Élie Denissoff naît à Saint-Pétersbourg en 1893 dans une riche famille d’origine cosaque. Alors que le père est envoyé représenter le tsar aux États-Unis, où il mourra, en 1917, le fils, lui, est secrétaire de son premier ministre, Boris Stürmer. Mais bientôt la Révolution balaye tout cela. Élie Denissoff rejoint seul le sud de la Russie et poursuit sa route jusqu’en Iran, puis à Constantinople, emportant avec lui la plus grande richesse que possédait sa famille : ses archives.

C’est ainsi qu’Élie Denissoff parvient en France et, intéressé par la philosophie et la théologie, y fait la connaissance de Jacques Maritain et de ses amis, dont Vladimir Ghika. Il s’ouvre au catholicisme. Il pense que les Latins devraient étudier les Pères grecs et que les Orientaux devraient puiser dans les œuvres des grands scolastiques, notamment Thomas d’Aquin. Une nouvelle philosophie pourrait naître, qui serait tout à la fois orthodoxe, de par son respect du dogme, et catholique, de par son caractère universel. Il veut se faire moine, mais sa mauvaise santé lui font abandonner ce projet ; et il finit par se marier, non pas avec une aristocrate russe immigrée, mais avec une bonne paysanne belge, Marie-Antoinette Haot, dont il dira, dans ses mémoires : « C’est une personne extraordinaire, toujours prête à m’aider dans toute activité que je pense intéressant d’entreprendre.[1] » C’est Vladimir Ghika, prêtre depuis un an, qui célèbre leur mariage, le 22 octobre 1924.

Pour faire vivre sa famille, forte rapidement de 5 enfants, Elie Denissoff, un temps pressenti pour être intendant du monastère d’Auberive, se fait finalement… hôtelier dans un coin perdu de Belgique. Et il attire là des tas d’aristocrates venus des quatre coins de l’Europe.

Il profite de l’hiver, saison morte hôtelière, pour rédiger une thèse sur saint Maxime le Grec (v. 1475-1556), l’un des grands théologiens de la Russie ancienne. C’est lui qui, par des recherches poussées dans de nombreuses bibliothèques européennes, parvient à déterminer que le lettré russe orthodoxe Maxime le Grec et l’humaniste italien catholique d’origine grecque Michel Trivolis sont une seule et même personne.

Cette thèse lui permet, après guerre, d’obtenir un poste de professeur à l’Université Notre Dame dans l’Indiana, aux États-Unis. Il s’y installe avec toute sa famille, entreprenant notamment d’importants travaux sur la philosophie de Descartes. Mais son ambition finale et depuis longtemps, c’est de devenir prêtre. Il finit par être ordonné en 1955, à 62 ans, à Nazareth, par Mgr Hakkim, archevêque melkite de Galilée, et il se verra bientôt confier une paroisse gréco-catholique à Chicago. C’est là qu’il meurt d’une crise cardiaque le 7 septembre 1971.

Il est intéressant de faire le parallèle entre la vie d’Élie Denissoff et celle de Maxime le Grec, ce dernier chassé d’Italie par la répression qui suit la chute de Savonarole à Florence, qui se fait moine au Mont Athos, puis est appelé, comme lettré, par la Nouvelle Rome de l’Est ; tandis qu’Élie Denissoff, lui, chassé de Russie par une révolution populaire, devint un savant du Nouveau Monde. Destins croisés, à des siècles de distance, mais semble-t-il nourris par une seule et même ambition, au fond, l’union des Églises et, à travers elles, de l’Orient et de l’Occident.

[1] Cité par Hugh Olmsted, « Two Exiles: The Roots and Fortunes of Elie Denissoff, Rediscovered of Mikhail Trivolis », in The New Muscovite Cultural History – A Collection in Honor of Daniel B. Rowland, Bloomington, Indiana, 2009, pp. 223-236. Sur Élie Denissoff, voir aussi : Fernand Van Steenberghen, « In memoriam Monseigneur Élie Denissoff, Maître-Agrégé de l’Institut Supérieur de Philosophie », in Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, tome 69, n° 4, 1971, pp. 608-612.

Luc Verly


Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 3 / 2023, p. 27.