La vie que nous vivons nous fait souvent penser que nous nous dirigeons vers un monde tel que celui imaginé par George Orwell dans 1984, une société où Big Brother nous surveille en permanence, où notre liberté est plus que conditionnée. Mais est-ce que nos craintes sont fondées ? Notre propension à éviter la souffrance, à avoir horreur de la mort ,ne nous conduit-elle pas plutôt vers le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley ? Un univers où l’homme, génétiquement amélioré, vit heureux, bête, abêti même, mais heureux. Il est intéressant de constater qu’Orwell a écrit son livre en 1949, quand une bonne partie de l’humanité pensait que le communisme apporterait le bonheur sur terre, alors qu’Huxley a publié le sien en 1932, en pleine montée des fascismes en Europe, quand semblait se profiler à l’horizon un monde bien différent de celui qu’il décrit dans son roman. Probablement faut-il voir là l’influence de son frère Julian, biologiste partisan de l’eugénisme. Une influence en négatif, car Aldous pousse à l’extrême la logique de l’eugénisme pour en montrer finalement l’absurdité.
Quel rapport avec Vladimir Ghika ? me direz-vous. Nous y arrivons. Nos Archives possèdent la copie de plusieurs lettres d’Aldous Huxley adressées à Vladimir Ghika et datant de l’année 1933, donc juste après la parution du célèbre roman de l’écrivain anglais. Vladimir Ghika a-t-il lu le livre ? nous l’ignorons, mais tout nous le laisse penser. Car Huxley le remercie de l’envoi d’un « petit livre si plein de belles choses ». Or, Vladimir Ghika vient juste de publier sa petite brochure intitulée la Souffrance (1932) et je ne doute pas qu’ayant été impressionné par la fin du Meilleur des Mondes où le héros découvre ce qu’est la douleur, il ait senti le besoin de transmettre, en signe d’hommage, ses propres réflexions sur la souffrance à l’écrivain britannique. Pour ce faire, il se recommande de leur ami commun, Leo Ward, avec qui Vladimir Ghika vient de se rendre au Japon, le jeune prêtre anglais voulant s’y faire missionnaire. Leo espère que Vladimir Ghika pourra guérir Aldous Huxley de son « paganisme », comme il dit. Il lui écrit le 13 octobre 1934 : « I am not surprised that A. Huxley retreats into his pagan solitude. Only a final “compelling” grace will win him. But I pray that you may be God’s instrument for that. » [Je ne suis pas surpris qu’A. Huxley se renferme dans sa solitude païenne. Seule une dernière grâce “convaincante” pourra le gagner. Mais je prie pour que vous puissiez être l’instrument de Dieu pour cela.]
En tout cas, Aldous Huxley ne repousse pas du tout les avances de Vladimir Ghika et il le remercie chaudement quand celui-ci, sachant son intérêt pour l’art, lui envoie ses Intermèdes de Talloires. Mais l’acuité intellectuelle de l’écrivain anglais détecte dès l’abord ce qui les différencie. Il lui écrit qu’il « en aime beaucoup la fantaisie – qualité dont je suis, comme peintre (…) totalement dépourvu. Je ne sais rien faire sans l’objet – solide – en trois dimensions – devant mes yeux. Tandis que vous, je m’imagine, vous trouvez gêné plutôt par cet obsédante réalité – ou cette obsédante illusion, ce fragment de la Maya bouddhique ! » Et, effectivement, lorsqu’on lit les livres de Huxley, l’on s’aperçoit qu’il manque quelque peu d’imagination. Ses livres se basent sur la réalité présente et, quand il se projette dans le futur, c’est ce monde matériel-là qu’il projette dans l’avenir, il ne nous plonge pas vraiment dans un monde imaginaire. C’est là sa force d’essayiste, mais c’est aussi sa faiblesse poétique. Alors que Vladimir Ghika, plus porté sur l’imagination, voit toujours à travers le monde d’ici-bas, l’autre monde, plus réel, qu’est le monde spirituel.
Huxley termine sa lettre du 18 mai 1933 par ces mots : « Nous parlerons de notre ami Léo, ainsi que des choses qui nous unissent et des autres qui nous séparent. » Oui, ces deux grands intellectuels auraient sans doute eu bien des choses à se raconter, mais se sont-ils jamais rencontré ? rien ne le laisse penser… ou alors dans un autre monde. Le meilleur des mondes ?
Luc Verly
Articol publicat în traducere, într-o formă restrânsă, în Actualitatea creștină, nr. 10 / 2021, p. 27.