Un jour de 1932, au fin fond du désert marocain, trois sous-officiers de la légion étrangère papotent. L’un d’eux, un baron allemand en mal de femme, propose de passer une annonce matrimoniale. Ils la rédigent de manière humoristique ajoutant à la fin : « et connaissant Hartmann von Aue[1] ». « C’est pour écarter les idiotes » commente le baron. Une fois l’annonce passée, chacun s’en vaque à ses occupations n’y songeant plus, bien certain que personne n’y répondrait. Eh bien si ! L’effet « Quai des brumes[2] » apporte au baron une bonne centaine de réponses et celui-ci demande à l’un des deux autres, un Breton, d’en faire une sélection et de répondre. Ce dernier en sélectionne deux, qui ne semblent pas trop bêtes…

C’est ainsi que le Breton, Henri-Jean Kermarrec pour le nommer, fait la connaissance de Flore Many, qui a fait l’objet d’une de mes chroniques[3] et qui, vous vous en doutez bien, n’a pas répondu pour se marier, mais bien pour remettre dans le droit chemin chrétien ces âmes égarées, comme elle le fera par exemple pour Panait Istrati[4].

Notre baron-légionnaire est bientôt tué au combat tandis que notre Breton, lui, est gravement blessé. Opéré, ses plaies ne se referment pas bien. Et qui s’occupe corps et âme de lui ? Flore Many, vous pensez bien. Elle y met tout son cœur, tout son argent aussi. À force de soins dispensés notamment chez elle à Ostende où elle a recueilli le malheureux, sans le sou, car la Légion refuse de lui verser une pension, elle réussit à lui sauver le corps. Oui, mais l’âme ? Pour cela, comme pour ses autres « clients », elle s’en remet en partie à Vladimir Ghika, qu’Henri-Jean Kermarrec rencontre plusieurs fois à Paris. Ce dernier se montre très respectueux et reconnaissant vis à vis du prélat roumain, mais pour ce qui est de la foi, il n’y a rien à faire, le légionnaire est athée et s’y tient. Il finit même par accuser Flore Many de faire tout ce qu’elle fait non par amitié, comme elle le prétend, mais pour le convertir. Au bout de plusieurs mois, à moitié guéri, il se fâche et quitte la maison de Flore pour s’installer chez Mathieu Corman, libraire communiste d’Ostende. Manque de reconnaissance ou plutôt réaction normale à la pression, quoique bienveillante, que peut faire peser sur autrui une personne zélée et sûre de sa vérité ? Les deux sans doute.

Quelques mois plus tard, le 23 février 1940, Flore Many écrit à Vladimir Ghika : « La nouvelle la plus sensationnelle, plutôt bonne d’ailleurs (…) est qu’Henri Kermarrec a fini par se marier, sa compagne [la sculptrice Ninette Labisse] ayant des espoirs. Un petit Joël[5], qui a maintenant 7 mois, est venu au monde, bien portant et très gai, paraît-il. Les parents en sont fous. Je vous demande une prière pour cette petite âme non baptisée vis à vis de laquelle nous nous sentons de lointaines responsabilités, car elle ne serait probablement pas là si Dieu ne nous avait permis de soigner Henri. »

Kermarrec, devenu libraire, se battra contre le nazisme (il sera déporté à Buchenwald), puis contre le colonialisme, contre l’injustice sociale en général. N’est-ce pas là une preuve d’amour du prochain ? « J’ai eu, pendant mon séjour à Paris, écrit Flore Many à Vladimir Ghika, l’occasion d’expliquer maintes choses. Que Son royaume n’est pas de ce monde. La conception du paradis chrétien. Le sens de charité qu’[Henri] confondait avec aumône et que je suis parvenue à lui faire identifier, chrétiennement, à amour. »

Mais si la Justice que lui prônait Flore Many sur son lit d’hôpital n’était pas de ce monde, celle qu’Henri-Jean Kermarrec réclamait, elle, l’était bien.

[1] Poète épique allemand du moyen-âge.

[2] Si le film de Marcel Carné avec Jean Gabin et Michèle Morgan est de 1938, le livre de Pierre Mac Orlan est, lui, de 1927.

[3] Actualitatea Creștină

[4] Actualitatea Creștină, 2022, nr. 9.

[5] Joël Kermarrec (1939-2022) deviendra artiste peintre.

Luc Verly


Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 7 / 2024, p. 27.