Je voulais, dans cette chronique, présenter un homme du commun, un homme ordinaire, qui n’aurait pas, disons, s’il faut choisir un critère, de page Wikipedia à son nom… Dans les agendas de Vladimir Ghika pour l’année 1924 revient souvent un nom, très courant en France, celui de « Roche ». Je me suis dit, voilà ce qu’il me faut. Cherchant dans la correspondance de Vladimir Ghika reçue et conservée je trouve des lettres provenant d’un certain « Denis Roche », là encore un prénom très commun. Je pense évidemment de suite, moi qui suis historien, au spécialiste de l’Époque Moderne, Denis Roche (1937-2015), mais ce ne peut être lui, les dates ne correspondent pas.

Que nous disent ces lettres envoyées par ce Denis Roche-là à Vladimir Ghika ? des choses de nos jours malheureusement fort banales, elles aussi : très profondément chrétien, Denis Roche est désespéré, il est sur le point d’être licencié, risque donc de perdre son logement (il vit dans une pension), ne peut pas avoir la garde de son fils, André, d’une dizaine d’années, car c’est son ex-femme qui en a la garde, lui vivant à l’hôtel ne peut le tenir chez lui, ainsi en ont décidé les juges, et, en plus, son ex-femme fait tout pour l’empêcher de voir leur fils, sous prétexte de maladie ou autres, et ses ardentes prières à Dieu n’y font rien… Bref, il est désespéré et pense même au suicide.

Cependant quelques détails des lettres me laissent penser que ce Denis Roche n’est pas n’importe qui, d’abord son style est bien tourné, il a visiblement fait des études en un temps où peu de gens en faisaient, et puis celui qui le recommande à Vladimir Ghika n’est autre que le poète Francis Jammes. Et enfin apparaît de manière impromptue qu’il traduit des auteurs russes… et sa carte de visite indique : « Membre Associé de l’Académie des Beaux-Arts de Petrograd ». Alors je cherche sur Internet et je lui trouve… une page Wikipedia ! Moi qui cherchais un inconnu, c’est plutôt raté !

Cette page ne donne pratiquement aucune information sur la vie privée de Denis Roche, il est juste indiqué qu’il a traduit en français, entre autres, Anton Tchékhov et… Vladimir Nabokov, dont nous parlions dans une autre chronique, et qu’il est spécialiste de l’art pictural russe.

Cependant, un élément nous permet peut-être de comprendre son drame : il est né en 1868. Il a donc eu son fils à la cinquantaine, avec une femme très certainement plus jeune que lui. Celle-ci l’a sans doute quitté pour un homme qui lui était mieux assorti en âge (il avoue lui-même être du genre bon et naïf, « longtemps je n’ai pas pu croire au mal, à la méchanceté[1] » écrit-il à Vladimir Ghika), d’où le divorce et ses conséquences.

La page Wikipedia indique également sa date de mort : 1951. Il ne s’est donc pas suicidé comme il menaçait de le faire, et les paroles de Vladimir Ghika et son soutien auprès des éditeurs l’ont aidé à surmonter cette mauvaise passe. Malheureusement nous ne possédons pas les lettres envoyées par Vladimir Ghika, mais seulement celles que son correspondant lui adresse. Même si Denis Roche parle surtout de lui-même dans ses lettres, peut-être un peu trop, à la limite du narcissisme, dans l’une de ses dernières missives, il dit : « Croyez, cher Prince, à ma reconnaissance pour les sentiments affectueux que vous m’avez montrés et à mes remerciements pour ces heures précieuses que vous m’avez données, et pour vos touchantes prières pour mon cher André et pour moi. »

L’on voit bien là la disponibilité de Vladimir Ghika face aux drames matériels et spirituels de tous. Et l’on peut être bien certain que Vladimir Ghika aurait consacré tout autant de temps à un Denis Roche qui n’aurait pas eu de page Wikipedia à titre posthume !

[1] La correspondance de Denis Roche destinée à Vladimir Ghika est conservée aux Archives Vladimir Ghika.

Luc Verly


Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 9 / 2020, p. 27.