Tout commence le 26 janvier 1939, lorsqu’une plaque commémorative est inaugurée à Paris à la mémoire de Charles Péguy[1]. Henri Bergson n’est pas présent, mais il a chargé un ami de lire un message pour lui. Vladimir Ghika n’est très probablement pas présent non plus, mais son ami Jacques Maritain, ancien élève de Bergson, l’est.

Mgr Ghika écrit peu après à Henri Bergson : « Je ne saurais vous dire combien m’a ému votre lettre sur Charles Péguy, dont l’autre jour, Daniel Halévy nous a donné lecture et que les journaux reproduisent aujourd’hui. Le nom de Dieu si nettement prononcé dès les premières lignes ; la phrase où vous dites en parlant de Péguy : Tôt ou tard il devait venir à Celui qui prit à son compte les péchés et les souffrances de tout le genre humain – tout cela m’a été droit au cœur. – Vous ne vous doutez pas sans doute, que depuis longtemps je prie pour vous. »

Vladimir Ghika joint ses Pensées pour la suite des jours à sa lettre, disant : « Je continuerai plus que jamais à me souvenir de vous devant Dieu et à défaut d’une rencontre souhaitée, je charge de témoigner de ma présence auprès de votre âme et de votre destinée, ce petit livre où j’ai mis ce que je pouvais avoir de meilleur en moi. »

Henri Bergson l’en remercie dans une lettre du 30 janvier 1939 : « Laissez-moi maintenant vous remercier d’avoir bien voulu m’envoyer vos Pensées pour la suite des jours. Je les ai lues avec un intérêt extrême. Ce qui m’a frappé tout de suite, c’est qu’elles ne font pas appel à la malice du lecteur (source de  succès en général, pour les Maximes et les Pensées). (…) elles sont fortifiantes et réconfortantes ; elles élèveront les âmes ; elles inciteront les bons à devenir meilleurs, tout en témoignant de beaucoup d’art, et aussi d’invention, et aussi d’esprit (mais d’un esprit qui cherche, lui, à se dissimuler). »

Dans son second courrier, Vladimir Ghika demande un rendez-vous au « Cher Maître », lui rappelant leur précédente fugace rencontre : « Je vous ai rencontré (j’étais encore en laïque) pour la 1ère fois au Congrès de Philosophie de 1921 – (…) admiration pour la façon à la fois charitable et lumineuse dont vous résumiez et repreniez les communications les plus hétérogènes et les plus touffues (en les exposant souvent mieux que leurs auteurs…) apportées de tous les coins du monde et en toutes langues par les orateurs inscrits. J’ai eu l’impression d’une véritable charité intellectuelle pratiquée avec un tact et une bonté qui dépassaient la parfaite technique. À part la lecture et la relecture de vos œuvres, dans mes rapports avec vous j’en suis resté là. »

Henri Bergson accepte de le recevoir et c’est ainsi qu’une rencontre a lieu le 21 février 1939. Plus tard, dans une lettre à Ioan Miclea, Vladimir Ghika parle de « rencontres très importantes et très longues, suivies de quelques aveux sans aucune équivoque de sa part. Lors de notre dernière rencontre (en juin 1939 me semble-t-il) nous n’avons parlé que de la nécessité du baptême, qui lui paraissait sous une nouvelle lumière, après que je lui ai montré qu’il ne pouvait s’agir d’un baptême de désir, dans son cas, mais d’un désir de baptême, ce qui n’était pas la même chose. Il a reconnu cela, en une profonde émotion et un choc spirituel.[2] »

Mais comment accepter de se convertir officiellement au christianisme en un temps où les Juifs sont persécutés partout en Europe ? Comment abandonner ainsi ses frères ? Non, c’est impossible. Alors que, sous occupation allemande, les Juifs parisiens doivent se faire recenser, Bergson refuse les passe-droits que ses amis lui proposent et fait la queue, comme tous ses coreligionnaires, devant la préfecture, à 81 ans, en plein hiver. Rentré chez lui, il meurt d’une pneumonie, le 3 janvier 1941…

[1] Intellectuel socialiste français, converti au catholicisme, mort sur le front en 1914, à 41 ans.

[2] Ioan Miclea, « Bergsonism şi catolocism – Problema convertirii la catolicism a lui Bergson » (Bergsonisme et Catholicisme – le Problème de la conversion de Bergson au catholicisme), Cultura creştină, n° 9-12 sept. 1944, pp. 477-478.

Luc Verly


Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 9 / 2023, p. 27.