« J’avais vingt ans, Jésus-Christ, en un instant, est devenu Quelqu’un pour moi. Oh ! Rien de spectaculaire. En ce lointain jour de mars [1923], j’ai su que j’étais aimé et que j’aimais, et que désormais entre lui et moi ce serait pour la vie. Tout était joué. »
Mais, maintenant, que faire ? Devenir prêtre ? Comment faire des études de théologie alors que l’on a dû abandonner le droit pour « anémie cérébrale »… Le temps passe, son service militaire accompli, Henri Caffarel doit trouver une solution. C’est son directeur de conscience, le Père Augustin Ferrez, qui la trouve : pourquoi ne pas rejoindre le séminaire destiné aux vocations spéciales que vient de créer l’abbé Ghika à Auberive ? Et c’est ainsi qu’Henri Caffarel débarque un beau soir de novembre 1926, sous une pluie battante, à Auberive… à moto. Très vite il se fait apprécier des frères et sœurs de Saint-Jean. La branche masculine de Saint-Jean doit cependant bientôt fermer, mais le jeune séminariste peut poursuivre ses études à Paris et son mentor lui trouve une place près de lui à l’abbaye Sainte-Marie, rue de la Source. Henri Caffarel est finalement ordonné prêtre par le cardinal Verdier, le 19 avril 1930.
Vladimir Ghika aimerait bien que Frère Henri devienne son bras droit à Auberive, mais ce dernier se dérobe, peut-être sans oser le dire en face à son père spirituel. L’on peut comprendre qu’un jeune prêtre ne veuille pas s’enfermer dans un monastère perdu au fin fond de la campagne pour desservir spirituellement deux malheureuses sœurs, aussi ferventes chrétiennes soient-elles… car, oui, elles ne sont alors plus que deux là-bas. Vladimir Ghika ressent cette dérobade comme une trahison. C’est la fin de son œuvre, qui lui a tant coûté et dont il espérait tant…
C’est ainsi que les contacts entre les deux hommes se raréfient dans les années qui suivent. Ils reprennent cependant en 1936 – Henri Caffarel écrit alors à Vladimir Ghika : « s’il y a eu un long silence de presque six ans, il n’y a jamais eu le moindre changement dans la profonde et très affectueuse reconnaissance de l’enfant à l’égard de celui qui, pas à pas, l’a conduit à l’autel et l’y a assisté, qui lui a donné, jour par jour, le pain de l’âme et toutes les richesses de son incomparable âme sacerdotale… » Dans son brouillon de réponse, qu’il n’a sans doute jamais envoyée, par délicatesse, Mgr Ghika laisse sentir que sa blessure n’est pas encore guérie : « Vous renouvelle mon affection entière d’un cœur toujours meurtri et mutilé et je serai toujours heureux de voir le bien que vous pouvez faire, ainsi que de faire de mon mieux pour vous aider s’il y a lieu. Le plus grand coup que vous m’ayez porté a été beaucoup plus loin que ce qui vous concerne. Vous avez, ce semble, tué en moi la confiance dans les êtres, les choses et moi-même. J’espère entendre le récit des fruits de votre activité au service de Dieu. Cela me réjouira sans doute beaucoup.[1] »
Car, entre-temps, le Père Caffarel a créé sa propre œuvre. C’est ainsi que naîtront les Équipes Notre-Dame, mouvement de spiritualité conjugale, ou les Fraternités Notre-Dame de la Résurrection, destinées aux veuves, et d’autres encore qui prospéreront après la guerre. Après sa mort, le 18 septembre 1996, ses amis ouvrent un dossier en béatification, couronnement d’une œuvre bâtie, non pas sur les ruines d’Auberive, mais sur le socle de la spiritualité vivante de Vladimir Ghika.
[1] Les papiers d’Henri Caffarel ont été brûlés à sa mort, à sa demande. Nous ne saurons jamais quelle a été la véritable réponse de Vladimir Ghika, elle a dû être très bienveillante, puisqu’Henri Caffarel y répond ceci : « votre lettre si paternelle m’a donné une grande joie ».
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 7 / 2022, p. 27.