« Il y a des valeurs morales qui demeurent au-dessus de la force brute et brutale et s’il est vrai, par exemple, que la Pape ne dispose d’aucune division blindée, il détient entre ses mains – quoi qu’en pense ironiquement le Maître du Kremlin – une puissance qui dépasse singulièrement celle des armements fournis par des usines et déjà démodés à peine ont-ils servi, dans leur œuvre de destruction.[1] » Ainsi s’exprime, au soir de sa vie, un vieil homme, loin de sa patrie, la Roumanie, qu’il a servie en tant que diplomate de carrière, tout au long de la première moitié du XXe siècle. Ce diplomate n’est autre que Démètre Ghika, frère cadet (d’une seule année) de Vladimir Ghika.
Démètre et Vladimir Ghika ont suivi exactement la même formation intellectuelle, il semble même que l’aîné ait passé une année sabbatique pour qu’ils puissent s’inscrire ensemble à Sciences-Po, grande école parisienne formant à la politique et à la diplomatie. Qu’en serait-il advenu de Vladimir Ghika s’il n’était pas tombé malade et avait poursuivi dans cette voie ? Il est très difficile de répondre à cette question et force nous est de laisser la réponse en suspens…
L’on peut cependant penser que, chez Vladimir Ghika, la foi aurait triomphé des aspirations mondaines. Il n’en fut pas de même pour Démètre, qui ne s’est pas converti, comme son frère, comme sa femme Élisabeth. Non, il semble que, chez Démètre Ghika, le monde physique soit toujours resté prépondérant face au monde spirituel. De toute évidence, il s’est longtemps senti agnostique, ne voulant sans doute pas choisir entre sa mère, orthodoxe, et son frère, catholique, qu’il chérissait d’égale manière. Ceci ne l’empêchait pas de servir parfois d’enfant de chœur à son frère. Son neveu Lucian Spătariu rapporte que Démètre donnait souvent les répons en latin, parfois en se rasant, à son frère qui disait la messe tous les matins chez lui, à Bucarest. Sur la fin, son appartement du boulevard Dacia à Bucarest était même devenu une sorte de centre de spiritualité catholique où venait s’abreuver nombre de personnes en quête de Dieu.
Ce n’est que plus tard que Démètre se convertit officiellement au catholicisme, en exil, entre les mains du Père dominicain français Ambroise-Marie Carré. C’est très certainement la mort en martyr de son frère dans les prisons communistes qui lui ont fait franchir le pas. Comment ne pas se rapprocher spirituellement de ce frère dont il était éloigné physiquement, eux qui avaient toujours été si liés durant leur vie, presque des jumeaux ?
Démètre supportait mal l’éloignement physique de son frère, c’est probablement en y songeant qu’il a rédigé la conclusion de ses Mémoires : « Il est permis à ceux qui gardent une foi tenace de rester convaincus qu’après les luttes qui viennent de diviser le monde, dans la haine et dans le sang, les valeurs morales seront remises en honneur, à leur place prédominante, et que les peuples connaîtront une ère nouvelle d’union, par-dessus les frontières devenues, au bon sens du mot, des expressions géographiques, dans la conscience commune de la famille européenne et un esprit de compréhension et de tolérance mutuelles qui assureront enfin la paix réelle et durable à laquelle aspire et a droit l’humanité.[2] » Dans l’actualité qui envahit notre quotidien, il semble bien que cet appel à la sagesse des hommes soit un cri dans le désert…
[1] Démètre Ghika, Souvenirs de carrière 1894-1940, mss, f. 295.
[2] Idem.
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 10 / 2022, p. 27.