne pouvons arriver que par un effort de pensée; et ici, pour juger de cette substance, nul autre point d’appui que le serment courageux de la foi au lieu du témoignage indirect mais rassurant de nos facultés.
Et ce «rien» est jeté en pâture à la liberté, à l’inconscience, à la veulerie humaines, au mépris, à l’oubli, étant Dieu et Dieu fait homme pour les hommes.
Et c’est avec ce «rien» que le monde a été refait, parce qu’il y avait Dieu et Dieu seul dans ce rien … Une onde de joie, qui voitl’avenir passe dans le Coeur du Maître … Voici toutes ces sortes de morts et toutes ces renaissances qui se répètent à travers tous les âges, au gré de tous ceux qui auront le droit de redire les paroles sacrées pour le bien des foules humaines, de génération en génération. Ce sacrement si grand qu’il semblerait devoir rester unique, le voici devenu le plus ordinaire, le plus simple, le plus répandu. Dieu en Lui-même, Dieu sacrifié, Dieu pardonnant, Dieu donnant la vie éternelle, Dieu nourrissant l’âme d’éternités et de joies, Dieu tout entier … donné à qui le demande pourvu que chez celui qui le demande le péché se présente déjà lavé dans le sang divin. Dieu avec nous. Dieu ici même.

Et voici que dans le Coeur de Celui qui institue le bonheur de tous les siècles à une table d’auberge, avec douze vagabonds, voici que vient à lui, à flots, comme une marée d’âmes, les foules consolées, transformées, sauvées par le sacrement de l’amour. Il les voit … les mourants, les malades, les pauvres, les abandonnés, les esclaves, les malheureux, les prisonniers, les serviteurs de Dieu, les amants de Dieu, nous-mêmes … Nous à cet instant.
Tout cela se précipite en un seul acte avec la plénitude de Dieu et s’éprouve dans un coeur, dans un pauvre coeur de chair comme le nôtre. Ce coeur, il a dû heurter à la rompre la poitrine qui le contenait … Et le disciple, qui ne savait point encore toutes choses dans l’Esprit-Saint, a pourtant dû comprendre, quand il appuyait sa tête contre ce coeur secoué, qu’il se passait dans l’âme du Maître quelque chose d’inouï, et, recevant, lui aussi, ce que Jésus lui tendait, il a dû reconnaître dans le mystérieux débris porté à ses lèvres, le sacrifice, le serment, le don, l’étreinte divine, l’habitation dans le plus profond de l’être, le sceau de l’alliance éternelle de Dieu, toutes les joies dans toutes les douleurs, toutes les forces et toutes les bénédictions. Il l’a reçu troublé, les larmes aux yeux, devinant l’infini d’amour que cela contenait … Il s’est souvenu des paroles dites sur le chemin de Capharnaüm … les promesses faites, les répugnances d’alors, la révolte des uns, la courageuse et vibrante acceptation des autres.
Mais voici que soudain il sent le coeur divin défaillir plus fort que jamais. Une mort intérieure plus douloureuse que toutes, vient ramener le coeur aux pires amertumes de sa passion. Le Traître a reçu, comme les autres, son Dieu, ce Dieu qui est venu pour le sauver, ce Dieu qu’il a suivi tous les jours en ami, et qu’il va vendre. L’inutilité du sacrifice divin pour la liberté que Dieu ne violente jamais quand elle veut, contre Dieu même, sa perdition – voilà la mort la plus intense que l’Homme-Dieu ait pu goûter sur la terre, la première gorgée du calice qui l’a mis en agonie au Jardin des Olives … l’Agonie des pertes de grâces, des extinctions de vie divine … L’agonie d’inutilité faite des fautes atroces des hommes.

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«C’est pour cette agonie que Vous avez, en quelque sorte réclamé de nous une heure de prière commune, ô mon Dieu! – il ne sera pas dit que nous n’aurons pas veillé une heure avec vous, ce soir au moins. Vous êtes ici, nous sommes avec vous, et nous veillons, Seigneur, prenez et recevez entre Vos mains l’âme de cette heure. Et cette heure isolée que nous voudrions, que nous devrions répéter plus souvent, faites qu’elle porte beaucoup de choses avec elle. Je le demande à votre Éternelle Prescience, ô mon Dieu, n’est-ce pas que vous attendez quelque chose de ces prières commencées à Vos pieds? N’est-ce pas que vous allez faire quelque chose de plus pour le bien de nos âmes et du monde, à cause de cette heure?
«Nous voici, les mains tendues vers vous, avec cette pauvre petite heure entre deux éternités, celle d’avant et celle d’après … Donnez-lui une vertu secrète … qu’elle soit, si modestement que vous le voudrez, le début d’une ère … Ce n’est point une émotion subite, vaine et passagère que nous sommes venus chercher ici, – non, notre coeur vivant de chrétien vient vous demander d’être, comme notre coeur de chair, le serviteur docile et régulier et fort de la grande Vie. Il cherche l’infatigable activité du règne vital de Dieu, avec la puissance constante d’un organe fait pour cela, du coeur de chair que vous avez dévoué au service de la vie. Il ne requiert pas de Votre Bonté une création exceptionnelle: ce qu’il voudrait, c’est l’ordre dans l’ordre, amenant le bien non point par des crises suivies de défaillances, mais comme les astres amènent leurs phases ou leurs saisons, comme les étoiles décrivent leurs sûres orbites, en ce moment, dans l’espace qui entoure cette maison, cette ville, ce pays, cette terre, ce monde.
«En fait d’actes plus rares, notre coeur vous demande cette espèce de bond intérieur qui permet d’accomplir le sacrifice dans un saint oubli de soi-même, l’élan qui fait franchir un obstacle mauvais, le mouvement héroïque et pur qui s’empare d’une décision, le geste de sécurité souveraine qui projette l’être tout entier dans la seule certitude de la foi.
«Vous êtes ici, ô Seigneur, mais voilé sous le mystère d’apparences qui ne sont pas les Vôtres, doublement caché à nos yeux: caché dans le Sacrement et dans ce qui, ce soir, sert de sépulcre au Sacrement. Et voici que sans le vouloir, devant ce double voile, notre pensée essaie de retrouver la figure humaine qui fut la Vôtre et que le monde a connue; elle se reporte aux tardives images qui se sont plu à la retracer; elle va chercher, aujourd’hui surtout, après notre sujet de prière de ce soir, ces images qui Vous représentent livrant au monde le secret de Votre Coeur, couronné d’épines et de flammes. L’habitude nous les a rendues familières sans nous les faire apprécier pour elles-mêmes. Nul artiste pieux n’est jusqu’ici venu donner à ces emblèmes une forme moins artificielle et moins indigne de vous; mais dans cette maladresse d’efforts, dans cette représentation si gauche du mystère de votre amour, comme par une intention providentielle, ressortent plus fortement encore un caractère et une leçon – Votre Coeur, modèle du nôtre, est lŕ visible et rayonne là, à l’extérieur, attirant d’autant plus le regard qu’il est naïvement ébauché Le coeur visibleautant que le bienfait doit être caché: voilà ce que viennent me révéler ces images. Nos dons, nul ne doit les bien connaître que Dieu seul, mais notre coeur, couronné d’épines dans la commune douleur de nos frères, ou de flammes dans la joie de leur joie et le désir de bonheur que nous avons pour eux, notre affection, vivante de toute notre vie, pour nos frères comme pour Dieu, voilà ce que le monde doit voir, porté devant nous comme une espèce de signe étrange – fût-il naïvement ébauché lui aussi, – à travers les larmes, les tendresses, les indulgences, les pardons, les générosités, les sacrifices, les enthousiasmes qui nous font agir …
«Mon Dieu, faites que nos bonnes actions se cachent et que notre coeur se laisse voir, comme le Vôtre sur ces emblèmes puérils …

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«Nous touchons, maintenant, à la fin de cette heure que nous avons voulu passer avec Vous; avant de la terminer, nous Vous amenons par la pensée tous ceux qui n’ont pu y prendre part, nous y accumulons toutes les intentions qui peuvent contribuer à Votre gloire, à l’accroissement de Votre amour sur la terre. Nous songeons surtout à ce qui durant votre agonie a torturé Votre coeur.
«Et maintenant, avec votre Coeur en notre coeur, nous voulons prier encore et encore.
Prions étroitement unis à votre coeur qui laissait couler son sang jusqu’à terre, à pareille heure, dans l’amertume, l’horreur, le dégoût des péchés humains.
Prions avec toute la force de votre coeur pour ceux qui vous offensent et vous haïssent.
Prions pour ceux qui profanent l’héroïsme du jour et la sainteté de la nuit, qui dégradent sans remords le mystère sans prix de la vie …
Prions pour ceux qui rient de ce dont on devrait pleurer …
Prions pour ceux qui pleurent de mauvaises larmes et désirent sans repos de mauvaises choses …
Prions pour ceux qui attendent et pour ceux qui cherchent …
Prions pour ceux qui vous font attendre, ô mon Dieu …
Prions pour ceux qui doutent et pour ceux qui chancellent …
Prions pour ceux qui ne Vous connaissent pas assez …
Prions pour tout ce qui devrait faire l’objet de nos prières et que nous oublions ou que nous ignorons. C’est le trésor caché de Votre Coeur, ce qui formait jadis votre prière solitaire au Père … .
Prions en ayant confiance dans nos prières, car nos prières sont de Dieu …
N’est-ce pas, ô mon Dieu, que vous attendez quelque chose de ces prières commencées à Vos pieds?
Dieu! Dieu! Dieu! faites que quelque chose s’accroche et se suspende à ces instants, un mouvement divin de notre cœur, une onde sortie du Vôtre qui nous jette plus loin dans le sacrifice, plus entièrement dans le don, plus haut dans la joie vivante, plus ardemment dans le vertige de savoir que nous sommes avec Vous, Dieu, en Vous, Dieu, pour Vous, Dieu, nous qui sommes, par Votre grâce, Vos enfants, ô notre Dieu. Amen».


1. Et dimissa turba ascendit in montem solus orare: vespere autem facto solus erat ibi (Matth. 14.23) – fugit iterum in montem ipse solus (Io. 6. 15).